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Tous les oiseaux du ciel

À l’âge de six ans, Patricia Delfine découvre, en sauvant un moineau blessé, qu’elle sait parler la langue des oiseaux, ce qui fait d’elle une sorcière. Conduite devant le Parlement des Oiseaux, elle échoue à répondre à l’énigme posée par l’assemblée. Son don lui confère un lien particulier avec les éléments naturels, même si elle est trop jeune pour le comprendre et le contrôler. Laurence Armstead est un geek surdoué. À partir de plans récupérés sur internet, il fabrique une montre à voyager dans le temps de deux secondes, un objet précieux à plus d’un titre. Les deux secondes gagnées lui permettent d’échapper aux pièges tendus par les autres enfants. Le fait d’avoir réussi à fabriquer cette montre lui offre la perspective d’intégrer le MIT (Massachussets Institute of Technology). Adolescents, Patricia et Laurence n’ont rien en commun, à part leur décalage avec la norme et une famille dysfonctionnelle. Leur marginalisation au sein de l’école qu’ils fréquentent les amène pourtant à se lier d’amitié. Une amitié bancale, mais qui les aide à survivre, à grandir et à se construire jusqu’à ce que leurs chemins se séparent, assez vite d’ailleurs. Lorsqu’ils se croisent à nouveau, une dizaine d’année plus tard, ils ont pleinement exploité leur talent. Patricia est devenue une sorcière si compétente qu’elle doit se garder de la Suffisance. Laurence a intégré un groupe de savants qui se destinent à coloniser une exoplanète pour sauver une partie de l’humanité du désastre imminent. La catastrophe écologique n’est pas loin, précédée de tremblements de terre, tempêtes et tsunamis. Les deux jeunes adultes ont pour destin de sauver le monde. Patricia utilise ses pouvoirs pour guérir et punir. Laurence a pour obsession de concevoir une technologie pour un exode lointain. Leurs approches, différentes, se révèlent antagonistes. Et deux élus, c’est toujours un de trop. Pourtant, il leur est impossible de s’affronter malgré l’influence de leurs communautés respectives qui les dressent l’un contre l’autre. Ce qui les lie dépasse le souvenir d’une amitié adolescente. Tous les oiseaux du ciel plaide pour la collaboration plutôt que la confrontation, pour l’acceptation de l’autre et de la différence plutôt que le rejet et l’affrontement.

Difficile de classer ce roman dans un genre particulier. Tous les oiseaux du ciel baigne dans la culture geek. Charlie Jane Anders sème une multitude de références multimédia. Elle joue aussi bien avec les codes de la SF (conquête spatiale, vortex, intelligence artificielle) que ceux de la fantasy urbaine (système de magie, apprentissage, dissimulation des sorciers, prophétie autour d’un élu). Le monde décrit est indubitablement le nôtre, dans un futur très proche. Mais ses particularités, cachées des individus lambda, nous le rendent étrange et étranger. Charlie Jane Anders s’amuse aussi des genres : du roman d’apprentissage – avec le difficile passage à l’âge adulte – dans son premier tiers, à la bluette amoureuse sur fond d’apocalypse et de guerre de clans, avec, en filigrane, le poids du destin sur les personnages. Qui trop embrasse mal étreint parfois. Ce n’est pas le cas ici, même si le roman souffre, passé ses deux premières parties, d’une forme de précipitation qui le conduit jusqu’à une fin abrupte. Rien de rédhibitoire cependant : il mérite les prix Nebula et Locus reçus.

