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Notre part de nuit

Cela commence comme un road movie argentin : le père, Juan, emmène son très jeune fils Gaspar sur la route, ils fuient, mais quoi ? Ils ont une idée d’où s’abriter mais y arriveront-ils ? La mère, Rosario, est morte en de violentes conditions. Juan est malade du cœur depuis sa plus jeune enfance et son état de santé se détériore. Son fils commence à voir des morts. Il tient son don de son père, medium d’une mystérieuse organisation qui voue un culte à l’Obscurité, puissance maléfique et cruelle, avide de chair humaine. Juan est épuisé par l’exercice de ses talents de medium, et il veut soustraire son fils au destin que lui réserve le don qu’il lui a transmis. Mais comment s’y prendre ? Gaspar grandit, son père décline, et il faudra bien des excursus et des retours en arrière, au XIXe siècle pour comprendre comment ces deux personnages se sont trouvés dans cette situation, avant que le jeune homme ne scelle son sort.

Bien que le volume soit très épais, difficile d’en dire plus sur l’intrigue sans la déflorer, mais l’ambition littéraire est grande pour Marian Enriquez, après un recueil de nouvelles très remarqué, Ce que nous avons perdu dans le feu (traduit en français par les éditions du Sous-Sol et réédité en format poche cette année aux éditions Points). Notre part de nuit est un livre somme, où Histoire et fiction se mêlent au sein d’un dispositif narratif soigné qui fait voyager le lecteur à travers les XIXe et XXe siècles, et certains de leurs épisodes historiques les plus cruels, que ce soit en Argentine, lors de sa dictature et de ses révolutions, dans le Londres des années 70 ou encore au Nigeria de l'époque coloniale, tout en multipliant les points de vue. Ce sont non seulement les horreurs de la guerre mais aussi l’histoire des luttes contre les oppressions sociales qui sont convoquées : lutte des femmes contre le patriarcat, des enfants contre leurs agresseurs, des gays contre une société qui les maltraite. C’est, pour ainsi dire, une sorte d’étiologie du mal dans notre monde à laquelle se livre Mariana Enriquez, et les déchaînements présentés dans les scènes fantastiques résonnent familièrement avec les excès de rage des temps modernes. L’imagination est vive, la précision souvent chirurgicale, mais sans complaisance qui alourdirait le propos, et c’est ce qui peut faire la différence avec L’Échiquier du mal de Dan Simmons, par exemple. Par le talent, on pense bien sûr à Stephen King, H. P. Lovecraft, Richard Matheson, mais aussi à Borges, ou encore à Saer. Le substrat ethnologique sur la sorcellerie et la magie noire en Amérique latine mais aussi en Europe contribue à donner au livre son exactitude romanesque. Le malaise qui hante les personnages sans relâche rappelle bien évidemment les grands romans noirs, et il se mâtine d’une relation père-fils profonde et subtilement composée, tissée de malentendus, d’intentions indicibles, d’un véritable amour partagé. Notre part de nuit veut embrasser exactement la complexité de la vie et plus particulièrement de l’histoire récente de notre monde, sans renoncer aux puissances de la fiction fantastique. Et on finit par palper du réel sous l’étoffe effrayante : c’est l’essence de l’horreur que nous distille là Mariana Enriquez.

Les Dents de lait

Skalde et sa mère Edith vivent dans une maison un peu à l’écart du village, à l’orée de la forêt, sur une île coupée du monde. Les habitants ont décidé, plusieurs décennies auparavant, de briser le pont qui les reliait au continent pour se protéger du chaos du monde, et en premier lieu de celui de la nature : entre brume et sécheresse perpétuelle, il est difficile de survivre. Les légumes poussent mal et les biens de première nécessité comme l’essence sont rares. Un troc s’est mis en place. Skalde et sa mère font du purin d’orties et élèvent quelques lapins, pour leur viande et leur fourrure, Edith en fait des manteaux.

La vie précaire des deux femmes est bousculée le jour où Skalde rencontre dans la clairière, non loin de chez elle, une jeune fille aux cheveux rouges, signe de radicale altérité dans cette île où personne n’en a de telle couleur. Elle décide de la ramener chez elle, même si elle sait que les iliens vont la prendre pour un changelin et vouloir s’en débarrasser par tous les moyens. L’équilibre fragile de la relation mère-fille est également sujet à tensions. Jusqu’où les emmènera ce choix d’accueillir une étrangère ?

