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La Fracture

Partie retrouver une copine, Julie Rouane, la grande sœur de Selena, disparaît à l’âge de dix-sept ans dans la région de Manchester, dans des circonstances jamais élucidées, quand bien même des pistes se sont dessinées autour d’un possible prédateur sexuel.

Vingt ans plus tard, Selena, devenue vendeuse dans une modeste bijouterie, reçoit un coup de fil de sa sœur qui affirme être de retour. On imagine le choc, surtout après la mort du père, devenu fou, ayant quitté son emploi puis le domicile conjugal pour consacrer le reste de sa vie à la retrouver, accumulant jusqu’à sa mort les rumeurs et les indices les plus improbables, échangeant avec des médiums et des adeptes de paranormal.

Que lui est-il arrivé et pourquoi se manifeste-t-elle si tard ? Il faut de part et d’autre des discussions alambiquées et de prudentes rencontres pour réapprendre à se connaître… ou apprendre à se reconnaître. Selena ne doute pas qu’il s’agit de sa sœur, en raison d’un souvenir d’enfance qu’elles seules détiennent. Mais l’explication de sa disparition défie la raison : pour échapper à une menace, Julie aurait basculé dans un univers parallèle, miroir du nôtre, sur la planète Tristane, connectée via la surface d’un lac près duquel elle fut vue pour la dernière fois, qui serait la pliure de cette tache de Rorschach quadridimensionnelle. Elle y aurait vécu toutes ces années, jusqu’à trouver le moyen de retourner sur Terre.

Le récit insère d’ailleurs le journal de son séjour sur ce monde aux mœurs sexuelles très libres, où se trouvent encore des ichtyosaures, et dont la planète voisine, Déa, a été colonisée jadis, puis abandonnée. Il comprend d’ailleurs des extraits d’un faux récit de voyage, où le narrateur accompagne l’explorateur Farsett et son épouse dans une région hantée par une créature qui a la faculté de se loger dans un volume plus petit qu’elle et d’infecter l’humain jusqu’à prendre son apparence.

On trouve aussi des extraits de journaux datant de la disparition, la liste des objets récupérés lors du dragage du lac, et même des devoirs de Julie étudiante, dont une analyse du film de Peter Weir, Pique-nique à Hanging Rock, tiré du roman éponyme de Joan Lindsay, récit de la disparition mystérieuse de jeunes filles au début du XXe siècle, des mises en abîme qui posent question, sachant ce qui lui arrivera par la suite. Est-ce vraiment Julie ?

À sa manière équivoque et labyrinthique, Nina Allan raconte, par fragments diffractés, ces troublantes retrouvailles. Progressivement, le récit apporte des réponses qui intriguent, égarent, se télescopent et entrent en résonance. Elles rendent le dossier plus touffu, chaque pièce supplémentaire ne faisant que recouvrir un peu plus la vérité. Mais la vie intime des protagonistes s’intercale avec l’intrigue de base et y génère d’autres échos, éclairant fugacement des zones d’ombre.

Il est impossible de ne pas penser à quelques œuvres de Christopher Priest  : le récent Conséquences d’une disparition (critique in Bifrost 93), qui déploie les mêmes artifices autour des événements du 11 Septembre, les incursions sur les îles de l’Archipel du Rêve, monde adjacent du nôtre, dont la planète Tristane est le pendant. Le titre de La Fracture n’est pas non plus sans rappeler celui de La Séparation (critique in Bifrost 39), où s’esquisse une Histoire parallèle. Les moirés des récits en miroir se manifestent aussi entre leurs deux œuvres.

Loin d’être une enquête à caractère policier, le roman interroge la crédulité de tout un chacun, la façon de voir des corrélations dans des coïncidences et de se forger des certitudes en additionnant des concordances. Mais à bien lire entre les lignes, ce qu’on choisit de relier n’est pas non plus anodin. Il y a une histoire derrière l’histoire qui lie les deux femmes, derrière les histoires. Le prologue comme le dernier addenda, qui traite des hypothèses entourant le satellite Black Knight, indiquent aussi qu’il faut voir dans ce roman une éblouissante démonstration de prestidigitation littéraire. Subtil et fascinant, vraiment.