Retour sur Titan

Année 3685. Grâce à l’utilisation des trous de ver et de la propulsion GUT (Grand Unified Theory), l’humanité a conquis le Système solaire, récoltant sans scrupules ses abondantes ressources. Michael Poole, ingénieur talentueux, et son riche père Harry, se sont lancé un nouveau défi : construire un vaisseau capable de voyager à travers le temps et l’espace. Un projet d’envergure qui nécessite d’importants crédits qu’une habile exploitation de Titan, satellite naturel de Saturne, permettrait probablement de récolter. Comme les lois de la sentience interdisent l’exploration des corps célestes susceptibles d’abriter une forme de vie intelligente, il faut donc démontrer que cette lune n’est pas concernée. Jusqu’alors, toutes les sondes envoyées sur Titan ont disparu, laissant subsister le doute. Et une mission habitée reste interdite. Harry Poole fait enlever Jovik Emry, un gardien de la sentience corrompu et, par un habile chantage, l’envoie sur Titan accompagné de son fils Michael, de la physicienne Miriam Berg, et de l’ingénieur Bill Dzik. Leur mission : prouver, à n’importe quel prix, que Titan n’accueille aucune forme de vie intelligente. Très vite, les ennuis surviennent : le ballon qui véhicule la capsule est crevé par des créatures volantes et cette dernière se crashe à la surface glacée et inhospitalière. La mission doit se poursuivre, même si elle se double d’une course contre la montre pour la survie…

Stephen Baxter écrit de la hard SF basée sur des découvertes solidement étayées. À partir des données collectées notamment par la sonde Huygens, il imagine, avec minutie et rigueur, une forme de vie organisée sur Titan. Il décrit son atmosphère et invente sa géologie. Les descriptions des lacs d’éthane, des cryovolcans, des créatures mi-organiques mi-métalliques qui arpentent la surface du satellite sont abordées sous l’angle scientifique, ce qui peut rebuter le lecteur peu familier de ce courant de la SF. Les autres se laisseront séduire par les images produites et par l’aventure d’une exploration haletante d’un monde étranger. La narration, au plus près du personnage de Jovik Emry, renforce la proximité et l’immersion, quand bien même les personnages secondaires, plus axés sur la collecte de données, manquent un brin de profondeur. Stephen Baxter porte un regard acéré sur la nature humaine, sa soif de profits et son immoralité.

Retour sur Titan fait partie intégrante du Cycle des « Xeelees », publié au Bélial’, mais peut tout à fait se lire indépendamment. Cependant, nul doute que la connaissance du cycle apporte une dimension supplémentaire à ce très recommandable court roman pétri de sense of wonder.

Hier les oiseaux

Kate Wilhelm, auteure de trente romans, a obtenu de nombreux prix dont deux Hugo, trois Nebula et un Locus. Avec son mari Damon Knight, elle animait des conférences qui ont poussé Robin Scott Wilson à fonder les ateliers d’écriture Clarion dans lesquels elle s’est fortement impliquée. Le prix Solstice décerné par l’association Science Fiction Writers of America pour récompenser les auteures ayant eu une influence significative sur la science-fiction a été rebaptisé, en son honneur, prix Kate Wilhelm Solstice. Kate Wilhelm est donc une autrice importante dans le monde anglophone. En France, la collection « Présence du futur » des éditions Denoël a publié huit de ses titres entre 1977 et 1987. Et depuis cette date, son œuvre est absente des rayonnages des libraires. Le Livre de Poche vient de rééditer Hier, les oiseaux, roman écrit en 1976, et premier titre traduit en français en 1977, année pendant laquelle il a été couronné des prix Hugo, Jupiter et Locus – rien que ça…

Imaginez un joli coin de Virginie, doté d’une terre fertile et traversé par une rivière poissonneuse. Une famille de riches propriétaires terriens, pressentant la fin de la civilisation, s’y installe et y développe une communauté auto-suffisante : champs, bétail, habitations, usines de transformation et même un complexe de recherche à la pointe de la technologie. Leur prédiction s’avère juste : pollution, changement climatique (ici un refroidissement global de la température – l’hypothèse de la survenance d’une ère glaciaire était sérieusement envisagée par la communauté scientifique des années 70) entraînent bientôt de nombreuses catastrophes, et le reste de l’humanité, agonisante, sombre peu à peu dans le chaos. La communauté elle-même est touchée : la fertilité chute chez tous les mammifères, femmes et hommes inclus, condamnant ainsi l’espèce humaine à brève échéance. Le recours au clonage semble être la meilleure solution en attendant un retour à la normale.

