Connexion

Actualités

La Grande Révolution

La littérature de langue allemande regorge de curiosités pouvant se rattacher, de près ou de loin, à l’Imaginaire. C’est le cas de cette Grande révolution signée Paul Scheerbart (1863-1915). De cet auteur prolifique en son temps, pacifiste convaincu qui se serait laissé mourir au cours de la Première Guerre mondiale, seule une petite partie de l’œuvre a été traduite en français ; citons surtout Lesabéndio (cf. Bifrost n°84), sous-titré « un roman d’astéroïdes », le plus proche des mauvais genres qui nous intéressent.

Avec La Grande révolution, sous-titré pour sa part « roman lunaire », Scheerbart nous emmène, eh bien, sur la Lune. L’astre est ici peuplé d’êtres singuliers : ils possèdent un corps sphérique surplombé d’une tête en forme de betterave, ils se reproduisent en allant dans les Grottes de la mort, ils débattent de tout, tout le temps, et leur principale occupation est d’observer la Terre au moyen d’une myriade de télescopes. Ce qui se trouve sur la face cachée du satellite, ces Luniens l’ignorent, mais certaines hypothèses supposent l’existence d’un gigantesque diamant pouvant servir de lentille géante, afin de concevoir un autre télescope pour observer cette fois les étoiles. Mais pourquoi tourner ses regards vers l’ailleurs alors que la planète d’en face reste si fascinante ? L’un d’entre eux lance un pari : tabler sur le désarmement complet de la Terre dans les prochaines années.

Plaidoyer pacifiste d’un côté, La Grande révolution est de l’autre une véritable expérience de xénopensée, Scheerbart imaginant des extraterrestres aux conceptions étrangères. Il est tout à fait possible de se laisser porter par cette aventure curieuse dans un monde étrange, aux enjeux plus ou moins abstraits, ou bien de rester en marge — la traduction, proche de la VO, appuiera cet effet de distance. Par bonheur, les deux postfaces de Pacôme Thiellement et Théo Delambre permettent de mieux saisir l’ambition et les marottes de Paul Scheerbart. La seconde essaie justement de comprendre pourquoi l’écrivain et son œuvre ont sombré dans l’oubli. À réserver aux curieux.

(Au rang des petits regrets, on pourra déplorer, en vrac, une couverture peu engageante, une 4e de couverture qui omet de mentionner la postface de Théo Delambre, une maquette intérieure où l’interlettrage bugue par endroit.)

Kid Wolf & Kraken Boy

Découvert en France par son roman La Cité de l’orque (cf. Bifrost n° 94), Sam J. Miller est aussi auteur de nouvelles, comme en témoignent ses publications dans nos pages (Bifrost n° 94 et 103). Avec Kid Wolf et Kraken Boy, l’auteur nous propose boxe, pègre, amour homosexuel et tatouages magiques, rien de moins !

À la fin des années 1920, dans le New York juif, deux jeunes hommes se rencontrent par l’entremise d’une baronne de la pègre, Hinky. Wolffe, « Kid Wolf », est un boxeur et combat pour elle, à l’instar de nombreux autres. Teitelstam, « Kraken Boy », est un tatoueur des bas-fonds, troquant son talent qu’il juge incertain contre quelques pièces, jusqu’à ce que la boss décide de miser sur lui. En effet, Hinky connaît son secret : les tatouages sont porteurs d’un potentiel magique, suivant l’alignement de quatre conditions. Chaque peuple ayant une tradition de tatouage représente une lignée, avec ses spécificités, ses interprétations, ses artisans. Teitel, lui, n’appartient à aucune d’entre elles, raison de son manque d’ambition avant la rencontre avec Wolffe.