Helene Bukowski nous livre un récit qui oscille entre la nouvelle et la fable, et mâtiné de prose poétique. On sort du récit comme on y est entré et comme on y demeure : sans trop savoir les raisons de ce qui s’y passe, on suit le fil d’une narration ténue et bien menée, mais sans véritable dénouement explicatif, ce qui nous laisse à songer sur tout le reste : la peur de l’autre, l’angoisse mystérieuse, la maternité, un monde qui se défait… Dans une ligne assez similaire à Au Nord du monde, de Marcel Theroux, la dystopie d’Helene Bukowski met en scène l’oppression qui s’exerce sur les plus fragiles, femmes, enfants, étrangers et pose la question du repli sur soi et de la pertinence d’une solution à l’échelle locale dans un monde qui s’écroule. Quand Theroux fait le choix d’un roman mêlant le récit d’initiation à l’enquête sociologique, l’autrice préfère la forme brève de chapitres courts, l’insertion, sous forme de fragments en prose poétique, du flux de conscience de Skalde. L’effet est réussi : on se cherche, dans l’urgence, et même si on ne voit rien de l’autre côté du mur de brouillard, du fleuve ou des conventions sociales, un acte unique de bravoure nous le fait traverser. C’est, en littérature, le moyen de poser chacun de nous devant les choix à faire prochainement.

La Ville dans le ciel

Chris Brookmyre est un auteur écossais connu pour ses romans noirs mâtinés de cri­tique sociale (chez Métailié). Avec La Ville dans le ciel, il vient aujourd’hui en SF, non sans y tricoter un récit fondé sur une intrigue policière teintée au noir.

Ciudad de Cielo, la ville dans le ciel, est une immense station spatiale en orbite terrestre dans laquel­le se construit, jour après jour, l’avenir de l’espèce humaine. On y imagine et on commence à y concevoir l’Arca Estrella, un vais­seau arche qui, un jour lointain, emmènera des colons vers une exoplanète accueillante. Zone à la souveraineté incertaine reliée à la Terre par un ascen­seur spatial et la station intermédiaire Heinlein, Ciudad de Cielo, composée d’un axe qu’encadrent deux grandes roues à la gravité centrifuge et peuplée de cent mille habitants, est le fruit d’un partenariat entre les quatre plus puissantes firmes mondiales (la Quadriga) et la Fédération des Gouverne­ments Nationaux (FGN). En régime normal, c’est la Quadriga et sa Seguridad qui assurent le maintien de l’ordre dans CdC, mais la FGN peut y mettre son grain de sel si elle considère que la bride devient trop lâche sur le cou du service de sécurité privé. Devant l’insistance des rumeurs de corruption visant la Seguridad, la FGN décide d’envoyer une de ses « stars », le docteur Alicia Blake, afin de re­prendre le contrôle de la situation. À la corruption endémique qui gangrène la station va s’ajouter, pour Blake, le premier meurtre – et quel meurtre ! – officiellement enregistré sur CdC. La jeune et très intègre cadre sup’ devra, pour pénétrer les arcanes de la cité, faire équipe avec l’une des pommes les plus pourries du seau, le sergent Nikki « Fix » Freeman. Leur duo, une incor­ruptible et une flic revenue de tout, sera bien sûr très dysfonctionnel ; elles devront faire avec.

Au fil d’une enquête policière, au cœur de la corruption ambiante et d’une machination ancienne, qui vire rapidement au thriller, Brookmyre décrit un « paradis » qui s’avère être un enfer ultralibéral. Des travail­leurs pleins de rêves ou fuyant un passé à oublier, des salaires pour l’essentiel très faibles, une Terre si lointaine qu’il est hors de prix d’y retourner, tout le monde est obligé d’avoir au moins deux jobs pour survivre (dont au moins un illégal ou immoral). Dans des TAZ (zones autonomes temporaires) locales de fait sur lesquelles la Seguridad ferme les yeux se développe une économie parallèle de la survie, par l’exploitation des plus pauvres par les presque aussi pauvres, entre trafics variés, prostitution, racket, com­bats clandestins, etc. Nikki fait partie de ceux qui assurent la protection de ces activités, contre rémunération ; et officiellement, personne ne sait rien en haut lieu, alors même que ces innombrables infractions – jusqu’à la présence de « clandestins » – sont, dixit Nikki, ce qui met de l’huile dans les rouages. Le, puis bientôt les meurtres de CdC sont la goutte d’eau qui font déborder le vase et obligent la FGN à reprendre en main la station, avec l’aide involontaire des deux policières, dont l’une se retrouve vite impliquée dans l’affaire avant que l’autre le soit aussi – il faudra lire pour savoir comment.

