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Les Esseulées

1915, Californie. Adelaide Henry quitte pour la dernière fois la ferme familiale de la Lucerne Valley. Cette jeune femme noire d’une trentaine d’années y vivait jusque-là avec ses parents, Glenville et Eleanor, deux pionniers qui avaient choisi de suivre l’appel de l’African Society à « coloniser » le sud de la Californie, et donc accepté d’occuper les terres californiennes que le gouvernement fédéral mettait à disposition des volontaires, fussent-ils noirs. Mais ceci, c’était il y a longtemps. Aujourd’hui, des décennies de dur labeur plus tard, Adelaide part, laissant derrière elle une ferme à laquelle elle met le feu et deux cadavres qui brûleront en son sein. Il n’y aura plus que vingt-six familles noires dans la Lucerne Valley.

C’est vers le Montana que la jeune femme se dirige, décidée à profiter de l’Homestead Act de 1862 (révisé en 1912) qui permettait à toute personne, quelles que soient ses caractéristiques, de revendiquer la propriété d’un terrain de 130 hectares qu’elle aurait mis en valeur et fait fructifier. Un nouveau départ, une nouvelle vie, peut-être, avec beaucoup de courage et autant de chance. Car en 1915, le Montana, un État glacial l’hiver, est chichement peuplé et peu pourvu en infrastructures essentielles. Tenir trois ans est difficile, beaucoup abandonnent ou meurent, au point que l’État regorge de villes fantômes. C’est pourtant là qu’Adelaide va tenter de cacher le double secret qu’elle porte : d’abord ce qu’il s’est passé dans la ferme familiale, ensuite, et surtout, ce que cache l’énorme et très lourde malle qu’elle transporte et dont elle prend grand soin. C’est dans le Montana qu’elle pourra s’établir si elle parvient à résister à la rudesse des terres septentrionales, à s’intégrer assez pour faire partie d’une communauté, et à solder les dettes d’un passé qui met en péril ses espoirs comme la vie de ceux qui l’entourent.

Les Esseulées est le dernier roman — fantastique — de Victor ‘Black Tom’ Lavalle. Commençons par dire que c’est un texte très joliment écrit. On trouve au fil de ses pages quantité de belles phrases, de belles images, une forme de poésie justement traduite par S. Vanderhaeghe. « Elle le regarda s’éloigner. La lumière de sa lampe resta visible un bon moment, tant le paysage était plat. Toutefois, ne distinguant plus les contours du bonhomme, elle eut l’impression que seule cette source de lumière se déplaçait sur ces plaines, un esprit en quête de repos. » Continuons en disant que Lavalle décrit finement et en détails la vie rude des pionniers du début du XXe siècle, et qu’il place son récit dans un contexte original autant que méconnu, tant des Américains qu’à fortiori des Français. On gagne donc à lire Les Esseulées.

Néanmoins, sur la longueur, le roman ne tient pas ses promesses. Après un début captivant grâce au mélange réussi et intrigant d’un mystère qu’on pressent fantastique et d’une ambiance western âpre et rugueuse, Lavalle semble vouloir trop en dire pour le nombre de pages que contient le livre. Le récit devient, à partir de la moitié environ, plus décousu et pas toujours logique (la bascule a lieu lors d’un épisode de lynchage de bandits parfaitement incongru). Il y a des sauts temporels, certaines scènes ont lieu backstage et ça obscurcit le propos plus que ça ne le fluidifie, certains tropes (les villes fantômes, par exemple) sont effleurés mais sous-exploités, certain trait caractéristique de tel ou tel personnage paraît parfaitement artificiel (la femme chinoise qui cherche la tombe de son père, le garçon trans, etc.). Toute la fin est prise dans une sorte de frénésie d’événements qui nuit à l’architecture et à la crédibilité d’ensemble ; et ne parlons pas du happy end nunuche, ni de la manière très « free hug » de la réconciliation entre Adelaide et son secret.

La critique US a voulu voir dans ce roman un bon roman, car elle a voulu croire qu’il s’adressait à ses obsessions récurrentes. Sauf que ce n’est même pas le cas. Le racisme et le sexisme qu’elle a voulu y voir ne sont que superstition, bigoterie et bêtise. Et d’explication à tout ce fatras, finalement, il n’y a pas.

