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Guide de la SF et de la Fantasy

Pilier de la blogosphère francophone dédiée aux littératures de l’Imaginaire avec son RSF Blog, Karine Gobled avait déjà publié aux éditions ActuSF un Guide de l’uchronie, co-écrit avec Bertrand Campeis. En solo, la voici qui récidive avec un nouveau guide consacré, en toute simplicité, à la science-fiction et la fantasy, ainsi qu’aux autres genres et sous-genres de l’Imaginaire – fantastique, steampunk et uchronie…

De quoi retourne-t-il précisément ? Ayant pour ambition de faire découvrir les littératures de l’Imaginaire au néophyte, le guide entreprend d’abord de battre en brèche les idées reçues et les clichés. Les chapitres suivants passent ensuite en revue les grands genres : la SF, la fantasy, le steampunk, l’uchronie, proposant un bref historique suivi d’un guide de lecture de douze titres ou cycles/séries. Le dernier tiers de l’ouvrage quitte la littérature pour s’intéresser à tous ceux qui la font et la mettent en avant : les éditeurs, les bibliothèques spécialisées, les prix, les manifestations dédiées, les universitaires, les sites web, les blogueurs. De brèves interviews ponctuent l’ouvrage, achevant ainsi un panorama plutôt complet des littératures de genre dans l’Hexagone. Mission accomplie ? Presque.

Certes, on pourra toujours pinailler : outre une maquette austère, des énumérations un brin fastidieuses, un ton parfois scolaire et un risque de péremption élevé (certaines informations étaient déjà dépassées à parution), ce Guide contient aussi quelques petites erreurs et approximations, et certains des partis-pris s’avèrent discutables. Ainsi, pourquoi n’aborder le fantastique que via deux de ses créatures les plus connues, à savoir le vampire et les zombies : quid du reste, Lovecraft, Stephen King, Jean Ray ou Mélanie Fazi ? Pourquoi proposer des suggestions de lecture faisant la part belle aux classiques en fantasy, littératures vampirique et zombiesque, uchronie, steampunk… sauf en science-fiction, dont la sélection fait bon nombre d’impasses ? Pourquoi consacrer tant de place à certains genres ayant fait l’objet de petits guides séparés chez le même éditeur ? Mais y a-t-il là de quoi vouer le présent ouvrage aux gémonies ? Non, sans doute pas.

En fin de compte, ce Guide n’apportera pas grand-chose aux connaisseurs – hormis l’envie d’ergoter (mais obtenir l’unanimité sur un tel projet relève, justement, de la science-fiction). Ça tombe bien : l’ouvrage ne s’adresse pas à eux. Pour les amateurs ou les curieux, il s’agit là d’un petit livre recommandable, en dépit de ses défauts, d’autant que tous les autres guides sur les littératures de genre (Le Science-fictionnaire de Stan Barets, Le Guide Totem de la SF de Lorris Murail, Passeport pour les étoiles de Francis Valéry) sont épuisés et/ ou introuvables. Fans éclairés : offrez celui-ci à vos amis, à vos ennemis, à votre petit frère ou votre mère, à vos voisins ou aux premiers Témoins de Jéhovah venant toquer à votre porte, glissez-le en douce dans la poche de tous ceux qui croient ne pas aimer les littératures de l’Imaginaire — peut-être changeront-ils d’avis…

L'Âge d'or

En 2015, l’étonnant roman de Michal Ajvaz, L’Autre ville, était passé sous le radar bifrostien. Déambulation onirique et surréaliste dans une Prague à mille lieux de la capitale devenue trop touristique, ce troisième roman de son auteur (et premier à paraître en français) avait été récompensé par un Prix Européen des Utopiales. Deux ans plus tard, les éditions Mirobole ont publié son huitième roman (et donc deuxième à paraître en français), L’Âge d’or.

