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Dracula et autres écrits vampiriques

« Les vampires entrent au panthéon (littéraire) ! » Tel aurait pu être le slogan soufflé par quelque démon potache à la vénérable « Pléiade » pour accompagner la parution de ce formidable Dracula et autres écrits vampiriques. Un volume qui couche sur papier bible aussi bien le démon de Bram Stoker que ceux de John William Polidori (Le Vampire, 1819), de Joseph Sheridan Le Fanu (Carmilla, 1872) et de Florence Marryat (Le Sang du vampire, 1897). Quatre romans auxquels s’ajoutent quelques déclinaisons poétiques du vampire : Thalaba le destructeur (1801) de Robert Southey, Le Giaour (1813) de Lord Byron, et Christabel (1816) de Samuel Tayor Coleridge. « Pléiade » oblige, l’anthologie s’appuie sur un très bel appareil critique établi par l’universitaire Alain Morvan, par ailleurs traducteur rigoureux et inspiré de la totalité des textes. L’ensemble ainsi formé s’impose comme une somme passionnante. Dracula et autres écrits vampiriques permet en effet d’embrasser les caractéristiques essentielles de la mythologie du vampire s’élaborant au xixe siècle, tout en en éclairant les raisons de sa pérennité.

Affirmant que comme le roman gothique dont elle découle, la fiction vampirique privilégie « le dépaysement géographique », Alain Morvan souligne le caractère foncièrement nomade du genre. Le voyage constitue en effet le cadre récurrent de la rencontre entre les vampires et leurs victimes. Un périple qui se révèle cependant plus fondamentalement psychique que topographique. À l’instar de Jonathan Harker n’envisageant pas les Carpates comme une contrée mais comme « le centre de quelque maelström de l’imagination » (Dracula), c’est au bout de l’imaginaire que voyagent les protagonistes du genre vampirique… ou plutôt au bout de l’inconscient. « Ce n’est [] pas une simple coïncidence si Freud est le contemporain de Stoker, de Florence Marryat et qu’il est adolescent lorsque Le Fanu publie Carmilla », avance encore Alain Morvan. Contemporaine de la genèse de la psychanalyse, la littérature vampirique ne cesse en effet de mobiliser des motifs présents chez Freud. Qu’il s’agisse de symptômes névrotiques comme le somnambulisme affectant les héroïnes de Carmilla ou de Dracula, et auquel Polidori consacra sa thèse de médecine. Ou bien qu’il s’agisse du rêve, cette voie royale d’accès aux secrets de l’inconscient selon Freud. Composante clef de la littérature vampirique, l’onirisme occupe, entre autres exemples, une place centrale dans Carmilla, où « il révèle les dérapages inquiétants de l’inconscient » (Alain Morvan).

Ainsi plongés au tréfonds de leur psyché, les personnages y découvrent un refoulé revêtant les traits du vampire. Les désirs mis à jour peuvent être d’ordre sexuel : l’homosexualité dans Christabel, Le Vampire et Carmilla, l’adultère dans Dracula et Le Sang du Vampire. Certainement érotiques, les vampires sont encore des créatures politiques et économiques. D’extraction aristocratique ou bourgeoise, les vampires révèlent la dimension prédatrice de l’exercice du pouvoir. Autant de pistes de lecture que propose Alain Morvan en puisant dans un corpus critique très contemporain, mêlant études queer, de genre ou post-coloniales.

Dracula et autres écrits vampiriques dessine ainsi avec brio l’idée que le xixe siècle a engendré le démon moderne par excellence. Celui du Malaise dans la civilisation, comme dirait un certain Freud…

P.S. : Hasard éditorial (?), Aux Forges de Vulcain réédite sa propre traduction du Vampire de Polidori, par Arnaud Guillemette. Correcte, elle est accompagnée du Comte Ruthwen ou les Vampires (1820) de Cyprien Bérard qui, se voulant une suite au Vampire, est un texte poussif à réserver aux seuls vampirophiles complétistes…

La Chasseuse de trolls

Si vous pensiez avoir acheté ou emprunté un livre de fantasy avec La Chasseuse de trolls, reposez-le avant votre passage en caisse. En revanche, si vous aimez Henning Mankell, Camilla Läckberg et les autres rois et reines du polar nordique, ce titre est pour vous. En effet, La Chasseuse de trolls est avant tout une enquête policière débutant près du cercle polaire et se poursuivant dans toute la Suède.