Une cosmologie de monstres

L’attrait pour les récits d’horreur, particulièrement ceux de Lovecraft, est-il dangereux ? On pourrait le penser en suivant la trajectoire de la famille de Harry et Margaret Turner, un couple de la middle class d’une petite ville du Texas, Vandergriff. Harry a une fabuleuse collection de pulps et romans et prépare pour Halloween une maison de l’horreur à laquelle toute la famille, Margaret, les filles Sidney et Eunice, de même que les voisins, participent. Mais un jour, Eunice voit un personnage à la fenêtre et sa mère y découvre des traces de griffes, sauf qu’il est impossible de déterminer si ces marques n’étaient pas présentes avant l’acquisition de la maison. Si monstre il y a, c’est peut-être Harry – dont le comportement est parfois violent. La cause est cependant plus prosaïque que fantastique…

Son troisième enfant, Noah, narrateur du présent récit, est né juste un peu avant son décès. Enfant solitaire et délaissé, Noah reçoit l’affection de sa sœur Eunice, qui lui lit Lovecraft avant de se coucher. Il finit par voir à sa fenêtre un vrai monstre à tête de loup, capable, entre autres, de voler. Loin de s’en effrayer, il apprend à communiquer avec lui, en fait son Ami, et nourrit durant des années des relations très intimes ponctuées de quelques disputes et rejets. Le fantastique est aussi devenu le cœur de métier du reste de la famille et des voisins associés qui prospèrent avec des attractions de maison hantée d’un type nouveau. Cependant, des drames secouent la petite ville, notamment des disparitions inquiétantes. S’agit-il d’un effet paratonnerre ?

Difficile de classer ce roman : l’ombre de Lovecraft, et aussi celle de King, plane en permanence, à travers des références explicites, depuis la cité de Kadath en passant par Le Rôdeur devant le seuil, sans oublier d’autres références à Ann Rice ou Le Guin, ou à travers des patronymes comme Hawthorne, Gaines, James O’Neil… L’ambiance est cependant moins fantastique qu’orientée vers la culture fantastique, version comics et parc d’attractions. Il s’agit avant tout d’une chronique familiale qui suit les Turner sur quelques décennies, avec ses hauts et ses bas, les révoltes adolescentes, les éveils troubles de la sexualité et les drames plus tardifs. Il s’avère en tout cas que le réel regorge de monstres en tous genres, qui impactent davantage la vie des protagonistes. Une constante se dégage autour du mensonge, pour de bonnes ou mauvaises raisons, qui pervertit les relations et éloignent les gens. Les deux trames, réaliste et fantastique, se rejoignent insensiblement dans un final qui bascule définitivement dans un univers lovecraftien.

En cours de récit, Shaun Hamill réfute l’affirmation de Stephen King selon laquelle le fantastique est un genre moral où le Mal est éradiqué à la fin : cela dépend de l’endroit où placer le curseur de fin. Dans la vie, le happy end est rare. Pourtant, le roman s’achève avec la conviction très états-unienne que si la vie transforme n’importe qui en monstre, la métamorphose n’est jamais irréversible grâce à l’amour, au pardon, et bien sûr à la famille.

Quelques bons passages parsèment ce premier roman, un peu maladroit mais sincère, autobiographique par endroits, hommage appuyé au maître de Providence et au panthéon fantastique dans son ensemble.

À l’état de nature

À première vue, on pourrait croire à un récit basé sur l’opposition entre la ville et la campagne, sujet de rédaction bien connu des collégiens. Le contexte est ici poussé jusqu’à la caricature, avec d’une part des villes-États à l’image de Sparte ou d’Athènes, prospères, hyper technologiques, et une ruralité composée de Bourbeux forcément sales et malodorants, à la nourriture infecte, qui ont appris à se passer des villes et même s’en méfient.