L’approche new sheriff in town choisie par Brookmyre rappelle un peu le Outland de Peter Hyams. S’y ajoutent de pures thématiques SF sur la conscience, la conscience de soi et le libre-arbitre, qui évoquent Blade Runner. Le tout est rythmé, rapide, dynamique, et on tour­ne les pages à toute vitesse pour savoir qui a fait quoi et comment tout cela peut se terminer.

Si on lira avec plaisir ce livre pour la solidité de son intrigue et la richesse du background, on ne le fera pas, en revanche, pour la qualité, très quelconque, de l’écriture qu’on y trouvera. Qu’importe, c’est un bon divertissement.

84K

Marx et Lénine l’ont affirmé, « l’État n’est qu’un instrument au service de la bourgeoisie », oubliant que, parfois, tel un Lé­viathan, il empêchait aussi les religions de se foutre sur la gueule. Vint Thatcher qui, du Léviathan, coupa ces appendices (éducation, santé, transport, aides sociales) utiles au peuple et que les deux grands anciens n’avaient pas su prédire. Dans 84K, Claire North imagine une Angleterre qui serait allée tout au bout de la logique thatchérienne, dans laquelle privatisations, externalisations et suppressions des crédits sociaux auraient atteint des niveaux tels qu’une population plongée dans une très grande misère y entrevoit (derrière des barrières) une petite élite qui en extrait sans limite la plus-value. Jus­qu’au point où même la police, la justice et la fiscalité sont passées entre les mains de la Compagnie (holding quasi métaphysique qui possède toutes « les compagnies qui possèdent des compagnies qui… », ad infinitum). Elle tient les manettes, elle fait des super profits en dégradant le service qui lui est concédé (super profits qu’elle augmente encore en détournant une partie des impôts qu’elle collecte pour l’État). Mettant l’État explicitement à son service, la Compagnie réalise ce qu’on appelle une capture du régulateur par le régulé – appliqué ici à l’État tout entier – et valide la thèse marxiste. Sans assurance privée, sans sponsoring privé, on n’est rien et on n’a aucun droit dans l’Angleterre de North ; jusqu’au droit de vivre en sécurité qui a aussi un prix. En effet, le système judiciaire est remplacé par un Bureau d’audit des crimes (où travaille Theo Miller, double littéraire du Winston Smith de 1984). On y évalue l’indemnité à payer en cas d’infraction, une indemnité qui dépend de la gravité de l’infraction mais aussi de considérations morales, des circonstances et de la valeur économique actualisée de la victime. Un pauvre, un malade, un étranger valent peu, d’autant moins quand on est assez riche pour pouvoir facilement payer. Ceux qui ne le peuvent pas, en revanche, sont condamnés au « hachoir », sorte de sweatshop moderne dont on sort aussi souvent mort ou « acheté » par un riche (à quelle fin ?) que parce qu’on a fini sa peine. Et il y a encore pire ; il faut bien se débarrasser des surnuméraires…

Miller est l’un des rouages du système. Moyen, quelconque, pas spécialement courageux, il participe à le faire tourner en fixant le montant des indemnités à payer en cas d’infraction (indemnités censées aller à la victime, mais dont les « frais de gestion » absorbent une très grosse partie). Il obéit à la règle sans état d’âme, réalisant cette « banalité du mal » que suspecta Arendt en Eichmann. Et voilà qu’un jour une ex petite amie le contacte, lui apprend, avant d’être assassinée, qu’il a une fille et que celle-ci est retenue dans une prison du Nord. Pour la première fois de sa vie, Miller décide de réagir, d’aller chercher son enfant, et accessoirement de détruire le système.