Tout commence à l’été 1978 : une mère et son fils de quatre ans partent en vacances dans une cabane isolée. La mère revient seule : un géant a enlevé son fils. Vingt-cinq ans plus tard, un autre petit garçon de quatre ans disparaît de chez sa grand-mère. Un nain à l’air pas tout à fait humain a été photographié près de la maison quelques jours auparavant. Il n’en faut pas plus pour que Susso Myrén, cryptozoologue spécialisée dans les trolls, se lance sur la piste des ravisseurs en question…

À partir de là, le livre suit deux parcours : celui de Susso et celui de Seved, un trentenaire vivant dans une communauté isolée et ayant une peur terrible des « grands » qui lui servent de voisins. Peu à peu, leur histoire et le devenir des deux enfants enlevés vont se rapprocher, se croiser avant d’enfin former un tout homogène.

L’approche originale de La Chasseuse de trolls quant au monde des créatures fantastiques nordiques est particulièrement intéressante. Elle donne certainement envie d’en savoir plus sur cet univers, sachant que les trolls du titre englobent aussi bien géants, lutins et autres nains de jardin, sans oublier toute la théorie de l’entre-deux. Une approche à ce point originale qu’il devient difficile d’identifier quelle créature se cache derrière chaque masque de fourrure, et qui a les défauts de ses qualités. Car même si un bestiaire imaginaire se trouve mêlé à ces disparitions d’enfants, La Chasseuse de trolls reste avant tout un polar. Et scandinave, qui plus est — ce qui sous-entend une certaine lenteur. L’auteur se garde de prendre son lecteur par la main pour l’entraîner à sa suite, au bénéfice d’un tableau pointilliste chargé de détails, dont certains loin d’être essentiels à l’intrigue. Stefan Spjut pose ses personnages et l’atmosphère de son récit avant d’entrer dans le vif du sujet. Et il s’attache avant tout aux humains. De fait, si vous rêvez d’action ou d’immersion dans le monde féérique scandinave, passez votre chemin sans sourciller. En revanche, si vous aimez le genre « polar venu du froid » et qu’une touche de fantastique vous intrigue, vous devriez apprécier le voyage. L’éditeur annonce qu’il s’agit du premier volet d’un diptyque : la curiosité demeure quant à savoir de quoi sera fait le second volume, l’intrigue de La Chasseuse de trolls se suffisant à elle-même.

Les Chasseurs de sève

Laurent Genefort aime les livres univers et Les Chasseurs de sève, en dépit de sa brièveté, en est un.

L’Arche est immense au point qu’elle se fait monde : plusieurs générations après l’installation de l’être humain sur ses branches, ne subsistent plus de l’Univers extérieur que des souvenirs si imprégnés d’interprétations morales et même religieuses qu’ils ne sont plus que des mythes. Lorsque la perspective humaine se rétrécit et que l’oubli embrume le récit des origines, la spiritualité se fait restrictive et peut conduire au fanatisme : chaque tribu de l’Arche est un « famil » qui peut tolérer l’existence d’autres communautés… sans se défaire pour autant d’un très fort esprit de clocher. La survie des clans de l’Arche dépend de son exploitation du végétal géant, pourvoyeur de biomasse primaire — la sève — comme secondaire — celle des innombrables plantes épiphytes ou parasites et des animaux qui prospèrent sur le tronc. Le biologiste ne peut qu’être fasciné par l’argument de ce texte : tout système vivant est ouvert sur son environnement et entretient par conséquent des flux de matière et d’énergie avec celui-ci ; leur interruption sanctionne la fermeture du système et donc sa mort ; et l’Arche n’est de toute évidence pas immortelle.

Pour Piérig et les autres habitants de l’Arche, le danger ne provient pas des tribus rivales ou même des autres humanités dont la présence est signalée sur la canopée : pareil danger serait de nature sociologique ; et s’il y a danger sociologique dans cette histoire, ce qui intéresse Laurent Genefort c’est plutôt de montrer comment le péril écosystémique peut le déterminer. L’Arche se meurt, et avec elle vont mourir à la fois un mode de vie et des spiritualités ignorant l’infini de l’horizon. En ce sens, le voyage de Piérig est à la fois picaresque et wulien : il s’agit pour l’individu de changer de perspective par le contact d’un monde étrange, qu’il découvre bien plus grand que sa propre expérience de vie. Les périls rencontrés sur la route — qu’ils soient ceux d’un écosystème en cours d’effondrement, ceux des cultures étrangères ou même ceux de la verticalité — sont autant d’épreuves destinées à modeler un homme nouveau. Certains voyageurs n’y survivront pas, d’autres se révéleront incapables de survivre à la péremption de leurs modes de pensée : l’expérience nouvelle devra de toute façon faire tache d’huile. Le changement écosystémique annoncé par les péripéties de la quête aura donc des contrecoups sociologiques et spirituels remarquables : quand le monde change, l’homme change aussi — et le monde change alors en retour…

C’est donc un texte aussi passionnant qu’humaniste que Laurent Genefort livre ici dans une version révisée, qui mérite bel et bien d’entrer dans votre bibliothèque.

