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Distraction

[Critique de l’édition américaine de Bantam Spectra Book parue en décembre 98]

Dans Distraction, Bruce Sterling poursuit avec le talent d’historien qu’on lui connaît son exploration des mondes futurs dévorés par la technique. Les mécanismes d’imbrication du vivant et de la machine continuent leur œuvre entropique sans que jamais la fin soit en vue.

Quelque part au XXIe siècle, le monde pourrit. La nature est au plus mal. Les océans ont été empoisonnés, les forêts brûlées et le ciel est bien pâle. Un vent de révolte souffle contre la domination de la machine. Les villes sont délaissées, les cartes d’identités détruites par les millions d’Américains qui errent sur les routes. Le pays est en état de crise politique. Une guerre civile sévit entre l’autorité fédérale et le gouverneur de Louisiane, triste chimiste dont l’obsession est de pratiquer à grande échelle des expériences sur les cerveaux des réfugiés haïtiens. Un autre front menace sur la scène internationale. Un conflit couve entre les USA et la Hollande.

Sur ce fond d’anarchie se prépare en secret un projet qui a pour but de changer la face du monde en même temps que d’apporter l’espoir. Deux scientifiques, dont l’un est un ancien homme de l’ombre du Président, ont fondé un camp retranché, sorte d’état dans l’état où ils accueillent les nomades. Là, eux aussi pratiquent des expériences sur le cerveau.

Le grand talent de Sterling est d’élaborer son récit comme si le monde, à cet instant, y était condensé. Construit à la manière d’une intrigue politique, le roman nous fait descendre dans les bas-fonds, où légalité et manigances se confondent. Le laboratoire de l’Histoire y grouille de vie. C’est d’un bout à l’autre une grande réussite où le désordre le plus délirant ne laisse jamais d’être familier. Oui, c’est sûr, avec Bruce Sterling, il n’y a décidément « plus de saison ».

Les Cicatrices de l'évolution

Pourquoi marchons-nous sur nos pattes de derrière ? Pourquoi avons-nous perdu notre fourrure ? Pourquoi avons-nous acquis un si gros cerveau ? Pourquoi parlons-nous ? Réponse invariable : on ne sait pas ! Mieux : toutes les théories quant à l’origine de l’homme, à ce jour proposées, ont ceci en commun de ne pas résister à une contre-enquête sérieuse et dépourvue de préjugés. Dernière en date : la « théorie de la savane », véritable fonds de commerce du très télégénique Yves Coppens. Examinée de plus près que la distance vous séparant du poste de télévision, elle ne tient guère mieux la route que la création biblique en sept jours !

Rien n’explique ni ne justifie la nature étrange de notre peau, larynx, glandes sudoripares, tissu adipeux, larmes, organes sexuels, etc. Rien non plus ne saurait dire pourquoi, aventuré dans la savane comme de nombreuses espèces animales, l’homme aurait été le seul à évoluer comme il l’a fait — d’autant que cette évolution est infiniment plus destructrice que bénéfique : l’impressionnante liste de nos « tares » particulières (douleurs dorsales, obésité, acné, pellicules, hernies inguinales, hémorroïdes, dérèglement de la plupart de nos glandes…) fait de Homo Sapiens Sapiens le plus beau ratage de l’univers !

Absolument rien !

À moins de s’apercevoir que si l’homme ne partage dans sa « finition » pas grand-chose avec les mammifères terrestres, y compris les autres singes, il a tout en commun  avec les mammifères marins : de l’absence de fourrure à la copulation ventro-ventrale, en passant par la descente du larynx (respirer ou manger : il faut choisir !), l’existence du tissu adipeux sous-cutané (question de flottabilité et d’isolation), la perte des phéromones (à quoi cela servirait-il dans l’eau ?), la tendance à la néoténie, etc.

Depuis une vingtaine d’années, Elaine Morgan conduit, sur le mystère des origines de l’homme, des recherches méthodiques. Elle développe une argumentation solide et détaillée, en faisant appel aussi bien à la géologie qu’à la biologie, et en s’efforçant de ne jamais laisser de côté ce qui pourrait contrarier sa « Théorie du singe aquatique ». Peu de chercheurs ont cette rigueur, cette honnêteté.