Les deux hommes vont tomber éperdument amoureux, mais Teitel — déjà cantonné aux marges — assume plus facilement cet amour interdit. Sam J. Miller décrit avec passion la relation entre ses deux personnages, et l’ambiance moite des entraînements et des combats donne une chaleur propice à la tension sexuelle. En postface, l’auteur explique s’être richement documenté pour rendre au mieux « l’identité et la sexualité gay dans les années 1920 à New York ». Une authenticité qui transpire dans chaque page.

Le crime organisé étant au cœur de l’histoire, une veine polar parcourt également ce texte hybride. La Yiddish Connection sert de cadre au conflit entre Hinky et Lepke Ginsberg. Difficile de ne pas voir dans ce dernier une référence à Lepke Buchalter, dirigeant de l’organisation Murder Inc. Les liens de ces mafias avec le monde du sport sont bien connus, notamment dans le base-ball et… la boxe. Là encore, Sam J. Miller colle au plus près du réel en convoquant de grands noms du noble art de l’époque et en ajoutant Kid Wolf dans cette cour des très grands.

L’aspect interculturel du tatouage, n’omettant pas la tradition carcérale, est investi pour faire progresser le boxeur et l’intrigue, dans cette ville-monde qu’est New York. Les paragraphes consacrés au(x) symbolisme(s) des différents motifs sont fascinants.

Dans Kid Wolf et Kraken Boy, le rythme est soutenu, fait de courts chapitres, et le récit se dévore d’une traite. La narration alterne entre Wolffe et Teitel, dynamisant plus encore certaines scènes déjà bien toniques, jusqu’à un final ébouriffant, pour dessiner en creux, in fine, la silhouette d’un monde uchronique étonnant.

En somme, une novella de grande qualité, pleine de panache, entremêlant avec justesse de nombreux univers — que l’on pourrait croire sans lien — jusqu’à former un puzzle intelligent dans lequel chaque pièce trouve sa place, magnifiée par le regard de l’auteur.

La Maison des Soleils

Ce space opera nous projette six millions d’années dans le futur, bien après que l’Humanité a essaimé dans toute la Galaxie. Des civilisations naissent, s’épanouissent, disparaissent au bout de quelques centaines de millénaires. Seules les Lignées sont pérennes : elles sont constituées des clones d’une même personne qui parcourent la Voie lactée à bord de gigantesques vaisseaux spatiaux et se retrouvent tous les 200 000 ans pour mettre en commun leurs souvenirs. Le roman se concentre sur la Lignée Gentiane et, en particulier, sur deux clones d’Abigail Gentian, Campion et Purslane, qui étaient déjà les protagonistes de la novella La Millième nuit (même éditeur, critiques in Bifrost 108 et 110), mais aussi de la nouvelle « Les Nuits de Belladone », au sommaire du Bifrost n°114, des récits situés dans le même univers (l’ensemble pouvant se lire indépendamment). Alors que les deux Frags (fragments de la Lignée) viennent de secourir un représentant du Peuple Machine (des robots animés par une IA ayant atteint la conscience), une attaque sans précédent est lancée contre la Lignée Gentiane. Campion et Purslane vont devoir découvrir ce qu’est la mystérieuse Maison des Soleils qui a juré leur perte et surtout quelles sont ses motivations, mais aussi le rôle du Peuple-Machine, ou encore le lien avec d’étranges phénomènes qui affectent la galaxie d’Andromède…

L’intrigue est foisonnante et se complexifie de chapitre en chapitre, rythmée par des retournements de situation spectaculaires. Des éléments en première apparence anecdotiques se révèlent fondamentaux par la suite, à l’instar des chapitres consacrés à l’enfance d’Abigail Gentian, dont les aventures dignes d’un roman d’heroic fantasy finissent par faire sens, ce qui ramènera les lecteurs d’Eversion (cf. le Bifrost n° 110) en terrain familier.