Rosewater

En France, avril 2019 aura été le mois Tade Thompson, avec la parution quasi simultanée des Meurtres de Molly Southbourne au Bélial’ et de Rosewater, son premier roman, en « Nouveaux Millénaires ». Et l’un comme l’autre figurent parmi les œuvres les plus intéressantes à lire en ce moment. Les deux livres ont pourtant peu de choses en commun, même si, au détour d’une scène, on retrouve parfois cette horreur organique qui se déploie dans Les Meurtres de Molly Southbourne. Rosewater se déroule en 2066 au Nigéria, dans une ville qui s’est développée autour d’un dôme dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il est d’origine extraterrestre. Son apparition a radicalement transformé le monde. Parmi ses manifestations les plus spectaculaires, sa capacité, une fois par an, à guérir de tous leurs maux les hommes et femmes qui se réunissent autour de lui. Un phénomène qui n’a rien d’une science exacte, certains « miraculés » n’offrant plus guère de ressemblance avec un être humain au sortir de cette session, sans parler des morts ramenés à la vie et errant sans but dans les rues alentour. Le dôme est également à l’origine de la xénosphère, un espace mental auquel seul un petit nombre d’individus particulièrement réceptifs ont accès. Kaaro est de ceux-là. Il partage son temps entre un travail de pare-feu humain dans une banque et des missions plus confidentielles pour le S45, les services secrets nigérians. Malgré ses dons, il mène une existence aussi discrète que possible. Jusqu’à sa rencontre avec une femme qui va bouleverser sa vie. Et qu’il découvre que les individus dotés des mêmes capacités que lui meurent les uns après les autres…

Avec Rosewater, Tade Thompson a créé un univers dont l’originalité n’a d’égale que la richesse. L’impact du dôme sur cette société future est profond, et l’auteur l’étudie dans ses moindres détails. Il le fait en premier lieu à travers l’histoire de Kaaro, témoin privilégié des bouleversements en cours, qu’il revisite par le biais d’une succession de flashbacks. Un personnage complexe, contradictoire souvent, dont l’auteur nous fait vivre l’évolution au plus près, partager les doutes et les craintes.

L’univers de Rosewater est à ce point riche que l’auteur semble parfois ne plus savoir où donner de la tête ni par quel bout le prendre pour nous le présenter. La construction du récit prend souvent un aspect chaotique, les informations semblent par moments nous parvenir dans le plus grand désordre, donnant au bout du compte au livre une impression de trop-plein. Il s’agit certes d’un premier roman, et Tade Thompson semble parfois dépassé par son sujet. Il n’empêche : même s’il n’évite pas certaines maladresses formelles, Rosewater est l’un des ouvrages les plus enthousiasmants que vous pourrez lire cette année. Vivement la suite en septembre.

En direct de la planète Minuit

Après Norman Spinrad et Cory Doctorow, les éditions Goater poursuivent leurs traductions de la série « Outspoken Authors » de Terry Bisson avec ce troisième volume consacré à Nalo Hopkinson, une écrivaine dont on avait pu lire au début du siècle le très original premier roman, La Ronde des esprits (J’ai Lu « Millénaires », 2001), histoire de magie vaudou dans une ville de Toronto qui a sombré dans le chaos, puis plus grand-chose hormis deux nouvelles dans Galaxies première série (numéros 27 et 35). Outre la traditionnelle interview par Bisson lui-même, le recueil propose deux nouvelles et la transcription d’un discours donné à l’International Association for the Fantastic in the Arts en 2009. Une intervention qui fit grand bruit à l’époque, et qui prolongeait le débat initié l’année précédente sur la place des auteurs et amateurs de SF noirs dans le fandom américain. Un texte intéressant et pertinent, qui, dix ans plus tard, continue de faire sens dans une période où la science-fiction américaine s’ouvre progressivement à de nouvelles voix, et dont en France nous commençons à peine à percevoir les premiers échos.

