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Le Programme Lazare

Dans ce premier roman, Brice Reveney imagine qu’afin de consoler des parents affligés par l’assassinat d’un enfant, on va inventer la vie que celui-ci aurait eue s’il n’avait croisé la route d’un tueur pédophile. Une re-création confiée à l’assassin lui-même en guise de réparation, qui appliquera le principe du déterminisme cher à Laplace pour extrapoler, avec une précision méticuleuse, ce futur volé à partir de la courte biographie de la victime. Dans sa cellule, il rédige de minutieux mémoires détaillant la vie de l’enfant, son évolution, ses études, ses relations… qu’on envoie aux parents endeuillés. Bien vite, on complétera ces chroniques par des artefacts de plus en plus élaborés : bulletins scolaires, traces de pas dans la maison, vêtement oublié dans l’entrée, acteurs…

Ici se situe le point le plus intéressant du roman : dans l’affirmation de la suprématie de la fiction sur la réalité : « Si la réalité entre en conflit avec le mirage, il ne reste qu’à changer la réalité. » (p. 248).

Mais en dehors de cet encensement du pouvoir de la fiction, le roman déçoit. Il échoue à créer la suspension d’incrédulité nécessaire à toute œuvre de SF. On ne parvient jamais à croire que des parents endeuillés vont accepter quelque chose d’aussi grotesque, d’aussi choquant que le programme Lazare. Si plusieurs chapitres se focalisent sur les géniteurs de Marjorie, leur ralliement au programme est expédié en un court paragraphe qui ne convainc pas le lecteur. Puis le système se met en place et débouche sans surprise sur des situations kafkaïennes (premières amours, entrée dans le monde du travail des « Enfants » parvenus à l’âge adulte…), jusqu’à conduire la mère à la folie. Reveney semble consacrer près de cinq cents pages à démontrer par l’absurde ce que tout lecteur sait avant d’avoir ouvert le livre : il est impossible d’oublier la mort de son enfant.

Au-delà de l’incrédulité que suscite l’histoire, son traitement pose aussi problème. L’écriture est élégante, tour à tour sentencieuse et ironique, la construction est subtile. Mais cette virtuosité provoque la gêne plus que l’admiration, un malaise s’installe que le double « gag » final ne viendra pas dissiper, au contraire.

Plus on avance dans le roman, plus l’histoire se focalise sur les pédophiles et leurs créatures virtuelles, laissant à l’arrière-plan les victimes et leurs parents. Tels les assassins qu’il prend pour personnages principaux, l’auteur finit par reléguer le crime au rang de l’anecdote, au profit du fantasme démiurgique de ses pervers pygmalions. L’assassin de Marjorie finira même par donner des leçons aux parents de la jeune fille, convaincu qu’il la comprend et l’aime davantage qu’eux. Ce serait drôle si ce n’était abject.

Le Programme Lazare est un roman non dénué de qualités, tant dans son écriture que dans l’originalité du sujet traité. Sauf que, bâti sur des prémisses bancales, il échoue à convaincre. Plus encore, il crée un malaise. Pas par le thème abordé (Ellis a montré avec American Psycho qu’on pouvait prendre pour héros un tueur psychopathe, et Enriquez a su raconter dans Notre part de nuit des sévices infligés à des enfants sans renoncer à l’empathie), mais par la façon de le traiter : s’égarant sur des voies ambiguës, l’ouvrage prend l’allure d’une blague de mauvais goût.