Le roman se décompose en trois parties, chacune s’attachant à une génération : celle de la catastrophe, celle de la survie et celle de la renaissance avec pour chacune d’entre elles un angle de vue très resserré. Kate Wilhelm s’intéresse plus au fonctionnement de cette communauté fermée, à son évolution et aux interactions humaines, qu’au clonage en lui-même. Très vite, le fossé se creuse entre les générations, et les règles de la communauté évoluent en fonction des jeux de pouvoir internes. Les clones sont « produits » par groupe et développent un lien émotionnel et mental qui confine à la télépathie avec leurs « frères » ou « sœurs » qui, presque identiques, partagent les mêmes goûts. La séparation et l’éloignement génèrent un stress psychologique intense et, souvent, une incapacité à revenir s’intégrer dans le collectif. Au fil du temps, l’individualité s’efface au nom de l’intérêt collectif avant de devenir une tare puis une menace à éradiquer pour le maintien de l’ordre social. La seconde génération de survivants, composée majoritairement de clones, décide de ne pas revenir au mode de reproduction antérieur. La sexualité, débarrassée de sa fonction reproductive, se libère et devient un terrain de jeux et de plaisirs. En parallèle, les instances dirigeantes peuvent décider de quel type de profil a besoin la communauté : les clones héritent des aptitudes de leur modèle et, en vase clos, se révèlent incapables de faire preuve de créativité ou d’imagination. Et quand advient le temps d’explorer le monde et ses ruines, la survie demande des qualités et des capacités d’adaptation perdues depuis longtemps…

Sur la thématique du clonage, le roman accuse un peu son âge. En revanche, les questions éthiques sur ses conséquences sociales restent pertinentes, plus de vingt ans après le clonage de la brebis Dolly. Loin de s’inscrire dans le courant des dystopies glaçantes, Hier, les oiseaux déroule son propos avec une subtilité rafraîchissante et mérite la lecture.

Les Attracteurs de Rose Street

En cette fin du XIXe siècle, Londres est une métropole en pleine expansion défigurée par la révolution industrielle. Dans les bas quartiers, les pauvres meurent sous le regard indifférent des classes dominantes qui viennent s’y encanailler. Bars, maisons de mauvaise vie ou fumeries d’opium assurent le divertissement. Jeffrey Richmond, gentleman excentrique et sulfureux, membre du sélect Club des Inventeurs, s’est installé sur Rose Street, au cœur du quartier mal famé de Saint Nichol, dans l’ancien bordel tenu par sa sœur Christine. Malgré son génie – il a construit des machines destinées à purifier l’air vicié de la capitale –, ses pairs le snobent avec constance. Lorsque Samuel Prothero, jeune médecin et aliéniste, intègre le Club en vue de développer sa clientèle et d’asseoir sa position, il prend soin de ne pas déroger à cette règle tacite. C’est donc dans la rue que Richmond aborde Prothero pour lui confier une mission bien particulière : enquêter sur le décès de la belle Christine, dont le spectre semble hanter l’immense demeure de Rose Street…

De même que le récit emprunte aussi bien au roman néogothique anglais qu’au steampunk, le génial mais taciturne inventeur brossé par Shepard tient autant du Dr Jekyll que du Dr Frankenstein. Quant à la narration, assurée par Samuel Prothero, elle rappelle celle du journal de Jonathan Harker dans le Dracula de Bram Stoker. Sa naïveté sentimentale, ses emportements et ses atermoiements lui confèrent une dimension romantique que renforce la tension sexuelle qu’il subit. Le sentiment de perte et le refus d’accepter la mort traversent le roman de bout en bout. Le lecteur sent peser les secrets inavouables d’un passé qui hante le présent. Ces derniers seront dévoilés, non sans surprises, avant un final spectaculaire. L’ambiance relève tout à la fois de la science et du spiritisme. La démarche de l’aliéniste se veut rationnelle et logique, mais les manifestations du surnaturel créent une atmosphère emplie de mystères et suscitent l’angoisse. Les descriptions des lieux finissent d’immerger le lecteur dans ce Londres victorien aussi sordide qu’effrayant. Si Lucius Shepard rend ici un hommage référentiel, il ne se contente pas d’écrire une histoire de fantôme à la manière de. Il propose un récit intense, fluide et maîtrisé, à la tension grandissante, porté par une imagination riche, une écriture élégante, précise et évocatrice — admirablement bien traduite par Jean-Daniel Brèque. Une réussite de la première à la dernière ligne, et une excellente occasion de découvrir l’auteur pour ceux qui n’auraient pas déjà succombé. Immanquable.

