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Le Dernier Homme

Margaret Atwood, auteur récompensé par le prestigieux Booker Prize, a écrit plus d'une trentaine de livres. Son dernier ouvrage, Le Dernier homme, « chef-d'œuvre d'anticipation », a été lui aussi nominé pour ce prix en 2003.

Le titre français du roman, lourd en références, annonce une histoire qui va osciller entre robinsonnade et cataclysme. Le récit se déroule linéairement le long de deux axes temporels. D'un côté l'axe post-cataclysmique, où le narrateur décrit ses obsessions et l'univers chaotique qui l'entoure, de l'autre, l'axe ante-cataclysmique présentant les principaux protagonistes, immergés dans une société sur le déclin. Au fur et à mesure de la double narration, le récit montre les problèmes rencontrés par le narrateur dans une Nature hostile : bêtes génétiquement modifiées, raréfaction de la nourriture, météorologie instable, obsession du passé ; un passé qui, comme dans un miroir, met en place une mécanique de l'apocalypse : recherche scientifique dénuée de morale, obnubilation du commerce et du rendement, retranchement de certaines communautés, écologie malmenée… La synergie des trois personnages principaux (Jimmy, le narrateur malchanceux ; Crake, le scientifique cynique ; Oryx, la femme-enfant) va jouer un rôle prépondérant dans la fin de l'humanité et le remplacement de celle-ci par des êtres créés en laboratoire.

La charpente de la fiction est convenue. Sans donner de date précise, l'auteure crée une anticipation qui est une emphase des défauts de notre société. Les thèmes traités forment une liste exhaustive des lieux communs issus de la littérature apocalyptique. L'accent est mis notamment sur la perte des valeurs morales de la société. Cette accentuation est parfois trop lâche, comme une approche trop rapide de certains détails ; a contrario l'auteure se perd çà et là dans de longues digressions, comme par exemple les chapitres consacrés à la pédophilie, qui s'apparente alors plus à une tentative de sensationnalisme que d'analyse sociale.

Le texte se dilue dans la dénonciation, parfois trop naïve, parfois trop conformiste, et rate le coche, parce que servie par un discours disparate et rapide. Au centre de la problématique, Le Dernier homme illustre tragiquement la place incertaine de l'individu dans une société de plus en plus subordonnée aux multinationales et au profit. Même en tentant de le cacher sous le fard de l'hésitation et de l'aporie, la fiction tombe pourtant dans une dichotomie banale.

Ce roman n'assume en rien l'héritage littéraire auquel il fait référence. En fait de fable prophétique, le récit tombe souvent dans le jugement de valeur et l'ironie du moment. Servi par une écriture simple et envoûtante, ce livre ne manquerait pas d'intérêt s'il avait été la première œuvre d'anticipation cataclysmique. En fin de compte, ce texte, bien fait mais diaphane, a pour principal mérite de donner envie de (re)lire les grands récits cataclysmiques : Malevil et Ravage en tête.

La ligne de sang

En S-F, les nouvelles plumes sont plutôt rares. C'est donc tout à l'honneur du Fleuve Noir (et tout récemment de Robert Laffont — cf. critique de Forteresse dans le présent Bifrost) de promouvoir une littérature de l'imaginaire francophone, malheureusement moins vendeuse. Après le remarqué (mais encore bancal) Les Fous d'avril , DOA hausse le ton avec La Ligne de sang, un polar classique, mais suffisamment bizarre et torturé pour intéresser les adeptes d'une littérature qui se moque des frontières et des genres. DOA n'a certes pas encore produit son meilleur livre, mais un texte comme La Ligne de sang confirme un talent inquiétant et redonne de l'espoir en l'avenir.

Située dans un Lyon moite et désespérant, l'intrigue du roman se perd parfois dans la longueur, mais l'efficacité narrative de l'auteur rattrape systématiquement les quelques défauts oubliés çà et là, pour une lecture finalement compulsive et dont il est bien difficile de se débarrasser. Avec une lente mise en place de l'horreur et certains passages d'anthologie (la descente dans la cave, par exemple, un classique presque cliché, pourtant incroyablement maîtrisé), La Ligne de sang est une mécanique froide, horrifique, traversée parfois de dérapages surnaturels qui transcendent le roman policier stricto sensu et lui ouvrent des portes inédites : à partir d'un simple accident de la route, deux policiers (un homme et une femme) remontent une piste qui dégénère peu à peu vers le bizarre. Paul Grieux, le motard accidenté, vit une sorte de coma déroutant. Peuplé d'hallucinations et de rêves particulièrement réalistes, son sommeil se caractérise par de brutales crises de violence hystérique, de révélations plus ou moins délirantes et de phases atonales. Pendant ce temps, Madeleine, sa petite amie, a disparu. Pourquoi ? Comment ? Paul Grieux l'a-t-il assassinée ? C'est la problématique à laquelle se heurte la police. Mais l'horreur ne fait que commencer. Car Paul Grieux fait partie de ceux qui possèdent des secrets dérangeants. Vraiment dérangeants.

Parfaitement étanche au principe du genre, DOA se fraie un chemin sur un terrain pourtant miné. Bien campés, mais pas non plus exempts de traits caricaturaux, ses personnages sont suffisamment vivants et inquiets pour que l'ensemble fonctionne impeccablement. Malgré une distribution encore inégale dans l'action (deux premiers tiers trop lents et une fin bien trop rapide), La Ligne de sang se lit vite et bien. Une caractéristique notable, qui ne couronne pas un roman vain ou facile, mais bien une œuvre personnelle atypique et somme toute passionnante. Efficace est un adjectif qui prend tout son sens avec DOA. Un auteur évidemment à suivre, mais pas seulement : un auteur avec lequel il faut désormais compter.

Emporium

Proposé dans la (très bonne) collection Denoël « & d'ailleurs », Emporium fait partie de ces textes qui donnent foi en l'avenir. Parfaitement inconnu en France, Adam Johnson y fait preuve d'un grand talent, tout en s'offrant le luxe de développer une petite musique très personnelle, qui hante longtemps le lecteur.