Paradox Hotel

Être cheffe de la sécurité d’un grand hôtel n’est pas de tout repos. Ce n’est pas January Cole, attachée au Paradox Hotel, qui dira le contraire. Victime d’une maladie professionnelle, le Décollement, qui l’a forcée à accepter ce travail au lieu de traquer les contrevenants sur le terrain, en deuil après la mort de sa compagne, elle traverse une mauvaise période. Alors qu’une tempête bloque tous les voyageurs dans l’hôtel pour une durée indéterminée, et qu’elle doit superviser la rencontre au sommet entre plusieurs repreneurs potentiels bourrés de fric, voici qu’elle découvre un cadavre de Schrödinger (allongé, dégoulinant de sang, sur le lit de la chambre 426… ou pas, suivant les observateurs), qu’un trio de bébés vélociraptors est lâché dans les couloirs, et que toute l’informatique de l’hôtel se déglingue, y compris, et surtout, la machine à café ! L’heure est grave… Plus encore quand on sait que les voyages proposés non loin du Paradox sont des voyages temporels. Les radiations sont responsables de la maladie de January, dont l’esprit dérive dans le temps – parfois le passé, parfois l’avenir – sans qu’elle puisse distinguer ses hallucinations du présent. Et les acheteurs potentiels de la technologie et des lieux veulent s’en servir selon leurs bons vouloirs et leurs caprices, sans se préoccuper de potentiellement annihiler quelques trucs totalement secondaires, comme la réalité…

À l’image du résumé ci-dessus, Paradox Hotel part dans tous les sens. L’histoire nous est racontée du point de vue de January Cole. Celle-ci, du fait de sa maladie, de son deuil et, avouons-le, de son caractère particulièrement imbuvable, n’est pas la narratrice la plus fiable qui soit. Et l’auteur de multiplier les fausses pistes dans ce faux roman noir, où il est impossible de savoir jusqu’au bout quel détail mentionné aura très vite son importance dans le récit, et quel autre ne sera qu’une scie agaçante revenant trop souvent. Heureusement, Rob Hart évite l’écueil de nombreux récits sur le voyage temporel, s’en sortant par une pirouette lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages que la théorie est à ce point complexe qu’ils ne savent pas eux-mêmes comment ça marche. Et pour compliquer le tout, Hart en rajoute une couche avec une critique à la truelle de l’ultracapitalisme et des références à peine voilées à Trump, Musk/Zuckerberg, et même aux relations entre le gouvernement des États-Unis et l’Arabie Saoudite. Ce qui a pour effet d’ancrer son récit dans l’époque où il a été écrit (2022, en VO) et d’amuser certains lecteurs de cette époque, mais qui risque fortement d’agacer ou de perdre les lecteurs futurs qui n’auront plus ces références. Au bout du compte, Paradox Hotel est une enquête en vase clos agréable, mais un peu trop fouillis, ne sachant jamais si elle doit aller à fond dans l’absurde, à la Douglas Adams ou à la Fredric Brown, ou bien rester sérieuse comme un Philip K. Dick…

Rossignol

L’avenir lointain, très lointain. Les diverses espèces sentientes peuplant le cosmos se sont entredéchirées durant des siècles de guerre totale, où la génétique a joué un rôle prépondérant : si vous voulez que vos guerriers soient à la hauteur de l’ennemi, pourquoi ne pas pratiquer l’hybridation afin d’obtenir des troupes d’élite ? Mais le revers de la médaille, c’est que les combattants en sont venus à tisser des liens de fraternité : plus le conflit faisait rage, plus ils se voyaient en semblables. Alors, déserteurs, réprouvés, pirates, contrebandiers se sont regroupés pour fonder dans la clandestinité leur propre nation – la station, un planétoïde artificiel conçu pour accueillir presque toutes les espèces, quel que soit leur biotope d’origine, leur intégrité étant garantie par un système de maintenance hypersophistiqué. La station est une sorte de Point central, un nœud de commerce, d’industrie et de communication, vite devenu indispensable au cosmos connu, et l’hybridation se poursuit, génération après génération, certains souhaitant une fusion totale de toutes les espèces. Mais le ver est peut-être dans le fruit… La maîtrise de l’antique système de maintenance est incertaine, un mouvement spécien milite pour la pureté plutôt que le métissage, et les intentions des puissances interstellaires ne sont plus très claires.