Raconté sur trois fils principaux, sur un mode proche du courant de conscience, le récit est haché par des sauts de temps, de narrateur, d’action, visibles souvent dans la mise en page même, avec sauts de ligne et interruption de phrases. Narration syncopée censée représenter sans doute l’état de con­fusion mentale d’individus qui n’ont plus de certitudes ni d’avenir clair, elle engendre une mise à distance du lecteur renforcée par l’impression tenace que North adore se regarder écrire.

Sur le fond, le roman est trop proche temporellement et trop décalé socialement pour être crédible – on pense ici au Cadavre Exquis d’Augustina Bazterrica ; il ne suffit pas d’avoir un peu lu Marx et d’être très indignée pour écrire de la bonne dystopie. Orwell racontait une dystopie qui, à peu de choses près, existait ; North imagine une métaphore de ce qui dysfonctionne dans le monde. De ce fait, l’un était terriblement crédible alors que l’autre ne tient qu’à la qualité d’une métaphore malheureusement outrée – et on ne parle même pas de la volonté « d’élimination des pauvres » qui rap­pelle les errements de Pinçon-Charlot. Enfin, détail trivial mais caractéristique, là où Smith (1984) se révoltait pour la transgression et la liberté et où Bernard Marx (Le Meilleur des mondes) voulait sortir d’un réel insupportable, Miller brave le système pour sauver sa fille, motivation caractéristique d’une époque qui vénère ses enfants mais fait, hélas, un brin film catastrophe. Un roman pour com­plétistes de Ken Loach.

Les Portes perdues - Les Enfants indociles T.1

Depuis 2008, Seanan McGuire a publié plus d’une cinquantaine de romans et nouvelles. Elle est aussi connue sous le pseudonyme de Mira Grant pour sa trilogie zombie – Feed, Deadline et Red Flag chez Bragelonne. Pygmalion publie déjà sa série de fantasy urbaine, October Daye. Les Portes perdues, prix Hugo, Nebula et Locus 2016 et 2017 dans la catégorie novella, devrait faire l’objet d’une adaptation puisque les droits ont été acquis par la Paramount.

Pour chaque enfant (ou presque) existe une porte vers un autre monde. Un univers différent, obéissant à sa propre logique, sombre ou lumineux, parfois cruel et toujours dangereux. Tous les pensionnaires de la Maison des en­fants indociles d’Eleanor West en sont revenus, changés, et tous ne rêvent que d’une chose : retrouver la porte qui les y con­duira à nouveau tant ils s’y sentaient chez eux, à leur place. En confiant leurs enfants au pensionnat, les familles, déchirées entre incompréhension et in­quiétude, espèrent un retour à la « normale », une guérison de ce qu’ils perçoivent comme un traumatisme ou une pathologie mentale. Ils ignorent que Eleanor West est elle-même une enfant indocile et que sa définition du mot guérison diffère quelque peu. Ce premier tome – la série, toujours en cours, en compte six outre-Atlantique – s’attache aux pas de Nancy, autrefois une fillette enjouée et lumineuse, qui revient du Couloirs des Morts. Peu après son arrivée, Sumi, sa camarade de chambre, est assassinée, et très vite les meurtres s’en­chaînent. Commence alors une enquête dou­blée d’une course contre la montre pour trouver le coupable et l’empêcher de poursuivre le carnage.

Les histoires de passages vers un autre monde foisonnent en littérature, particulièrement en jeunesse et young adult, qu’on y accède par un terrier de lapin ou une armoire magique. Sea­nan McGuire décide de s’intéresser à l’après, au retour dans le monde gris et terne que nous connaissons, loin des merveil­les de ces pays que l’on dit ima­ginaires. Un pari réussi de ce point de vue, d’autant que la ca­ractérisation et les états d’âme de ces élèves aux parcours atta­chants se révèlent à la hauteur. La nostalgie du pays perdu le dispute à l’angoisse adolescente et à la difficulté à vivre dans un monde hostile. Autre point intéressant, les adultes du pensionnat, respectueux des enfants, de leurs récits, leurs vécus et identités (voire de leur transidentité pour certains) deviennent des alliés rendant le monde un peu plus supportable.