 

La Régulation

Longtemps après l’effondrement de notre civilisation, en gros trois cents ans, l’humanité survit à l’abri de l’Enclave, cité close de hauts murs, coupée des périls de l’extérieur mais entièrement placée sous la coupe du gouvernement invisible des Dix. Sans autre perspective que celle de recommencer chaque jour les mêmes tâches monotones, sous l’objectif omniprésent des drones de surveillance, chacun s’efforce à rester productifs afin de ne pas finir au compost. Gloups ! Mais, lorsque la surpopulation menace l’équilibre des routines de ce microcosme, huit habitants sont désignés régulateurs ; à charge pour eux d’éliminer chacun quatre victimes. Ou d’être éliminés. Tuer ou être tué, tout un programme…

Plus connue dans le domaine du thriller, où elle s’est fait un nom avec la trilogie « Soul of London », Gaëlle Perrin-Guillet élargit sa palette avec une dystopie post-apocalyptique, ce qui lui vaut l’honneur de cette chronique. Hélas, on ne ressort guère enthousiaste avec ce court roman où les poncifs les plus éculés se conjuguent à une imagination définitivement à l’étiage, dénuée de la moindre originalité. La Régulation, c’est un peu la dystopie pour les nuls. Narration en pilotage automatique avec cliffhangers géolocalisés, personnages stéréotypés, progression dramatique aux abonnés absents, écriture plan-plan percluse de tics de langage. C’est tellement creux qu’à force de creuser on se demande si l’autrice ne va pas finir par trouver du pétrole. Pour reprendre la formule consacrée, les pages se tournent toutes seules, le lecteur consacrant son temps de cerveau à des activités plus stimulantes que de suivre les péripéties poussives des piteux rebelles de La Régulation. Histoire de relever le niveau, la quatrième de couverture présente le roman de Gaëlle Perrin-Guillet comme un thriller dystopique angoissant qui nous interroge sur les dérives de nos sociétés. Fumeux prétexte pour nous fourguer une énième dystopie en carton-pâte dépourvue de toute réflexion. Lisez plutôt Benjamin Fogel pour réfléchir sur les dérives de nos sociétés. La seule qualité que l’on peut finalement trouver à la chose, c’est qu’elle se lit très vite. Sur la plage, dans les transports en commun ou aux toilettes. Nous, on préfère couper court. Hop, à la régulation !

 

 

L'Éveil du Palazzo

Second opus des « Mille saisons », ce feuilleton intergénérationnel découvert avec La Géante et le naufrageur (critique in Bifrost n°112), L’Éveil du Palazzo nous promène dans le lacis populeux des rues et avenues de la cité de Pré aux Oies. L’occasion pour Léo Henry de prolonger avec bonheur son récit en compagnie de nouveaux personnages pour une aventure riche en rebondissements. Les afficinados de l’auteur peuvent d’ores et déjà jubiler, les autres, principalement néophytes, qu’ils sachent que la lecture de La Géante et le naufrageur n’est aucunement pré-requise pour profiter du présent roman, même s’il est regrettable de ne pouvoir se prévaloir de cette expérience.

L’Éveil du Palazzo prend place entre les murs de Pré aux Oies, vaste cité pyramidale que l’on verrait bien servir de décor à un jeu de rôle. L’architecture labyrinthique de ses artères offre en effet un cadre idéal aux aventures de Lazario, Falsema et Jugon. Des ruelles insalubres du Quart Bas aux contreforts vertigineux des Éminences, en passant par les impasses retorses du Mitan, il, elle et iel courent le pavé, sautant de toitures en toitures ou se faufilant dans les cheminées pour échapper aux forces conjointes des six milices liguées pour faire taire Bavardasse, l’agitateur redouté, ennemi public numéro 1 de l’Archopuissance et de la Régentine, son âme damnée. Jeté sur les chemins de l’aventure avec l’enlèvement de son vénérable maître, Lazario se retrouve mêlé à la révolution qui couve, menaçant les équilibres de la cité dont on découvre peu à peu l’organisation délétère et l’histoire tourmentée. Pré aux Oies apparaît en effet comme un microcosme toxique, une cité stratifiée à l’extrême, concentrant le pouvoir entre les mains d’une minorité profitant du travail et des rêves de ses habitants, tout en trahissant les promesses de ruissellement de cette manne vers les couches sociales inférieures. Toute ressemblance avec une situation existante ou ayant existé serait évidemment purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une coïncidence, hein ? Bref, Léo Henry dépeint un monde fondé sur l’inégalité, la violence et la domination, mais où la solidarité et l’entraide ne sont pas absentes. Rien de neuf sous le soleil de la fantasy, nous dira-t-on ? Fort heureusement, il ne renonce pas à sa volonté de raconter des histoires, partageant la gouaille de ses personnages, leur émerveillement devant les beautés cachées que recèle la cité, mais également leur révolte face à l’iniquité. Aussi, une fois de plus, on se laisse prendre par le récit, s’amusant des trouvailles de l’auteur, tout en restant conscient de l’injustice intrinsèque d’un tel monde et de sa nécessaire rénovation par un imaginaire plus inclusif et équitable.