Alastair Reynolds a habitué ses lecteurs à des récits où la démesure est le maître-mot, et celui-ci ne déçoit pas :; au contraire, il semble bien surpasser les autres textes de l’auteur gallois. Dès les premiers chapitres, on déplace des systèmes stellaires, on utilise des trous de ver pour empêcher l’explosion d’une supernova, on monte des projets sur plusieurs millions d’années… jusqu’au nœud de l’intrigue, qui prend les allures d’un retour du refoulé à l’échelle de la Galaxie. Et toujours avec la même rigueur scientifique : les situations les plus extravagantes, les constructions les plus titanesques sont justifiées par des arguments solides. Comme dans le « Cycle des Inhibiteurs », Reynolds réussit la gageure de livrer un space opera flamboyant et plein de rebondissements sans recourir à des facilités telles que la vitesse supraluminique. En découlent des scènes de bataille hors du commun où des vaisseaux lancés à des vitesses relativistes s’affrontent sur la base d’informations qui vont à peine plus vite que les missiles qu’ils s’envoient.

La longévité, la capacité à parcourir la Galaxie, à terraformer des planètes ou à remodeler des systèmes solaires, la technologie dont ils disposent font des Frags l’équivalent de dieux dans cet univers, mais ce sont des dieux semblables à ceux de la mythologie grecque : ils se chamaillent, s’aiment ou se détestent, ils se mêlent aux humains, ils sont guidés par leurs pulsions et se rendent coupables, à l’occasion, de mesquinerie ou de cruauté avant de se racheter avec panache ; bref, ils sont profondément humains. Campion et Purslane bravent l’interdit des relations entre clones et défient le reste de la Lignée. Ils paraissent à la fois étranges par leurs pouvoirs et leur expérience accumulée depuis des millénaires, et tellement familiers par leurs sentiments et leur humour.

Ainsi donc, si La Maison des Soleils est un space opera époustouflant qui explose toutes les échelles de temps et d’espace, un roman de hard-SF plein de sense of wonder, c’est aussi une belle histoire d’amour qui se déploie sur six millions d’années et 250 millions d’années-lumière. Une réussite majeure.

Les Astres ravagés – Les Mondes dévastés, T.1

Le MERIT domine l’univers connu. Ces cinq familles détiennent le monopole des principales techniques soutenant la société interplanétaire. Les Mercator (le M de MERIT) prospectent et exploitent un minerai essentiel à la technologie, une exclusivité dont ils usent pour se comporter en tyrans et réduire le reste de la population en esclaves dépendants. Comme aujourd’hui il vous faut, au pays de l’oncle Sam, un emploi pour obtenir une couverture sociale digne de ce nom, un emploi chez les MERIT vous assure des soins corrects et une possibilité de vivre plus longtemps. Car dans ce monde, on peut se réincarner éternellement d’un corps imprimé à un autre. Tant que vous ne « fissurez » pas sous le coup d’une mort trop violente ; auquel cas, plus de retour possible. C’est ce qui est arrivé à Canden, épouse d’Acaelus, le dirigeant impitoyable des Mercator, qui vit depuis dans le regret éternel de cette disparition et l’espoir que, peut-être un jour, on découvrira un moyen de faire revenir son amour disparue.

Son fils, Tarquin (dont le robot s’appelle Pline : le monde romain fait ici une apparition fugace ; on peut s’interroger sur le nom choisi pour le héros, tant les « rois Tarquin » manquaient singulièrement de bienveillance, à l’opposé total du jeune homme), qui ne s’intéresse qu’à la géologie, se retrouve embarqué dans une expédition sur une nouvelle planète afin de découvrir un gisement de relkatite, le fameux minerai vital pour les machines sur lesquelles repose la société. Mais dès les premières pages, le chaos règne sur son vaisseau : l’autre engin de la mission leur a tiré dessus sans raison apparente. Et voilà notre héros qui s’échoue sur la planète avec quelques survivants. Dont Naira Sharp, une révolutionnaire qui tente de mettre à bas la domination des MERIT. Elle a été imprimée sous une fausse identité et se retrouve au service de celui qu’elle méprise le plus au monde après son père, Tarquin Mercator…