Bien après son retour à Prague, le narrateur du présent livre propose au lecteur une excursion sur une île égarée, sans nom, quelque part entre le Cap-Vert et les Canaries. Une île autre, si l’on se fie au titre original du roman (« L’Autre Île »). Drôle de bout de caillou, pas spécialement exotique ni paradisiaque, où les colons européens n’ont jamais réussi à imprimer durablement leur marque. Chez ses habitants autochtones, tout est fluctuant : l’identité, les noms, la langue, l’écriture, la gastronomie… Le hasard, les accidents, les erreurs, tous y sont essentiels. Les maisons ont des parois d’eau ; on cuisine sans feu, en laissant macérer les aliments. Le roi de l’île, élu, ne sert à rien ; les lois passent par le bouche à oreille, se déforment avant de revenir, peut-être, à leur aspect initial. Une utopie ? Si l’on veut. Le narrateur, exaspéré, a fini par quitter l’île.

Et puis il y a le Livre : l’unique livre de la culture de cette île, ouvrage collectif n’ayant rien à envier au Livre de sable borgésien. Dans ce livre qui se transmet de lecteur en lecteur, chacun est libre d’ajouter ou retrancher des pans de l’intrigue ; c’est un palimpseste insensé et foisonnant dont les récits s’enchâssent et jettent des passerelles entre eux, où chaque détail est susceptible de faire l’objet d’une longue digression. Et, peu à peu, le guide de voyage de cette île perdue se mue en retranscription de quelques-uns des récits composant ce Livre – des récits puisant au creuset des mythes et légendes, avec des princes et des princesses, des joyaux, des secrets, des vengeances, tour à tour drôles, grotesques ou effrayant – jusqu’à finir par prendre l’apparence du Livre en question, le narrateur se jouant de son lecteur. On pourrait comparer cet aspect de L’Âge d’or au Jardin des sept crépuscules de Miquel de Palol, qui n’a pas à rougir sous l’aspect du foisonnement et de l’enchâssement des récits, ou aux Insulaires de Christopher Priest, mais ce ne serait pas rendre justice au récit du Tchèque : Ajvaz a sa singularité, à nulle autre pareille – et donc précieuse.

Porté par une langue exquise et évocatrice, L’Âge d’or ne laisse d’intriguer. Foin d’exotisme facile mais dépaysement assuré. Au lecteur de décider s’il accepte de lâcher prise et d’être emporté par la prose onirique de Michal Ajvaz. Même s’il peut en laisser certains sur le bord du chemin, ce voyage vaut le détour.

Le Crépuscule des dieux

[Critiques du tome 1, du tome 2 et du tome 3.]

Commencée en février 2015, la saga de Stéphane Przybylski touche à sa fin. Nous sommes dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, et en parallèle de la reconquête de l’Europe envahie par les nazis, se nouent et se dénouent des enjeux plus obscurs. Friedrich Saxhäuser, l’ancien SS, l’agent spécial devenu très spécial depuis que les extraterrestres installés sur Terre lui ont conféré d’énormes pouvoirs, dont une résistance physique ultime, tente de défendre leur cause et d’éviter qu’ils ne soient exterminés. Car le Club Uranium veille, étonnant mélange composé d’Américains, d’Anglais et d’Allemands : son but étant d’éviter à tout prix que l’on suspecte l’existence de ces créatures venues du ciel, de peur qu’une telle révélation sème la panique. Quant à Reinhard Heydrich, le chef de l’Office central de la sécurité du Reich, il s’est mis en relation avec d’autres extraterrestres, une faction tout juste débarquée sur Terre en quête de leurs congénères établis de longue date, et qui n’ont pas nécessairement les mêmes vues que leurs prédécesseurs. Avec, au cœur de cette lutte d’influence, l’invraisemblable puissance qui se dégage de ses êtres et peut détruire notre planète.