Des sorciers et des hommes

Hent Guer et Pic Caram sont de belles ordures ! Mais des ordures puissantes. Et donc dangereuses. Le premier est un guerrier d’exception, originaire de Scalèpe, célèbre pour ses combattants valeureux et sans pitié, lui-même en étant un parfait représentant : tueur solide, habile et sans autre moteur que la recherche de son intérêt. Le second est un des derniers sorciers aux rubans, technique rare et terriblement efficace : chacun d’entre nous est relié à des rubans. Celui qui sait les manipuler peut arrêter un cœur ou paralyser des membres en un simple mouvement de mains. Lui aussi ne poursuit qu’un unique but : s’offrir une existence de rêve. Les autres humains ne sont donc que des obstacles ou des pions sur le chemin de ces deux hommes. Et ils vont en bouleverser, des destins. Réduire quantité d’espoirs à néant. Tel Attila brûlant, selon la légende, l’herbe foulée par son cheval, le duo infernal abandonne, lui, une trace sanglante sur son passage. Et cela finit par faire une sacré liste de victimes plutôt revanchardes !

Nouvelle incursion de Thomas Geha en territoire de fantasy. Après le diptyque sympathique et prometteur même si imparfait du «  Sabre de Sang », repris en Folio (Thomas Day en parlait dans le Bifrost 58 ; ça ne nous rajeunit pas !), l’auteur rennais croque le portrait de deux personnages attachants malgré leur cruauté assumée, réjouissants malgré leur cynisme. À l’origine, ils devaient apparaitre dans une seule nouvelle, « Rubans de soie rouge », finalement non publiée. Ce texte est donc tout naturellement devenu la première partie du roman Des sorciers et des hommes, suite d’épisodes mettant en scène de façon plus ou moins directe Hent Guer et Pic Caram.

La construction du récit, des récits, plutôt, s’avère habile. Le point de vue change constamment, permettant au lecteur de découvrir plusieurs facettes des différents protagonistes. Le regard évolue selon l’esprit que l’on occupe, selon le narrateur choisi par l’auteur. Les hommes et femmes rencontrés acquièrent de fait une profondeur bien plus grande, et l’identification s’en trouve favorisée. Une belle idée, en somme, car si le guerrier et le magicien ont des côtés fascinants, il est assez peu évident de souscrire à leurs actions. Ni même d’avoir envie de les suivre encore, tant la vie humaine à peu de prix à leurs yeux. Un roman exclusivement centré sur ce duo n’aurait pas manqué de lasser, voire d’écœurer : l’écueil est ainsi évité avec brio. Enfin, cette structure pose un horizon d’attente aiguisé tant on ignore longtemps, avec toutes ces variations de point de vue, ce qui se trame d’un côté ou de l’autre ; jusqu’au bout, on peut craindre le pire pour chacun.

Thomas Geha évite par ailleurs un autre écueil : celui d’un univers secondaire surdétaillé. Ainsi peint-il de manière convaincante un monde abouti sans se sentir obligé de tout décrire, donne au lecteur ce qu’il faut pour imaginer le cadre sans s’appesantir de façon excessive sur la couleur des vêtements ou le grain des murs, l’odeur des fruits ou le goût des plats.

Avec Des sorciers et des hommes, Thomas Geha semble donner sa pleine mesure, réussissant la gageure d’impliquer son lecteur dans la destinée de deux monstres d’égoïsme tout en développant un univers riche et crédible. Peut-être pas le pinacle du genre, non, mais du travail d’écrivain bel et bien fait.