Cet univers foisonnant, on le découvre par les yeux d’une narratrice humania dont le nom nous restera inconnu – ou presque : c’est son pire ennemi qui lui en donnera un – et qui évoque ses souvenirs d’enfance et de jeunesse en même temps qu’elle cherche à échapper à ses poursuivants, qui la soupçonnent de posséder un secret essentiel pour parvenir à leurs fins : son amitié amoureuse avec une ’Ha, ses relations tendues avec sa mère, son fils Joshua, ses rencontres avec des représentants d’autres espèces et les dangers qu’elle court non par conviction idéologique, mais par amour pour ceux et celles qui lui sont chers. La lutte sera âpre, et se conclura dans la tragédie…

Immersion totale dans un micro-univers autre, « expérience de xénopensée », pour reprendre l’expression de l’éditeur, cette novella est, disons-le d’emblée, une réussite totale. D’abord par sa construction, faite d’allers-retours entre présent et passé qui permettent de mieux brosser le portrait du lieu et de ses habitants – une population d’aliens tous plus étranges et fascinants les uns que les autres. Ensuite, il faut souligner la rigueur avec laquelle l’aspect SF de la situation de base et de ses conséquences est développé parallèlement à la métaphore qui le sous-tend – une guerre civile larvée : bienvenue dans l’évasion du monde réel ! –, si bien que les deux s’enrichissent mutuellement. Enfin, Audrey Pleynet maîtrise son récit de bout en bout : il n’y a pas un temps mort, les révélations s’enchaînent et la conclusion survient, amère mais lucide et non dénuée d’espoir (il faut imaginer Freyja heureuse). Son écriture, tout en fluidité et en retenue, s’accompagne d’un sens certain de l’orchestration qui fait que le livre se dévore.

Une fois parvenu à son terme, le lecteur reprend son souffle et repense à mille détails qui enrichissent le récit, dont la concision force l’admiration. Je n’en citerai qu’un, le plus significatif, peut-être : la vieille chanson servant de leitmotiv et donnant son titre au livre. Soyez-en sûrs, elle n’a pas été choisie au hasard. En dire plus serait divulgâcher.

Spéculation, sense of wonder, richesse d’évocation, maîtrise du récit, générosité de conception, et de réalisation… Rossignol fera date.

Du thé pour les fantômes

On avait découvert Chris Vuklisevic à l’occasion de son premier roman, Derniers jours d’un monde oublié, paru en Folio « SF » à l’issue d’un concours pour fêter les vingt ans de la collection. Un récit de fantasy prometteur à défaut d’emporter totalement l’adhésion (cf. notre 103e livraison). Deux ans après, c’est en grand format que l’autrice nous revient, en « Lunes d’Encre », avec Du thé pour les fantômes.

On dit qu’il ne faut pas juger un livre à sa couverture : si celle du présent roman évoque volontiers un récit gothique à l’anglaise, qu’on imagine alourdi d’une préciosité toute victorienne, il n’en sera rien ou si peu, au bout du compte, car nous voici… à Nice. Attention, pas la Nice ensoleillée de la Promenade des Anglais, des touristes, mais une Nice volontiers pluvieuse où, au détour d’une ruelle, on peut trouver une boutique proposant des étranges-thés. Pour peu qu’on le fasse causer, son tenancier vous parlera volontiers des légendes de la région. Comme celle qui entoure Bégoumas, village situé non loin du mont Bégo, dans le massif du Mercantour, et abandonné soudainement par ses habitants une nuit de 1956. C’est dans ce même village qu’une certaine Carmine a donné naissance, en 1940, dans des circonstances étranges, à deux jumelles : Félicité et Agonie, vite renommée Egonia. La première a les cheveux qui blanchissent trop vite ; de la bouche de la seconde sortent des papillons ayant la fâcheuse propriété d’accélérer le vieillissement de tout ce qu’ils touchent. Adolescentes, les deux sœurs se brouillent. Les années passent et Félicité devient passeuse de fantômes : à l’aide de ses thés, elle console les vivants et aide les spectres à trouver le repos ; Egonia, elle, vit recluse, considérée par tous comme une sorcière. C’est le décès soudain de leur mère en plein cœur des années 80 qui va les rapprocher, et les mener dans une longue quête sur les rives de la Méditerranée pour comprendre qui était véritablement cette Carmine, qui, de toute évidence, avait plus d’un secret.