Ni S-F, ni fantastique (si l'on excepte « Le Canadanaute », burlesque et radicale relecture de la course à la Lune, vue du côté canadien), les nouvelles de Jonhson s'inscrivent bien plus dans la tradition de la petite touche que du panorama général. Improbable rencontre entre Palahniuk, Buten et Bradford (lui aussi édité en Denoël « & d'ailleurs » avec l'excellent Le Chien de ma chienne), les nouvelles d'Emporium s'intéressent d'abord aux humains, avant de dériver vers un contexte socio-économique plutôt délicat. Grands brûlés de l'existence, les personnages sont généralement seuls, perdus dans un monde incompréhensible, mais (et c'est là que la tendresse de l'auteur est la plus visible) terriblement à l'écoute des autres et de leurs douleurs. On ne résumera évidemment pas tout ici, mais on pointera deux textes qui sortent du lot, par leur étonnante pudeur, paradoxalement mêlée de froides descriptions cliniques. Ainsi, « Le Satellite Cassini, messager de la mort » met en scène une virée de cancéreuses en lutte contre la maladie, sous l'œil mi-goguenard, mi-naïf d'un adolescent récemment amputé de sa mère. En quête de chaleur et de vie dans un monde qui en est si dépourvu, les presque mortes en sortent pourtant bien plus humaines que les vivantes. L'ensemble sous une voûte étoilée qui nous rappelle que l'éternité n'est jamais vraiment loin.

Ailleurs, « Le Huitième océan » raconte la dérive d'un gamin déjà adulte tiraillé entre un père absent (mais somme toute terriblement présent), des amours anecdotiques et une empathie maladive pour les autres. Très sombre, dramatique et pourtant curieusement optimiste, ce texte est une petite merveille.

Centré sur le passage à l'âge adulte et aux vagues à l'âme qui en découlent, Emporium nous fait visiter intelligemment le paysage mental de ses personnages, avec une rare acuité. Touchant, nostalgique et triste sans jamais tomber dans le ridicule ou l'auto-apitoiement, le recueil possède une voix d'une étonnante justesse. Un vrai plaisir de lecture et une vraie découverte, en attendant la publication en « Lunes d'encre » du premier roman de Jonhson, Des Parasites comme nous. À suivre, donc.

La Dispersion des ténèbres

Quatrième et dernier tome d'une saga qui tutoie les superlatifs, La Dispersion des ténèbres clôt un roman passionnant et novateur. Finalement peu connue avant Cendres, Mary Gentle y déploie un talent narratif remarquable d'intelligence, malgré le handicap des quelques trois milles pages… Long, très long, voire trop long, Cendres est pourtant exempt de procédés gratuits. Rien de vain dans le texte, rien de maladroit, juste une volonté sincère de coller au plus près d'une réalité forcément parcellaire, car vue à travers les yeux d'un personnage au sens propre. L'art de l'ellipse, si superbement utilisé dans les trois précédents livres, prend une nouvelle fois la place d'honneur, notamment dans une scène de bataille qui fera date dans l'histoire de la fantasy. Une fantasy d'ailleurs parfaitement incorrecte, La Dispersion des ténèbres jetant un pont bienvenu avec la S-F la plus classique. De quoi méditer sur la séparation des genres, avant de prôner un œcuménisme de bon aloi.

Ce quatrième tome s'ouvre sur le siège de Dijon par les armées du Roi-Calife Gelimer. Chasseresse du cerf héraldique bourguignon, Floria est officiellement duchesse, avec un hôpital à gérer, un duché à gouverner, une armée décimée, une bataille mal engagée, sans même parler de la famine qui menace les civils réfugiés dans la ville. Alors que les maladies commencent à se propager çà et là, que les rochers pleuvent de temps en temps (écrabouillant les passants au petit bonheur), Cendres est propulsée général en chef des armées, titre plutôt dur à avaler quand on combat à un contre trente.

Du nord, plus personne ne viendra. L'armée bourguignonne est seule devant une marée de carthaginois. De cette attente insupportable (et, admettons-le, un tantinet trop développée), il ressort que la Faris doute. Désormais aussi étanche aux voix des machines sauvages que Cendres, le général carthaginois ne croit plus à sa cause. Les choses se compliquent quand Gelimer lui-même choisit d'apparaître sur le champ de bataille, proposant aux bourguignons une reddition évidemment inacceptable. C'est l'occasion de changer de tactique et d'attaquer. Dès lors, le combat final ne fait plus aucun doute et son déclenchement sera évidemment à la hauteur de l'attente… De fait, les quelques cinquante pages de bataille sont littéralement hallucinantes de réalisme. Collée au plus près de son personnage, Mary Gentle donne une dimension inédite à la boucherie en la décrivant de l'intérieur (en caméra subjective, d'une certaine manière…). De la poussière, un chaos indescriptible, une violence inouïe, une incompréhension générale quant aux tenants et aboutissants du combat, sensation dûment expérimentée par tous ceux qui se sont un jour trouvés dans cette situation (lire à ce sujet les témoignages des soldats d'à peu près toutes les guerres), et une pléthore d'évènements caractérisés par une totale confusion. Vision parcellaire, donc, mais franchement réelle, et, de fait, inédite.

Ailleurs, aujourd'hui, Pierce Radcliff continue sa traduction du second manuscrit. Mais la découverte d'une Carthage engloutie dans une fosse marine, là où les plus précises des cartes de l'amirauté britannique n'indiquent qu'un haut fond sans intérêt, a de quoi perturber tout chercheur sérieux. D'autant que ses collègues scientifiques commencent à émettre des hypothèses vraiment dérangeantes sur la nature même de la réalité. L'observation agit sur la particule. L'archéologie agit-elle sur l'histoire ? Et laquelle ?

Intelligent, inquiétant et remarquablement bien raconté, le cycle de Cendres trouve ici une conclusion à la hauteur de son ambition. Certes, les défauts sont nombreux, certes, quelques pages auraient pu passer à la trappe (notamment sur la fin), mais il ne sert à rien d'épiloguer sur l'immense plaisir que l'on prend à sa lecture. Certaines questions restent d'ailleurs heureusement sans réponse, laissant aux lecteurs le soin de méditer sur les possibilités infinies des univers quantiques probabilistes, avec toutes les trouvailles archéologiques (ou créations archéologiques ?) qu'elles impliquent.