Dans son troisième ouvrage sur le sujet, Elaine Morgan revient sur cette race de singes qui, il y a six millions d’années, vit son environnement bouleversé — se vit elle-même isolée et contrainte à une spéciation rapide. Ce singe évolua pour s’adapter à un nouvel environnement côtier et semi-aquatique — avant d’être confronté à un second bouleversement de son cadre de vie et lâché sur la terre ferme, désormais nu comme… un homme.

Les Cicatrices de l’évolution est un livre étonnant, écrit avec verve, dans une langue précise et colorée d’un humour très « british ». Il ouvre, qui plus est, des perspectives philosophiques vertigineuses — pour peu que vous ayez conservé une âme d’enfant (l’esprit humain est-il lui aussi néoténique ?), plusieurs évidences vous sauteront aux yeux. Entre autres le pourquoi de cette curiosité bienveillante des dauphins envers notre espèce — ou de ce sentiment étrange qui nous fait parfois voir dans l’insularité le reflet d’un paradis perdu : le Danakil.

Que la science est belle quand elle nous fait rêver…

The Second Angel

Le monde de Second Angel, à deux pas du nôtre — à peine une centaine d’années —, prend la figure d’un divertissement. Notre individualisme, nos négligences, nos libertés prises avec la science sont portées à leurs conséquences les plus morbides. L’homme est atteint dans ce qu’il a de plus vital : son sang, devenu l’ultime valeur économique et mystique. L’humanité est partagée en deux : ceux en bonne santé, ceux veillant sur leur corps comme sur un trésor, et les autres, condamnés à survivre dans des ghettos fétides. Leur monde est en sursis, étreint à la limite de l’asphyxie par la maladie et la technologie. Les digues craquent.

Dans cet étouffement éclate une rage, celle de Dallas, employé modèle à la banque du sang dont la femme et le fils ont été assassinés par le patron. Dallas lui fera payer le prix du sang en s’emparant de la plus importante réserve du précieux fluide située sur la lune et gardée dans une forteresse surprotégée sur lequel veille un ordinateur aux pouvoirs inconnus.

L’univers de Second Angel, miroir grossissant du nôtre, est très crédible. On saluera un usage intelligent de la note en bas de page qui donne au livre un aspect d’étude historique inversée. Cela et la chute en forme d’ouverture métaphysique — l’ordinateur, à tout prendre, choisirait-il d’être Dieu ou Homme ? — fait espérer que le détour de l’œuvre de Philip Kerr par la science-fiction ne restera pas qu’une péripétie.

Deux réserves toutefois : les dialogues qui sont parfois trop explicatifs ; les personnages qui donnent à plusieurs reprises l’impression d’évoluer dans un monde qui n’est pas le leur. Et le livre souffre d’une manie malheureusement trop en vogue parmi certains auteurs, pour qui construire un roman en forme de script dans une suite de tableaux visuels et pétaradants multiplie les chances d’allécher Hollywood.

À lire aussi : la critique de Jean-Pierre Lion de l'édition française du roman.

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Le Successeur de pierre

Cet épais roman brasse tellement de choses qu'il est difficile de savoir par où l'aborder. Par le passé ? Une série d'épisodes apparemment déconnectés laissent deviner les affleurements d'un secret millénaire et jalousement gardé, d'un texte maudit conservé en marge des Eglises, orthodoxes ou hérétiques. Par le futur ? Au siècle prochain, le monde occidental prive l'essentiel de sa population de la lumière du jour pour en faire des Larves, vivant dans des Cocons de métal, sortes de mini-studios entassés en gigantesques pyramides. Hormis quelques privilégiés, les humains enfermés n'interagissent plus — pour le travail, pour les rencontres, pour le sexe même — qu'au travers du réseau mondial. C'est dans cet univers qu'évoluent Calvin, jeune et naïf, mais promis par son intelligence à un destin exceptionnel, et la demi-douzaine de personnages qui l'entourent, qui presque tous vont se révéler tenir un rôle beaucoup plus important que ce qui était dit au départ.