Avec une curiosité renouvelée, on prendra donc plaisir à poursuivre l’aventure des « Mille Saisons  », avant un retour annoncé dans l’Archimonde. En attendant, on conseille aux impatients la lecture de L’Éveil du Palazzo. Ils ne seront pas déçus.

 

Après toi, les ténèbres

Le fantastique n’a pas bonne presse dans l’Hexagone, du moins si l’on se fie à la rareté des collections dédiées au genre. Si l’on fait abstraction de Stephen King et d’autres gros vendeurs, il n’a voix au chapitre que travesti sous l’étiquette thriller ou au rayon roman noir — bref, en contrebande. La parution d’Après toi, les ténèbres vient tenter de rompre cette routine. Roman d’amour, roman de mort, le livre de Gus Moreno emprunte les voies feutrées de l’indicible, nous sortant de notre zone de confort. Par touches subtiles, il instille le doute et le malaise avant de basculer vers l’horreur pure sans jamais paraître outrancier ou artificiel, on va le voir.

Thiago aime Vera d’un amour sans rémission possible. Mais Vera est morte, tuée dans un accident aussi bête que cruel qui ne ménage aucun apaisement au jeune homme dont le récit prend le ton d’une confession adressée à son épouse défunte. Il la tutoie, se remémorant leurs moments passés, bons comme mauvais, et les petits faits d’abord anodins, puis bizarres et inquiétants, qui ont précédé sa mort. Il lui raconte aussi l’après, les funérailles, les formules creuses dictées par les conventions sociales, la culpabilité et l’absence cruelle de l’être aimé. Il décrit enfin cette sensation étrange d’être épié, surveillé, suivi jusque dans sa fuite vers l’Ouest. Une présence tenace et finalement funeste. Se faisant, Thiago nous entraîne dans sa chute irrésistible, sa paranoïa flirtant jusqu’à la folie. À moins que tout ne soit réel. Horriblement réel.

Gus Moreno a bien retenu la leçon. Un bon roman d’horreur prend racine dans le quotidien, se fondant dans un traumatisme bien réel. Après toi, les ténèbres est le roman d’un deuil qui ne passe pas, jalonné d’événements surnaturels. Hanté par la mort de son épouse, Thiago se sent pourchassé par une entité malveillante qui cherche à faire irruption dans le réel via sa peine incommensurable. Il rompt avec son quotidien, la famille de Vera, ses amis par procuration, recherchant dans l’éloignement et la solitude la tranquillité d’esprit qui lui fait défaut. Évidemment, les choses ne sont pas aussi évidentes. L’auteur tisse lentement sa toile, jalonnant le périple de Thiago de faits inexplicables. Peu à peu, ils cèdent la place à des manifestations plus atroces et on accompagne Thiago dans ce crescendo horrifique, ne sachant plus où se trouve la frontière entre notre univers et la déclinaison irrationnelle et terrifiante issue de sa psyché.

À la lecture de Après toi, les ténèbres, on comprend que l’on ne ressort jamais indemne de la mort d’un proche, en dépit de tous les discours lénifiants sur le sujet. La mort transforme à jamais l’individu qui la côtoie. On comprend également toute la puissance cathartique du fantastique et de l’horreur sur nos esprits, cette littérature qui nous renvoie à nos peurs les plus intimes. Pour toutes ces raisons, Après toi, les ténèbres est un grand roman qu’il ne faut absolument pas rater.