Quelque part entre le fantastique, le réalisme magique et un merveilleux sombre, Chris Vuklisevic nous invite, au fil des pages, à la rencontre de nombreux fantômes, pas toujours disposés à partir, d’une association de liseurs de tombes, ou encore de bibliothécaires théilogues, évoquant au passage la manière d’apprivoiser une théière ou la nature des outrenoms, dans un arrière-pays niçois peuplé de gens et de plantes étranges et prenant des allures à mille lieues des clichés. Cela fait beaucoup, peut-être un tout petit peu trop… mais l’autrice mène sa barque avec une adresse certaine, alternant les registres : l’oralité de nombreux chapitres amènera illico à l’oreille l’accent chantant du Sud, mais on sera en droit de rester plus dubitatif devant les (looongs) passages en vers libres. Il n’empêche, au bout du compte, Du thé pour les fantômes emporte l’adhésion et représente une belle confirmation pour l’autrice.

Le pays sans lune

Après un premier roman de SF sans grand relief, Cantique pour les étoiles (cf. Bifrost n° 104), Simon Jimenez signe avec Le Pays sans lune un récit dans une veine plus fantasy, dont la narration et l’attention portée à l’écriture comptent au rang de ses grandes qualités.

Au cœur de ce roman divisé en sept parties (avant, cinq jours, après) se trame un double récit, dont le point de rencontre est une scène, celle d’une représentation dansée. Le premier aspect du récit – narré avec maîtrise à la seconde personne du singulier – concerne un personnage qui se remémore les contes et légendes qu’il a appris de sa lola, provenant d’un lieu d’où les siens ont émigré pour un pays qui semble, technologiquement, similaire à notre époque (radio, téléphones…). Racine et maison familiales que son père et ses frères délaissent peu à peu. De cette tradition orale émergera un rêve, un lieu, où le personnage assistera au récit dansé de la chute d’un Empire.

Ici se joue alors l’autre part du récit, qui débute par la disparition de l’oiseau chéri d’un Empereur tyrannique ayant reçu des pouvoirs de la déesse Lune. Cette dernière est retenue captive, et nous apprendrons que la lignée royale est issue de sa captivité. On s’avance ainsi dans un territoire littéraire plus proprement fantasy où s’entrecroisent plusieurs personnages : héritiers, mercenaires, guerriers sous serment, despotes, généraux mais aussi les innombrables anonymes.

Les motifs y semblent connus : une arme à haute valeur symbolique, dieux emprisonnés, animaux fantastiques, trahisons et rédemption, stratagèmes et affrontements, superstition et dévastation, sans oublier les liens familiaux, amicaux et amoureux. Cependant tous sont utilisés avec intelligence, ménageant leurs effets, jouant de ce qu’un lecteur (ou spectateur) avisé saura reconnaître, sans ôter le sel du récit, la joie des résolutions et retournements. En parallèle, les avancées dans les souvenirs du personnage d’une époque plus contemporaine, ainsi que la représentation à laquelle il semble assister en rêve, amène une distance quant au récit épique.

S’il faut assurément faire confiance à Simon Jimenez pour avancer dans ce roman, la curiosité envers le monde passé et présent, entre ce qui est narré et conté, ainsi que la polyphonie assurée par un jeu d’inserts en plein texte permettent de s’y plonger sans trop de mal. Les deux aspects du récit s’entrecroisent comme les fils d’une trame – d’une tapisserie au motif plus large… révélant une danse.

En somme, l’une des qualités certaines de ce roman est son inventivité narrative, sa volonté d’utiliser les outils littéraires pour faire effet, en synergie avec des motifs de fantasy familiers auxquels se mêle la notion de transmission. Pari réussi : le roman se dévore, et à la fin de la représentation, on applaudit, charmés.

Houston, Houston, me recevez-vous

La façon la plus pertinente de résumer cette novella tient en trois mots : James Tiptree Jr. Car en réalité, l’auteur du texte s’appelle Alice Sheldon, mais elle a trouvé plus simple, dans un monde dominé par les hommes, de se faire passer pour l’un d’eux, une ruse qui tiendra dix ans. Pratique de toute façon courante pour les autrices de l’époque (en l’espèce, nous sommes dans les années 1970), une bonne part du lectorat et des éditeurs (masculins, faut-il le préciser ?) étant alors persuadée qu’une femme ne peut pas écrire de la bonne SF.