Quand s'ouvre l'intrigue, la belle mécanique du réseau, et de la société telle qu'organisée par le très capitaliste Pacte de Davos, semble se dérégler : plusieurs meurtres mystérieux sont commis sur des Larves dont les cocons sont restés inviolés, et un logiciel de jeux qui allait être lancé à grand renfort de publicité est instantanément piraté et mis à la disposition de tous sur le réseau. Ce qui conduit indirectement à une guerre entre les USA et la Chine. Ce n'est pas rien — mais pour Calvin, c'est beaucoup moins grave que la mort suspecte de son amie Ada, qui le conduit à soulever les masques de sa famille d'amis à distance. Et les révélations vont le mener jusqu'au grand secret.

Le roman de Truong relève sans ambiguïté de la science-fiction même si son éditeur a choisi de le publier en-dehors du genre. Par rapport aux productions des auteurs accoutumés à la SF, il pèche par ses invraisemblances ; Truong postule une évolution sociétale qui vide en une vingtaine d'années les pays occidentaux, et tout leur appareil physique de production, de leur population humaine pour la concentrer dans les Cocons. On ne voit pas très bien comment cela serait matériellement possible, mais on comprend la nécessité d'un délai aussi court pour disposer de personnages dont la jeunesse d'avant-Cocon se soit déroulée à notre époque, avec des repères familiers pour le lecteur et l'auteur.

Encore par comparaison avec un roman de SF plus ordinaire, celui-ci présente des faiblesses de construction dramatique ; ce n'est pas qu'il manque de suspense, mais je trouve un peu forcée sa façon de sauter d'une ligne dramatique à une autre, et très artificiels des dialogues qui se résument souvent à des pavés explicatifs (et sont truffés de clichés sinon, cf. par exemple les répliques qui s'échangent lors de l'embryon d'enquête policière…)

Pour indigestes qu'ils paraissent, en ces pavés explicatifs réside la qualité du livre. Truong fait étalage d'érudition, que ce soit sur l'histoire des hérésies chrétiennes ou celle de la Chine, et tisse le tout dans une vision de l'antagonisme, disons, entre l'organique et l'intelligence artificielle — thème cher à Benford ou Egan. Bien sûr, il n'a pas une vision aussi cosmique que ces derniers, ni autant de brillance philosophique qu'Eco, par exemple. Et l'auteur montre trop sa main dans ses tirades contre le libéralisme et le machinisme tueur d'emplois, ou son panégyrique d'un pouvoir fort et centralisateur dans l'Empire du Milieu (quoiqu'on pense du fond de ces opinions, la passion autoriale inavouée produit rarement de la bonne littérature). Le Successeur de pierre est néanmoins un ouvrage fascinant, épicé de rebondissements, et relevé de références culturelles peu usitées en SF. Je ne me suis jamais ennuyé à sa lecture.

Sinedeis

Le monde du siècle prochain (tel que vécu par Pierre Pèlerin) s'est éloigné du nôtre à grands sauts de bizarreries : l'Église catholique romaine, rebaptisée le Vé, s'occupe surtout d'affairisme (soit) et de diffuser dans un urbi et orbi cathodique les aventures de ses « champions », des surhommes qui ont fini par devenir des acteurs. La genèse de ces surhommes, pourtant, relève d'un mélange de technologie et d'invocations d'esprits, dont celui de Saint Thomas d'Aquin (cruelle ironie que ce nouvel emploi du théologien passionné de la raison !). Et la genèse de Pierre Pèlerin, soumis lors de sa re-naissance dans la « sphère à traumas » à l'attaque de son double d'ombre, est suffisamment hors normes pour attirer l'attention du cardinal en disgrâce Fratri, qui voit dans ce champion incontrôlé l'occasion de retrouver un accès aux media, et donc une place dans la hiérarchie.

Pierre Pèlerin va donc devoir aborder une station de forage pétrolière abandonnée, à la dérive en Mer du Nord depuis des années sous les effets d'un cyclone qui lui semble particulièrement attaché, pour y récupérer l'âme de Nicolas Adona, mystérieux survivant du cataclysme qui avait transformé la station en épave. Dans cette mission (qui est diffusée au fur et à mesure sous forme de feuilleton), il est assisté par l'ingénieur Sarah Van Horne, femme impressionnante dont la principale fonction semble être de le rendre « horny »…