Le Revenant

Avec Le Revenant s’achève la série « Lazare en guerre » et avec elle les aventures de Conrad Harris, surnommé Lazare, rappelons-le, en raison de son nombre phénoménal de décès… et de renaissances. D’ailleurs, on découvre enfin, dans cet ultime volume, l’origine de ce surnom. Pour ce qui est de l’histoire, à nouveau, elle est efficace et explosive. Lazare doit aller en plein cœur du territoire ennemi. Enfin, de l’ennemi principal de L’Artefact , c’est à dire les Krells. Car depuis La Légion et, surtout, Rédemption , le Directoire semble vouloir prendre la première place au sommet de la liste des monstres, même si eux sont humains. Les membres de son armée ne reculent devant aucun meurtre, aucune torture, aucun massacre, de militaires comme de civils. Donc, avec sa légion et quelques renforts, voilà Conrad Harris parti à la recherche d’une arme ultime capable, selon le Haut Commandement, de régler une bonne fois pour toutes ce conflit à l’origine de millions de morts et de la transformation de pas mal de planètes en champs de ruines.

Évidemment, tout ne va pas être facile. Évidemment, les cadavres vont se compter par milliers. Évidemment, les phénomènes pyrotechniques feraient exploser le budget de n’importe quelle super-production hollywoodienne. Évidemment, les guerriers et guerrières (pas de sexisme dans cette trilogie, tout le monde sait se défendre) vont se montrer particulièrement héroïques et exceptionnellement résistants à la souffrance. Évidemment, le lieutenant-colonel Harris va perdre quelques simulants. Évidemment, le lecteur va en découvrir davantage sur les Bribes et leur phénoménale puissance. Mais surtout, Lazare va découvrir ce qui est arrivé à celle qu’il recherche depuis le début : Elena.

Et tout cela est d’autant plus efficace que Jamie Sawyer a enfin laissé tomber cette construction agaçante des deux premiers tomes : l’alternance entre l’action présente et des retours dans un passé lointain, censés expliquer la psychologie du personnage principal ou les raisons de sa dépression, de son addiction à l’alcool. Ce procédé était trop systématique et paraissait, parfois, artificiel. Dans ce dernier opus, les retours en arrière sont moins nombreux, et non plus systématiques. Donc, plus justifiés. Ils arrivent à point nommé pour sortir de l’ombre tel point de l’histoire, telle question restée sans réponse.

C’est donc sur un sacré feu d’artifice que Conrad Harris, dit Lazare, tire sa révérence. Une bonne conclusion… qui n’en est pas tout à fait une. Car il laisse sa place à d’autres héros de cette guerre sans merci. Jamie Sawyer n’abandonne pas ce monde : le lieutenant Keira Jenkins prend la relève et mène ses troupes dans une nouvelle trilogie, «  The Eternity War » (deux volumes parus, ou presque, en VO). Et c’est là qu’on se dit : mais pourquoi ne savent-ils pas s’arrêter ?

Opération Sabines

Un jeune apprenti magicien préférant les jupons (et ce qu’ils cachent) des jeunes femmes à ses livres d’étude ; un valet madré, ancien soldat, au franc-parler bien venu et au gosier souvent sec (heureusement, il n’est pas difficile en matière de breuvages alcoolisés) ; une Grande-Bretagne où la magie a encore sa place, à la différence du continent, où la science a tenté de la reléguer dans les livres de mythes et de légendes ; un jeune savant fantasque, incapable de vivre au milieu de ses contemporains, mais proche de la découverte de l’atome et de ses applications explosives ; des services secrets plus ou moins efficaces, très intéressés par cette invention et par la supériorité militaire afférente ; des créatures d’outre-monde concernées également par ces possibles bouleversements.