Raconté sous forme de flashbacks à partir d’une discussion entre un membre du Club Uranium et la petite-fille de Saxhäuser, ce roman adopte la forme à laquelle nous a habitués Przybylski : une succession de scènes courtes, nerveuses, qui tissent peu à peu la trame globale de l’histoire. Toutefois, la fin approchant, il convient de rassembler tous les éléments de l’intrigue, aussi celle-ci est nettement plus linéaire que celle des volumes précédents. On retrouvera en revanche la même rigueur dans la narration des événements historiques – parfois au prix de paragraphes qui auraient mérité d’être davantage intégrés dans le schéma narratif plutôt que de verser dans le cours d’histoire magistral –, la même saveur de roman-feuilleton qu’on engloutit avec gourmandise, au gré de rebondissements orchestrés avec plus ou moins de prévisibilité, et le même goût pour installer des personnages crédibles, même si l’auteur s’amuse également parfois avec quelques clichés issus de films de guerre ou d’espionnage (voire cite un certain ouvrage de SF célèbre, dans lequel les nazis ont gagné la guerre). On est ainsi en territoire connu, un territoire jalonné de scènes choc, notamment via les expérimentations ratées du docteur Sigmund Rascher, pour cet ultime volet qui conclut donc avec les honneurs cette copieuse saga (pas loin de 2000 pages tout de même).

Globalement, Stéphane Przybylski aura marqué l’Imaginaire français avec sa « Tétralogie des Origines ». Sans prétendre au statut de chef-d’œuvre, son imposant mélange d’histoire réelle dépeinte avec rigueur et d’élucubrations ufologiques hautement improbables se sera révélé suffisamment jouissif et stimulant pour qu’on ne l’oublie pas de sitôt. Il est peu de dire qu’on attend désormais avec impatience son prochain roman, afin de juger de son aptitude à se projeter dans une autre histoire.

Sherlock Holmes aux enfers

Les Enfers. Deux démons assistent à la chute d’un corps, celui d’une humaine morte « À l’endroit où la mort est bannie ». Divers incidents qui mettent en péril la souveraineté de l’Ici-Très-Bas conduisent Adramelech, Grand Chancelier des Enfers, à faire appel à Sherlock Holmes. Comment le détective logicien va-t-il pouvoir enquêter dans le domaine de l’irrationnel ? C’est oublier son célèbre adage : « Quand on a éliminé l’impossible, ce qui reste, aussi improbable soit-il, est la vérité »

Le pastiche holmésien est un exercice difficile qui répond à des contraintes, autant de figures obligées que sont Londres, le brouillard ou la vie au 221B, Baker Street… En général, les auteurs français s’y cassent la pipe, sauf à les détourner. Ainsi Jean Dutourd avec Mémoires de Mary Watson et Jean-Jacques Sirkis avec La grand-mère de Sherlock Holmes ont su tirer leur seringue du jeu.

À l’origine, Sherlock Holmes aux Enfers est un projet BD sur scénario d’André-François Ruaud, spécialiste émérite du détective. Sur la base de son canevas, il a confié le projet à Nicolas Le Breton, passionnant guide de profession, et donc choix judicieux pour une visite des catacombes bibliques. Et pourquoi pas, après tout Watson cache Conan Doyle dans les récits originaux.

Nicolas Le Breton prend la voix du détournement. Elle conduit aux Enfers, dont chacun sait que le chemin est pavé de bonnes intentions. Or Le Breton a une tendance au style plus ampoulé qu’un Noël de l’entreprise chez Thomas Edison, et il manque une véritable correction au manuscrit. Qu’on en juge : Sherlock Holmes « tire une bouffée » de sa pipe, continuellement, sauf une fois où il « l’expulse » ; p. 11, l’auteur confond un chapeau et une casquette ; p. 28, on lit «les dents inertes du cadavre » et p. 40, on trouve trois «  que » dans la même phrase. Sans compter, l’erreur est toutefois commune, qu’il n’y a pas de pomme dans la Bible mais un fruit. En latin « malum » signifie « pomme » ou « mal », le traducteur antique a simplement fait un jeu de mots.

Alors, une Sherloconnerie ? Eh bien pas du tout.