Le format court constitue à la fois un atout, avec une narration fluide et entrainante, un tempo rapide où les évènements s’enchaînent sans temps mort, et une faiblesse, car l’univers semble parfois survolé. On se gardera de juger une série sur un premier tome. Cependant, force est de constater que ce premier opus laisse un goût de trop peu et qu’il ne reste plus qu’à espérer que les suites donneront un peu plus de consistance à cet univers prometteur. Nous serons vite fixés puisque De brindilles et d’os, le deuxième tome, est annoncé chez Pygmalion pour février 2022. À ajouter aussi dans la liste de ce qui fâche : le prix du livre. 19,90 euros en version papier et 13,99 euros en numérique, ça fait cher la novella…

Quality Land

Le rire est l’une des choses les plus difficiles à partager. Les humoristes comme les créateurs de séries comiques le sa­vent pertinemment. Marc-Uwe Kling tente ici sa chance dans un roman qui, sous couvert de faire sourire à travers les aventures d’un raté – Peter Chômeur – dénonce les travers de notre société, en particulier notre dépendance envers l’informatique… pour un résultat somme toute assez médiocre.

Dans cet avenir satirique, donc, un pays – sans doute l’Allema­gne — décide de changer de nom histoire de gagner en sym­pathie, d’être plus attirant, plus proche des désirs de ses concitoyens. Il s’appellera doré­navant Quality Land. Dans cette « splendissime » contrée, tout est classé, organisé selon des algorithmes tout-puissants. Nul besoin de commander un produit : à peine en ressentez-vous l’envie qu’un drone vous livre à domicile l’objet de votre désir. Quant à rencontrer le partenaire idéal, grâce à votre classement et l’analyse approfondie de vos centres d’intérêts, plus d’erreur possible. Mais tout cela fonctionne-t-il si merveilleusement ? C’est ce que nous découvrons à travers l’histoire de Peter Chômeur (le nom de famille vient de la profession du parent au moment de la conception : idée amusante et pas si anodine), dont le classement baisse dangereusement, au point de le voir rejoindre la cohorte des « inutiles » ; de Martyn Comité-Directeur, homme politique des plus stupide ; et de John of Us, le premier androïde candidat au poste de la présidence du pays.

Marc-Uwe Kling flingue à tout va. Mais sa principale cible reste l’utilisation frénétique et incontrôlée (donc incontrôlable) des algo­rithmes dans la vie de tous les jours, dans la moindre prise de décision. À travers cette fable un peu simplette, et dont le rythme faiblit assez souvent (l’un des principaux écueils de tout récit humoristique), il pointe des questions lorgnées depuis longtemps par les auteurs de SF – des questions résolument actuel­les. Comment une société peut-elle survivre à l’invasion des algorithmes dans le quotidien de ses citoyens ? Comment être sûr que ces formules sont vraiment neutres et ne conditionnent pas nos vies ? Comment ne pas craindre qu’elles nous enferment dans des bulles, satisfaisantes puisqu’elles éliminent tout ce qui nous est étranger, mais déshumanisantes puisqu’elles suppriment par là-même toute possibilité de contestation et d’évolution ? Un thème qui préoccupe Marc-Uwe Kling, au point de tartiner çà et là divers laïus un peu longuets sur le sujet, travers répétitif de l’auteur qui ne fait pas toujours preuve de légèreté, privilégiant l’humour itératif, voire lourdingue, à une finesse qui aurait permis d’élever ce récit à un niveau plus agréable — n’est pas Jean Baret qui veut.

Quality Land part d’un postulat on ne peut plus inquiétant : conservons-nous notre libre-arbitre dans une société dirigée par les ordi­nateurs ? Le résultat est inégal, avec quelques moments amusants et plutôt bien amenés, mais beaucoup d’autres plus convenus, plus consensuels, à la limite de la recherche putas­sière du clic. Un produit dans l’air du temps, sans grand intérêt pour un habitué de SF. Qui doit cependant avoir plu outre-Rhin, puisqu’une suite est parue en 2020. Par ici, on ne se contentera même pas du premier…

Les Ménades

Troie est tombée depuis longtemps. Ulysse et les autres survivants sont rentrés chez eux, auréolés de gloire et d’histoires fourmillantes d’aventures, de héros, de péripéties, d’êtres divins. Des récits qui parviennent jusqu’à Psili, petite île de la mer Égée où vivent, entre autres, trois jeunes filles un peu isolées du reste de la communauté : Lyra, Ényô et Agamê. Quand arrive un mage mystérieux, elles se laissent entrainer dans une nuit d’abandon mystique. Et bien leur en prend, puisque, pendant leur absence, des pirates rasent leur village et emmènent la population en esclavage. Elles partent donc, malgré leur jeune âge et leur manque d’expérience, à la poursuite de ces Thébains meur­triers.