L’argent étant le nerf de la guerre, une ville comme Grand New York a cependant besoin de développer le commerce à l’extérieur de ses frontières, et ses concurrentes bien dotées ne sont pas la cible idéale. Aussi a-il été mis en place un plan marketing en direction de la ruralité, qui n’a jamais vu revenir ses émissaires. C’est pourquoi on demande à un acteur de cinéréel, séduisante image iconique, d’aller porter la bonne parole à bord d’un aérobarge, avec quelques gadgets. Le début du récit justifie le fait qu’il est pratiquement impossible à Alvah Gustad de refuser la mission malgré le préjudice sur son activité, et qu’il voyage seul, quand bien même il ne connaît rien de l’extérieur.

Une première partie s’amuse de difficultés d’adaptation à l’environnement et aux codes sociaux, la seconde, des efforts d’Alvah Gustad pour survivre à présent que son appareil endommagé lui retire toute possibilité de retour à moins de chercher plus loin de quoi le réparer.

Ses efforts ne sont pas couronnés de succès : ses articles se révèlent inutiles et mêmes dérisoires face aux outils locaux, qui font, à partir de produits naturels, mieux et moins cher. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un retour à la nature, car on rencontre des insectes métallophages, des oiseaux index, récipients de la mémoire encyclopédique, chaque individu récitant comme un perroquet le savoir dont il est porteur. L’opposition technologie contre écologie n’est pas tout à fait pertinente : c’est davantage la machine que la technologie qui est ici critiquée. Du reste, certaines avancées sur le plan biologique ne sont probablement pas envisageables sans un appareillage technologique.

Un autre effet délétère du modernisme est le conditionnement qui réduit les chances de survie : quelqu’un de la campagne s’adapte partout. L’homme de la ville ne s’adapte qu’en ville, est-il écrit. Mais la symbiose avec la nature est tout aussi artificielle : provoquée, manipulée, il s’agit davantage d’une exploitation sans machine que d’un respect écologique. Il n’en reste pas moins que le récit anticipe les effets de l’urbanisation sans contrôle qu’on constate actuellement : « Les grandes Villes ont englouti les petites, comme les insectes mangent leur propre corps quand la nourriture vient à manquer . »

Situé quelque part entre la fable de La Fontaine du « Rat des villes et du rat des champs » ou des Lettres persanes de Montesquieu, ce récit vite écrit, mené tambour battant avec une bonne dose d’humour, se laisse lire sans déplaisir.

Tainaron

Aucune carte géographique ne porte la mention de Tainaron, la cité donnant son titre à ce roman de la Finlandaise Leena Krohn. La ville est pourtant d’une « taille immense » selon la narratrice. Elle offre par ailleurs tout ce que l’on est en droit d’attendre d’une métropole : des magasins, une université, un musée municipal et même des pompes funèbres. Se décomptant par « millions », la population de Tainaron présente cependant une apparence aussi singulière que celle de son prince. Entre autres traits anatomiques remarquables, son Altesse possède « deux pinces duveteuses [émergeant] d’un de ses membres inférieurs. » À l’image de ses sujets, le souverain est un insecte humanoïde, à moins qu’il ne s’agisse d’un humain insectoïde. Se signalant encore par son cosmopolitisme entomologique, Tainaron abrite aussi bien des êtres aux « antennes délicatement déployées » que nantis d’un « camouflage mimétique », ou bien aux yeux «  si grands qu’ils occupent jusqu’au tiers de leur visage. » D’autres jouissent d’une longévité étonnante, tel le voisin de palier de la narratrice, dont «  certains affirment qu’il a plus de cent cinquante ans »…