Au contraire, c’est une totale réussite comme le serait un spectacle au Théâtre du Châtelet, un vaudeville qui répond point par point au cahier des charges : on pleure beaucoup, on se pâme, on prend ses jambes à son cou. Il est évidemment question de travestissement et d’adultère à la Feydeau. Les acteurs cabotinent : « Je suis Lucifer, imbécile ! », «  Mais non ! C’est moi, Lucifer ! ». Culotté comme une vieille bouffarde, Le Breton rend même un hommage à Johnny Hallyday avec, p. 100, un « Mary, si tu savais ». L’ensemble est assurément réjouissant.

Au final, et sous la magnifique couverture de Melchior Ascaride, mais trompeuse car elle laisse croire au tragique, Sherlock Holmes aux Enfers est un pastiche réussi, au-delà peut-être même de l’intention initiale. Ruaud en Doyle, Le Breton en Watson, offrent un récit très drôle, qui vaut bien mieux que trop d’apocryphes sérieux mais vains. Avec son style feuilleton farcesque fanfreluche franchouille parfaitement assumé, Sherlock Holmes aux Enfers invente un nouveau genre : la fantasy opérette.

Hemlock Grove

Peter Rumaneck, un jeune Gitan qui a une queue de cheval et son svadhistana juste derrière les couilles, est la bête curieuse du lycée. Il est repéré par Roman Godfrey, ado décadent en blazer, héritier de la fortune locale, dont la sœur est, elle aussi, pour le moins repérable (l’authentique réussite du roman). Le bled renferme son lot de secrets, comme de bien entendu. Depuis quelques temps, les cadavres de jeunes filles sont retrouvés couverts de lacérations. Il doit s’agir d’une énorme bête, que les locaux peinent à identifier. Peter penche plutôt pour un loup-garou. Le Gitan sait de quoi il parle, pour en être lui-même un…

Hemlock Grove reflète une tendance bien implantée dans l’imaginaire américain, particulièrement lorsqu’il a trait à la géographie. Quand il s’agit d’une menace globale qui engage toute l’humanité, elle n’est montrée qu’aux States. Par contre, n’importe quelle bourgade est une ouverture vers l’enfer, les univers parallèles ou toute autre dimension bizarre. L’étrange n’est acceptable que s’il n’est pas l’étranger, prêt à franchir la frontière. Hemlock Grove relève de la seconde catégorie, la porte vers l’ailleurs, qui va de Twin Peaks à Wynonna Earp en passant bien sûr par Buffy. L’auteur joue avec les codes qui commencent tout de même à relever du cliché, même pris au énième degré. De ce point de vue, le roman est parfaitement dispensable, autant voir directement l’adaptation en série télé développée depuis 2013 par Netflix, qui plus est sous la codirection de l’auteur. Par contre, Brian McGreevy est un authentique styliste, aux heureuses formules telles : « La peur est un agent incendiaire; lorsqu’elle rencontre la bêtise, elle s’enflamme » ; ou « C’était comme si les mots qui convenaient n’avaient pas encore été inventés  ». Jusqu’à parfois en faire trop, la fin du roman, totalement cryptique, relève de l’oracle delphique. Le tout ressemble un peu à un épisode de Gilmore Girls écrit par Donna Tartt pour J.J. Abrams.

Zothique

Les éditions Mnémos ont procédé à une levée de fonds dans le fort louable but de publier une intégrale de la fantasy de Clark Ashton Smith. Un projet en quelque sorte similaire, n’étaient la levée de fonds (plus de 90 000 euros, tout de même) et la taille des œuvres considérées, à l'édition « Louinet » de l'œuvre de Robert E. Howard qui fut menée chez Bragelonne – Smith étant bien moins connu qu’Howard. Moins connu qu’Howard, et a fortiori que Lovecraft, certes, mais pas moins talentueux.