C’est parti pour une série de rebondissements plus ou moins convenus, sur fond de romance un brin répétitive. L’attirance entre les deux ennemis est manifeste dès le début, les obstacles s’accumulent, et avec eux les sujets de tension. Un classique. « Les Mondes dévastés » est une trilogie dont l’ultime opus vient de paraître aux États-Unis. Le premier tome, Les Astres ravagés, donne le ton, ce qui ne manquera pas d’inquiéter pour la suite tant le rythme pose problème. Quelques (dizaines de) pages auraient sans doute pu être économisées, et l’intrigue resserrée. Avec des répétitions en moins et une insistance allégée sur certains points (dont l’opposition tellement forte entre les deux héros qu’elle en devient artificielle), ce roman aurait gagné en vivacité et en intérêt. Restent un produit assez banal, malgré quelques idées intéressantes et des scènes marquantes (comme la poursuite dans la forêt par des impressions ratées dignes d’un film d’horreur), et une série qui devrait plaire aux amoureux du genre romance spatiale, pas trop exigeants tout de même et avec du temps libre.

La Maison des Veilleurs – Le cycle de Syffe T.4

Oyez ! Oyez ! Amatrices et amateurs de grandes sagas de fantasy, Syffe Sans-Terre est de retour pour de nouvelles aventures. (Pour les précédentes, on se reportera à nos critiques dans les Bifrost 91, 92 et 104.)

Mais soyez avertis : dans ce tome, jeunesse passant oblige, l’action laisse davantage place à la réflexion et aux temps de la vie quotidienne, rappelant en cela la lenteur de l’attente, l’érosion de la patience entre deux grandes batailles ; ces instants de calmes et de frustration entre les tempêtes, typiques de la vie des guerriers, qui sont ballottés par des choix qui ne sont pas les leurs.

Des batailles, il y a toutefois encore dans cet opus. Externes et politiques, d’une part : la grande Histoire continue de se dérouler aux grands coups de tonnerre des armes, sur une toile de fond politique très densément tissée de complots, de traités militaires et marchands, et d’un mariage surprenant. Les différentes primautés de cet  univers peaufinent le dessin des détails d’un immense décor, à la construction toujours aussi riche et complexe, et dans lequel on ne se perd pourtant pas, grâce aux habiles rappels des péripéties précédentes.

Mais, d’autre part, les batailles se font plus internes, intimement liées au narrateur. Notre héros ne souhaite plus en être un, et s’étend souvent, en digressant (trop) parfois, sur son état d’esprit. Il cherche à se reconstruire, et surtout, se cherche un nouveau chemin, après avoir détruit en splendeur la voie royale qui lui était destinée dans Les Chiens et la charrue, l’opus précédent. Car si notre homme par sa « propre mélodie est venu fléchir le chant du monde », il lui reste à définir « quelle nouvelle musique est née de la courbure ».

Là où nous avions laissé Syffe, quelques questions se posaient sur l’avenir possible du continent, et sur une menace plus grande à venir, sur le rôle qu’aurait à jouer cet homme quasi détruit. Heureusement, notre survivant est bien entouré de sa coterie de fidèles vauriens, « une tribu, un clan un peu bancal et un peu féroce, avec ses désaccords et ses déceptions, mais aussi ses camaraderies puissantes ». Prêts à le suivre (littéralement) jusqu’au bout du monde, cette tribu éclectique apporte une exubérance et une vitalité bienvenues, qui nous entraînent de page en page, de missions dangereuses en missions impossibles… Car ne l’oublions pas : Syffe est en effet — encore — l’homme de main d’un chef puissant, et doit se soumettre à certaines obligations. Même si sa confiance envers Aidan Corjoug se fissure, même si ses questions sur le réel pouvoir des puissants de ce monde se transforment en doutes, même si d’autres opportunités et de nouvelles étrangetés se dessinent…