Original et parfaitement incorrect, elliptique et parfois scandaleux, Cendres est tout simplement une réussite majeure. De quoi patienter en attendant la publication des œuvres plus récentes de Mary Gentle. Eh oui, on en redemande.


 

Amours en marge

En attendant la publication prochaine de son tout dernier texte, les lecteurs impatients peuvent se procurer Amours en marge chez Actes Sud, premier vrai roman de Yoko Ogawa, japonaise aussi décalée qu’importante dans la littérature de l’imaginaire.

Hélas, si le récent recueil Tristes revanches relevait du chef-d’œuvre, force est de constater qu’Amours en marge n’est qu’un roman passable, voire médiocre. Eternelle variation autour de la rupture et de ses conséquences (des conséquences d’ailleurs plus graves, car socialement marquées au Japon), l’histoire ne parvient jamais à réellement intéresser le lecteur. Le talent de Yoko Ogawa n’est pourtant pas à remettre en cause, tant sa narration est fluide, sans heurt, douce, en contradiction totale avec la violence des sentiments (et cette sensation de désastre imminent) qui caractérise une écriture bien souvent douloureuse. Impeccablement mis en scène, Amours en marge est tout simplement trop long. La nouvelle s’imposait d’elle-même, un exercice qu’Ogawa maîtrise d’ailleurs à merveille. Il faut donc venir à bout des quelques 180 pages poussives qui ennuient peu à peu, la lecture sombrant elle aussi dans la léthargie progressive de l’héroïne, récemment abandonnée par un mari volage. Quelques paragraphes sublimes jaillissent au détour des situations les plus banales, comme la relation délicieusement ambiguë entre la femme et son neveu, mais rien qui puisse réellement sauver l’histoire du naufrage. La bizarrerie est encore de mise, notamment grâce à la présence onirique ou réelle (au lecteur d’en décider, ce qui ne fait de mal à personne) du sténographe, personnage masculin dont la sexualité et la sensualité (le texte est remarquable de pudeur, à tous les niveaux) passent au travers du stylo plume. À la lisière du rêve, du fantastique et du quotidien le plus prosaïque, Amours en marge est avant tout un récit psychanalytique. Histoire d’une rupture, mais également d’une guérison, Ogawa en devient finalement presque optimiste. Un roman déroutant et simple, à réserver aux inconditionnels. Les curieux s’orienteront sur l’exceptionnel Tristes revanches, recueil dont on ne dira jamais assez de bien.

Les Faucheurs

[Chronique commune à Réalité partagée, Artefacts et Les Faucheurs.]

Quelque part autour de la seconde moitié du XXIIe siècle… L'humanité s'est approprié les étoiles, se contentant dans un premier temps de son propre système solaire en colonisant des endroits tels que la Lune, Mars, Titan ou Neptune, chacun doté de son propre gouvernement, créant pour l'occasion l'Alliance solaire. C'est alors qu'elle découvre, au-delà de Neptune, un artefact d'origine inhumaine. Artefact qui s'avère être un tunnel spatial ouvrant la voie vers d'autres systèmes solaires, comprenant eux-mêmes d'autres tunnels : un véritable réseau, aisément cartographiable, qui offre pour ainsi dire l'univers aux humains. Cette technologie du voyage instantané, créée par une race extraterrestre depuis longtemps disparue (un trope de la S-F), est basée sur une science physique largement au-delà de la compréhension humaine, ce qui n'empêche pas les hommes de l'utiliser de façon intensive : colonisation, exploration, commerce : la civilisation solaire rayonne dans toutes les directions. Jusqu'à ce qu'elle rencontre sa première race extraterrestre hostile : les Faucheurs. Une race belliqueuse à l'extrême, d'une xénophobie incroyable, refusant toute forme de communication. Les Faucheurs préfèrent le suicide à la capture, ne font pas de prisonniers, détruisent tout sur leur passage… L'Alliance solaire se retrouve alors en guerre. Une guerre étrange à laquelle elle ne comprend pas grand-chose, ne sachant rien des motivations de l'ennemi. Et puis, la guerre est lointaine. En effet, les deux belligérants, sachant l'un et l'autre se servir du réseau de tunnels, et d'un niveau technologique équivalent, ont pris soin de protéger leur berceau pour porter le gros des affrontements dans les colonies galactiques. Mais bientôt cet équilibre fragile est menacé : les Faucheurs semblent faire un terrible bond technologique, inventant une sorte de champ de protection autour de leurs vaisseaux qui rend n'importe quel type de tir inefficace. Les vaisseaux Faucheurs deviennent invulnérables. Dans le même temps, une équipe d'explorateurs humains, composée de divers spécialistes scientifiques, découvre dans une galaxie éloignée une planète que les autochtones appellent Monde. Les scientifiques sont vivement intrigués par cette civilisation qui n'a pas encore atteint le niveau de la machine à vapeur et semble vivre une véritable utopie, qu'elle appelle la Réalité Partagée. Dans cette Réalité Partagée, toute pensée personnelle, individuelle, en désaccord avec la pensée communautaire, est impossible. La réalité est une, unique, partagée par tous. La violence, le mensonge sont bannis. Toute opposition avec la communauté entraîne une sanction physique immédiate : un mal de tête effroyable. Les militaires sont encore plus intéressés par Monde. En effet, une des lunes qui gravitent autour de la planète est en fait un artefact qui, après analyse, s'avère être de même facture que les tunnels. Ce n'en est pourtant pas un. Les premiers essais prouvent que cet objet est une arme extrêmement puissante, capable de renverser le cours de la guerre et de vaincre définitivement les Faucheurs. Ils démontrent également que la présence de cet artefact est indispensable à l'équilibre de la civilisation mondienne : l'extraire de son berceau pour l'emmener vers le système solaire condamnerait du même coup les Mondiens à la disparition.

