La Fracture
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Partie retrouver une copine, Julie Rouane, la grande sœur de Selena, disparaît à l’âge de dix-sept ans dans la région de Manchester, dans des circonstances jamais élucidées, quand bien même des pistes se sont dessinées autour d’un possible prédateur sexuel.
Vingt ans plus tard, Selena, devenue vendeuse dans une modeste bijouterie, reçoit un coup de fil de sa sœur qui affirme être de retour. On imagine le choc, surtout après la mort du père, devenu fou, ayant quitté son emploi puis le domicile conjugal pour consacrer le reste de sa vie à la retrouver, accumulant jusqu’à sa mort les rumeurs et les indices les plus improbables, échangeant avec des médiums et des adeptes de paranormal.
Que lui est-il arrivé et pourquoi se manifeste-t-elle si tard ? Il faut de part et d’autre des discussions alambiquées et de prudentes rencontres pour réapprendre à se connaître… ou apprendre à se reconnaître. Selena ne doute pas qu’il s’agit de sa sœur, en raison d’un souvenir d’enfance qu’elles seules détiennent. Mais l’explication de sa disparition défie la raison : pour échapper à une menace, Julie aurait basculé dans un univers parallèle, miroir du nôtre, sur la planète Tristane, connectée via la surface d’un lac près duquel elle fut vue pour la dernière fois, qui serait la pliure de cette tache de Rorschach quadridimensionnelle. Elle y aurait vécu toutes ces années, jusqu’à trouver le moyen de retourner sur Terre.
Le récit insère d’ailleurs le journal de son séjour sur ce monde aux mœurs sexuelles très libres, où se trouvent encore des ichtyosaures, et dont la planète voisine, Déa, a été colonisée jadis, puis abandonnée. Il comprend d’ailleurs des extraits d’un faux récit de voyage, où le narrateur accompagne l’explorateur Farsett et son épouse dans une région hantée par une créature qui a la faculté de se loger dans un volume plus petit qu’elle et d’infecter l’humain jusqu’à prendre son apparence.
On trouve aussi des extraits de journaux datant de la disparition, la liste des objets récupérés lors du dragage du lac, et même des devoirs de Julie étudiante, dont une analyse du film de Peter Weir, Pique-nique à Hanging Rock, tiré du roman éponyme de Joan Lindsay, récit de la disparition mystérieuse de jeunes filles au début du XXe siècle, des mises en abîme qui posent question, sachant ce qui lui arrivera par la suite. Est-ce vraiment Julie ?
À sa manière équivoque et labyrinthique, Nina Allan raconte, par fragments diffractés, ces troublantes retrouvailles. Progressivement, le récit apporte des réponses qui intriguent, égarent, se télescopent et entrent en résonance. Elles rendent le dossier plus touffu, chaque pièce supplémentaire ne faisant que recouvrir un peu plus la vérité. Mais la vie intime des protagonistes s’intercale avec l’intrigue de base et y génère d’autres échos, éclairant fugacement des zones d’ombre.
Il est impossible de ne pas penser à quelques œuvres de Christopher Priest : le récent Conséquences d’une disparition (critique in Bifrost 93), qui déploie les mêmes artifices autour des événements du 11 Septembre, les incursions sur les îles de l’Archipel du Rêve, monde adjacent du nôtre, dont la planète Tristane est le pendant. Le titre de La Fracture n’est pas non plus sans rappeler celui de La Séparation (critique in Bifrost 39), où s’esquisse une Histoire parallèle. Les moirés des récits en miroir se manifestent aussi entre leurs deux œuvres.
Loin d’être une enquête à caractère policier, le roman interroge la crédulité de tout un chacun, la façon de voir des corrélations dans des coïncidences et de se forger des certitudes en additionnant des concordances. Mais à bien lire entre les lignes, ce qu’on choisit de relier n’est pas non plus anodin. Il y a une histoire derrière l’histoire qui lie les deux femmes, derrière les histoires. Le prologue comme le dernier addenda, qui traite des hypothèses entourant le satellite Black Knight, indiquent aussi qu’il faut voir dans ce roman une éblouissante démonstration de prestidigitation littéraire. Subtil et fascinant, vraiment.