Délaissant le XXe siècle et les services secrets britanniques de la trilogie « Monts et merveilles », Nicolas Texier se plonge dans l’un des univers mythologiques les plus balisés, celui des dieux grecs, des sa­tyres, des ménades, des cyclo­pes et des Lotophages, tout un bestiaire tiré de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère, vastes poèmes au souffle épique. C’est sur ses pas que s’embarque l’auteur français avec un long voyage reprenant quel­ques étapes d’Ulysse lors de son périple de retour. Nicolas Texier veut faire revivre l’am­biance, l’atmosphère de ces pays baignés de mystères où l’on peut croiser, au détour d’un chemin, un être divin. Ou du moins le croire. Car divinités et assimilés ne se montrent pas aisément aux humains. Elles jouent avec eux, sans franchise, sans se dévoiler, sures de leur supériorité.

Face à ces puissances, les trois jeunes filles ne font pas le poids. Mais elles suivent le destin tracé pour elles avec une assurance crasse. Elles font fi de la place qu’on leur avait assignée : femme au foyer soumise à son futur époux, femme rejetée par la communauté tout juste bonne à être violentée derrière un bosquet, sœur victime d’un frère violent. Les thèmes abordés en marge du récit sont forts et actuels, tant, à la différence de son modèle grec, ce roman met en scène des femmes, et il le fait vraiment. Les trois Ménades, puisqu’il s’agit d’elles, prennent leur chance dans le malheur qui les frappe. Elles décident, jouent leur vie, se découvrent et mettent en valeur leurs particularités, leurs forces. Et tout cela dans la bonne humeur — une bonne humeur teintée de sang. Car Nicolas Texier partage le goût d’Homère pour la violence, et l’on assiste à quelques scènes bien gores, à grands renforts de membres découpés.

Les Ménades est un plaisant récit d’apprentissage reprenant avec un certain succès les topoï de l’œuvre homérique (aidé en cela par l’utilisation de certains noms directement transcrits du grec, donc aux sonorités plus évocatrices), mais au rythme par­fois bancal et qui peine à trouver son ton sur le long terme. Il hésite entre le roman pour jeune adulte et le mythe cruel et sans pitié, laissant son lecteur par mo­ments circonspect. Restent une lecture agréable et une plongée érudite dans l’antre des dieux.

L'Évangile selon Myriam

Myriam va être exécutée. Ayant achevé de recueillir et de mettre en ordre les rares textes « sacrés » conservés par la communauté dans laquelle elle vit, elle a formé des pensées jugées hérétiques par ses pairs. Et loin de les regretter, elle les a affirmées, s’appuyant sur les récits retrouvés. C’est ce travail que nous pouvons lire, recueil de courtes histoires, regroupées en six grandes parties : « Commen­ce­ments », « Solidarités », « Élus », « Mensonge », « Vérités », « A­mour ». Et, trouvaille d’une grande richesse de Ketty Steward, les sources de ces fragments, ces textes sacrés, sont extrêmement variées, d’époque comme de genre – de la Bible, évidemment, en passant par les contes de Perrault ou Ray Bradbury. Chaque chapitre s’ouvre sur une citation mise en exergue, comme un jugement définitif à méditer. Mais ces sentences ne proviennent pas d’un saint ouvrage, loin de là, puisqu’elles sont toutes issues des œuvres de Milan Kundera ou de Stefan Zweig, transformés pour l’occasion en prophètes d’une foi qui leur est inconnue. Et l’on pense à Walter Miller Jr., qui, dans son Cantique pour Leibowitz, s’interroge aussi sur la transmission du savoir et aux croyances qui l’accompagnent.