Il va falloir choisir…

Dans hard science, il y a science, bien sûr, mais il y a aussi hard. Et dure, notre auteure l'est ! Savez-vous ce qu'est un attracteur étrange, un espace Calabi-Yau, la dimension d'Hausdorff ? Oui ? Alors allez-y, vous n'avez pas à vous faire de souci, tout se passera bien. Dans le cas contraire, il faudra un tantinet s'accrocher. Nancy Kress est une auteure exigeante, autant envers ses lecteurs qu'envers elle-même. D'ailleurs, la dédicace du second volume, reproduite ici in extenso tant elle est savoureuse, est sans ambiguïté : « À Charles Sheffield, fondateur de l'Association pour la Promotion de l'Erudition scientifique auprès de ceux qui se présentent comme étant des Ecrivains de Science-Fiction. » Voilà, tout est dit. Car pour pouvoir suivre les développements scientifiques de cette trilogie de haute volée, il faut davantage qu'une simple connaissance de base de la physique. Ainsi, celles et ceux qui ne sont pas au fait des dernières découvertes en physique quantique seront vite largués par ce qui s'apparente parfois à une logorrhée scientifique difficile à appréhender pour le commun des mortels. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Nancy Kress ne s'attarde pas vraiment sur les explications de texte : on suit… ou pas. Heureusement, cela n'entrave en rien la progression et l'intérêt de l'histoire. Car dans cette très intéressante trilogie (étonnamment dépourvue de titre générique), il y en a pour tous les goûts. On y trouve aussi de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de la biologie, de la géologie, de la botanique… Un panel extrêmement large qui permet à l'histoire de rencontrer un public plus large que celui, un peu limité, des sciences dites dures.

Mais… Car évidemment, il y en a un. Si Nancy Kress joue facilement avec la science, on la sent moins à l'aise avec le « pathos ». Si tout ce qui ressort de la science bénéficie d'une écriture rapide et serrée, les passages narratifs ayant trait à l'émotion, aux descriptions, à l'ambiance, sont beaucoup plus flous et relâchés. Ainsi, les personnages ne sont que peu intéressants, certains trop proches de la caricature, leurs émotions et leurs intérêts personnels trop rapidement parcourus. On a du mal à vraiment s'identifier, s'attacher à eux. Tout ce qui se rapporte aux cinq sens du lecteur est négligé : l'ambiance, le décor — on attend le troisième tome pour avoir la description d'un village Mondien —, les sons, les couleurs, il n'y a pas grand-chose dans ce récit qui nous permet de nous impliquer, et c'est avec un certain détachement que l'on assiste à ce qui se déroule sur la planète Monde.

Mais intéressons-nous de plus près aux trois tomes.

Le premier, Réalité Partagée, est assez statique. L'action se déroule en deux endroits. Une partie prend place sur Monde, l'autre dans l'espace proche de la planète. Le ton de ces deux récits est fort différent. L'équipe de scientifiques qui débarque sur la planète peine à nous rendre les choses intéressantes. On les suit dans leur installation, leurs découvertes, leur engagement, mais de manière détachée, sans vraiment se sentir concerné. Il y a pas mal de longueurs, l'action est molle et hésitante, l'aspect diplomatie peu exaltant. À l'opposé, l'enquête scientifique ultra secrète effectuée par les militaires dans l'espace autour de l'artefact est passionnante. C'est une course contre la montre, l'écriture est soignée, nerveuse, sans temps morts. La collision de ces deux parties, censée être le temps fort du récit, n'harmonise que vaguement l'histoire et laisse un goût d'inachevé.

Le deuxième tome, Artefacts, est une resucée du premier. L'arrivée de quelques nouveaux personnages, qui viennent s'ajouter aux principaux protagonistes du premier volet, permet de varier les points de vue, sans pour autant révolutionner le ton du récit. L'action se resserre et n'a plus lieu que sur la planète. La confrontation entre la civilisation techniquement sous-développée de Monde et celle, ultra sophistiquée, des humains, aurait pu générer un récit plus prenant. Malheureusement, l'auteure prend bien soin de compartimenter ces deux univers de façon à ce qu'il n'y ait que le minimum d'interactions, ce qui affadit l'histoire. La partie scientifique reste passionnante, même si quelques maladresses d'écriture viennent entraver le récit. Autant, pour expliquer ce qu'est la Réalité Partagée, Kress excelle dans le « show don't tell », autant, pour tout ce qui est scientifique, elle se contente de plaquer ici et là des pavés explicatifs insérés de façon artificielle par le biais du recourt au monologue interne ou la tentative d'explication de la part d'un scientifique qui prend en pitié le pauvre couillon de l'équipe qui essaye de suivre — couillon en question qui est tout de même le militaire chargé de toutes les décisions…

L'ultime volet, Les Faucheurs, change de ton. L'action éclate dans toutes les directions, et l'on a là une espèce de thriller scientifico-politique vraiment excitant. Complots, manœuvres politiques, enlèvements, coup d'état, fuites désespérées, découverte scientifique majeure : tout y est. On traverse plusieurs systèmes planétaires, aller-retour, et on rencontre enfin les fameux Faucheurs ! Pourtant, là aussi, difficile de ne pas se départir d'une certaine déception. Le minimum narratif syndical n'est pas toujours respecté. Kress se contente d'une description physique sommaire, d'une vision fugace d'un bout de l'intérieur d'un vaisseau, point. C'est le Grand Ennemi dans toute sa splendeur, diabolisé, intraitable, terrifiant, pire qu'un Klingon de base. On se croirait revenu au temps de la guerre froide. Une caricature de Grand Méchant qui tend à disparaître de la S-F moderne, et que l'on retrouve ici avec surprise, au milieu d'un récit à la pointe de la science. Ceci dit, l'humanité de cette trilogie flirte aussi avec la caricature, alors…

Bref, voici une histoire plus basée sur le mental que sur les émotions, difficile d'accès pour les non scientifiques, adoucie cependant par un troisième volet un peu plus « rock ». Un récit exigeant, parfois aride, mais qui reste passionnant et que l'on suit fort bien, même si, çà et là, on l'a dit, le niveau scientifique est un défi à la compréhension. Reste que Nancy Kress est une auteure assez peu publiée en France et qui vaut le détour. À l'heure où la véritable science-fiction se fait de plus en plus rare, on saluera donc ici l'éditeur pour la publication de cette volumineuse trilogie inédite, certes non exempte de défauts mais néanmoins tout à fait digne d'intérêt, avec qui plus est une mention spéciale pour les trois couvertures splendides de Stéphan Martinière.