 

 

Jours de sang

Dans un monde en proie à une pandémie « rouge », Adam et Anna vivent au sein d’une petite communauté, à l’abri des multiples périls qui les menacent. Sous l’autorité de Koan, ils prient, rejouent les mêmes rituels depuis leur enfance dans l’espoir que « Tempête » les protégera. Mais, le frère et la sœur savent au fond d’eux même que cette routine sonne faux, en dépit de l’empire que Koan exerce sur leur esprit. La Terre semble vouloir se purger de la présence de l’engeance humaine, la civilisation s’est effondrée sous ses coups de boutoir et le retour de leur géniteur vient remettre en cause tout ce qu’ils croyaient savoir, grevant leur avenir.

Euphémisme, quand tu nous tiens. Après un premier roman étrange et bouleversant (Jusque dans la terre, chronique in Bifrost n°109), on attendait Sue Rainsford de pied ferme, impatient et inquiet de découvrir son nouvel opus. Que l’on nous permette d’avouer une légère déception tant l’histoire proposée par l’autrice résiste à toute tentative de rationalisation. Il faut en effet se laisser porter et accepter de ne pas tout comprendre, tel est le pacte de lecture. Un sacrifice qui ne coûte guère, la plume imagée et poétique de Sue Rainsford faisant une fois de plus merveille.

«Ta fin approche, quand le voile rouge te recouvre. » Jours de sang est une histoire d’emprise, celle exercée par un gourou sur l’esprit d’enfants. Adam et Anna ne connaissent rien du monde d’avant, si ce n’est les bribes que leur livre Koan. Orphelins et jumeaux, ils subissent leur vie plutôt que d’en goûter la vitalité riche de multiples promesses. On ne perçoit que de manière parcellaire leur parcours personnel, l’autrice multipliant les ellipses, les non-dits, tout en n’hésitant pas à rompre la linéarité de la narration en entremêlant celle-ci avec des extraits de journaux intimes. Une diégèse contribuant à entretenir le mystère, à l’épaissir au point de provoquer le malaise. Si l’histoire d’Adam et Anna prend place dans un univers post-apocalyptique, l’urgence de la catastrophe n’y prévaut pas. L’effondrement est repoussé en quelque sorte hors-champ, ravalé à une menace prégnante, bien pratique pour entretenir une atmosphère anxiogène et manipuler les attentes du lecteur. Face à l’étrangeté du récit et à son hermétisme incantatoire, face à la noirceur apparente du monde décrit et à la violence latente qui affleure par touches subtiles, on se doit de renoncer à vouloir tout comprendre, optant pour la prudence. Une expérience qui peut laisser dubitatif.

En dépit de ce léger bémol, Jours de sang n’en demeure pas moins une fable viscérale, mêlant l’intime et l’angoisse et confirmant notre jugement : Sue Rainsford est vraiment une voix singulière des littératures de l’Imaginaire.

 

Les Poches pleines, les poches vides

Voici le premier livre de François Manson, déjà auteur d’une vingtaine de nouvelles disséminées ici ou là dans des supports plus ou moins confidentiels ; une novella, ce format imposé depuis peu par Le Bélial’ et sa collection « Une heure-lumière ».

Au Mexique, dans le proche avenir, les plus pauvres servent de réservoir pour l’industrie pharmaceutique ; une sorte de prostitution médicale. Ainsi, Inès Gonzalez « élève » des cancers qu’on lui implante à des fins aussi mystérieuses que profitables aux ultra-riches. Alors qu’elle n’a pas encore quarante ans, elle est au bout du rouleau. D’ailleurs, le Dr Izamari, qui l’exploite, lui signifie que ce contrat qui prévoit que tout le matériel génétique produit restera la propriété de la société signataire, sera le tout dernier. Mais un tout dernier fort bien rémunéré. Aussi met-elle à gauche ce qu’elle peut afin d’éviter que Lucho, son mari qui la bat comme plâtre, n’aille tout boire. Après un rapt et une opération de boucherie à vif menée par un laboratoire concurrent, Inès est sauvée de justesse par son exploiteur, exclusivement soucieux de préserver son investissement. Or, suite au traitement dont elle a été la victime, des résidus de la tumeur qu’elle « élevait » sont restés en elle… Apprenant par l’infirmière qui la soigne qu’elle va être tuée et vivisectée, Inès doit fuir. Elle ne tardera pas à se découvrir transhumaine…