On le voit, les éléments baroques et irrationnels ne manquent pas, et surtout ils sont introduits sans avertissement préalable, sans que le lecteur puisse, a priori, les replacer dans un contexte. Contrairement à ce qu'annonce la couverture, ou à ce que pourraient faire penser le placement de l'intrigue dans le futur ou les éléments de quincaillerie employés par l'auteur (satellite, station de forage, réseau informatique), l'ouvrage ne relève pas du tout de la science-fiction ; il me semble qu'il lui manque la dimension introspective et morale qui fonde le fantastique, et que par contre il relève de la fantasy, en tant que présentant une intrigue entièrement placée dans un monde surnaturel. Ce qui ne l'empêche pas de faire appel à des éléments de métafiction, chers à la SF expérimentale des années 80… J'avoue avoir été gêné par des incohérences gratuites, comme de faire intervenir un personnage situé sur Saturne en direct dans une conversation téléphonique, alors que rien n'est dit sur des communications plus rapides que la vitesse de la lumière (p. 189). Et, plus généralement, par cette multiplication de deus ex machina (littéralement !) qui ne laissent pas le lecteur spéculer en parallèle avec le livre : il est condamné à se laisser emporter par le flot.

De fait, Jubert ne manque pas de références, et son prédécesseur le plus clair est le Pierre Stolze de Marilyn Monroe et les Samouraïs du Père Noël. On retrouve chez Jubert la même vaste culture, le goût des images surprenantes, une action caracolante, les conspirations venues de très loin… Avec, toutefois, un livre beaucoup moins écrit, beaucoup plus rapide. Mais pas sans humour discret ; j'avais peu apprécié le cliché sexiste de la page 163 (où Pèlerin gifle une Van Horne devenue « hystérique »), je n'en ai que mieux goûté le retournement symétrique de la situation page 187 ! Plus généralement, Valerio Evangelisti (et avant lui, Jean Ray, auquel un hommage explicite est rendu) avaient déjà pratiqué le mélange des genres dont Jubert se vante — ou son éditeur, en 4e de couverture ; mais, événement notable, la 4e de couverture de ce livre peut et doit être lue avant le roman, lui fournissant un prologue tant apéritif que je soupçonne l'auteur de l'avoir lui-même rédigée.

Si ce court roman manque de fond (mais ce n'est que le premier volet d'une œuvre qui n'a sans pas dévoilé ses batteries), il n'est jamais en peine de verve et d'action, et exécuté avec talent. Ceux qui l'accepteront comme tel devraient y prendre un intense plaisir.

Rupture dans le réel 1/2

Cet énorme roman commence en cinq lieux distincts, avec plus encore de protagonistes. Et certains d'entre eux sont visiblement tenus en réserve pour les volumes suivants (avec plus de mille pages en édition poche, celui-ci n'est que le premier d'une série de quatre romans).

Les deux plus marquants sont, chacun à leur manière, des délinquants : Quinn Dexter, gosse des ghettos affidé à une secte sataniste, déporté sur Lalonde, une planète au stade 1 de la colonisation ; et Joshua Calvert, explorateur indépendant à la recherche des lucratifs artefacts de la race inconnue qui occupait ce qui est désormais le Ruin Ring.

Mais je n'ai ni épuisé les premiers rôles, ni soufflé mot des seconds ! Pourtant, l'auteur donne la parole à une foule de ceux-ci, même quand ils sont promis à un sort funeste au bout de quelques pages.

Avec ses dizaines de personnages, sa douzaine de planètes ou d'habitats qui se font lieu d'action, Hamilton joue l'effet univers de la science-fiction. L'humanité répandue dans la Galaxie s'est divisée en deux branches, les Edénistes, qui utilisent à fond les biotechnologies et communiquent avec leurs vaisseaux vivants par le biais de l'affinité, et les Adamistes, tenants d'une technique plus classique, qui à l'occasion reconstituent des sociétés archaïques de la civilisation terrienne en excluant soigneusement certains progrès matériels. Par exemple Norfolk, planète régie par une aristocratie nostalgique du 18e siècle anglais, produit les Norfolk Tears, une liqueur suffisamment coûteuse pour devenir un pivot du commerce interstellaire. Mais la plupart des Adamistes améliorent leur vie quotidienne d'une pincée de biotechnologie édéniste.