La France a découvert Clark Ashton Smith en 1974, plus de dix ans après sa mort, avec le recueil Autres dimensions chez Christian Bourgois. Il fallut encore plusieurs années pour voir paraître un recueil déjà intitulé Zothique en 1978 (dans la collection « Le Masque Fantastique » deuxième série), puis Poséidonis en 1981(en grand format) à la Librairie des Champs-Elysées. Au final, ce seront les Nouvelles éditions Oswald qui accompliront l’essentiel de la tâche, de 1985 à 1989, en publiant huit recueils de C. A. Smith. Après la publication de Morthylla (NéO n°218/219) qui sera aussi le chant du cygne de l’éditeur, Smith allait sombrer dans un purgatoire de vingt-cinq longues années (hors ce qui fut publié par le micro-éditeur La Clé d'Argent).

Mnémos a donc recouru au financement participatif pour extirper Clark Ashton Smith de l'oubli. Il semble exister une édition de luxe réservée aux contributeurs en trois volumes (non vendue en librairie, donc), et une édition grand public qui devrait compter au final cinq volumes et dont le présent Zothique fait l’ouverture. Devraient suivre : Averoigne, Hyperborée, Poséidonis et Autres mondes (pas forcément dans cet ordre).

Zothique est l’ultime continent subsistant à la fin des temps sous un faible soleil rouge qui laisse resplendir les étoiles en plein jour. C’est un pays qui ressemble beaucoup à la « Terre mourante » de Jack Vance. Un monde en proie à la sorcellerie. Où Vance, en cela plus proche de Howard, donne avant tout des récits d'aventures, Smith livre des drames. Si l’aventurier peut se contenter d’être présenté avec une personnalité plutôt sommaire, l’intérêt narratif reposant essentiellement sur les péripéties, le drame exige des personnages davantage élaborés – le drame, justement, survenant parce que le personnage est ce qu'il est. Pas de drame de la jalousie sans jaloux. Le personnage howardien affrontera son horreur les yeux dans les yeux ; taillera le sorcier en quatre et, s’il doit mourir, le fera un révolver fumant dans chaque main. Le personnage lovecraftien type est un antihéros affrontant le plus souvent par inadvertance de telles monstruosités que même si le corps ne trépasse point, l’esprit ne peut que fuir dans la plus noire folie, lâcheté vitale. Lovecraft ne laisse aucune place à l’héroïsme ni, donc, à la tragédie. Où le héros howardien peut connaître une fin tragique, éventuellement choisie, mais nullement méritée, c’est un malencontreux hasard ou l’incurie du personnage lovecraftien qui le confronte à une horreur qui n’est pas à sa mesure. Contrairement à Howard, le sorcier, chez Smith, n’est pas mauvais en soi. Son statut de sorcier ne suffit pas à en faire une incarnation du mal. Chez Smith, l’horreur n’a pas l’incommensurable puissance cosmique que sait lui conférer Lovecraft; elle est en quelque sorte à taille humaine, et si le personnage smithien fini par y succomber, c’est qu’il a en premier lieu succombé à ses très humains défauts que sont l’envie, la jalousie, le lucre, une ambition démesurée et la volonté de puissance. Notons encore que la pièce inédite « Des Morts, tu subiras l'adultère » est sous-titrée « un drame en dix scènes ». On pourrait situer C. A. Smith à mi-chemin entre Howard et Lovecraft, mais il n’est pas vraiment sur la même ligne. Faut-il voir dans cet accent mis sur les personnages la raison faisant que Smith ne jouit pas d’une même renommée que ses confrères révélés par Farnsworth Wright durant l’âge d'or de Weird Tales ?

L’illustration ne rend guère sur l'édition grand public, mais c’est bien le seul vrai défaut d’un ouvrage indispensable où l’on pourra lire quelques-uns des textes les plus connus de Clark Ashton Smith, tel « Le Jardin d'Adompha », « Le Voyage du roi Eurovan » ou « Les Charmes d'Ulua ». Voici donc dans une nouvelle traduction qui se veut définitive de l'œuvre d’un des maître de l'Imaginaire américain du siècle dernier, enfin rendue aux générations actuelles de lecteurs francophones qui n’ont qu’à lui faire honneur pour aborder des contrées littéraires inédites.