Dans le prolongement de ce discours, « Métamorphoses », revisite La Tempête de Shakespeare en redistribuant les cartes des protagonistes et en interrogeant les préjugés raciaux de chacun d’eux et ses relations aux autres. Nalo Hopkinson a parfois la main un peu lourde lorsqu’il s’agit de mettre les points sur les « i », mais le texte est dans l’ensemble assez réussi, même s’il nécessite un minimum de connaissances de l’œuvre originale. Dans un registre très différent, « Une Bouteille à la mer » s’intéresse à la question de la parentalité et nous donne à voir une enfant singulière, pour ne pas dire étrangère… Une nouvelle assez étonnante, intimiste dans le ton et inattendue dans ses développements. Signalons enfin la traduction impeccable signée Nardjès Benkhadda, ce dont ne bénéficiaient malheureusement pas les tomes précédents. On conseillera donc sans réserve la lecture d’En Direct de la planète Minuit, en espérant ne pas avoir à attendre quinze ans avant de relire Nalo Hopkinson en France.

L’Âge de cristal

Depuis sa création, la collection « Nouveaux Millénaires » a consacré une part non négligeable de son programme éditorial au dépoussiérage de classiques figurant au catalogue J’ai Lu : la quasi-totalité des romans de Dick, bien sûr, mais également des œuvres signées Simak, Vance, Harrison et quelques autres. C’est au tour de L’Âge de cristal et de sa suite de bénéficier d’une nouvelle traduction. À la (re)lecture, une question s’impose : était-ce bien nécessaire ? Voire même seulement raisonnable ? Certes, le titre a connu son heure de gloire dans les années 70, avec une adaptation au cinéma en 1976, laquelle a eu suffisamment de succès pour donner naissance, l’année suivante, à une brève série télé et une encore plus brève série de comics chez Marvel. Quarante ans plus tard, ces différentes versions peuvent au mieux espérer éveiller une douce nostalgie auprès d’un public plus très jeune.

L’Âge de cristal a pour lui la simplicité de son accroche : au début du xxiie siècle, pour lutter contre la surpopulation et le manque de ressources, la durée de vie de l’ensemble de la population est limitée à 21 ans. À la naissance, chaque individu se voit greffer dans la paume de la main un cristal qui changera de couleur au fil des ans, jusqu’à devenir noir, signifiant à son propriétaire qu’il est temps pour lui de rejoindre une Boutique du Sommeil. Si la grande majorité de la population accepte son sort sans broncher, il s’en trouve toujours quelques-uns pour refuser cette mort programmée et tenter de rejoindre le légendaire Sanctuaire où, dit-on, il est permis de vieillir. Ces fugitifs sont pris en chasse et impitoyablement éliminés par les Limiers, chargés de faire respecter la loi coûte que coûte. Logan fait partie de cette police, et n’a jamais remis en question son rôle dans la société. Jusqu’au jour où, à son tour, son cristal s’assombrit.

Les premières pages de L’Âge de cristal ne sont pas inintéressantes. Nolan et Johnson y mettent en scène un monde très marqué par son époque, dans lequel on navigue d’un bordel psychédélique à une galerie commerciale entièrement dédiée aux drogues. Les auteurs ne prennent pas le temps de décrire en détail le fonctionnement de cette société, mais le survol que l’on en fait donne à voir une utopie hédoniste dans laquelle on se noie dans le sexe et les paradis artificiels en attendant la mort. Live fast, die young.

Puis Logan décide de s’enfuir en compagnie de Jessica, la sœur d’un fugitif qu’il était chargé de traquer. Et aussitôt le roman part en couille. Nolan et Johnson lancent leurs héros dans une course sans queue ni tête à la recherche du Sanctuaire, enchainant les péripéties grotesques et les mésaventures navrantes. Parmi les mauvaises rencontrent qu’ils accumulent, des prisonniers cannibales psychopathes détenus au pôle Nord, un ermite cyborg psychopathe tailleur de glace, des gitans psychopathes, des mômes psychopathes, un ordinateur psychopathe, sans oublier divers autres… psychopathes. Autant d’épisodes répétitifs, bâclés en quelques pages, sans une once d’intelligence ou de subtilité. Logan et Jessica ne sont que des pantins ballotés d’une menace à l’autre, sans la moindre épaisseur. Et pour couronner le tout, Nolan et Johnson écrivent avec leurs genoux, ne rechignant pas à enquiller les adjectifs redondants et les métaphores foireuses à longueur de pages. Bref, si l’on fait abstraction des scènes de sexe et de violence qui parsèment le texte, on se trouve face à un médiocre sérial des années 30 comme les pulps de l’époque en publiaient à la chaine.