Le hic, et là où Hamilton n'est pas à la hauteur d'un Vance, par exemple, c'est que les cultures qu'il décrit sont souvent des copies conformes de celles que nous connaissons maintenant. C'est censé plaire aux futurs colons des mondes concernés, mais soyons sérieux : on ne leur demande guère leur avis, et la colonisation n'est pas toujours envisagé dans le livre avec le froid réalisme commercial que suppose l'orientation très capitaliste de la civilisation humaine qui nous est présentée.

Sur Lalonde, la colonisation avance sur le dos de nouveaux arrivants, condamnés à la construction de cabines en rondin et au défrichage quasiment manuel d'une jungle redoutable. Ce gâchis humain est aussi invraisemblable qu'épouvantable : Lalonde est gérée comme une entreprise ; les colons paient leur place pour échapper à la fourmilière urbaine de leur planète d'origine, et la compagnie concessionnaire espère à très long terme (tellement long qu'il échappe aux modèles financiers actuels, soit dit en passant) tirer profit de l'opération. Mais, incapables d'exploiter ses qualifications de départ, le matériel humain, le plus précieux et le plus coûteux à transporter sur les distances interstellaires, est gaspillé.

Lalonde ressemble plus pour moi à la rationalisation du désir de son auteur de créer une planète western ; et Norfolk, à une planète Jane Austen. C'est aussi là que la ligne narrative épouse les contours de la romance la plus classique (jeune fille aristocratique cherche à échapper au carcan familial et au mariage promis avec crétin de son milieu ; séduite et abandonné par fringant capitaine de vaisseau spatial de passage) Ces clichés sont recyclés avec brio, mais me font l'effet d'une trahison de cette imagination qui devrait être au cœur de la SF.

L'intrigue principale ne se met en marche que passé le premier quart du livre. On croit d'abord à une révolte des forçats, les transportés involontaires, de Lalonde ; ils sont en fait séquestrés, privés de leur volonté par des entités étrangères. Et surtout leurs corps sont dotés de capacités extraordinaires : ils se guérissent sur le champ de la plupart des blessures, ils projettent d'impressionnantes décharges d'énergie. Et la séquestration est bien une possession, par les âmes des morts, enchantées de retrouver un chemin vers le monde du vivant…

À la fin du livre, si l'action violente n'a pas manqué, on peut dire que le décor est en place pour la lutte titanesque qui s'engage. Des héros s'esquissent, et des menaces futures.

En un sens Peter Hamilton, avec ses histoires de revenants et de possession, ne fait pas de la SF. Mais c'est la même mixture d'horreur (pour les enjeux) et de SF (pour le décor) que nous a donnée Dan Simmons dans Hypérion. Hamilton, s'il n'a pas le talent littéraire de Simmons, donne un traitement nettement plus SF de son histoire : l'accent est sur les grands mouvements stratégiques, et sur la débrouillardise de personnages comme Joshua, dans le droit fil de la SF américaine de l'âge d'or (il est frappant de constater à quel point cet auteur britannique fait américain ; même Norfolk ressemble à une version Disneyland de la vieille Angleterre.)

Peter Hamilton revendique donc l'héritage d'un autre Hamilton, Edmond, celui des Rois des Étoiles. Il a un air de Jerry Pournelle et de tout le courant anarcho-capitaliste américain au niveau des préférences politiques : si Joshua Calvert est une crapule qui viole les règlements et joue à cache-cache avec la Flotte de la Fédération, il est sympathique parce que c'est un entrepreneur indépendant. À l'inverse, Quinn Dexter, délinquant minable, est un personnage totalement répugnant au plan moral. Après tout, il est né dans le ghetto. Sans avoir de sympathie pour les paumés de la violence, on peut trouver le trait forcé. J'ai du mal, toutefois, à me rendre compte à quel point Hamilton est sérieux ou ironique avec ses créations. Il est certainement aux antipodes idéologiques (et moins brillant dans l'invention de sociétés) qu'un autre auteur britannique auquel l'ampleur de l'action peut faire penser, Iain M. Banks.

De fait, le modèle de Hamilton, s'il faut lui chercher un, serait sans doute Orson Scott Card. Tout en écrivant une SF plus astronomiquement correcte que celle de Card, il ne va jamais jusqu'à prendre l'aventure scientifique pour propos. Tout comme Card, il ne craint pas d'évoquer des scènes d'une violence extrême pour mettre en exergue les enjeux moraux d'un livre où le Mal est sans ambiguïté, même si multiforme, et le Bien parfois un peu plus difficile à trouver.