Nemrod

On nous promet un space opera total où la communauté humaine, gigantesque état galactique et bienveillant, se découvre soudain aux prises avec un Adversaire inconnu qui anéantit les mondes les uns après les autres, comme pour s’en nourrir. Le lecteur suivra ce conflit à travers trois protagonistes. Tjasse Ewy, un ado vivant sur un monde rural où il se voit condamné à la déportation pour avoir occis le meurtrier de sa sœur. Czar Santo, un détective privé soi-disant truculent, contacté par un oligarque flirtant grave avec le côté sombre de la loi. Et Giana Miracle, qui n’en fait pas, lesbienne et « marine » qui flingue du Négro variant à tout va dans les colonies qu’il faut remettre au pas, non mais… Autant pour la bienveillance ! Ajoutons Lynette Landstrom, fille et/ou femme de l’oligarque bientôt mort qui chipe fissa le rôle de Santo et le traine sur cinq cents pages comme un boulet. Kausar, l’amante gradée de Miracle, une poignée d’IA qui servent, elles, à quelque chose, et la religion de Cao Dai qui ne sert à rien.

L’Adversaire (le Nemrod du titre, c’est lui), nous rappelle au début « L’Aube de la Nuit » de Peter F. Hamilton ; la fin se rapprochant plutôt, quant à elle, du Cinquième élément de Luc Besson (aïe), à l’instar duquel Olivier Bérenval a parsemé son roman d’une pléthore de références comme s’il tenait à tout prix à nous faire comprendre qu’il avait bien lu toute sa SF étant petit, avec le même enthousiasme que l’on avale sa cuiller d’huile de foie de morue pour nous la régurgiter aujourd’hui.

Si la lecture de Nemrod abonde en citations de Victor Hugo, elle laisse surtout une interminable liste de « Pourquoi ? ». Les diverses péripéties sont liées par un lien si lâche qu’il est au final difficile de parler de dénouement. Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler. Juste un enchaînement d’événements sans liens de cause à effet. Les personnages ne servent à rien. Au début, l’adversaire semble être une entité vorace qui dévore les mondes sur lesquels elle s’abat comme une nuée de locustes, on pourrait penser à de la nanotechnologie, jamais évoquée, dans le genre de celle de La Proie, de Michael Crichton, à l’échelle cosmique. À la fin, l’adversaire disparaît de son plein gré, comme au terme d’une quête spirituelle où l’humanité incarnée en une sorte de trinité élémentale lui aurait livré quelque Graal… Vous connaissez ce jeu de poivrot consistant à verser dans le plus grand verre (un verre de cinq cents pages !) un peu de toutes les boissons disponibles que le perdant doit boire ? Et bien, j’ai perdu à la version littéraire de ce jeu qui s’appelle Nemrod. Une purge.

La fée, la pie et le printemps

Angleterre, milieu du XIXe siècle. La porte entre les mondes humain et féérique n’est plus gardée. Les fées sont de retour sous le soleil. À peine enfuie de sa prison de brume, la revancharde Rêvage compte bien remettre au pouvoir ceux de son espèce, ce qui implique la mise en coupe réglée de tous les mortels. Qu’à cela ne tienne : un peu de magie, un stratagème à base de changelin, et voilà le trône d’Angleterre qui vacille. Mais une bande d’aigrefins, presque à son corps défendant, va venir contrecarrer ce beau et louable projet…

Tout le monde sait que nous sommes plutôt bienveillants, à Bifrost, surtout avec les jeunes auteurs et à l’occasion des toutes premières fois… Alors, il faut croire que ce roman joue de malchance. On aimerait l’aimer (si je puis dire), on souhaiterait adhérer au propos de l’auteure, s’émouvoir ou jubiler avec elle. Et puis, il ne se passe rien. On tourne les pages, constatant que certains passages sonnent justes, qu’ils contribuent à créer une jolie atmosphère victorienne, mais au final on est obligé de se rendre à l’évidence : ça ne marche pas.