Voilà à première vue un cocktail appétissant, plein de possibles rebondissements, un divertissement plein d’aventures dans un monde plutôt original. Mais, car il y a un bon gros mais, Nicolas Texier a tenté de retrouver le style littéraire des auteurs de romans d’aventures des siècles passés. Idée fort sympathique, plutôt bien mise en pratique au demeurant. Cependant, pour le lecteur, cela impose une infinie patience et une concentration pas toujours compatible avec la volonté de divertir. En effet, les phrases s’allongent à n’en plus finir (Proust a encore de l’avance, mais la relève est assurée). Les listes se multiplient : idéal pour parfaire son vocabulaire, moins pour s’imprégner d’une histoire, d’une ambiance. Les tournures de phrases « À l’ancienne » s’accumulent, créant un rythme pas toujours évident, ni agréable à suivre (d’ailleurs, le relecteur en a fait les frais et les coquilles s’accumulent). Et même si l’on s’habitue progressivement, les mots restent parfois un obstacle et non un véhicule d’images, d’idées, d’émotions. Et tout cela est fort dommage, car certains personnages accrochent le regard : Julius Khool, narrateur et valet de son état, par sa faconde et son caractère bien trempé, attire la sympathie ; Zisher, le voyou passé à l’ennemi, séduit par sa gouaille ; et même le magicien Carroll Mac Maël Muad, trop fade au début, finit par se révéler attachant. Dommage aussi car l’intrigue mérite qu’on s’y intéresse. Elle est prenante, intelligemment construite et monte en puissance.

Opération Sabines est un beau livre. Même si pas mal de fautes et un sommaire où les titres de chapitre ont disparu (peut-être était-ce volontaire, mais quel intérêt d’avoir un sommaire si c’est juste pour aligner des numéros de chapitres) gâchent légèrement l’effet produit par la couverture soignée. C’est avant tout le premier tome d’un triptyque, «  Monts & Merveilles », qui devrait permettre à Nicolas Texier, avec L’Ouest sauvage et La Dernière Guerre, d’enrichir cette uchronie et d’offrir de nouvelles aventures à Julius Khool et à son maitre.

Nous sommes légion

Bob Johansson est un homme heureux. Informaticien et geek assumé, il vient de vendre sa start-up florissante pour une somme rondelette. Il n’a plus à s’inquiéter pour la suite de sa vie et imagine sa future existence oisive pleine de possibilités alléchantes. Sauf que traverser une rue peut s’avérer fatal : il ne survit pas à l’accident. À son réveil, des années plus tard, il n’a plus grand-chose d’humain ; son esprit a été numérisé et son corps réduit à une boite. Ses « sauveteurs » lui proposent alors (non sans insistance) de prendre le contrôle d’une sonde spatiale. Son but : coloniser l’espace avant ses concurrents venus d’autres coins de la planète. Car la politique extérieure ne s’est guère améliorée avec le temps, et en 2133, certaines régions du monde sont prêtes à en venir aux mains – aux bombes, plutôt – pour affirmer leur point de vue Et c’est parti pour une immense partie de stratégie. La sonde a la capacité de se répliquer, et donc de créer de nombreux petits Bob. Elle doit choisir une destination, y parvenir et vérifier la possibilité d’une colonisation future par l’homme (pour peu qu’il reste des survivants sur notre belle planète). Tout cela en évitant les attaques ennemies et les pièges de l’espace. Un bon programme…

Voilà une lecture agréable qui ne demande pas un effort démesuré. Dans ce roman, très semblable à un jeu de conquête, les possibles questions scientifiques aigües, objets de longues et souvent passionnantes digressions dans les ouvrages de hard science, sont vite évacuées. Ce n’est pas le propos : ici, seule l’action compte. Même la psychologie du personnage central est assez sommaire : se retrouver dans une boite, transformé en un cerveau électronique, sans plus grand-chose d’humain, doit un peu secouer. On se souvient par exemple de William Hjortsberg (l’auteur d’Angel Heart, vous voyez ?) et de son roman Matières grises (traduit en 1974 chez « Ailleurs & demain »), avec ces cerveaux maintenus en vie sur des étagères cherchant désespérément à retrouver un corps. L’immortalité y était traitée avec force, ses conséquences imaginées… Or, dans le cas qui nous occupe, foin de tergiversations. Fan de culture geek, Bob maitrise parfaitement les codes de sa mission et s’éclate sans trauma apparent ; aucune séance de psy à l’horizon. Je ne suis plus qu’un cerveau dans une boite ? Cool…