Un trait marquant du livre est sa référence fréquente à la religion. Les Églises chrétiennes se sont réunifiées, et chrétienté et rectitude morale sont souvent liées. À l'inverse, l'abominable Quinn Dexter est un sataniste dévot. Le retour des âmes des limbes est lui-même une sorte de confirmation de la religion chrétienne (ambiguë : ces âmes n'ont rencontré dans l'au-delà aucune présence transcendante), et seule la foi chrétienne semble promettre un salut contre la menace.

Mais si Scott Card ou Gene Wolfe produisent des textes profondément marqués par leur religion, souvent sous forme de paraboles, Hamilton met en scène peu d'ecclésiastiques (à l'exception du Père Horst), et jamais les questions profondes liées au cœur de la croyance, ou au code moral lié à la religion. Ce livre n'a non plus ni la culture d'un Wolfe, ni l'intensité des conflits moraux et sentimentaux d'un Card.

Restent une facilité, un foisonnement romanesque, et une intensité de l'action — Hamilton excelle dans la description des combats spatiaux — qui permettent, en dépit de l'ordinarité de l'écriture, une comparaison avec les space operas de Pierre Bordage. Autant dire qu'on ne s'ennuie pas en lisant Hamilton, qui a un véritable talent de feuilletoniste.

[Lire également l'avis de Claude Ecken sur les deux tomes de Rupture dans le réel.]

Fondation et Chaos

Comme Benford avant lui, Bear se met en devoir de combler les trous de l'Histoire du futur d'Asimov. Nous sommes donc sur Trantor, sous le règne de l'empereur Klayus, mais la réalité du pouvoir fait l'objet d'une lutte acharnée entre deux conseillers de haut rang, Farad Sinter et Linge Chen. Et Hari Seldon, le vieux professeur (et ex-premier ministre) qui prédit la chute de l'Empire, est suffisamment agaçant pour qu'on lui ficèle un procès sur mesure pour haute trahison.

Pendant ce temps, tout le monde court après les mutants mentalistes : la petite-fille de Seldon, parce qu'elle veut les rassembler pour la Seconde Fondation, Farad Sinter, parce qu'il s'imagine pourchasser les Eternels, une légende à laquelle il a fini par croire, et les Eternels eux-mêmes — nos braves robots, vivant clandestinement au sein des humains — parce que ces mutants sont décidément aussi imprévisibles que potentiellement puissants. Mais n'oublions pas que les robots, dissimulés partout, sont eux aussi divisés en factions dont l'éparpillement évoque les hérésies de l'Empire byzantin…

Il y a un incontestable plaisir à se retrouver sur les territoires familiers (quoique, dans mon cas, non visités depuis longtemps) de la Fondation asimovienne, de l'Empire Galactique aux millions de mondes et à la population comptée en quintillions. L'ambiance est confortable, les enjeux sont connus. Tellement que bien des rebondissements qui pour les personnages sont des basculements douloureux (l'exil de la Fondation) ne sont pour nous que prémices du décor de Fondation, le livre classique d'Asimov.

Celui-ci avait hélas deux avantages littéraires de poids : il était original (n'y revenons pas) et il se constituait d'une suite de nouvelles, au sein de laquelle un nombre limité de protagonistes atteignait ses buts, ou du moins une sorte de résolution de l'intrigue.

Ici, l'action est saucissonnée en 92 chapitres offrant à chacun des (environ) dix protagonistes quelques pages d'action ou de point de vue personnel.

Total, aucun personnage ne se développe vraiment, même si j'ai un faible pour la mutante Klia Asgar (qui me rappelle la mathématicienne chicana de Eon). Le livre s'y perd, ou m'y perd. Bear a le mérite de moderniser un peu les rapports humains par rapport à Asimov, mais les interminables problèmes de conscience des robots (seuls personnages authentiquement religieux d'un univers tissé d'athéisme asimovien) m'ont paru bien filandreux. Bear a néanmoins eu ce mérite de se couler dans le moule Asimov, et de produire un roman éminemment lisible.

[À lire également : la critique de l'édition VO par Sophie Gozlan.]

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