Artefacts

[Chronique commune à Réalité partagée, Artefacts et Les Faucheurs.]

Quelque part autour de la seconde moitié du XXIIe siècle… L'humanité s'est approprié les étoiles, se contentant dans un premier temps de son propre système solaire en colonisant des endroits tels que la Lune, Mars, Titan ou Neptune, chacun doté de son propre gouvernement, créant pour l'occasion l'Alliance solaire. C'est alors qu'elle découvre, au-delà de Neptune, un artefact d'origine inhumaine. Artefact qui s'avère être un tunnel spatial ouvrant la voie vers d'autres systèmes solaires, comprenant eux-mêmes d'autres tunnels : un véritable réseau, aisément cartographiable, qui offre pour ainsi dire l'univers aux humains. Cette technologie du voyage instantané, créée par une race extraterrestre depuis longtemps disparue (un trope de la S-F), est basée sur une science physique largement au-delà de la compréhension humaine, ce qui n'empêche pas les hommes de l'utiliser de façon intensive : colonisation, exploration, commerce : la civilisation solaire rayonne dans toutes les directions. Jusqu'à ce qu'elle rencontre sa première race extraterrestre hostile : les Faucheurs. Une race belliqueuse à l'extrême, d'une xénophobie incroyable, refusant toute forme de communication. Les Faucheurs préfèrent le suicide à la capture, ne font pas de prisonniers, détruisent tout sur leur passage… L'Alliance solaire se retrouve alors en guerre. Une guerre étrange à laquelle elle ne comprend pas grand-chose, ne sachant rien des motivations de l'ennemi. Et puis, la guerre est lointaine. En effet, les deux belligérants, sachant l'un et l'autre se servir du réseau de tunnels, et d'un niveau technologique équivalent, ont pris soin de protéger leur berceau pour porter le gros des affrontements dans les colonies galactiques. Mais bientôt cet équilibre fragile est menacé : les Faucheurs semblent faire un terrible bond technologique, inventant une sorte de champ de protection autour de leurs vaisseaux qui rend n'importe quel type de tir inefficace. Les vaisseaux Faucheurs deviennent invulnérables. Dans le même temps, une équipe d'explorateurs humains, composée de divers spécialistes scientifiques, découvre dans une galaxie éloignée une planète que les autochtones appellent Monde. Les scientifiques sont vivement intrigués par cette civilisation qui n'a pas encore atteint le niveau de la machine à vapeur et semble vivre une véritable utopie, qu'elle appelle la Réalité Partagée. Dans cette Réalité Partagée, toute pensée personnelle, individuelle, en désaccord avec la pensée communautaire, est impossible. La réalité est une, unique, partagée par tous. La violence, le mensonge sont bannis. Toute opposition avec la communauté entraîne une sanction physique immédiate : un mal de tête effroyable. Les militaires sont encore plus intéressés par Monde. En effet, une des lunes qui gravitent autour de la planète est en fait un artefact qui, après analyse, s'avère être de même facture que les tunnels. Ce n'en est pourtant pas un. Les premiers essais prouvent que cet objet est une arme extrêmement puissante, capable de renverser le cours de la guerre et de vaincre définitivement les Faucheurs. Ils démontrent également que la présence de cet artefact est indispensable à l'équilibre de la civilisation mondienne : l'extraire de son berceau pour l'emmener vers le système solaire condamnerait du même coup les Mondiens à la disparition.

Il va falloir choisir…

Dans hard science, il y a science, bien sûr, mais il y a aussi hard. Et dure, notre auteure l'est ! Savez-vous ce qu'est un attracteur étrange, un espace Calabi-Yau, la dimension d'Hausdorff ? Oui ? Alors allez-y, vous n'avez pas à vous faire de souci, tout se passera bien. Dans le cas contraire, il faudra un tantinet s'accrocher. Nancy Kress est une auteure exigeante, autant envers ses lecteurs qu'envers elle-même. D'ailleurs, la dédicace du second volume, reproduite ici in extenso tant elle est savoureuse, est sans ambiguïté : « À Charles Sheffield, fondateur de l'Association pour la Promotion de l'Erudition scientifique auprès de ceux qui se présentent comme étant des Ecrivains de Science-Fiction. » Voilà, tout est dit. Car pour pouvoir suivre les développements scientifiques de cette trilogie de haute volée, il faut davantage qu'une simple connaissance de base de la physique. Ainsi, celles et ceux qui ne sont pas au fait des dernières découvertes en physique quantique seront vite largués par ce qui s'apparente parfois à une logorrhée scientifique difficile à appréhender pour le commun des mortels. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Nancy Kress ne s'attarde pas vraiment sur les explications de texte : on suit… ou pas. Heureusement, cela n'entrave en rien la progression et l'intérêt de l'histoire. Car dans cette très intéressante trilogie (étonnamment dépourvue de titre générique), il y en a pour tous les goûts. On y trouve aussi de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de la biologie, de la géologie, de la botanique… Un panel extrêmement large qui permet à l'histoire de rencontrer un public plus large que celui, un peu limité, des sciences dites dures.

Mais… Car évidemment, il y en a un. Si Nancy Kress joue facilement avec la science, on la sent moins à l'aise avec le « pathos ». Si tout ce qui ressort de la science bénéficie d'une écriture rapide et serrée, les passages narratifs ayant trait à l'émotion, aux descriptions, à l'ambiance, sont beaucoup plus flous et relâchés. Ainsi, les personnages ne sont que peu intéressants, certains trop proches de la caricature, leurs émotions et leurs intérêts personnels trop rapidement parcourus. On a du mal à vraiment s'identifier, s'attacher à eux. Tout ce qui se rapporte aux cinq sens du lecteur est négligé : l'ambiance, le décor — on attend le troisième tome pour avoir la description d'un village Mondien —, les sons, les couleurs, il n'y a pas grand-chose dans ce récit qui nous permet de nous impliquer, et c'est avec un certain détachement que l'on assiste à ce qui se déroule sur la planète Monde.

Mais intéressons-nous de plus près aux trois tomes.