Dans ces deux récits, l’histoire se situe résolument dans l’avenir. Un futur post-apocalyptique apparemment, dans L’Évangile selon Myriam, même si l’autrice ne donne presque aucun détail. Elle nous laisse dans le flou et c’est tant mieux, car cela permet de se concentrer sur l’essentiel : comment se construisent les mythes. Quels procédés permettent à un texte, aussi anecdotique soit-il, de passer du statut de simple parole à celui de modèle à méditer et à suivre. Et elle le fait non sans humour, puisqu’un autre auteur revient sans cesse au long de ce roman, Michael Jackson : pas sûr que les croyants soient ravis de ce mélange. Ketty Steward s’attaque ainsi aux textes fondateurs pour en questionner l’essence. La vérité qu’ils assènent, du haut de leur ancienneté et du poids du dogme, les commu­nau­tés, les croyants (religieux ou laïcs), est-elle si absolue ? Ne peut-on s’in­terroger sur leur con­­tenu et, surtout, sur les leçons qu’ils en tirent ? Car, en reprenant les mêmes histoires, mais avec un point de vue différent, on obtient une morale et un éclairage différents – et, de fait, une autre ligne de vie imposée. Ainsi, men­songe et vérité sont-ils intimement liés. Le narrateur, la nar­ratrice, par les choix qu’ils font dans la transmission d’une histoire, jouent un rôle fondamental en guidant les générations futures.

Très différent dans son approche du Lazare attend de James Morrow, autre roman mettant en scène des personnages bibliques, récemment publié Au Diable Vauvert (Ketty Steward ne propose pas réellement une histoire suivie, mais une série de courtes relectures la plupart du temps indépendantes les unes des autres), L’Évangile selon Myriam n’en est pas moins convaincant par son habileté et par le jeu qu’il déploie à travers des récits que nous connaissons tous, qui ont bercé notre enfance pour nombre d’entre eux. Relire ces contes sous un autre prisme s’avère une expérience aussi amusante que perturbante, et de fait enrichissante, tant elle questionne quelques-unes de nos certitudes. Un exercice vital, en somme, ce que sait mieux que quiconque tout lecteur de SF.

Time Salvager

Au XXVIe siècle, l’humanité a beau avoir colonisé la majeure partie du Système solaire, il lui faut faire face à un inexorable déclin la conduisant à moyen terme vers l’extinction pure et simple. La Terre, en particulier, est dans un état désastreux, une « abomination toxique » où survit tant bien que mal la majorité de la population dans les ruines laissées par les guerres des siècles précédents, tandis qu’une minorité de privilégiés bénéficie du confort de zones urbaines sécurisées. Malgré son état lamentable, la Terre joue néanmoins un rôle essentiel puis­que c’est de là que s’élancent vers le passé les Chronmen, les voyageurs temporels chargés de prélever dans les époques anté­rieures tout ce dont manque la société actuelle, à commencer par ses sources d’énergie. Un métier dangereux où l’on ne fait généralement pas de vieux os, tant en raison du profil psychologique de ces agents que des missions qu’on leur confie, lesquelles devront être menées à bien sans enfreindre les Lois Temporelles. C’est pourtant ce que fait le meilleur d’entre eux, James Griffin-Mars, lorsqu’il ramène avec lui, sur un coup de tête, une femme du XXIe siècle condamnée à une mort certaine. Ensemble, ils vont devoir échapper aux au­torités lancées à leurs trousses tout en mettant à jour un complot concernant l’avenir de l’es­pèce humaine.

Premier tome d’une trilogie dont on attend la conclusion de­puis 2016, Time Salvager est le genre de roman qu’on lit jus­qu’au bout tout en grinçant des dents. Qu’il s’agisse du style, des personnages ou des dialogues, Wesley Chu accumule les clichés à longueur de pages. L’idée de cette humanité future n’ayant d’autre solution que de piller son propre passé pour assurer sa survie est certes intéressante, mais tout cela reste trop superficiel et n’offre qu’un décor vaguement original aux multiples scènes d’action et autres courses-poursuites qui parsèment le récit. Le romancier, en faiseur opportuniste, semble moins s’adresser à son lectorat qu’aux producteurs de blockbusters hollywoodiens tant Time Salvager se plie avec complaisance à tous les critères du genre. Un projet d’adaptation a d’ailleurs été un temps d’actualité, avec Michael Bay aux commandes, lequel, reconnais­sons-le sans mal, aurait été parfaitement à sa place pour trans­poser à l’écran ce show pyrotechnique aussi spectaculaire que vain.

Comme son héros, Wesley Chu se contente de piocher dans l’histoire de la science-fiction (cinématographique plus que littéraire) de quoi bricoler son roman, sans jamais parvenir à offrir quoi que ce soit de neuf ou d’enthousiasmant, sur la forme comme sur le fond. S’il s’agit là de l’avenir de la SF, mieux vaut la déclarer morte tout de suite.