Un transhumanisme qui est la toile de fond du récit de François Manson, qui rejoint des textes tels que 2054 de Elliot Ackerman et l’amiral James Stavridis, Upgrade de Blake Crouch ou La Musique du sang de feu Greg Bear. Manson est bien plus court, et surtout beaucoup moins technique que ses confrères américains ; plus facile d’accès. La civilisation est un corpus de savoirs et de savoir-faire dont le dessein est d’optimiser le potentiel de survie de l’espèce humaine. En ce début de troisième millénaire, l’amélioration du potentiel humain est en voie d’intériorisation par des moyens biogénétiques, comme ici, ou numériques par cyborgisation. Des recherches qui nécessitent des investissements colossaux. Ceux qui les font, tel Elon Musk, entendent bien en voir le retour. Il faut autant que possible minimiser les coûts, ce qui, comme dans ce texte, peut conduire à des expédients pour le moins dégueulasses. Le progrès profite à tout le monde, mais à certains bien plus qu’à d’autres, et surtout plus vite. Le présent récit met en scène cet espoir que, si les ultra-riches investissent avant tout pour eux-mêmes, la complexité d’un monde chaotique finira par faire fuiter le progrès au profit de tous. Bien sûr, il y a un prix à payer…

François Manson donne un premier livre qui, outre qu’il offre matière à réflexion sur les vraies questions qu’il convient de se poser aujourd’hui, est d’une lecture aisée et agréable, où l’action est menée tambours battants et où de vastes ellipses shuntent tout le dispensable. À découvrir.

 

L’Hiver Éternel

Les films « catastrophe » sont généralement… catastrophiques. Stéréotypés à l’extrême ; surtout ceux de catastrophes globales. Le plus souvent, l’hypothèse de base ne tient pas debout et le monde s’écroule mais un chercheur marginal, mis au ban de la communauté scientifique, seul contre tous, sauvera le monde in extremis. Il ne s’agit que d’effrayer le péquin, lui montrer combien la technique est mauvaise mais que l’Amérique (le plus souvent) sauve quand même cette pauvre Terre. Les romans « catastrophe », en général, sont de bien meilleure tenue, et les Anglais s’en sont fait une sorte de pré carré. Que l’on se souvienne de La Forêt de cristal ou Le Monde englouti de J.G. Ballard, Les Furies de Keith Roberts ou Le Crépuscule de Briaréus de Richard Cowper, entre bien d’autres. L’Hiver éternel, dont la VO date de 1962, fut traduit au « CLA » en 1975, couplé avec un autre roman de l’auteur, Terre brûlée.

Le rayonnement solaire s’affaiblit ; on entre dans une nouvelle ère glaciaire. Tel est le postulat initial de John Christopher, même si son propos n’est pas là. La catastrophe arrive (peut-être), mais pas tout de suite. On a ici deux couples encore jeunes de la classe moyenne supérieure britannique. Andrew et Carol ; David et Madeleine. Puis David et Carol, et après Andrew et Madeleine. Une femme qui trompe son mari avec un mari qui trompe sa femme sans vraiment que ça fasse d’histoires. C’est la vie. Un brin de jalousie, de confiance trahie, rien de pathologique. Des grandes personnes. Des adultes faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Sans doute sommes-nous ici plus près de la littérature générale que de la SF !

Pour lire ce roman, il ne faut à aucun moment perdre de vue que le sous-genre « catastrophe » est très souvent contemporain de son écriture et qu’ici, en l’espèce, cette dernière a plus de soixante ans. Le monde est bien différent de ce qu’il est devenu. On est dans le post-colonial immédiat. Deux ans après l’indépendance du Nigéria où se sont réfugiées les deux femmes et Andrew fuyant la dégradation du climat. L’auteur semble bien connaître l’Afrique d’alors et laisse percevoir les tensions qui aboutiront quatre ans plus tard à la guerre (civile) du Biafra opposant les Ibos chrétiens aux Yorubas et Haoussas musulmans. La population du Nigéria est cinq fois moindre qu’aujourd’hui, et bien qu’il n’y ait pas eu d’Hiver éternel ce monde-là a disparu comme si cet hiver avait réellement eu lieu.