À qui la faute ? À des protagonistes falots ? Au manque de profondeur du background ? À l’intrigue, à la fois convenue, téléguidée et sans ressort dramatique ? Au défaut de personnalité de la prose ? Le roman s’échine à laisser son lecteur à l’extérieur : dans un entre-deux sans contours ni couleurs, tout le contraire du programme annoncé par la couverture de la bédéaste Lucy Mazel.

Hélas, la bienveillance a ses limites…

En lisant Elisabeth Ebory, on ne peut s’empêcher de penser à John Crowley, à Léa Silhol (si si), combien plus convaincants quand il s’agit de décrire les paysages de la Féérie ou de mettre en scène la trouble profondeur des êtres issus du folklore et de la mythologie. Face à ces maîtres, Ebory a encore tout de l’élève appliqué et besogneux.

La Fée, la pie et le printemps n’est peut-être pas si mauvais ; après tout, il fait partie des cinq titres présentés aux jurés du Goncourt 2017 par un collectif d’éditeurs de l’Imaginaire. À moi, il a semblé juste banal et aussi attirant qu’une assiette de nouilles froides. On aimerait le détester. Toutefois, même cela, on n’y parvient pas.

Le Terminateur

Le cœur de la science-fiction bat au rythme de la nouvelle. On ne le répétera jamais assez. Le recueil de Laurence Suhner vient nous le rappeler et d’une fort belle manière. L’écrivain suisse, autrice de la trilogie « QuanTika », dont le premier tome vient d’être réédité en poche chez Folio « SF », dévoile ici la multiplicité de ses sources d’inspiration. Douze textes dont sept inédits, des nouvelles de science-fiction, bien sûr, mais aussi du fantastique référencé au style suranné qui amuse sans vraiment surprendre. Des œuvres de commande destinées à des anthologies ou des revues, mais également des textes de jeunesse puisés dans ses archives. Bref, de quoi nourrir le sense of wonder, tout en cherchant à satisfaire ce sentiment de vertige cher à l’amateur de science-fiction et qui se fait si rare en ces temps de dystopies et de romans post-apocalyptiques triomphants.

Car, s’il est un reproche que l’on ne peut pas faire à Laurence Suhner, c’est celui de prendre la science-fiction comme un prétexte. L’autrice sait que le genre est un prodigieux générateur d’images et d’histoires, capable de produire un sentiment de sidération incomparable. Que ce soit sur l’océan de Nuwa (« Le Terminateur » et « Au-delà du terminateur »), l’une des exoplanètes du système TRAPPIST-I, ou dans la nouvelle « Timkhâ », matrice par ailleurs de la trilogie « QuanTika », elle réveille ce frisson conceptuel tant prisé par les aficionados, remettant l’humain à sa juste place, celle de simple composante de l’univers.

L’homme se trouve en effet au cœur de toutes les nouvelles du recueil. Il n’est cependant aucunement le centre de l’univers, bien au contraire, qu’il imagine la fin du monde par pur égoïsme infantile («  Différent »), qu’il se frotte à l’altérité (« Timkhâ ») ou qu’il cherche à percer les secrets de la matière (« La Fouine »), l’homme n’est pas le sommet de l’évolution. D’ailleurs, peut-être n’est-il qu’un bruit de fond, jouet de puissances occultes insensibles à son existence (« Homéostasie ») ? De quoi inciter à la modestie et à une bonne dose de prudence. Et ce n’est pas Stephen Hawkin qui nous contredira sur ce point.

Du sommaire du recueil, on ne retiendra certes pas« La Chose du lac », « Le Corbeau » et « L’Autre monde », exercices de style, un tantinet vintage, lorgnant vers le fantastique et quelques grands anciens – en vrac : H. P. Lovecraft, Edgar Allan Poe ou Maurice Leblanc. On ne retiendra pas davantage « M. Ablange », qui aurait bien mérité de rester inédit. Préférons leur « La Valise noire », courte nouvelle sur la multiplicité des possibles, voire « L’Accord parfait », texte liant fonction d’onde et musique. Sans oublier les deux nouvelles situées dans le système TRAPPIST-I. Voici les réussites incontestables d’un recueil loin d’être honteux, mais qui laisse le lecteur un tantinet sur sa faim. Raison de plus pour (re)lire la trilogie « QuanTika », en attendant le prochain roman de l’autrice.