Une belle saga, donc, qui n’a rien à envier à ses cousines anglophones (en témoignent ce qu’on pourrait considérer comme des clins d’œil, voire des hommages à Hobb, Martin, Williams et Eddings, entre autres), et qui, sans surprise, nous laisse sur une curiosité pas encore rassasiée : comment Syffe se sortira-t-il des révélations des derniers chapitres ? Que choisira-t-il quand l’ombre tant évoquée depuis le tome 3 surgit enfin (sadiquement, à la dernière page) ? Une question à laquelle nous n’aurons, de nouveau, pas la réponse dans ce tome. Sans surprise, donc, même conclusion que pour la chronique du tome précédent : la suite, s’il vous plaît… Une suite qu’on espère plus ramassée — cette Maison des veilleurs aurait mérité une bonne coupe de cent pages, moins de digressions personnelles et de justifications stériles qui ajoutent des pages inutiles. Mais quand on aime les personnages, on s’accroche !

Le Chemin de l’Espace

Le Chemin de l’espace est un fix-up constitué de cinq récits publiés outre-Atlantique en 1967 et initialement traduit en France en 1983 chez J’ai Lu. Il s’agit d’une histoire du futur courant de 2077 à 2164, la seule jamais ébauchée par l’auteur, comme il s’en explique en préface. Silverberg y enchevêtre plusieurs thèmes classiques de la SF. La NooSFère donne l’immortalité pour principal, ce qui n’est pas tout à fait vrai. Ce thème est certes présent mais, davantage comme un moyen que comme une fin, il est croisé avec celui de la conquête des étoiles qui donne son titre à l’ouvrage — et sans oublier les pouvoirs psi, la préscience et les prophéties, donc la religion, qui est au cœur du livre.

En ce XXIe siècle finissant, les disciples de Noel Vorst, une sorte d’Elon Musk bien mâtiné de gourou, imposent progressivement une nouvelle église très largement scientiste, promettant la vie éternelle à ses adeptes. Mais pas outre-tombe, non, dans ce monde-ci, grâce à des exploits génétiques. Mars a été terraformée, et l’Homme a été adapté à Vénus. Ce qui ne l’empêche pas de se sentir bien trop à l’étroit dans le Système solaire. Or, si les recherches gériatriques de Vorst aboutissent à une augmentation considérable de la vie, c’est sur le développement des pouvoirs psi (ici esper) que Vorst compte pour atteindre les étoiles, notamment la télékinésie. Sur Terre, cependant, les recherches piétinent et le mouvement a déjà connu un schisme donnant naissance à l’Église de l’Harmonie Universelle qui s’est enracinée sur Vénus…

Les personnages ne cessent de se croiser d’un texte à l’autre. Dans le premier, « Feu bleu », on rencontre une première fois le martien Nat Weiner et on y assiste à la conversion de Reynolds Kirby appelé à un destin hors normes. Dans la deuxième, « Les Guerriers de lumière », on découvre Christopher Mondschein, un jeune adepte qui veut plus que tout accéder à la vie éternelle. Cette histoire s’apparente fortement à un récit d’espionnage de l’époque. Sa demande de mutation à Santa Fe, La Mecque de la nouvelle religion, est rejetée, puis acceptée, mais il est entre temps passé à son insu à l’hérésie de l’Harmonie Universelle. On le retrouvera quarante ans plus tard à la tête de l’hérésie sur Vénus dans la troisième partie, où les pouvoirs psi croissent et embellissent sous l’égide hérétique. La quatrième verra la résurrection de Davi Lazare, au nom prédestiné, fondateur de l’hérésie harmoniste…

Dans le background de ce roman composite, on comprend clairement que Silverberg voyait déjà poindre certains problèmes contemporains brûlants. Sous une apparence facile, ce plaisant petit roman offre ainsi bien davantage qu’il n’y paraît de prime abord, sans oublier de constituer une excellente porte pour qui voudrait s’initier à la science-fiction. Après trente ans, il était plus que temps de l’offrir à de nouvelles générations de lecteurs.