Le premier, Réalité Partagée, est assez statique. L'action se déroule en deux endroits. Une partie prend place sur Monde, l'autre dans l'espace proche de la planète. Le ton de ces deux récits est fort différent. L'équipe de scientifiques qui débarque sur la planète peine à nous rendre les choses intéressantes. On les suit dans leur installation, leurs découvertes, leur engagement, mais de manière détachée, sans vraiment se sentir concerné. Il y a pas mal de longueurs, l'action est molle et hésitante, l'aspect diplomatie peu exaltant. À l'opposé, l'enquête scientifique ultra secrète effectuée par les militaires dans l'espace autour de l'artefact est passionnante. C'est une course contre la montre, l'écriture est soignée, nerveuse, sans temps morts. La collision de ces deux parties, censée être le temps fort du récit, n'harmonise que vaguement l'histoire et laisse un goût d'inachevé.

Le deuxième tome, Artefacts, est une resucée du premier. L'arrivée de quelques nouveaux personnages, qui viennent s'ajouter aux principaux protagonistes du premier volet, permet de varier les points de vue, sans pour autant révolutionner le ton du récit. L'action se resserre et n'a plus lieu que sur la planète. La confrontation entre la civilisation techniquement sous-développée de Monde et celle, ultra sophistiquée, des humains, aurait pu générer un récit plus prenant. Malheureusement, l'auteure prend bien soin de compartimenter ces deux univers de façon à ce qu'il n'y ait que le minimum d'interactions, ce qui affadit l'histoire. La partie scientifique reste passionnante, même si quelques maladresses d'écriture viennent entraver le récit. Autant, pour expliquer ce qu'est la Réalité Partagée, Kress excelle dans le « show don't tell », autant, pour tout ce qui est scientifique, elle se contente de plaquer ici et là des pavés explicatifs insérés de façon artificielle par le biais du recourt au monologue interne ou la tentative d'explication de la part d'un scientifique qui prend en pitié le pauvre couillon de l'équipe qui essaye de suivre — couillon en question qui est tout de même le militaire chargé de toutes les décisions…

L'ultime volet, Les Faucheurs, change de ton. L'action éclate dans toutes les directions, et l'on a là une espèce de thriller scientifico-politique vraiment excitant. Complots, manœuvres politiques, enlèvements, coup d'état, fuites désespérées, découverte scientifique majeure : tout y est. On traverse plusieurs systèmes planétaires, aller-retour, et on rencontre enfin les fameux Faucheurs ! Pourtant, là aussi, difficile de ne pas se départir d'une certaine déception. Le minimum narratif syndical n'est pas toujours respecté. Kress se contente d'une description physique sommaire, d'une vision fugace d'un bout de l'intérieur d'un vaisseau, point. C'est le Grand Ennemi dans toute sa splendeur, diabolisé, intraitable, terrifiant, pire qu'un Klingon de base. On se croirait revenu au temps de la guerre froide. Une caricature de Grand Méchant qui tend à disparaître de la S-F moderne, et que l'on retrouve ici avec surprise, au milieu d'un récit à la pointe de la science. Ceci dit, l'humanité de cette trilogie flirte aussi avec la caricature, alors…

Bref, voici une histoire plus basée sur le mental que sur les émotions, difficile d'accès pour les non scientifiques, adoucie cependant par un troisième volet un peu plus « rock ». Un récit exigeant, parfois aride, mais qui reste passionnant et que l'on suit fort bien, même si, çà et là, on l'a dit, le niveau scientifique est un défi à la compréhension. Reste que Nancy Kress est une auteure assez peu publiée en France et qui vaut le détour. À l'heure où la véritable science-fiction se fait de plus en plus rare, on saluera donc ici l'éditeur pour la publication de cette volumineuse trilogie inédite, certes non exempte de défauts mais néanmoins tout à fait digne d'intérêt, avec qui plus est une mention spéciale pour les trois couvertures splendides de Stéphan Martinière.

Réalité partagée

[Chronique commune à Réalité partagée, Artefacts et Les Faucheurs.]

Quelque part autour de la seconde moitié du XXIIe siècle… L'humanité s'est approprié les étoiles, se contentant dans un premier temps de son propre système solaire en colonisant des endroits tels que la Lune, Mars, Titan ou Neptune, chacun doté de son propre gouvernement, créant pour l'occasion l'Alliance solaire. C'est alors qu'elle découvre, au-delà de Neptune, un artefact d'origine inhumaine. Artefact qui s'avère être un tunnel spatial ouvrant la voie vers d'autres systèmes solaires, comprenant eux-mêmes d'autres tunnels : un véritable réseau, aisément cartographiable, qui offre pour ainsi dire l'univers aux humains. Cette technologie du voyage instantané, créée par une race extraterrestre depuis longtemps disparue (un trope de la S-F), est basée sur une science physique largement au-delà de la compréhension humaine, ce qui n'empêche pas les hommes de l'utiliser de façon intensive : colonisation, exploration, commerce : la civilisation solaire rayonne dans toutes les directions. Jusqu'à ce qu'elle rencontre sa première race extraterrestre hostile : les Faucheurs. Une race belliqueuse à l'extrême, d'une xénophobie incroyable, refusant toute forme de communication. Les Faucheurs préfèrent le suicide à la capture, ne font pas de prisonniers, détruisent tout sur leur passage… L'Alliance solaire se retrouve alors en guerre. Une guerre étrange à laquelle elle ne comprend pas grand-chose, ne sachant rien des motivations de l'ennemi. Et puis, la guerre est lointaine. En effet, les deux belligérants, sachant l'un et l'autre se servir du réseau de tunnels, et d'un niveau technologique équivalent, ont pris soin de protéger leur berceau pour porter le gros des affrontements dans les colonies galactiques. Mais bientôt cet équilibre fragile est menacé : les Faucheurs semblent faire un terrible bond technologique, inventant une sorte de champ de protection autour de leurs vaisseaux qui rend n'importe quel type de tir inefficace. Les vaisseaux Faucheurs deviennent invulnérables. Dans le même temps, une équipe d'explorateurs humains, composée de divers spécialistes scientifiques, découvre dans une galaxie éloignée une planète que les autochtones appellent Monde. Les scientifiques sont vivement intrigués par cette civilisation qui n'a pas encore atteint le niveau de la machine à vapeur et semble vivre une véritable utopie, qu'elle appelle la Réalité Partagée. Dans cette Réalité Partagée, toute pensée personnelle, individuelle, en désaccord avec la pensée communautaire, est impossible. La réalité est une, unique, partagée par tous. La violence, le mensonge sont bannis. Toute opposition avec la communauté entraîne une sanction physique immédiate : un mal de tête effroyable. Les militaires sont encore plus intéressés par Monde. En effet, une des lunes qui gravitent autour de la planète est en fait un artefact qui, après analyse, s'avère être de même facture que les tunnels. Ce n'en est pourtant pas un. Les premiers essais prouvent que cet objet est une arme extrêmement puissante, capable de renverser le cours de la guerre et de vaincre définitivement les Faucheurs. Ils démontrent également que la présence de cet artefact est indispensable à l'équilibre de la civilisation mondienne : l'extraire de son berceau pour l'emmener vers le système solaire condamnerait du même coup les Mondiens à la disparition.