Par sa forme comme par son propos, l’étrange univers urbain de Tainaron n’est pas sans évoquer celui du « Cycle des Contrées » de Jacques Abeille. À l’instar de ce dernier, Leena Krohn use d’une prose élégamment ouvragée, discrètement ourlée de poésie. Sous-titré « Lettres d’une ville étrangère », le roman adopte en outre une construction impressionniste. Les chapitres consistent en autant de missives adressées par la narratrice, depuis Tainaron, à un correspondant. De l’une et de l’autre, on ne sait que peu de choses. Sans doute sont-ils humains. Le destinataire des lettres réside dans une ville inconnue se situant de l’autre côté d’Oceanos, la mer baignant Tainaron. On devine qu’il fut l’amant de celle qui est venue vivre au milieu de ces créatures « faisant claquer les plaques de chitine sur leur dos ».

Courrier après courrier, la narratrice dresse une intrigante topographie, oscillant constamment entre exactitude scientifique et flottement onirique. Ainsi dessiné, le paysage urbain devient le révélateur de la psyché du protagoniste de Tainaron. Découvrir ses habitants à élytres, observer leurs « habitudes bien singulières » sont autant d’occasions pour elle d’interroger son rapport à l’amour, à la vérité, au temps ou bien encore à la mort. D’abord angoissée, puis de plus en plus apaisée, la trajectoire de l’héroïne se fait in fine libératrice.

Cette belle traduction de Tainaron vient révéler aux francophones un versant poétique et métaphorique de la « Finnish Weird » (sur celle-ci, cf. notre critique de Quand je ne regarde pas, Bifrost n°92). Une mouvance dans laquelle Leena Krohn – née en 1947 et auteure d’une trentaine d’ouvrages – occupe une place majeure… mais quasi ignorée en France, où seuls deux de ses livres ont été traduits. Alors que les anglophones disposent depuis 2015 d’un fort volume de Collected fiction, édité par Ann et Jeff VanderMeer chez Cheeky Frawg Books. Sans doute pourrait-il inspirer quelque éditeur hexagonal…

Substance

Benoit, le jeune narrateur de Substance, appartient à l’inhabituelle catégorie des « Orphelins Spontanés ». Il est de ceux qui n’ont jamais eu, ni n’auront jamais de père ou de mère, comme le lui a révélé « la Tante », sa singulière tutrice. Elle l’élève dans un pavillon de Bar-sur-Aube qui, au-delà de ses allures benoîtement provinciales, se dessine peu à peu comme un étrange endroit. Certaines pièces demeurent obstinément interdites à Benoit : la chambre de la Tante toujours fermée à double tour, la cave emplie d’obscurité. Nourrissant son pupille de plats bizarres, tel ce «curry maléfique » préparé dans une «  cocotte en fonte rouge sang », la Tante paraît être l’adepte d’une cuisine aux relents sorciers. Une aura magique nimbe encore ses trois fidèles amies, nanties de noms pouvant évoquer anagrammatiquement des figures mythologiques. C’est avec elles que la Tante pratique tous les mercredis soir une manière moderne de culte consistant à communier devant « House of Horror », émission télévisée animée par « Tarantula Ghoul » que seul l’antique téléviseur de la Tante semble en mesure de capter… D’abord spectateur de ce monde bizarre rappelant ceux de Shirley Jackson ou de Mervyn Peake, Benoit en devient l’acteur après s’être découvert des talents médiumniques. Se faisant désormais chasseur d’ectoplasmes, le jeune homme croise bientôt la route de Marguerite. Cette dernière se présente à lui comme ayant été « abductée » par des « êtres venus del’espace […] capuchonnés d’ozone ou d’éther ». De leur rencontre naîtront d’autres événements encore plus troublants…