 

Dans le futur proche, la mission circumsolaire d’un an de trois astronautes américains de la NASA, trois hommes, prend un tour inattendu quand, frappés par une éruption de l’astre du jour, et alors que le Système solaire traverse un essaim de micro-trous-noirs, les astronautes sont projetés trois siècles dans l’avenir. La vitesse acquise étant trop élevée pour rentrer directement sur Terre, l’équipage est recueilli par un vaisseau proche inconnu. Et découvre une société humaine qui a radicalement changé, où la religion, le gouvernement, les hiérarchies, les rapports de domination, ont disparu, où… Impossible d’en dire davantage sans dévoiler la nature réelle du changement de paradigme complet dans lequel les protagonistes viennent de pénétrer. Pour les trois astronautes, tous différents mais tous de purs produits de leur époque, de leur culture, la réalité s’annonce rude…

Texte référentiel de l’autrice, lauréat des prix Hugo et Nebula, Houston, Houston, me recevez-vous ? est la parfaite illustration des thèmes qui irriguent la majeure partie l’œuvre de James Tiptree Jr. La démonstration est impitoyable, au point qu’il ne fait aucun doute qu’une part non négligeable des futurs lecteurs de ce classique méconnu par chez-nous, aura à coup sûr du mal à encaisser la violence psychologique et la conclusion inévitable de la chose. Un texte brillant, dans son registre particulier, parfaitement dans l’air du temps, sans nul doute à même de devenir une des ventes les plus prospères de la collection, mais qui, pourtant, possède un défaut qu’on pardonnera d’autant plus volontiers qu’il était typique de l’époque de son écriture (1976) : il est effroyablement américano-centré. N’était cette réserve, voilà assurément un incontournable.

Éclats dormants

Alix E. Harrow est une autrice qui monte. Déjà remarquée dans ces pages avec sa nouvelle « Guide sorcier de l’évasion : atlas pratique des contrées réelles et imaginaires » (in Bifrostn° 99, un texte Prix des lecteurs, et Hugo 2019) ou son roman Les Dix mille portes de January (critique in Bifrost n° 105), elle s’attaque cette fois aux contes, pour ce qui est le premier tome d’une série de « Contes fracturés ». Le volume suivant est d’ailleurs annoncé en fin d’opus.

L’histoire est celle de Zinnia. Elle s’apprête à fêter ses 21 ans, mais, atteinte d’une maladie incurable, elle sait que ses jours sont comptés. Elle va se retrouver projetée dans un univers parallèle, nez-à-nez avec une princesse qui coche toutes les cases du genre – en apparence, du moins. Commence alors une aventure qui va l’amener à s’interroger tant sur le multivers que sur les moyens de s’arracher à son « destin ». Une histoire d’amitié et d’amour, où il s’agira de reprendre le contrôle et de faire ses propres choix.

Alix E. Harrow nous propose un patchwork des différentes versions du conte de la Belle au bois dormant, et, en compagnie de son héroïne, s’amuse avec érudition, ainsi que sur l’aspect méta de son texte. Les clins d’œil et piques envers la fantasyou les contes sont légion. On trouvera aussi des références aux clichés véhiculés sur le Moyen Âge. En creux, l’autrice mord également les mollets du patriarcat. De très beaux passages évoquent la maladie, et la posture des proches, et notamment des parents, dans ces tragiques contextes – l’amour qui enferme et écrase, le vernis à maintenir pour les protéger, etc.

Quelques surprises émaillent aussi la novella, mais la plus importante est la fin. Non pas pour son contenu, mais… pour le moment où elle arrive : page 189 ! Le reste du volume se compose des remerciements, d’une page biographique et du premier chapitre de ses deux premiers romans publiés au sein du « Rayon Imaginaire » – Les Dix mille portes… et Le Temps des sorcières (cf. Bifrostn° 109). L’écrin est hautement travaillé, avec embossage, signet et autre tranche jaspée, ce qui doit justifier le prix. (1)

Alix E. Harrow continue de montrer son amour des livres et la finesse de sa plume dans des histoires de portal fantasy, mais cette livrée est un peu moins enthousiasmante. Mais si ce livre permet au lectorat de découvrir son univers et lui donne envie de s’y plonger, après tout pourquoi pas.