Dennis E. Taylor assume parfaitement le côté ludique de son postulat : la description de notre possible avenir a quelque chose de réjouissant dans ses excès (enfin, réjouissant, tant que ce futur reste un délire de romancier, sinon, plaignons les générations futures…). Les dirigeants sont caricaturaux au possible, détestables à souhait. De même, le côté geek est présent à tous les étages : références nombreuses à cette culture un temps moquée mais désormais dominante ; action plutôt que réflexion – et surtout, histoire contée comme un jeu vidéo : vous avez un personnage initial avec des capacités bien établies, un univers à conquérir, des ennemis à vaincre, un but à accomplir. Au boulot !

Pas déplaisant, donc, mais sans doute un peu vain. Et surtout, la perspective d’une longue série (le deuxième tome est déjà paru par chez nous en septembre ; le troisième opus VO est sorti l’année dernière ; le quatrième semble sur les rails) inquiète tant le monde de Bob, sauf renouvellement pas gagné, risque de lasser assez vite, à l’image de ces séries télés incapables d’en terminer à temps – quoi, Walking Dead ?

Destinée

Alex Verus est magicien. Avec un tel nom, on s’en serait douté. Mais pas un magicien traditionnel avec robe, chapeau et baguette. Ni un Harry Potter bis. Alex Verus est devin. Il ne peut agir sur la matière, ni se téléporter, ni se transformer en eau ou en feu, ni créer des armes terribles. Par contre, il est capable de lire l’avenir. Plus précisément, il observe les multiples possibilités offertes afin de faire ses choix, de s’engager dans une action plutôt qu’une autre aux conséquences fâcheuses. Et pour sa tranquillité, après des expériences pour le moins fâcheuses, il préfère rester loin des grandes factions rivales. Il vit paisiblement en vendant des accessoires pour magiciens amateurs (et quelques vrais articles, cachés au fond) dans sa boutique londonienne. Mais un jour (car il y a toujours « un jour »), une de ses amis lui fournit un objet d’une puissance extrême. Et les voilà plongés dans une guerre mortelle entre les plus puissants magiciens d’Angleterre.

Encore une histoire de magiciens, certes. Et à Londres de surcroît. Alors que l’apprenti sorcier de Ben Aaronovitch sévit depuis plusieurs années (cf. Bifrost 67 pour le premier opus ), que les créatures surnaturelles de Daniel O’Malley protègent la capitale anglaise (cf. Bifrost 76), était-il vraiment nécessaire de voir apparaître un nouveau praticien des arts étranges, un nouveau héros d’urban fantasy ? Et qui plus, pour une série appelée à durer : déjà neuf volumes parus en VO, trois en français ( Malédiction est sorti en juin, Taken en septembre). Et pourquoi pas, après tout. Les Éditions Anne Carrière s’ouvrent à la littérature pour la jeunesse. Cela avait débuté avec le très beau La Fille qui avait bu la Lune de Kelly Barnhill et cela continue donc avec la série d’Alex Verus. Et cela peut se révéler un bon choix si ce nouveau héros trouve sa place sur les étagères bien remplies des libraires. Car Benedict Jacka a concocté un personnage central attachant, suffisamment creusé pour intriguer et donner envie de le conserver en vie pour quelques pages de plus. Sa psychologie n’est pas la plus riche, ni la plus aboutie, mais c’est le premier tome. Alors patience. En face, les clans de magiciens, leur hiérarchie, leurs divisions, leurs haines sont cohérentes, avec juste ce qu’il faut de complexité pour mériter notre attention, mais point trop pour ne pas perdre un large lectorat. La galerie de personnages est riche d’individus hauts en couleur, sympathiques ou monstrueux, effrayants ou méprisables. Quant à la description en filigrane de la ville, terrain de l’action, mais aussi acteur par moments, elle donne envie de prendre un billet d’avion (ou de train, plus écologique) pour Londres et d’aller se perdre dans certains quartiers,.