Les Blancs reviennent en Afrique non plus comme colons, mais désormais comme réfugiés. Arrivée la première, Carol s’est trouvée un riche protecteur noir alors qu’il y a encore peu de Blanches à s’offrir ainsi et que c’est encore un signe de réussite pour un Noir. Madeleine et Andrew, eux, finissent par échouer au fond d’un des pires bidonvilles de Lagos. Un opportun renvoi d’ascenseur les en tirera. La seconde partie est donc moins sentimentale et plus politique. La nouvelle situation des Blancs n’a plus rien d’enviable, mais John Christopher la met en scène de manière plausible, dramatique, certes, mais sans exagération ni trop de pathos. Les Nigérians font ce qu’ils peuvent et profitent comme ils peuvent. Ni bons ni méchants.

La dernière partie revient vers quelque chose de bien plus classique avec une expédition nigériane à laquelle prend part Andrew pour mettre la main sur l’Angleterre…

Voilà un roman dur et amer qui ne laisse guère d’illusion sur la nature humaine, justement parce qu’il n’en fait jamais trop. C’est ainsi que les hommes (et les femmes) vivent. La catastrophe est là, et il faudra bien faire avec car ce n’est pas l’apocalypse. Bien plus que climatique, la catastrophe est humaine. Les relations entre le carré des principaux protagonistes blancs suffisent à le démontrer. Il n’y a personne pour sauver le monde qui continue, indifférent à la gent humaine…

 

 

 

La Musique du sang

Pour prendre toute la mesure de la spéculation qui nous est ici offerte par Greg Bear, il faut garder à l’esprit que ce roman fut écrit voici quarante ans. Aujourd’hui encore, le débat sur le transhumanisme n’est guère sur la place publique ; tout juste le sujet effleure-t-il quand Neuralink implante une interface neuronale directe. Quand Greg Bear publiait « Le Chant des Leucocytes » (In Univers 1985, J’ai Lu, 1985) qui remporta les prix Hugo et Nebula du temps où ces prix étaient encore gages de qualité, le concept de « singularité » était dans les limbes. La Musique du sang est à la biologie moléculaire ce que Neuromancien, le roman de W. Gibson, qui en est le pendant post-humaniste, est à l’informatique. Strictement contemporains, les deux furent publiés en français au mitan des années 80, dans la brève mais ô combien remarquable collection « Fictions » des éditions La Découverte.

Un chercheur, Vergil Ulam, se fait virer de Genetron, la start-up où il bossait, pour avoir mené clandestinement, et avec succès, des recherches illicites mais néanmoins poursuivies en vain par la division militaire de l’entreprise. Afin de préserver ses travaux, il s’injecte les cellules intelligentes qu’il a produites. Le résultat dépassera de loin ses espérances les plus folles, jusqu’à transcender la singularité biologique.

Contrairement à l’avis de l’éditeur, La Musique du sang n’est ni un thriller ni un roman catastrophe. Voir une catastrophe dans les événements relatés, c’est n’y strictement rien comprendre : se trouve-t-il quelqu’un pour considérer un roman mystique mettant en scène le Jugement Dernier et la résurrection des morts comme un roman catastrophe ? Or, c’est un peu ce que nous propose Greg Bear, dans un traitement purement matérialiste, sans mysticisme aucun. Les cellules de Vergil Ulam lui échappent et phagocytent toute l’Amérique du Nord (une limite qui sert à faciliter la narration). Tout le vivant nord-américain est métamorphosé en une gestalt de cellules conscientes dont la capacité de traitement d’informations dépasse les possibilités humaines de nombreux ordres de grandeur. Ce qui n’a rien à voir avec une maladie ; c’est une transcendance évolutive. Imaginez que toutes les cellules vivantes, végétaux et bactéries compris, acquièrent une capacité de traitement des données comparable, voire bien supérieure, à celle du cerveau humain ?