Aussi désolant que soit L’Âge de cristal, sa suite réussit pourtant l’exploit d’être encore pire. Écrit suite au succès obtenu par son adaptation ciné, Retour à l’âge de cristal se situe dix ans plus tard. Logan et Jessica, désormais heureux parents d’un petit Jaq, redécouvrent le monde qu’ils ont quitté et qui, entre temps, s’est effondré. Les auteurs, déjà à cours d’imagination, se contentent pour l’essentiel de revisiter les lieux du précédent roman et de constater les dégâts. En guise d’intrigue, une histoire de vengeance : Logan se lance à la poursuite des bikers (psychopathes, bien entendu) qui ont kidnappé sa femme et tué son fils. Autant le premier récit se déroulait sur un rythme frénétique, autant celui-ci progresse laborieusement, tire à la ligne pour allonger à la taille d’un roman une histoire qui n’en méritait pas tant. Jessica y est encore plus inexistante, son rôle principal consistant à être torturée et violée par ses ravisseurs. À l’inverse, Logan, plus viril que jamais, mène son enquête à grands coups de quéquette, qu’il sort plus souvent que son flingue. Spoiler alert : à la fin, tous les méchants meurent et c’est bien fait pour eux.

Bref, l’intérêt de rééditer — pire encore, de retraduire ! — une bouse pareille m’échappe. Ceci dit, ça aurait pu être pire : le troisième tome de la série, Logan’s search, est toujours inédit en France. Par pitié, qu’il le reste !

La Tétralogie noire

Le beau parpaing que voilà ! Et toujours aussi peu maniable… mais qui a le bon goût de compiler quatre romans majeurs de John Brunner – même si l’auteur ne les a semble-t-il jamais désignés sous ce nom de « Tétralogie noire » pourtant devenu très commun. Tous à Zanzibar a été régulièrement réédité en français, mais ce n’était pas le cas de L’Orbite déchiquetée, du Troupeau aveugle et de Sur l’onde de choc, indisponibles depuis fort longtemps. Or il serait dommage que le premier roman, certes un immense chef-d’œuvre, et le prix Hugo 1969, soit l’arbre qui cache la forêt, parce que l’ensemble constitue une somme de la meilleure SF.

Il est souvent prudent de se méfier quand on parle d’auteurs de SF « visionnaires », qui « prophétisent », et cetera, mais, dans le cas présent, et même avec quelques lacunes notables d’ordre notamment technologique, très excusables, il apparaît clairement que Brunner est au-dessus du lot, bien au-dessus. Il est assez terrifiant à vrai dire de voir combien ces romans, écrits entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, et tous situés dans un futur proche, essentiellement la décennie 2010 (ça tombe bien), anticipent certains traits de notre monde contemporain, de la télé-réalité immersive au néocolonialisme économique, du repli sur l’irrationnel et la pseudoscience au racisme le plus paranoïaque et alimenté par le lobby des armes, de la destruction de l’environnement aux intellectuels-gourous, de l’omniprésence des médias aux ambiguïtés de la société de l’information dans un monde néolibéral, qui vire à la société de contrôle.

Ce n’est pas tant la prospective au plan technologique qui frappe le plus par sa justesse (il y manque assurément beaucoup de choses, même si Sur l’onde de choc, roman précurseur du cyberpunk, contient probablement ce qui se rapproche le plus de l’informatique personnelle, du piratage et des virus en même temps que d’Internet, avec ses dimensions de contrôle social mais aussi de redéfinition de l’identité, avant les années 1980), mais comment Brunner, dans ces quatre romans, anticipe notre manière de penser – et peut-être surtout de penser mal. Certains discours ne jureraient pas si on les extrayait de ce livre pour les attribuer, mettons, à des parlementaires niant le changement climatique – et certaines figures actuelles de la politique, de l’économie ou des médias, pourraient tout aussi bien, hélas, être des personnages de John Brunner…

Mais l’autre grande réussite de ces romans, et peut-être la plus appréciable de manière objective, c’est l’immersion incroyable qu’ils suscitent, notamment en jouant des principes que Brunner a piqué à Dos Passos et à sa « trilogie U.S.A. », et en mettant tout particulièrement en avant les médias – cette approche kaléidoscopique du monde, tout en fragments de publicités, de chansons, d’articles de presse, de notices de médicaments, avec des personnages éphémères témoins en forme de commentaire de l’intrigue à hauteur d’homme ; à vrai dire, pour cette même raison, l’intrigue passe régulièrement au second plan, s’il y en a une, et c’est très bien comme ça. C’est davantage marqué dans Tous à Zanzibar, ça l’est beaucoup moins dans Sur l’onde de choc, le roman le plus « classique » au plan de la narration, mais c’est tout de même un aspect remarquable de l’ensemble de cette tétralogie.