La Pêche au petit brochet

Une récente étude du World Happiness Report (oui, pareille institution existe…) révélait que la Finlande serait le pays le plus heureux du monde. Voilà qui suscitera, peut-être, des vocations d’émigration chez celles et ceux qui sont en quête d’un havre de bonheur en ce monde devenu généralement anxiogène, voire proprement désespérant. Mais avant que d’aller se réfugier en Finlande, on leur conseillera la lecture de cette formidable Pêche au petit brochet. Hormis un considérable plaisir de lecture, ce premier roman du finnois Juhani Karila leur permettra de sélectionner au mieux leur future région d’adoption…

Si l’on en croit en effet l’auteur, il est certains coins, ou plutôt recoins, de la Finlande, où le bonheur semble en rester à jamais au stade de la promesse. Il en va ainsi de « l’inepte Laponie orientale. […] Un ramassis herbeux de mottes indéterminées, comme si Dieu, après avoir réparti ailleurs ses pelouses, ses landes et ses forêts tropicales, avait plaqué le restant sur la calotte polaire. » Dans les rares bourgs comme égarés au sein de cette « alliance de […] vastitude et de […] vacuité », il n’y a décidément pas grand-chose à faire. Comme à Vuopio, principal lieu du livre, où les « distractions » les plus courantes sont l’espionnage du voisinage avec médisance en sus ou bien encore le harcèlement scolaire et les violences domestiques. Pour les plus pacifiques des habitants et habitantes de Vuopio, reste la pêche dans l’un des étangs sourdant de l’humide contrée. Parmi ces aficionados locaux des loisirs halieutiques, l’on compte Elina, l’héroïne du roman. À l’orée de celui-ci, cette native de Vuopio regagne son village, après en être partie pour étudier dans le Sud de la Finlande. Puis la voici bientôt partie pêcher (sans doute l’aura-t-on deviné) le petit brochet…

Mais loin d’être banale, et encore moins synonyme de détente, la partie de pêche s’avère bien vite aussi singulière que périlleuse. Et ce, pas uniquement parce que les moustiques pullulent à la faveur d’un été extraordinairement caniculaire, rappelant que la Laponie n’est pas épargnée par la catastrophe climatique en cours. En sus des myriades de ces envahissants et piquants insectes, Elina doit composer lors de sa pêche avec la faune pandémoniaque de Vuopio. Car sous le cercle polaire, « le vide horrifiant […] sécrète des monstres parcourant les tourbières ». Parmi ceux-ci, l’on compte « des kukkuluuraaja, farfadets narquois, des sinipiika, servantes des sous-bois » et autres teignons, grabuges et ondins. Tous témoignent à leur maligne manière de la survivance dans cette marge ultime de l’écoumène d’un surnaturel, dont participent aussi quelques-uns de ses hôtes humains. Elina possède ainsi certains talents sorciers, hérités de sa magicienne de mère. Et ces pouvoirs nécromants s’avèreront aussi utiles qu’une canne à pêche dans cette Pêche au petit brochet où la proie n’est pas celle que l’on pense, et de laquelle dépend pour Lena bien plus que le menu du jour…

Mais on arrêtera là de divulgâcher la trame de ce splendide roman, dont l’une des nombreuses et grandes qualités est un art narratif certain de la surprise. S’inscrivant dans la droite ligne de la Finnish Weird, ce surgeon subpolaire de l’Imaginaire, La Pêche au petit brochet cultive avec bonheur le réalisme fantastique teinté d’ironie. À l’instar notamment des œuvres les plus réussies de Johanna Sinisalo, Juhani Karila marie ainsi le prosaïque et l’extraordinaire de la plus convaincante des manières. Donnant souvent lieu à d’inédites et fascinantes visions, cette relecture du réel à l’aune de l’ange du bizarre n’empêche pas le surgissement de l’émotion. Car La pêche au petit brochet est aussi un roman d’amour aussi beau que touchant.

P.S. : On signalera, toujours chez La Peuplade, la parution de trois titres de la finlandaise Tove Jansson, la créatrice des Moumines. Si ces livres ne relèvent pas de l’Imaginaire, ils prolongent bellement l’univers de la mère des fameux trolls…

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