« Ce récit explore les dangers des nanobiotechnologies et préfigure les dérives des mégacorporations du numérique, démontrant de façon éclatante le rôle de la science-fiction comme lanceur d’alerte. » (Quatrième de couverture.) Comment écrire pareilles billevesées en ayant lu l’ouvrage ? Greg Bear n’explore pas d’imaginaires dangers dus aux biotechnologies, mais au contraire montre le formidable potentiel qu’elles peuvent et devraient susciter. Ce livre ne préfigure en rien des dérives de méga-corporations qui seraient une inéluctable fatalité, mais expose au contraire le seul espoir face à des gouvernements de plus en plus réactionnaires, opposé à tout changement et évolution systématiquement perçus comme nocif, au mépris de toute factualité historique, à seule fin d’assurer leur propre préservation. Dans le récit, ces derniers tentent même de nucléariser pour préserver le statu quo. Depuis ses origines, du Frankenstein de Mary Shelley en passant par L'Île du Dr Moreau de Wells, la SF s’est très souvent vue technophobe, se faisant le thuriféraire de Hans Jonas et de son principe de précaution qui revient à refuser tout soin par crainte d’une erreur médicale. La Musique du sang en est le parfait contre-exemple.

Même si non exempt de défaut (Greg Bear tire parfois à la ligne), ce roman nous rappelle combien le progrès et la civilisation ont fait du monde un endroit où ça vaut de plus en plus le coup de vivre, et que nous n’en sommes qu’au début, au grand dam des religieux de tout poil. Un roman radicalement optimiste, donc, quand bien même certains tentent de le faire passer pour l’inverse, qui est une véritable aubaine face aux tombereaux d’ouvrages mortifères dont l’époque nous accable.

 

 

Hard Reboot

De la science-fiction grecque !? Bien que traduite d’après la version anglaise, considérée par l’auteur comme plus aboutie — aussi étrange que cela puisse sembler. A-t-on seulement jamais connu en France de roman de SF issu de la péninsule hellénique ? C’est en tout cas à un tout nouvel éditeur, Hikaya, que nous devons cet arrivage, une jeune maison qui semble vouloir se spécialiser dans des imaginaires venus d’ailleurs, et dont c’est là l’une des deux premières productions — l’autre étant Paradis Synthétique, du Jordanien Fadi Zaghmout. Maison qui, ultime précision, ne semble pas ou peu diffusée au-delà d’Amazon, en tout cas à l’heure de la rédaction de ces lignes… 

Tout grec qu’il soit, l’intrigue du présent roman est de facture on ne peut plus classique. Un vaisseau colonisateur terrien aborde un monde où vivent des chasseurs très vaguement humanoïdes dans les premières descriptions, puis bien davantage par la suite… Planète également peuplée d’abominables vers télépathes géants tenant de la scolopendre ; leur confrontation avec les nouveaux venus, un affrontement apocalyptique à grand renfort de tripaille et de quantité de fluides corporels, mettra l’estomac du lecteur à rude épreuve.

Un canevas un brin éculé, donc, mais sous-tendu par un background pour sa part bien plus moderne. Car cette colonisation est le fait d’une post-humanité avancée, la Polys, une gestalt composée de milliers d’individus regroupés en une unique entité monadique (ce n’est pas si fréquent) qui n’est pas sans rappeler le roman Black Out d’Andreas Eschbach, grâce au « corail », manière d’apothéose socialiste : plus de guerre, plus d’inégalité, une seule pensée… Cette entité n’en constitue pas moins le « méchant » du roman. Jésus, le personnage principal, est un clobot — un clone robot : être de chair, mais animé par un programme que l’on dirait tout droit sorti des trois lois de la robotique asimovienne l’obligeant à aimer les humains qu’il déteste pourtant. Passager clandestin par la grâce de son amoureux (Jésus est gay), il se voit contraint de faire contre mauvaise fortune bon cœur en servant la Polys qui escompte bien trouver sur ce monde des êtres qu’elle puisse intégrer. Le principal souci de Jésus est de pouvoir accéder à son reboot hebdomadaire — d’où le titre —, nécessité sans laquelle il risque une manière de folie dysfonctionnelle.

Le plus gros défaut du roman tient dans le très faible lien entretenu par la sexualité de Jésus — qui semble capitale aux yeux de l’auteur — et son intrigue, cette première n’ayant d’autre utilité que d’introduire le personnage comme passager clandestin. Pour le reste Hard Reboot, dense, souvent glauque et écœurant, hyper techno, ne manque pas d’intérêt. À commencer par l’aspect monadique de la gestalt, une option scénaristique rarement explorée, et ici très réussie. Au final, Antony Paschos renouvelle de belle façon le vieux thème de la colonisation extra-planétaire dans une optique résolument contemporaine.