Vraiment de la SF haut de gamme – qui est bien de son temps par certains côtés, mais tellement au-dessus du lot et effroyablement juste sur tant de points qu’elle mérite bien qu’on y revienne. Et si L’Orbite déchiquetée et Sur l’onde de choc sont probablement un petit cran inférieurs (peut-être d’ailleurs parce que ce sont les deux romans qui recourent le plus à la quincaillerie SF – incluant pouvoirs psy aussi bien que robots et bizarreries temporelles, tandis que Nick Haflinger, dans le dernier roman, a des atours de héros autrement plus marqués que ses contreparties plus ambiguës dans les trois titres qui le précèdent), Tous à Zanzibar et Le Troupeau aveugle, le roman le plus noir de cette « Tétralogie noire » (parce que sans concessions – dans les autres, Brunner ménage en dernier recours, et peut-être sans conviction, un très vague espoir utopique, qui jure dans le tableau impitoyable qui forme l’essentiel du récit), méritent sans l’ombre d’un doute d’être qualifiés de chefs-d’œuvre. Indispensable !

La Loterie et autres contes noirs

On a du mal, aujourd’hui, à peser combien la nouvelle de Shirley Jackson « La Loterie » a pu bouleverser son lectorat en 1948 ; on a à vrai dire du mal à comprendre comment cette nouvelle, certes très réussie, a pu susciter un tel scandale — comme l’illustre Miles Hyman, petit-fils de l’autrice, dans une édifiante postface. Aujourd’hui, la célébrité de cette nouvelle joue un peu contre elle : si le propos demeure juste, et glaçant, le lecteur de 2019 ne saurait être choqué comme celui de 1948 — ni même aussi surpris.

Mais la malédiction de « La Loterie » est peut-être celle de l’arbre qui cache la forêt, et l’initiative de Rivages consistant à publier le présent recueil n’en est que plus salutaire : ces Contes noirs regorgent de merveilles qui valent bien, voire surpassent, « La Loterie », et révèlent l’incroyable talent de Shirley Jackson, figure éminente du fantastique contemporain — encore que le qualificatif de « fantastique » puisse prêter à débat : le surnaturel n’est que bien rarement de la partie ; ce qui est au premier plan c’est alternativement la terreur, l’angoisse, le malaise…

L’autrice a un don inégalé pour susciter tout cela dans le plus terne des environnements : ces petites villes banlieusardes américaines, souvent, parfois quelque trou plus reculé où des citadins se rendent comme par défi — ou par désir maladif de jouer aux châtelains (La Maison hantée et Nous avons toujours vécu au château partagent bien des traits avec ces nouvelles). Des mondes clos, où tout le monde connaît tout le monde… Des pavillons qui se ressemblent tous, des ragots qui s’échangent chez l’épicier, des vieilles dames souriantes quand leur cœur est vicié, des coutumes que rien ne justifie sinon un bête « on a toujours fait comme ça »… Sous les façades proprettes, « La Possibilité du mal » ; dans la communauté, l’oppression conservatrice du troupeau — ou de la meute ; dans les couples, rancœurs et abus de pouvoir ; partout, la mesquinerie triomphante, la méchanceté à l’état pur, non assumée mais pas moins redoutable — l’hypocrisie et le mauvais esprit comme traits caractéristiques d’une Amérique des années 1940-1950 qui s’affiche pourtant bien plus admirable.

Dans cet environnement devenu emblématique, Shirley Jackson tisse des récits courts à l’intrigue resserrée, au style faussement simple mais toujours percutant. Nombre de ces nouvelles sont « à chute », un exercice périlleux dans lequel elle brille — mais son art du récit ressort bien davantage de ces quelques phrases en apparence anodines qui, le moment venu, font brutalement basculer le récit, et sans pour autant que la rupture ne sonne artificielle. Elle bâtit une façade avec adresse, mais se réjouit probablement davantage à la fissurer, voire à la démolir — et le lecteur marche, ravi d’être manipulé.