Ce monde aux frontières du réel dépeint par Benoit trahit-il l’existence d’authentiques forces surnaturelles et extraterrestres ? Ou bien est-il le symptôme d’une « folie orpheline qui lui fait faire un tour de trop sur le ma-ège de ses anciens cauchemars  » ? Claro laisse ses lecteurs et lectrices libres de trancher, faisant ainsi de Substance un roman fantastique au sens où le définit Tzvetan Todorov. Tout en focalisation interne, le récit de Benoit peut être appréhendé comme la confession d’un esprit traumatisé, s’efforçant de conjurer sa souffrance par le recours à l’extraordinaire. À moins que la force d’évocation de l’écriture particulièrement ouvragée de Claro n’entraîne ses lecteurs et lectrices de l’autre côté du mi-roir : là où les cadavres exsudent réellement des ectoplasmes, là où les jeunes filles sont véritablement la proie des aliens.

Ambigu quant à son propos, complexe par sa forme, Substance constitue une expérience parfois exigeante, souvent excitante. Une sorte de déclinaison française de la weird fiction, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on se rappelle que Claro est (entre autres) le traducteur de Mark Z. Danielewski, Jason Hrivnak ou Alan Moore.

Mrs Caliban

Il était une fois, dans une paisible banlieue américaine, Dorothy une « housewife » un peu plus désespérée que les autres. Aux frustrations de la vie domestique s’ajoutent pour elle les souffrances de la mort d’un fils de trois ans et d’une fausse couche. Une double perte qui a porté un coup quasi fatal au couple qu’elle forme avec Fred : « Si le premier malheur les avait assommés, le second les avait éloignés. » Trompée par un é-poux avec qui elle se contente de cohabiter, Dorothy a la plupart du temps « l’impression d’être morte ». Elle ne reprend fugitivement goût à la vie qu’au contact d’Estelle, une amie aussi libérée qu’elle est aliénée. Jusqu’à ce qu’un jour « une créature pareille à une grenouille géante de presque deux mètres  » pénètre dans sa cuisine tandis qu’elle prépare le dîner. Capturé par des scientifiques en Amérique latine, cet être étrange a fui l’institut de recherches où il endurait de douloureuses expériences et autres mauvais traitements. Une fois passé le choc de cette rencontre d’un certain type, Dorothy tombe sous le charme de celui qui en réalité ressemble « en tout point aux statues de dieux grecs, si cen’est que sa tête [est] légèrement plus grosse et ronde. » Ne se contentant pas de donner refuge à Larry (il a été nommé ainsi par ses geôliers), Dorothy entame avec lui une intense relation amoureuse…

 

C’est une sorte de conte que Rachel Ingalls a composé avec Mrs Caliban, un roman paru en 1982 aux États-Unis et enfin traduit en français. Une tonalité qui tient, d’abord, à sa trame narrative entrelaçant ingénieusement des emprunts à des récits traditionnels (La Belle et la Bête, bien évidemment) et à des fables plus contemporaines : les unes littéraires (Le Magicien d’Oz), les autres cinématographiques (L’Étrange Créature du Lac noir). S’inscrivant dans l’univers du conte par ses références, Mrs Caliban en participe encore par son écriture. Adoptant un style simple et fluide, Rachel Ingalls campe un univers dans lequel l’étrange relève d’une manière d’évidence. À la fois fantastique et réaliste, Mrs Caliban use du merveilleux pour embrasser en un même regard critique les questions de la condition féminine, du racisme ou bien encore de l’écologie. Cette réinterprétation intersectionnelle du conte fait écho à la relecture qu’en a effectué Angela Carter, notamment dans La Compagnie des Loups. Un ouvrage dont Mrs Caliban se rapproche encore par son âpreté. Car après avoir débuté sous les auspices d’un enchantement libérateur, la singulière aventure de Dorothy se mue peu à peu en conte cruel au dénouement désespéré…

P.S. : Coïncidence éditoriale, ce roman au titre citant La Tempête de Shakespeare paraît au même moment que Graine de sorcière (Robert Laffont) de Margaret Atwood. Si cette transposition réussie de La Tempête dans une prison canadienne ne relève que de très loin de l’Imaginaire, on en recommandera cependant la lecture aux fans de l’auteure de La Servante écarlate.