 

 

Fragile/s

Journaliste, scénariste et réalisateur, ancien animateur de La Méthode Scientifique sur France Culture, Nicolas Martin offre avec Fragile/s son premier roman. Non sans s’être auparavant essayé à la nouvelle, notamment dans ces pages avec « Un soir d’orage » (cf. Bifrost n°108).

Dans un futur proche, avec une fertilité en berne et l’extrême-droite au pouvoir en France (et une part importante de l’Europe), le contrôle des naissances devient une priorité politique. D’autant plus qu’une maladie touche un grand nombre d’enfants, surtout les filles : le « syndrome de l’X fragile », qui entraîne des traits physiques reconnaissables et des difficultés cognitives.

Typhaine, bénéficiant d’une place dans un programme test, est enceinte. D’un garçon. Sain. Avec Gauthier, ils sont déjà parents d’une fille de 12 ans. Une fille fragile. Les deux grossesses sont racontées en parallèle, afin de planter le décor. Idéalistes, les parents se sont rencontrés dans un syndicat étudiant. Quand Gauthier commence à travailler pour le ministre de la Justice, ils s’imaginent pouvoir faire de l’entrisme. Que le pouvoir en place ne tiendra pas. Les années passent, et voici donc Typhaine intégrée parmi les 1500 femmes encadrées dans un projet de fécondation eugéniste, projet vital pour le Ministère de la Famille et du Repeuplement. Problème, les enfants issus du programme développent un comportement inquiétant et des capacités cognitives inattendues.

La question de la stérilité et de la démographie est une thématique régulièrement exploitée dans la SF : du Meilleur des mondes (cf. Bifrost n°74) aux Heures rouges, en passant par La Servante écarlate (cf. Bifrost n°39), les exemples ne manquent pas. Le bébé, valeur-refuge des sociétés dystopiques ! L’emprise est une autre des thématiques fortes du livre. Celle de Gauthier sur son épouse, où gaslighting et crédit social se mêlent pour entraver Typhaine ; celle du régime sur le couple, avec ses petites lâchetés du quotidien qui deviennent de grandes compromissions. L’entraide et les réseaux de solidarité viennent équilibrer, tant que faire se peut, la noirceur du tableau peint. Les personnages sont forts, pleins de fêlures mais déterminés à agir pour ce qui leur semble juste. Aux côtés de Typhaine, de nombreuses femmes alimentent l’histoire et forment le cœur de l’intrigue.

L’actualité politique nationale confère un écho particulier au roman. Nicolas Martin ancre son texte dans une réalité de laquelle il ne fait que pousser un peu certains curseurs. Les débats autour de l’IVG ou le « réarmement démographique » prennent ici une tournure coercitive, sans parler de l’extrême-droite au pouvoir. L’une des forces du texte est de nommer frontalement les menaces, et les origines de celles-ci. Un monde où « la fin de l’Histoire » n’est pas synonyme de stabilité, mais de chaos.

Le goût de l’auteur pour le cinéma de genre se fait sentir dans la narration de certains chapitres, présentés sous forme d’enregistrement avec description des sons ambiants. Certaines scènes mériteraient d’être vues — quand il y a un bébé dans l’affaire, la terreur a tendance à vite grimper ! L’évolution du texte ouvre diverses pistes, et c’est l’un des intérêts du roman que de nous emmener dans des développements inattendus, avec parfois des doutes sur la nature même de ce que l’on lit. La volonté de rythme et de tension accouche parfois d’incohérences ou d’explications un rien difficiles à croire — mais rien de rédhibitoire. La résolution reste un peu trop didactique et désincarnée, même si elle permet de fixer la coloration globale de ce texte — que nous nous garderons bien de dévoiler —, mais le final vient corriger l’errance en remettant les personnages au centre.

Une lecture qui mérite le détour. Une plongée dans un futur proche glaçant, aux côtés de femmes combatives, chacune à leur manière et selon leurs moyens, pour affronter un pouvoir total.

 

 

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