Cet excellent recueil est une ode à la nouvelle « fantastique », au malaise et aux vices cachés. À le lire, on voit bien tout ce que les auteurs ultérieurs du genre doivent à Shirley Jackson — pensons à un Stephen King, tout spécialement quand il délaisse ses pavés romanesques pour retourner à l’épure et à la densité du récit court ; les deux auteurs partagent cette qualité rare leur permettant de poser une ambiance en trois phrases, et de dynamiter les certitudes du lecteur en une seule.

Lire les nouvelles de Shirley Jackson ne relève en rien de l’archéologie critique : ces « contes noirs » se montrent toujours aussi redoutables aujourd’hui, pour la plupart, et constituent une lecture délicieuse. L’ensemble est un modèle du genre, chaudement recommandé à quiconque apprécie les frissons littéraires, et est prêt à affronter la réalité du mal, dissimulée sous le sourire des proches.

Lovecraft Country

À l'instar de la pierre philosophale, la seule mention du nom de Howard Phillips Lovecraft semble transformer le plomb des caractères d’imprimerie en or, du moins si l’on se fie à a profusion des essais, biographies, pastiches et autres variations autour de l’auteur de Providence et de son œuvre. Bien connu dans nos contrées pour trois romans, un titre de SF (Un Requin sous la Lune) et deux thrillers (Bad Monkey et La Proie des âmes), Matt Ruff apporte sa contribution à cet engouement, en livrant un Lovecraft Country où l’attrait pour l’univers lovecraftien tient plus de l’argument cosmétique que d’une véritable réécriture de ses motifs. Il ne faut en effet pas longtemps pour constater que la menace indicible s’incarne surtout dans les valeurs méphitiques d’une ségrégation raciale plus que jamais profondément enracinée aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, y compris au nord de la ligne Mason-Dixon. Un fait dont Atticus Turner, ex-vétéran de la guerre de Corée, fait l’amère expérience au quotidien, mais aussi son père Montrose, sans oublier toute sa famille et ses proches, tous membres de la communauté noire de Chicago. Et, si l’on trouve bien des éléments surnaturels, voire science-fictifs dans Lovecraft Country, ils tiennent bien plus d’une sorte de pastiche des pulps dont Atticus et son oncle sont d’ailleurs de fervents lecteurs. Le roman de Matt Ruff s’apparente donc davantage à une satire légère de l’Amérique, confrontée ici à ses contradictions sur la question noire. On y apprend beaucoup sur la condition de cette part notable de la population, toujours regardée avec méfiance et une bonne dose de condescendance, quand il ne s’agit tout simplement pas de racisme avéré. Les difficultés à se loger dans les quartiers blancs et les stratégies mises en œuvre pour déjouer les obstacles empêchant les colored people de louer ou acheter une maison remplissent quelques belles pages du roman. De même, sans chercher à en amoindrir les effets, Matt Ruff retranscrit la suspicion entretenue sciemment autour de la communauté noire, accusée de nombreux maux sociétaux, notamment une délinquance associée naturellement à la couleur de peau. Les brimades et intimidations de la police, par ailleurs inerte lorsqu’il s’agit de faire respecter les droits des Noirs, les insultes et violences racistes commises dans un climat d’impunité révoltant, tout ceci contribue à dresser un portrait guère reluisant de la société américaine de l’après-guerre, tout en renvoyant le lecteur à l'actualité récente. Matt Ruff distille l'information, mêlant les allusions à l’Histoire aux ressorts plus divertissants du pulp. On découvre ainsi l’existence du Guide du voyage serein à l’usage des Noirs, que l’on pourrait taxer de trouvaille géniale s’il n'était historiquement attesté, mais aussi l’infamie des émeutes de Tulsa. D’aucuns pourraient juger le trait forcé, déplorant l’aspect manichéen du roman. Bien au contraire, dans un épisode des plus intéressants, Matt Ruff propulse par magie une Noire dans la peau d’une Blanche. De Ruby, elle devient Hillary, profitant, non sans une certaine culpabilité, de ce renversement de situation. Découpé en plusieurs chapitres formant autant d’aventures, Lovecraft Country donne la fausse impression d’un fix-up, variant ambiances et personnages. On y retrouve cependant le motif récurrent d’une secte secrète, exclusivement composée de WASP, organisant des rites impies pour contrôler le monde, mais également d’autres tropes du fantastique, comme celui de la maison hantée ou de la possession maléfique. Le lecteur de de science-fiction n'est pas oublié, notamment à l’occasion d’un voyage sur une autre planète, via un télescope doté de capacités spéciales. Bref, dans l’ensemble, le roman de Matt Ruff reste une lecture légère, amusante, très référencée, non dépourvue de fond, mais peut-être un tantinet inaboutie et dilettante. En dépit de ce bémol, le sujet semble pourtant avoir attiré l’attention de HBO puisqu’une adaptation est d’ores et déjà prévue, sous la houlette de Jordan Peele, le réalisateur de Get Out. Il faut croire que Matt Ruff a su capter l’air du temps, d’une certaine façon.