Gunpowder Moon

Le quatrième de couverture de Gunpowder Moon le recommande « pour tous ceux qui ont aimé Seul sur Mars. » Raté, la comparaison est mauvaise. Vous avez adoré À la poursuite d’Octobre rouge ou La Somme de toutes les peurs de Tom Clancy ? Vous allez vous régaler avec Gunpowder Moon. Certes, le livre de David Pedreira est de la science-fiction pure et dure : on parle de mines d’hélium-3 sur la Lune dans un monde où la Terre se relève difficilement d’une catastrophe climatique d’envergure. Mais c’est avant tout une intrigue policière mâtinée d’espionnage politico-commercial comme savaient si bien les écrire Tom Clancy ou John Le Carré.

Sur la Lune, dans une station minière américaine au milieu de la mer de la Sérénité, l’impensable se produit : un homme est assassiné. Tout semble pointer vers les rivaux commerciaux des États-Unis : la Chine et leur base de Nouveau-Beijing 2, mais Caden Dechert, ancien marine qui, lassé par les combats, s’est reconverti dans les activités minières, ne partage pas cet avis. La course contre la montre est lancée pour résoudre ce crime et éviter une nouvelle guerre entre les deux grandes puissances, sur le sol lunaire comme sur Terre.

Écrit par un ancien journaliste, dont il s’agit ici du premier roman, Gunpowder Moon garde les traces d’un style coupé au cordeau, allant à l’essentiel et sachant gérer ses effets pour garder l’attention du lecteur toujours en éveil. En revanche, l’action tarde à se mettre en place : il faut attendre une cinquantaine de pages pour arriver au meurtre proprement dit. Et le narrateur, Caden Dechert, perdu dans ses souvenirs de combattant dans la plaine de la Beeka met un temps fou à se rendre compte de l’évidence : le crime est une affaire interne à la base. Toutefois, même en prenant le temps d’expliquer quelques détails importants dus à l’environnement spatial choisi (le régolithe et les particularités de la poussière lunaire, les points de Lagrange, etc.), David Pedreira ne tombe pas dans le piège fréquent en hard SD et ne noie pas son public sous un monceau de détails. Il signe avec Gunpowder Moon un livre que les amateurs du genre ne lâcheront pas de sitôt. Petit bémol, la lectrice que je suis a trouvé ce roman très testostéroné, même si le poste de responsable de la sécurité échoit à une femme, dotée d’un rôle prééminent. Peut-être parce que l’auteur l’a écrit comme un homme, sauf les rares fois où il insiste assez pataudement sur son genre ? Une maladresse qui ne gâche pas le plaisir pris à parcourir ces pages.

Dark Run

Voici un livre choisi par l’autrice de ces lignes uniquement sur sa couverture (1), signée par le vétéran John Harris : un cube perdu dans l’espace, ou peut-être un océan, et un minuscule vaisseau planant au-dessus. Avant même de retourner l’ouvrage pour en lire le résumé, le lecteur ou la lectrice en espère quelques pages d’« Évasion », comptant sur Dark Run pour plonger la tête dans les étoiles et s’échapper de la réalité. Et vous aurez parfaitement raison. Le résumé continue sur la lancée, en promettant une équipe de chasseurs de primes peu à peu rattrapés par le passé mystérieux de certains d’entre eux.