Pas quoi se taper le c… par terre, donc, mais un roman plus qu’honnête, fort plaisant à découvrir, idéal pour un bon voyage dans les mondes de la magie urbaine.

Autonome

Avec les progrès des imprimantes 3D, les médicaments se copient à volonté, se modifient, s’adaptent – il suffit juste de posséder les connaissances scientifiques suffisantes. Et pour qui ne craint pas les avocats ou les gros bras des compagnies pharmaceutiques, il est même possible de vivre convenablement de ce piratage de brevets. Et si en plus on a un fond d’idéalisme, que le besoin de lutter contre ces monopoles injustes se fait sentir, la voie est toute trouvée. Jack Chen a basculé dans la clandestinité des années auparavant. Depuis, elle participe, à son niveau, à une résistance contre les grands groupes du médicament. Mais sa copie du Zacuity, un « merveilleux produit » permettant d’augmenter la productivité au travail, semble trop efficace. Certaines personnes se tuent littéralement à leur tâche, oubliant jusqu’à l’idée même de s’arrêter. Jack va donc tenter d’en apprendre plus sur cette molécule afin de comprendre les raisons de ces accidents mortels. Mais aussi de sauver sa vie. Car certains responsables préféreraient la voir disparaître, histoire d’éviter toute mauvaise publicité. Eliasz et Paladin sont donc envoyés à ses basques. L’un est humain. L’autre est un biobot.

Autonome séduit par la cohérence de son univers. Les imprimantes 3D permettant d’obtenir tout et son contraire (même si c’est loin d’être nouveau : Gavin Chait, dans Complainte pour ceux qui sont tombés – à paraître en novembre aux éditions du Bélial’ –, et bien d’autres ont anticipé cette révolution technique en passe de modifier notre relation aux objets) ; la mousse synthétique aux propriétés multiples, utilisée par exemple pour les routes ; les multinationales pharmaceutiques verrouillant toutes la production de médicaments ; les Freelabs et leur lutte contre les précédentes ; les liens entre les robots ; et donc, les biobots, ces êtres artificiels dont la carapace renferme un cerveau humain nécessaire pour distinguer les visages, et, avant tout, comprendre les émotions retranscrites par leurs traits. Le roman est rempli de ces êtres aux formes variées, mais l’on suit en particulier Paladin lors de sa première mission. Il y découvrira les humains, leur façon d’agir et leurs sentiments. Eliasz est en effet rapidement et fortement attiré par son coéquipier mécanique. Et Paladin doit comprendre en quoi tout cela consiste avant de réagir convenablement ; prendre de lui-même une décision, si sa programmation le lui permet.

Car le grand thème de ce roman est, comme son titre l’indique, le lien d’asservissement : les robots asservis aux humains, cela ne choque a priori personne. Mais d’autres humains asservis à leurs semblables, cela ressemble furieusement à de l’esclavage. Et pourtant, c’est l’une des bases de cette société du XXIIe siècle. Tout le monde peut, s’il n’a pas les moyens de vivre, donner à un autre, via un contrat, tout pouvoir sur sa personne – contrat qui peut alors, le cas échéant, être revendu à un tiers. Ainsi est-il possible de changer de propriétaire, mais également de rôle, sans avoir son mot à dire : perspective peu réjouissante que connaissent quantité d’individus.

Pour intéressant que soit l’univers du roman, il n’en est pas moins d’une lecture laborieuse tant l’auteure se montre peu habile, dans l’expression des sentiments de ses personnages comme dans la progression de son action. Restent des pistes de réflexion fascinantes sur certains progrès de la science et notre façon de nous y adapter. Une nécessité, comme toujours : imaginer le futur pour mieux nous y préparer. On suivra de fait les prochains écrits d’Annalee Newitz et son imaginaire vivifiant, en espérant qu’elle hisse sa maîtrise narrative au niveau de ses projections prospectives.

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