Manuel du Sorcier Frugal dans l’Angleterre médiévale

Voici déjà le deuxième des quatre romans « secrets » que l’inarrêtable Brandon Sanderson a écrits pendant les périodes de confinement de 2020/2021. Après Tress de la Mer Émeraude (cf. Bifrost n° 110), l’auteur nous propose un changement de décor et d’ambiance : nous voici projetés, en même temps que Johnny, notre narrateur, dans un espace-temps qui ressemble fort à l’Angleterre médiévale (pas de surprise, c’est dans le titre). Opportunément amnésique, Johnny reprend conscience dans un champ, entouré des pages volantes et à moitié brûlées d’un livre : le fameux Manuel du Sorcier Frugal dans l’Angleterre médiévale… Charge à lui d’essayer de reconnecter les choses entre elles et de comprendre comment et pourquoi il en est arrivé là, tout en essayant de survivre. Ce dernier point n’est pas le plus difficile : grâces à ses nanites, Johnny bénéficie de quelques augmentations plutôt pratiques, comme la vision nocturne, la capacité à blinder sa peau, à modifier la couleur d’icelle, ou à altérer sa voix. De quoi passer pour un elfe auprès des locaux, ce qui peut avoir des avantages. Bientôt, le voici en route vers le village voisin, en compagnie d’une skop – herboriste/guérisseuse –, d’un nobliau et d’une vieille pas si folle qu’elle en donne l’impression, avec l’intention de regagner son univers d’origine et, aussi, d’éviter de tomber sur ses anciens camarades. Car, sur notre Terre, Johnny avait des fréquentations louches et n’était pas vraiment un type du genre recommandable. Peut-être pourra-t-il changer ici… surtout si quelques créatures étranges s’en mêlent.

L’idée de projeter un individu lambda dans une époque passée avec un aspect fantasy plus ou moins marqué a fait florès, que l’on pense à Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur de Mark Twain, ou Trois Cœurs, Trois Lions de Poul Anderson. Brandon Sanderson ajoute sa pierre à l’édifice avec un roman éminemment sympathique, qui change quelque peu de sa production habituelle – narration à la première personne, cadre plus science-fictif que fantasy, et un côté humoristique marqué. Comme pour Tress…, on devine que l’auteur s’est fait plaisir à l’écrire, sans véritable pression. Le revers de la médaille est que ce Manuel… ressemble toutefois à une longue mise en place suivie d’une conclusion un rien hâtive, et laisse un goût de trop peu en bouche. Trois étoiles sur cinq, quoi. Et si ce deuxième roman « secret » déçoit un peu, il en reste deux à venir pour rattraper le coup.

Pour les aficionados, le roman est proposé en version collector, à l’instar de Tress…, avec couverture cartonnée et illustrations en couleurs.

La Société protectrice des Kaijus

Léger comme un Alka Seltzer un lendemain de cuite après la remise du prix Goncourt, La Société protectrice des kaijus est le genre de livre inoffensif dont on recommande la lecture aux vieux geeks accoutumés au comique de répétition un tantinet lourdingue. Amusant, si l’on reste bienveillant, et surtout perclus de poncifs, le roman de John Scalzi coche toutes les cases d’un agréable moment de distraction. Mais, avant d’aller plus loin, que sont ces kaijus dont il convient de protéger l’existence ?