Affirmons-le d’emblée : ni la 1re de couverture ni sa 4e ne mentent. Si vous souhaitez un space opera qui cherche à vous faire réfléchir sur la condition humaine ou l’évolution de la technologie dans la galaxie, passez votre chemin. Ici, on vous vend de l’action, de la sueur, du sang et de la poudre. Rien de plus, rien de moins, mais le plat est joliment préparé et parfaitement assaisonné. Les saveurs y mêlent le classicisme de toute bonne histoire de pirate avec des touches plus exotiques. On y retrouvera un capitaine charmeur cachant un sombre passé, une seconde implacable et d’une droiture affolante, une pilote casse-cou, un guerrier effrayant – mais avec un cœur en or – et une novice petite-bourgeoise s’encanaillant dans les bas-fonds. Le tout saupoudré d’une couche cyberpunk lourde de prothèses, de tatouages mouvants et de bidouille informatique bien menée. Sans oublier une modernisation bienvenue du genre, avec une galerie de personnages très diversifiée sans surreprésentation du monde anglo-saxon.

Certes, Dark Run prend son temps pour s’installer et présenter ses personnages. Mais dès la situation mise en place, le rythme s’accélère. L’action court aux quatre coins de la galaxie, en passant par l’espace aérien franco-espagnol et notre bonne vieille Terre, alterne entre courses-poursuites, motorisées ou non, fusillades et embuscades, actes de piraterie ou escroquerie de haute volée. Certains personnages, dont L’Homme qui rit ou les jumeaux, sont sous-exploités et trop peu mis en valeur. Mike Brooks les garde-t-il en réserve pour les prochains épisodes de la série ? C’est une possibilité, sur le compte de laquelle on mettre aussi la fin abrupte de Dark Run, à laquelle il ne manque qu’un « À suivre… » ou un « Dans notre prochain épisode… », tellement l’envie de donner une suite aux aventures de l’équipage du Keiko est palpable chez l’auteur. D’ailleurs, deux autres romans sont déjà sortis en version originale. Le lecteur voudra-t-il les lire ? Pour ma part, ce sera oui. À la façon dont on retrouve un blockbuster estival au cinéma, avec pop corn et cerveau sur les genoux. Pour quelques heures…

(1). Présentée dans la revue papier dans sa version anglaise, celle de l’édition française étant affublée d’un bandeau jaune à l’accroche si grotesque qu’il nous a semblé préférable de vous l’épargner. [NdRC]

L'Autre Moitié du ciel

Sur le principe, ce livre avait tout pour plaire. Une maison d’édition réalisant un travail soigné avec des auteurs originaux généralement dans les goûts de la chroniqueuse de ces lignes, une thématique féministe dans l’air du temps et intéressante. Et dans les faits ? Ne mâchons pas nos mots, L’Autre moitié du ciel est un livre décevant. Il n’est tout simplement pas à la hauteur de ce qu’on attend d’un livre : à savoir un dialogue entre un auteur et son lecteur. Ou ici, une autrice et sa lectrice. La plume de Sara Doke est certes belle et facile à lire. Le fond en revanche est un monologue presque d’un bout à l’autre des 240 pages du recueil. Seul le texte intitulé « La Femme du miroir » arrive à toucher son public par sa sincérité, parfois cruelle. Tout le reste n’est qu’une démonstration du talent et la culture de l’autrice. Oui, Sara Doke connaît parfaitement le monde de la science-fiction au point de faire de cette connaissance l’un des ressorts principaux du texte «  Lire ou mourir ». Ou d’écrire dans le style d’auteurs qu’elle admire comme dans « Anita Rossa ». Oui, Sara Doke est cultivée et nous propose ainsi différentes déclinaisons de la geste arthurienne dans ce recueil. Et pourtant, cela ne suffit pas. Il y a une différence subtile entre bien connaître son ou ses sujets et s’en servir pour nourrir sa propre réflexion, et étaler sa connaissance et s’en parer au point de laisser son récit passer au deuxième plan. C’est malheureusement ce second effet qu’obtient Sara Doke dans la majorité des textes en prose de ce recueil. À trop vouloir montrer ses références et les dessous intimes de ses textes, elle ne fait que lasser ses lecteurs sans leur laisser le loisir de s’immerger pleinement dans les histoires qu’elle raconte. Et donc d’être à l’écoute de son message.