Du nouveau monde T.1

Yûsuke Kishi connaît actuellement son heure de gloire en France. Après les thrillers La Leçon du mal (2023) et La Maison noire (cette année), tous deux chez Belfond, place au versant SF de l’œuvre de l’auteur japonais. Du nouveau monde est un titre divisé en deux tomes. Dans ce premier volume, l’auteur met en place le monde qu’il a imaginé : longtemps après notre ère, la société semble apaisée. Les relations entre les individus ne connaissent pas la violence ; comme chez les bonobos, les tensions sont résolues par la douceur. De plus, chaque individu possède un pouvoir psychique puissant, le jyuryoku. Les enfants sont éduqués et préparés à le voir éclore et à tenir leur place dans cette société. Saki est née et vit à Kamisu 66. Le roman suit sa jeunesse et sa découverte de sa ville, ou plutôt de son regroupement de villages. Et surtout de ses limites. Car sortir de ce périmètre est interdit. En effet, autant l’intérieur est empli de plantes et d’animaux qui vivent en parfaite harmonie avec les humains, autant l’extérieur est habité par des créatures dangereuses, mortelles. La cité s’en prémunit à l’aide du Cordon sacré qui interdit tout passage de monstres ou autres ennemis potentiels. Mais la jeunesse a besoin de se confronter aux interdits. Et Saki et ses amis flirtent avec les frontières, à leurs risques et périls — pour eux comme pour les autres habitants de Kamisu 66.

Pour qui est familier des récits fantastiques japonais, Du nouveau monde ne sera pas une surprise. Yûsuke Kishi en respecte les codes et sait instiller progressivement les motifs qui vont aller s’amplifiant. Le malaise pointe dans ce qui ressemble de prime abord à un monde parfait. On comprend peu à peu que le conditionnement dont sont victimes les enfants les empêche de voir la réalité de ce qui les entoure. Le petit groupe, dont les rapports sociaux s’affirment avec le temps, connaît les étapes classiques : querelles qui s’enveniment, amours naissantes, mise sur un piédestal de certains, humiliations d’autres. Yûsuke Kishi s’y entend pour mettre en évidence les relations balbutiantes entre jeunes gens et leur évolution. Jusqu’à ce que, bien entendu, l’équilibre en place ne vole soudain en éclats — un procédé de narration classique, à l’image du récit dans son ensemble.

Du nouveau monde et son habituel cocktail de magie, de monstres, de combats violents et de sentiments exacerbés, offre un agréable moment de lecture. Mais ce roman ne va pas bouleverser le monde de la SF — comme le manga et l’animé qui en ont été tirés, d’ailleurs. Peut-être le second tome se montrera-t-il plus incisif ? Si on peut le souhaiter, on peut aussi en douter.