Espace lointain

Un beau jour, Gabr se découvre un sens inédit. Il peut voir ! Pour le jeune étudiant brillant, promis à une union heureuse avec Lioz, la découverte de l’espace lointain se révèle un véritable traumatisme. Jusque-là confiné à l’environnement apaisant de l’espace proche, autrement dit ce que son ouïe et son sens du toucher lui révélaient, le voilà livré à l’inconnu. Son appartement confortable ressemble désormais à un bunker sombre et poussiéreux, au plafond sillonné par un réseau inextricable de câbles, et la Mégapole elle-même apparaît comme un univers carcéral, composé de multiples niveaux métalliques parcourus par une foule de pauvres hères habillés de guenilles. Terrifié par ces visions, Gabr consulte immédiatement un médecin qui lui propose un traitement pour soigner ses hallucinations. Mais, au lieu de prendre son remède et de respecter les prescriptions du praticien, il persévère dans son observation du monde, aiguillé en cela par son ancien professeur et mentor. Il découvre ainsi une cabale d’anciens voyants, aveuglés par le pouvoir (euphémisme), qui a décidé de l’utiliser comme arme pour détruire la Mégapole.

Après le perturbant Refuge 3/9 de Anna Starobinets, le délirant Bagdad, la grande évasion ! de Saad Z. Hossain et L’Installation de la peur de Rui Zink, récemment auréolé du prix Utopiales, la collection « fiction » des éditions Agullo peut s’enorgueillir d’avoir déniché avec Espace lointain une nouvelle pépite. Un titre aussi insolite qu’inconfortable, du moins pour nos certitudes confites dans la doxa sécuritaire.

Le roman de Jaroslav Melnik n’est en effet pas seulement le récit désespéré d’un individu lambda dont les repères volent en éclat devant l’affreuse vérité de son univers. Derrière la dystopie se dessine une réflexion profonde sur la liberté et le sens donné à cette notion. Le propos interpelle et éveille la conscience. Il dévoile la fausseté des évidences et suscite quelques échos dans un monde de plus en plus obsédé par le confort et la sécurité. Quelle dose de contrôle est-on prêt à accepter sur nos existences ? À partir de quel seuil passe-t-on du tout sécuritaire au tout totalitaire ? Sur ces questions cruciales et finalement actuelles, Jaroslav Melnik n’apporte pas une réponse toute faite. Il se contente de mettre en scène et de pousser la logique de sa Mégapole en multipliant les points de vue. Des coupures de presse, des extraits de journaux intimes, d’interviews, d’essais ou de recueils de poésie censurés par les autorités entrecoupent un récit à la troisième personne. On se détache ainsi de la linéarité de l’intrigue, appréhendant la Mégapole dans tous les aspects de son architecture sociale.

Espace lointain se distingue également de ses illustres prédécesseurs dystopiques en proposant un totalitarisme collectif, accepté et intégré par tous, dont le fonctionnement n’a même plus besoin du talon de fer d’une quelconque figure autoritaire. L’existence toute entière des habitants prend sens dans la Mégapole, la contrainte y étant remplacée par l’obéissance et l’émancipation par le refus de l’inconfort. Milgram n’est pas loin, mais également Orwell, puisque l’absence de la vue supprime les sources de distraction ou de révolte.

Bref, on s’empressera de recommander la lecture de ce roman qui pousse l’élégance jusqu’à éviter de nous faire la leçon. Une qualité précieuse pour une œuvre politique, dans la meilleure acception du terme.

Ça vient de paraître

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Le dernier Bifrost

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