Je suis Providence

La pléthorique actualité autour de Lovecraft a sans doute joué dans la décision des éditions ActuSF de traduire, via financement participatif, Je suis Providence, la somme biographique et critique de S.T. Joshi, son plus grand spécialiste, mais le projet avait tout de même quelque chose d’un peu fou, tant ce livre est un monstre : il pèse dans les 1300 pages en très petits caractères, et son contenu est extrêmement pointu — une enquête tellement précise, sur la base des nombreux témoignages fournis par Lovecraft lui-même via son abondante correspondance, ainsi que par ses nombreux proches, qu’elle en revient parfois à rapporter la vie de l’auteur au jour près ; la blague commune sur la publication des listes de courses devient subitement très concrète !

Et pourtant, Je suis Providence n’a absolument rien d’un pensum, et toutes ces informations extrêmement précises s’avèrent pertinentes et passionnantes. L’entreprise exhaustive de Joshi, sur la base de nombreuses sources primaires, restitue au plus près la vie d’un homme, et pas seulement d’un auteur. Ce qui fournit l’occasion d’abattre une fois pour toutes bien des mythes qui s’accrochent toujours à la figure de Lovecraft, le « reclus », « l’initié », sinistre, sans humour, sans amis, etc.

Pour autant, l’entreprise n’est pas purement biographique et factuelle, elle est tout autant critique, consistant en longues analyses de l’œuvre lovecraftienne, des vers enfantins aux ultimes récits d’horreur, en passant par le journalisme amateur, et sans jamais perdre de vue la correspondance, toujours en fond.

L’analyse est serrée et lucide — sans prétendre à une objectivité bien illusoire. Joshi n’en fait pas mystère : il a sa grille de lecture philosophique fondamentale, il a ses opinions, tranchées parfois, qu’elles concernent le comportement, la pensée de Lovecraft ou son œuvre, ainsi que celle de ses « disciples », et cela fait pour lui partie de son travail — il invite le lecteur à procéder de même, instituant, sinon un dialogue, du moins son amorce. Aussi ne devrait-on pas nécessairement approuver toutes les opinions exprimées par l’auteur, si elles sont toutes très bien argumentées, tout en appréciant cet engagement, qui rend le livre vivant, et ressuscite en quelque sorte Lovecraft.

D’autant qu’il ne l’épargne pas : si Joshi éprouve visiblement une intense sympathie pour son sujet, qu’il communique au lecteur, il n’en reste pas moins que Lovecraft l’homme a bien des traits répréhensibles (racisme inclus), et que Lovecraft l’auteur a plus qu’à son tour commis des médiocrités.

Que cette référence ultime des études lovecraftiennes soit disponible en français était inespéré — on doit remercier les éditions ActuSF pour cette entreprise, et Christophe Thill qui l’a dirigée, supervisant une équipe de dix traducteurs ; un procédé inhabituel, mais que la démesure du projet justifiait. Globalement, c’est un bon travail, qui se lit agréablement (même si Joshi ne fait pas dans la littérature). Cependant, on est bien obligé de relever que cette édition française n’est pas sans défauts. Conséquence du travail en équipe, la qualité de la traduction est très variable — et, sans citer de noms ici, on identifie bientôt les plus professionnels et les plus aléatoires (lesquels succombent régulièrement aux anglicismes, aux faux amis, etc.). De manière globale, hélas, la relecture est passablement déficiente — on ne compte pas les mots « absents » ou les reformulations qui ne se sont pas totalement substituées aux choix initiaux… Dommage.

Mais cette petite ombre au tableau, s’il fallait la mentionner, ne change rien au fait que Je suis Providence est le livre de référence sur Lovecraft, une somme brillante et inégalable, et que sa traduction française est un privilège. Félicitations pour cette belle entreprise.

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