Les Disparus d’Hokuloa

Les romans d’Elizabeth Hand traduits en France sont suffisamment rares pour qu’on s’y arrête, surtout lorsqu’on apprécie la prose de la dame, de surcroît lauréate de plusieurs prix outre-Atlantique dans les genres qui nous intéressent. Paru dans la collection « Cadre noir » des éditions du Seuil, Les Disparus d’Hokuloa flirte avec le fantastique, même si l’intrigue ressortit principalement au thriller. On ne connait guère que Dan Simmons qui se soit aventuré en terre hawaïenne avec Les Feux de l’Eden, roman fort médiocre il faut le reconnaître. Rien de tel avec le présent titre. Roman post-covid pour le contexte, Les Disparus d’Hokuloa brosse le portrait en creux d’une société déboussolée à la fois par la pandémie et l’acculturation. Sur l’île d’Hokuloa, les disparus comptent moins que le chiffre d’affaires en berne des complexes touristiques désertés par une clientèle effrayée par les restrictions sanitaires. Les travailleurs saisonniers sont réduits à la misère, condamnés à survivre dans des taudis avec vue sur la mer et l’absence des croisiéristes partis naviguer vers d’autres horizons. Bref, l’économie florissante du tourisme n’est même plus un souvenir que l’on peut espérer vendre. Dans ce désastre, il n’y a guère que quelques milliardaires et stars fortunées pour tirer leur épingle du jeu, mettant à profit le confinement et l’internet pour s’aménager une bulle (financière) confortable. Grady est bien placé pour en parler. Au chômage depuis l’arrêt des chantiers au début de la pandémie, il a quitté son Maine natal, sautant sur l’opportunité d’un emploi de gardien. Tous frais payés, il se retrouve à veiller sur la villa de Wesley Minton pendant ses absences. Le richissime investisseur à succès ne lui a laissé que peu de consignes : s’occuper du bien être des locataires à plumes de sa précieuse volière, et ne pas s’aventurer vers la pointe où il possède une propriété au sein de la réserve protégée. De cette retraite paradisiaque contrainte et forcée durant la quarantaine imposée à tous les arrivants, Grady ne tire d’abord qu’un ennui profond et une angoisse indicible renforcée par l’apparition d’un chien monstrueux. Une créature qu’il identifie, après quelques recherches, comme étant le kaupe, variante locale du loup-garou, à la croisée de l’Homme et du chien. Mais quel message semble-t-elle lui adresser ? Quelle mission semble-t-elle vouloir lui confier ?

Oscillant entre thriller et roman fantastique, Les Disparus d’Hokuloa prend son temps pour faire monter la tension. Un lent crescendo sur fond de forêt luxuriante, de solitude, de croyances indigènes, de crise sociale et environnementale. Mais Elizabeth Hand nous propose surtout un roman sur la résilience, celle d’un homme meurtri par son histoire personnelle, celle d’une nature sans cesse malmenée par une humanité prédatrice. « Si tous les êtres humains de cette planète disparaissaient demain, et qu’il ne restait que ça, je n’aurais rien contre. » En attendant, on peut toujours combattre sa misanthropie en lisant le présent roman de l’autrice américaine.

Trystero

Joli tour de force que ce roman fait de faux-semblants, vrai-faux manuel d’écriture qui comporte une part évidente d’autobiographie à la proportion impossible à estimer. Lorsqu’on lit que le narrateur — dont on connaîtra le nom au bout d’un certain temps — a écrit un roman nommé Trystero, on pourrait imaginer que c’est Laurent Queyssi qui prend la parole, pourtant l’auteur évacue vite cette possibilité en signalant que le cadre du roman est l’Alliance européenne, pas la Communauté. Reste que des éclats d’autobiographie surgiront au gré des pages, lorsque, par exemple, le narrateur évoque ses inspirations, extrêmement variées, qui vont du roman de genre au mainstream, des comics aux jeux vidéo, en passant par les films. Le livre trouve une voix extrêmement originale, qui tient aussi à sa forme :; comme déjà évoqué, sont ici dévoilés les trucs et astuces d’un écrivain sûr de son fait, qui a eu du succès et s’adresse à un apprenti auteur afin de lui inculquer des bonnes pratiques. Mis bout à bout, ces conseils — qui abordent à peu près tous les aspects, méthodes de travail, création des personnages, gestion de l’intrigue, rapport au lectorat ou à l’œuvre elle-même, développement de l’esprit critique — forment peu à peu un magnifique hommage au pouvoir de la créativité et à la liberté que celle-ci procure. De la liberté, pourtant, le narrateur en a été privé : on apprend progressivement qu’il sort de prison, qu’il continue à vendre des livres mais qu’il ne les écrit pas. Car l’Alliance dont il est question dès le début est une société dictatoriale, que l’auteur a mécontentée par ses écrits ; Queyssi évoque ici le pouvoir subversif et contestataire de l’art sous toutes ses formes, et son roman résonne avec certaines thématiques du V pour Vendetta d’Alan Moore, référence de l’auteur Queyssi, nommément cité parmi les têtes de chapitre (au même titre que Proust, Borges, Ballard ou Dos Passos, mais aussi… Buckaroo Banzaï et Docteur Manhattan !), jusqu’à troquer le côté iconique du masque de Guy Fawkes pour le masque de son personnage révolutionnaire Fulbert Delharme, un X prolongé de deux arcs de cercle.