 

Afin d’éviter toute méprise, précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de comédiens engoncés dans une tenue caoutchouteuse, s’appliquant à pulvériser dans un déluge pyrotechnique les maquettes des principales capitales mondiales. Que les fans d’Ishiro Honda se rassurent également, car La Société protectrice des kaijus ne ressemble pas davantage à une variation sous stéroïdes du monstre des abysses nucléaires. Sur ce sujet, Roland Emmerich reste insurpassable. Bien au contraire, les kaijus de John Scalzi existent vraiment, quelque part dans une version parallèle de la Terre, l’univers n’étant pas avare en mondes multiples. Une découverte facilitée par la prolifération des essais nucléaires dont les détonations successives ont affaibli la frontière entre notre monde et celui des kaijus, poussant ces encombrantes bestioles à venir piétiner nos plates-bandes pour leur plus grand malheur, et notre effroi réciproque. Remercié dans des circonstances fort peu élégantes par un patron scélérat, Jamie se retrouve ainsi au cœur de ce secret bien gardé depuis plus de soixante-dix années par les principales puissances mondiales. Devenu « celui qui porte » dans la nouvelle équipe dépêchée pour assurer la relève à la base Tanaka, il n’est cependant pas au bout de ses surprises.

Il faut beaucoup d’indulgence et une suspension d’incrédulité XXL pour lire La Société protectrice des Kaijus, tant les ficelles narratives, les gimmicks et autres running gags sont énormes. À vrai dire, dans ce roman tout semble frappé du sceau de la pochade grossière et du clin d’œil surjoué. Mais, pour peu que l’on mette son cerveau en pause ou que l’on soit amateur des séances de méditation offertes (?) par Bernard Werber, les aventures de Jamie peuvent composer un divertissement honorable par leur vitalité, leurs allusions à la pop culture et un goût affirmé pour la science-fantasy. Alors, sait-on jamais, sur un malentendu, hein ?

Le Monde de Julia

De prime abord, un roman coécrit par Ugo Bellagamba et Jean Baret, publié sous le label Mu des éditions Mnémos, a tout du Kamoulox littéraire, tant les univers et les styles de ces auteurs sont éloignés. De ce point de vue, la double citation qui ouvre le livre, l’une signée Jean Anouilh, l’autre Judge Dredd, illustre de belle manière le grand écart auquel on aura affaire tout du long. Mais ce serait oublier que nos deux écrivains ont également des centres d’intérêt qui les rapprochent. Ainsi, le premier est maître de conférences en Histoire du droit et des idées politiques, tandis que l’autre est avocat au Barreau de Paris. Et c’est sur cette base commune, celle des lois, de leur application et de ce qui les fonde, que va se construire Le Monde de Julia.

Dans un futur post-apocalyptique indéterminé, le roman suit en parallèle deux intrigues. Dans la première, la petite Julia grandit dans un cadre montagnard et paisible, sans parents mais en compagnie d’un robot faisant à la fois office de professeur, de tuteur et d’unique confident. Jusqu’à ce que, les années passant, elle se voie contrainte de prendre la route et fasse de nouvelles rencontres, plus ou moins bienveillantes. Dans la seconde, une équipe de chercheurs visite et étudie les clans qui se sont substitués aux anciennes constructions sociales en empruntant leurs lois et leur organisation à diverses œuvres de fiction, de Fight Club à « Terra Ignota », en passant par La Servante écarlate ou « Métro 2033 ».

À la lecture, on peine à croire que ces deux intrigues se déroulent dans le même univers. D’un côté les décors naturels et sauvages que traverse Julia, de l’autre les bas-fonds sordides de l’ancienne civilisation où s’affrontent les différents clans. Le ton employé est lui aussi très différent. Entre le sérieux empesé des joutes oratoires auxquelles participe la jeune fille et la description goguenarde des tribus improbables que l’on croise, il y a un monde. Reste que le questionnement est similaire : comment rebâtir une civilisation, sur quelles bases et avec quel objectif. Bellagamba et Baret ont opté pour une interrogation purement théorique, passant en revue divers modèles en puisant leurs exemples autant chez les grands pen- seurs que dans la littérature populaire, plutôt que d’apporter leur propre pierre à l’édifice, si ce n’est dans un épilogue tout sauf convaincant. Dans ses meilleurs moments, Le Monde de Julia offre de belles maximes, en particulier sur notre époque (« Les lois sont partout, pourtant leur esprit a disparu » p. 52), mais en ne prenant pas la peine de construire un futur vraisemblable pour le passer au crible de leur réflexion, il échoue du point de vue romanesque.

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