Il va falloir choisir…

Dans hard science, il y a science, bien sûr, mais il y a aussi hard. Et dure, notre auteure l'est ! Savez-vous ce qu'est un attracteur étrange, un espace Calabi-Yau, la dimension d'Hausdorff ? Oui ? Alors allez-y, vous n'avez pas à vous faire de souci, tout se passera bien. Dans le cas contraire, il faudra un tantinet s'accrocher. Nancy Kress est une auteure exigeante, autant envers ses lecteurs qu'envers elle-même. D'ailleurs, la dédicace du second volume, reproduite ici in extenso tant elle est savoureuse, est sans ambiguïté : « À Charles Sheffield, fondateur de l'Association pour la Promotion de l'Erudition scientifique auprès de ceux qui se présentent comme étant des Ecrivains de Science-Fiction. » Voilà, tout est dit. Car pour pouvoir suivre les développements scientifiques de cette trilogie de haute volée, il faut davantage qu'une simple connaissance de base de la physique. Ainsi, celles et ceux qui ne sont pas au fait des dernières découvertes en physique quantique seront vite largués par ce qui s'apparente parfois à une logorrhée scientifique difficile à appréhender pour le commun des mortels. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Nancy Kress ne s'attarde pas vraiment sur les explications de texte : on suit… ou pas. Heureusement, cela n'entrave en rien la progression et l'intérêt de l'histoire. Car dans cette très intéressante trilogie (étonnamment dépourvue de titre générique), il y en a pour tous les goûts. On y trouve aussi de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de la biologie, de la géologie, de la botanique… Un panel extrêmement large qui permet à l'histoire de rencontrer un public plus large que celui, un peu limité, des sciences dites dures.

Mais… Car évidemment, il y en a un. Si Nancy Kress joue facilement avec la science, on la sent moins à l'aise avec le « pathos ». Si tout ce qui ressort de la science bénéficie d'une écriture rapide et serrée, les passages narratifs ayant trait à l'émotion, aux descriptions, à l'ambiance, sont beaucoup plus flous et relâchés. Ainsi, les personnages ne sont que peu intéressants, certains trop proches de la caricature, leurs émotions et leurs intérêts personnels trop rapidement parcourus. On a du mal à vraiment s'identifier, s'attacher à eux. Tout ce qui se rapporte aux cinq sens du lecteur est négligé : l'ambiance, le décor — on attend le troisième tome pour avoir la description d'un village Mondien —, les sons, les couleurs, il n'y a pas grand-chose dans ce récit qui nous permet de nous impliquer, et c'est avec un certain détachement que l'on assiste à ce qui se déroule sur la planète Monde.

Mais intéressons-nous de plus près aux trois tomes.

Le premier, Réalité Partagée, est assez statique. L'action se déroule en deux endroits. Une partie prend place sur Monde, l'autre dans l'espace proche de la planète. Le ton de ces deux récits est fort différent. L'équipe de scientifiques qui débarque sur la planète peine à nous rendre les choses intéressantes. On les suit dans leur installation, leurs découvertes, leur engagement, mais de manière détachée, sans vraiment se sentir concerné. Il y a pas mal de longueurs, l'action est molle et hésitante, l'aspect diplomatie peu exaltant. À l'opposé, l'enquête scientifique ultra secrète effectuée par les militaires dans l'espace autour de l'artefact est passionnante. C'est une course contre la montre, l'écriture est soignée, nerveuse, sans temps morts. La collision de ces deux parties, censée être le temps fort du récit, n'harmonise que vaguement l'histoire et laisse un goût d'inachevé.

Le deuxième tome, Artefacts, est une resucée du premier. L'arrivée de quelques nouveaux personnages, qui viennent s'ajouter aux principaux protagonistes du premier volet, permet de varier les points de vue, sans pour autant révolutionner le ton du récit. L'action se resserre et n'a plus lieu que sur la planète. La confrontation entre la civilisation techniquement sous-développée de Monde et celle, ultra sophistiquée, des humains, aurait pu générer un récit plus prenant. Malheureusement, l'auteure prend bien soin de compartimenter ces deux univers de façon à ce qu'il n'y ait que le minimum d'interactions, ce qui affadit l'histoire. La partie scientifique reste passionnante, même si quelques maladresses d'écriture viennent entraver le récit. Autant, pour expliquer ce qu'est la Réalité Partagée, Kress excelle dans le « show don't tell », autant, pour tout ce qui est scientifique, elle se contente de plaquer ici et là des pavés explicatifs insérés de façon artificielle par le biais du recourt au monologue interne ou la tentative d'explication de la part d'un scientifique qui prend en pitié le pauvre couillon de l'équipe qui essaye de suivre — couillon en question qui est tout de même le militaire chargé de toutes les décisions…

