« J’aimais les mythes. Ce n’étaient ni des histoires pour adultes, ni des histoires pour enfants. Elles étaient mieux que ça. Elles étaient, tout simplement. »
Qu’est-ce que cet Océan au bout du chemin, le dernier en date des romans « adultes » de Neil Gaiman ? Un sentier creusé au cœur des mythes, comme pouvait l’être American Gods ? Un jeu moderne avec les contes traditionnels, lointain écho de Neverwhere et d’une belle somme de nouvelles ? Ou un roman « pour la jeunesse », cruel et poétique comme Coraline, qui se serait déguisé en roman « pour adultes » avec la louable intention de rendre à ceux-ci, pour un temps, une part de leur âme d’enfant ? Tout cela à la fois, sans doute. Mais « la vérité, c’est que les adultes n’existent pas », affirme Lettie, onze ans – et quand vous la connaîtrez mieux, vous ne pourrez que la croire, elle qui, au commencement des temps, a traversé l’Océan pour aborder notre monde.
Cette petite fille, le narrateur l’avait oubliée : ce n’est qu’en arpentant les chemins de son enfance que la mémoire des événements ayant marqué l’année de ses sept ans lui revient. La fête d’anniversaire ratée, la mort du chaton tant aimé, l’indifférence des adultes, le suicide de cet homme inquiétant dans la voiture volée… Autant de souvenirs disparus qui s’imposent soudain – et d’autres, cohortes cauchemardesques de monstres et de terreurs. C’est qu’au bout de la route se dresse toujours la ferme Hempstock, où vivaient ces trois femmes étranges : la vieille et sibylline Mme Hempstock, sa fille Ginnie, et la petite Lettie bien sûr, celle-là même qui affirmait alors, sans rire, que la mare aux canards, au bout du chemin, n’était rien moins qu’un océan… Qu’est-elle devenue, Lettie ? Est-elle réellement partie en Australie, ce lointain jour d’enfance ? Ou sa disparition est-elle d’une manière ou d’une autre liée à ces bulles anciennes qui viennent subitement crever la morne surface d’une vie ?
Le temps du roman, le narrateur a de nouveau sept ans. Et nous avec lui, alors que Gaiman nous guide sans faillir dans les méandres de la mémoire pour nous faire redécouvrir un âge de compréhensions intuitives, sans emprise sur un monde qui nous échappe et que les adultes s’entendent à faire déraper, mais dont on sait encore saisir les gemmes. Un monde où seules les choses réellement importantes ont l’éclat du vrai, un éclat masqué par l’oubli qui nous vient en grandissant. C’est à cette part essentielle de l’être, commune à l’enfant et l’adulte, que s’adresse ici un auteur en pleine jouissance de ses moyens. Il nous entraîne dans le merveilleux avec la force de l’évidence, se faufile entre la puissance implacable des mythes universels et la cruauté des contes, explore l’essence et les possibles d’une entière trajectoire humaine en quelques jours de la vie d’un enfant.
Brillant et hautement recommandable, parsemé de scènes et d’images inoubliables, aussi prégnant parfois que le plus tangible des rêves, L’Océan au bout du chemin sonne toutefois comme le couronnement, plus que l’aboutissement, de thèmes et de figures désormais familiers sous la plume de son auteur. Avec ce roman intime, plus que tout autre nourri de souvenirs, Neil Gaiman donne le sentiment de ne rien risquer. Reste à souhaiter qu’à l’avenir, au prix, s’il le faut, d’une aisance admirable, il sache à nouveau nous surprendre – sans cesser de nous ravir.