Les Révoltés de Bohen

Les révolutions, parfois, finissent mal et sont confisquées : en France par exemple, 1789 se termine avec le coup d’État de Thermidor qui élimine Robespierre et pave le chemin du Consulat puis de l’Empire. Que reste-t-il alors aux anciens révolutionnaires qui, victimes de leurs ambitions infinies de transformation sociale, deviennent alors les parias d’un ordre guère moins oppressif que l’ancien ? Telle est la question que pose Estelle Faye dans Les révoltés de Bohen : une révolution a eu lieu plusieurs années avant le début de l’intrigue – c’était le sujet des Seigneurs de Bohen publié en 2017 – mais ses leaders soit sont morts, soit se sont dispersés, soit ont été corrompus d’une façon ou d’une autre… et le nouveau système politique s’apparente chaque jour un peu plus à un retour orgueilleux à l’ordre ancien, si bien que la restauration se fait réaction.

Réaction politique : le nouveau maître de Bohen est une très ancienne entité parasite implantée par magie dans la tête et le corps d’un des héros de la Révolution, et s’il possède le titre de Régent c’est parce qu’il cherche à restaurer la dignité impériale à son profit. Réaction sociale : à la parenthèse de (relative) tolérance révolutionnaire succède une nouvelle phase de rigorisme où les minorités (qu’elles soient intellectuelles, cultuelles ou sexuelles voire tout à la fois) sont appelées à disparaître, et les femmes à tenir la place qui leur est prescrite par la tradition. Réaction civilisationnelle, en fait : le projet du Régent est en effet plus sombre encore qu’il y paraît à première vue, et son objectif consiste à rétablir un système hiérarchique mis au rebut mille ans plus tôt.

Face aux périls de la réaction, Estelle Faye oppose des personnages d’exception mais qui savent rester toujours simples. Ancienne pasionaria de la révolution, magicienne exilée au-delà des mers, imprimeur de tracts illicites, chef d’une cellule clandestine… les personnages positifs ne manquent pas dans Les révoltés de Bohen, et s’ils sont lents à faire progresser leurs intérêts c’est parce que ceux-ci sont plus grands qu’eux-mêmes. Quand la révolution est dénaturée, quand la réaction triomphe au sommet de l’État, c’est qu’il ne reste plus aux plébéiens que le recours à la révolte spontanée. En ce sens, le titre de ce livre est fort bien trouvé : à l’échec de la révolution qui pèse sur ce monde vont répondre les succès remportés par chacun des révoltés, chacun de son côté, jusqu’à la bataille finale où leurs chemins convergent.

Le message d’Estelle Faye est d’espoir et de progrès, ce qui ne manque pas d’intérêt en notre époque de crispations sociales. Il est donc d’autant plus dommage de subir la façon dont ce message est délivré – car Les révoltés de Bohen est long, lent, et même lourd par moments. Les personnages – et donc leurs backstories – se multiplient sans que l’inflation des entrées au Who’s who de Bohen semble toujours justifiée : on finit même par en confondre entre eux. Les lieux sont peu situés les uns par rapport aux autres si bien que la géographie de Bohen en ressort nébuleuse : dans un texte où certains personnages se déplacent beaucoup à pied, cela n’aide pas à évaluer la dimension temporelle du récit dont la chronologie se fait parfois difficile à suivre… Enfin, ce livre ne dévoile son grand schéma que d’une façon trop peu graduelle et en tout cas trop tard pour en développer toute la saveur. La (dark) fantasy qui en émerge semble donc perdue quelque part entre « Le Trône de Fer » et Übel Blatt, le caractère cruel du destin et la folie de la vengeance implacable en moins…

Les belles idées ne suffisent pas toujours à écrire un livre passionnant : celles qui ont présidé à celui-ci auraient mérité meilleure illustration !

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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