L'ultime volet, Les Faucheurs, change de ton. L'action éclate dans toutes les directions, et l'on a là une espèce de thriller scientifico-politique vraiment excitant. Complots, manœuvres politiques, enlèvements, coup d'état, fuites désespérées, découverte scientifique majeure : tout y est. On traverse plusieurs systèmes planétaires, aller-retour, et on rencontre enfin les fameux Faucheurs ! Pourtant, là aussi, difficile de ne pas se départir d'une certaine déception. Le minimum narratif syndical n'est pas toujours respecté. Kress se contente d'une description physique sommaire, d'une vision fugace d'un bout de l'intérieur d'un vaisseau, point. C'est le Grand Ennemi dans toute sa splendeur, diabolisé, intraitable, terrifiant, pire qu'un Klingon de base. On se croirait revenu au temps de la guerre froide. Une caricature de Grand Méchant qui tend à disparaître de la S-F moderne, et que l'on retrouve ici avec surprise, au milieu d'un récit à la pointe de la science. Ceci dit, l'humanité de cette trilogie flirte aussi avec la caricature, alors…

Bref, voici une histoire plus basée sur le mental que sur les émotions, difficile d'accès pour les non scientifiques, adoucie cependant par un troisième volet un peu plus « rock ». Un récit exigeant, parfois aride, mais qui reste passionnant et que l'on suit fort bien, même si, çà et là, on l'a dit, le niveau scientifique est un défi à la compréhension. Reste que Nancy Kress est une auteure assez peu publiée en France et qui vaut le détour. À l'heure où la véritable science-fiction se fait de plus en plus rare, on saluera donc ici l'éditeur pour la publication de cette volumineuse trilogie inédite, certes non exempte de défauts mais néanmoins tout à fait digne d'intérêt, avec qui plus est une mention spéciale pour les trois couvertures splendides de Stéphan Martinière.

Forteresse

Vingt ans après Le Jeu du monde de Michel Jeury paraît, enfin, un roman francophone dans la collection « Ailleurs & Demain ». On attendait donc beaucoup de ce Forteresse qui a su répondre aux exigences de Gérard Klein, après avoir été retenu par les défuntes éditions ISF. Et nos attentes ne sont pas déçues.

Dans les années 2030, les multinationales se livrent une guerre sans merci. La tête des plus grands patrons est mise à prix. Brian Mannering, président de la Haviland Corporation, est sans conteste l'un des plus menacés : outre ses concurrents, l'Union des Etats Bibliques Américains a juré sa perte. La Haviland a, en effet, transféré son siège social en Europe, afin de dénoncer la doctrine ultra religieuse des ex-USA. Mannering vit donc réfugié dans une forteresse en Espagne, d'où il ne sort qu'en de très rares occasions. Pourtant, les menaces à son encontre se précisent sous la forme d'une opération dont le nom de code est Ghost. Adrian Clayborne, chef de la sécurité de la Haviland, utilise toutes les ressources à sa disposition pour contrer ce mystérieux fantôme. Son enquête ne lui laisse aucun répit, le mène en Suède, en Californie (désormais république indépendante)… Pourtant, il se peut que le danger soit déjà présent dans la forteresse en la personne de Sherylin Leighton, nouvelle maîtresse du président. Parallèlement à cette intrigue principale, on suit de nombreux autres personnages, et il faudra attendre le dénouement pour comprendre ce qui les relie. C'est l'une des forces du roman : sa construction implacable, qui nous fait aller et venir d'un personnage à l'autre, d'une année à l'autre, jusqu'à la révélation finale, d'une évidence trompeuse.

Forteresse pourrait n'être qu'un thriller haletant (ce qui serait déjà plus qu'honorable). Mais par petites touches, au détour de chaque page, Panchard dresse un portrait de notre futur proche d'autant plus effrayant qu'il est hautement crédible : repli fanatique de la quasi-totalité des USA, guerres de religion en Europe conduisant au massacre des musulmans, batailles économiques dégénérant en règlement de comptes militaires… Certains propos ou pensées des personnages font d'ailleurs froids dans le dos et ne sont surtout pas à prendre au premier degré.

Georges Panchard nous offre, quelques mois après La Horde du contrevent d'Alain Damasio, un autre très bon roman francophone dans le domaine de l'imaginaire. Le premier se démarquait grâce à son écriture éblouissante, le second brille par sa fluidité, les deux ont en commun la description d'un univers parfaitement crédible. Ce qui est plus qu'inquiétant, avec Forteresse, c'est que la société en question sera peut-être la nôtre… pas ailleurs, mais demain.

Kitty Lord et le secret des Nephilim

Kitty est une jeune orpheline détestée de tous. Pourquoi ? Tout simplement parce que Kitty crée des situations un peu bizarres lorsqu'elle est en colère. Est-ce sa faute après tout si un chewing-gum manque d'étouffer un garçon qui lui tapait sur le système ? Est-elle responsable de la pluie de pierres qui s'abat sur la ville ? C'est en tout cas ce que pense le responsable du Centre Genesis, Markhtus Gornic, qui la fait enlever pour l'étudier sous toutes les coutures dans son Département Psi avec d'autres enfants peu ordinaires…

Qui a dit que la littérature jeunesse plongeait du côté obscur ? Moi ! Et ce Kitty Lord en est un exemple des plus frappants. Les enfants sont les cibles d'adultes manipulateurs dénués de scrupules n'hésitant pas à les torturer, voire les tuer s'ils deviennent gênants ; des enfants qui prennent conscience de leurs pouvoirs fabuleux au point que certains, dans leur « innocence infantile », se prennent à vouloir devenir maîtres du mal… Vous avez dit noirceur ? La course pour la survie qu'entame Kitty semble vouée à l'échec et pourtant, elle poursuit son but : se libérer des méchants, mais aussi se comprendre elle-même.

Car c'est évidemment à une quête de soi, un passage de l'enfance à l'âge adulte, ô combien cruel ici, que nous invite le livre. Kitty se cherche, se méfie des autres mais aussi d'elle-même. Elle prend peu à peu conscience qu'elle est un danger pour tous ceux qui l'entourent. Un vrai dilemme d'adolescente.

L'écriture est assez directe et efficace. On regrettera toutefois, comme souvent dans les romans « jeunesse », que les péripéties s'enchaînent parfois trop rapidement. Certains passages en deviennent bancals et perdent en crédibilité. Dommage aussi que la fin, qui augure une suite, soit si évidente. Suite qu'on attend malgré tout, histoire d'en savoir un peu plus sur les pouvoirs de Kitty Lord et les fameux Nephilim du titre, méchants qui, comme tous bon méchants qui se respectent, aspirent à régner sur le monde…

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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