Très référentiel mais éminemment lisible et d’une belle fluidité, des plus original dans sa forme, Trystero, ce court roman au titre-valise et aux allures d’essai (ou l’inverse, on ne sait plus trop au final) se dévore d’une traite et constitue, à n’en pas douter, l’un des sommets de l’œuvre de Laurent Queyssi.

La Rune ; le Code – Cross The Ages T.1

Lancée en grande pompe lors d’une soirée à la Gaîté Lyrique à Paris en avril dernier, Cross The Ages est la nouvelle saga littéraire incontournable. Ou, du moins, elle se veut l’être.

Ce roman d’Arnaud Dollen est issu d’un projet particulièrement ambitieux. Cross The Ages, c’est avant tout un jeu de cartes à la Heartstone, à la seule différence qu’ici, lesdites cartes sont des NFT. Le studio à l’origine du jeu souhaitant exporter l’univers sous la forme de romans, il entre en contact avec le romancier et scénariste de BD Arnaud Dollen, qui réunit une équipe afin de bâtir un univers solide. Car c’est là toute la particularité de ce roman. Il s’agit du premier tome d’une saga devant en compter sept, prévue sur dix ans, avec, à sa barre, six auteurs : Pablo Servigne, Norbert Merjagnan, Héloïse Brézillon, Alain Damasio, Fabrice Capizzano, et donc Arnaud Dollen comme chef de file. Un projet ambitieux, comme nous le disions. Le tout est appuyé par une fabrication qui a mis les petits plats dans les grands : jaquette, dorure, jaspage, illustrations en pages de garde et reliure, ils ont dépensé sans compter. Le résultat est-il à la hauteur des moyens mis en place ?

La Rune & le Code mélange fantasy et science-fiction, comme le laisse si discrètement sous-entendre son titre. Le postulat de base, loin d’être inintéressant, nous emmène au sein de deux pays frontaliers, mais ô combien différents. D’un côté vivent les Arkhantes, peuple lié à la magie et dirigé par Solis, jeune reine intronisée depuis peu et dont la place n’est pas encore totalement assurée tant pleuvent les doutes sur ses capacités. De l’autre, Mantris, société hyper évoluée d’un point de vue technologique et dont la situation énergétique se dégrade rapidement. Entre ces deux pays, il y a le Rift, une terre ravagée d’où vient Aurèle, un mercenaire décidé à se débarrasser de la cheffe des Arkhantes.

Voilà le postulat tel qu’il nous est présenté au cours des cinquante premières pages… et qui ne va pas réellement évoluer au fil des trois cent cinquante qui suivent. Ce premier tome n’est qu’une longue introduction à la saga, multipliant les points de vue et les personnages (attendez, faut bien que l’on voie toutes les cartes du jeu !) à n’en plus vouloir. L’écriture, fade par moments, enchaînant les effets d’accumulation et les jeux de mots à foison, provoque parfois une certaine irritation, la lassitude le plus souvent. Et c’est bien là l’écueil principal : on s’ennuie ferme durant la lecture. On nous promet un roman épique, on n’a le droit qu’à des scènes d’exposition. Plusieurs intrigues sont lancées, aucune n’est réellement conclue. Après tout, il faut attiser la curiosité du lecteur pour les tomes suivants. Mais à vouloir trop garder pour plus tard, ce premier tome nous donne très (trop) peu maintenant.

Lilian Guesdon

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug