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Boulevard de l'Infini

Tout commence avec la rencontre entre Search and Destroy et Laetitia Dante. Le premier est un tueur ayant renoncé à la vie de chair pour s'établir en permanence sur le Boulevard Virtuel (l'avatar du réseau mondial qui sert de support cyber à ce roman de Vilà, ainsi qu'à au moins un autre paru dans la série, Iceflyer). La deuxième n'est qu'une belle Passante, dont l'identité réelle restera longtemps mystérieuse… mais qui doit compter pour quelqu'un, à en juger par la cour qui l'entoure.

Tout se transforme quand un attentat d'ampleur mondiale coupe les accès publics au Boulevard, et menace de mort le milliard d'humains qui étaient, simples Passants, connectés au réseau au moment de la grande coupure. Entre dans la danse Waller Martin, patron de la police mondiale, et tout un écheveau d'intrigues politiques. Le conflit de base : la rivalité entre la Synarchie, pouvoir des intelligences artificielles relayées par des humains à leur dévotion, et les partisans du pouvoir aux humains, parmi lesquels le président planétaire, mais aussi le CIRCO, un bureau d'études superpuissant consacré à la recherche de pouvoirs parapsychologiques dans l'espèce humaine — seule manière de contrer les intelligences artificielles.

Christian Vilà est un vieux renard de la SF et de la littérature populaire en général, qui a connu l'époque (les années 80) où le Fleuve Noir Anticipation, au sortir d'une longue période de pruderie, exigeait les scènes de jambes en l'air à un rythme régulier dans les ouvrages qu'il publiait. Ici, le rythme en est effréné, au point qu'on se demande par moments si l'auteur n'a pas recyclé un scénario de porno soft. Bien fichu, mais finalement très convenu (et l'auteur se rend compte des clichés qu'il charrie, voir p. 146 par exemple). En tout cas, cela ne fait pas beaucoup avancer l'intrigue policière ou SF, qui se réveille sur les 100 dernières pages à grand renfort de pouvoirs parapsychologiques imprévus, d'opérations informatiques peu connues et de pavés explicatifs.

Rien qui donne l'impression d'un roman soigneusement construit. L'univers informatique de Vilà, dépendant qu'il est des drogues (l'auteur nourrit une visible admiration pour le LSD) pourrait rappeler celui de Roland Wagner. Mais il lui manque les (jubilatoires) pseudo-justifications cosmopsychiques de ce dernier pour justifier des bizarreries comme le rôle de molécules matérielles dans l'environnement virtuel. Ne reste finalement qu'un roman de littérature populaire touillant les thèmes à la mode avec compétence, mais sans beaucoup d'intérêt.

L'Équilibre des paradoxes

Nous sommes en France, début 1904. Raoul Corvin est journaliste à L'Humanité, en une période ou le socialisme est encore bien souvent considéré comme une tare et ses zélateurs des terroristes. Il fait route vers la Bretagne en compagnie d'un couple de ses amis, le commandant Armand Schiermer et sa jeune épouse Amélie. Tous trois sont bien décidés à rencontrer Gilberte Debien, ancienne fiancée de Raoul vivant recluse depuis des mois dans son manoir de Ravanech et ayant coupé les ponts avec tout son entourage après la mort de sa mère et d'une servante, toutes deux sauvagement violées et assassinées. D'autant que le doute n'est plus permis : la pauvre Gilberte a elle aussi été victime du monstre qui a tué sa mère : il semblerait même qu'elle en ai conçu un enfant, une misérable petite créature contrefaite et hideuse. Et puis il y a ces rumeurs étranges colportées par la presse locale, ces meurtres irrésolus, ces apparitions indicibles, cette épidémie de folie incompréhensible… La seule pensée d'une Gilberte isolée dans son immense manoir lugubre, au cœur d'une région en proie à de biens dramatiques événements, suffit à rendre Raoul fou de colère et de douleur. Il doit sauver son ancienne fiancée de cette horreur et tirer les choses au clair, quitte à plonger lui-même dans l'innommable…

Ainsi s'ouvre L'Équilibre des paradoxes : un collage de journaux intimes, une succession de mémoires, de témoignages et d'articles divers ; une ambiance, au début tout du moins, très fantastique et gothique. Et la magie opère dès les premières pages de ce fort gros roman. Pagel s'amuse et le lecteur avec. À peine le temps de dire ouf et vous voilà plongé dans cette France du début du siècle avec un luxe de détails, un réalisme croustillant. Et si l'histoire s'annonce sur le ton du fantastique, l'auteur change de registre avec maestria, l'histoire prend un tour nouveau pour revisiter avec bonheur le thème du voyage temporel et son cortège de paradoxes. On l'a dit, Pagel s'amuse. Et le voici qui trimbale ses héros, une fois réunis suite à de nombreuses mésaventures, aux quatre coins de la France, de Paris à Tanger, d'un univers parallèle à l'autre, du passé au futur et inversement. Ça part dans tous les sens. Les personnages principaux ont des personnalités bien trempées, la galerie des protagonistes secondaires est tout simplement extraordinaire : de la maquerelle parisienne au pirate sans foi ni loi, de l'officier français en poste dans les colonies sous le soleil nord-africain au jeune milliardaire désœuvré…

L'Équilibre des paradoxes est dans son genre une parfaite réussite. On tremble autant qu'on s'y amuse tout au long de ses 450 pages, lesquelles sont dévorées d'une traite avec plaisir. Roman d'inspiration steampunk (une manière fort à la mode en ce moment) documenté, on y (re)découvre aussi les enjeux mondiaux de ce début du XXe siècle qui conduiront inévitablement à ce que l'on sait.

On savait Pagel un excellent auteur populaire ; il signe ici tout simplement son meilleur roman, un bouquin d'une qualité à laquelle le Fleuve Noir ne nous avait plus habitué. Tout est dit : achetez L'Équilibre des paradoxes.

Astronef aux enchères

Pour une astroïdienne, Rachel Fahrmer est physiquement plutôt hors-normes. Petite, toute en rondeurs et couverte de taches de rousseurs : elle pourrait presque passer pour une terrienne ! Ce qui, on en conviendra, est un lourd handicap dans les stations de la Ceinture, où tout ce qui évoque la Terre est considéré avec une franche suspicion. Ce qui n'a pas empêché Rachel de se hisser à la tête d'un des cabinets d'huissier les plus prospères de l'astéroïde Goldschmidt. Car en effet, côté business, la petite en connait un rayon et s'en tire haut la main. Enfin s'en tirait haut la main jusqu'à ce que son dernier client se fasse assassiner, qu'elle se trouve subitement accusée du meurtre dudit client, perde à peu près tous ses droits ainsi que sa fortune, soit recherchée par les forces de l'ordre et se trouve plongée jusqu'au cou dans une affaire de rébellion et d'espionnage, le tout en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire…

Nicolas Bouchard, un nom qui n'est pas inconnu des lecteurs de Bifrost (cf. sa nouvelle « Escapade Théologique » in Bifrost 12), appartient à cette nouvelle vague d'écrivains de science-fiction qu'on désespérait de voir arriver et qui pourtant, ces derniers mois, semble enfin prendre réellement corps et gagner audience auprès des grands éditeurs parisiens. Auteur d'un premier roman fort correct, Terminus Fomalhault aux éditions Encrage en 1997, j'attendais pour ma part son second roman avec intérêt.

Si, comme pour Terminus Fomalhault, on reste ici dans le registre de l'enquête et du crime crapuleux, Bouchard a cette fois opté pour un ton résolument humoristique. Ainsi suit-on les pérégrinations de cette pauvre Rachel, qui nous raconte ses déboires (le roman est écrit à la première personne du singulier) à mesure que tout s'écroule autour d'elle. Le style de l'auteur, d'une simplicité presque naïve, est entièrement dévolu au développement de l'intrigue. Point de fioritures, d'effets, de descriptions plus qu'il n'est nécessaire. Astronef aux enchères se veut avant tout un roman distrayant : il l'est incontestablement. Ce qui ne signifie pas qu'il soit, dans son genre, totalement exempt de défauts. En effet, les différents éléments constitutifs de l'intrigue sont bien longs à se mettre en place (près de cent pages !). D'où un déséquilibre narratif entre le premier tiers du roman et les deux tiers restants Bouchard brosse sa société futuriste par le biais de ses lois, de son système législatif et de ses instances judiciaires. Une démarche intéressante, on en conviendra, mais qui nécessite pour le lecteur néophyte quelques digressions et un appareillage de notes fastidieux. D'où, en grande partie, le déséquilibre évoqué plus haut. Cette mise en situation trop longue (même si elle sait se montrer savoureuse) est le principal handicap de ce roman au demeurant sympathique. Il eût sans doute été préférable d'alléger un tant soit peu cette exposition et, en revanche, de davantage s'attarder sur des personnages qui manquent de reliefs.

Mais quoi ? Astronef aux enchères n'est certes pas un chef-d'œuvre. À vrai dire, du fait de sa construction inéquilibrée et de ce qu'on appellera quelques candeurs stylistiques, il serait même moins bon que Terminus Fomalhault. Ce qui n'empêchera pas de prendre un réel plaisir à sa lecture, pour peu qu'on l'aborde pour ce qu'il est, un pur objet de divertissement. Nicolas Bouchard est un jeune auteur, presque un débutant. Et s'il n'explose pas à proprement parler dans son second roman, il confirme néanmoins qu'il est un auteur à suivre.

Zombi Blues

Ils ne doivent pas être bien nombreux, ceux pour lesquels le nom de Stanley Péan évoque quelque chose. C'est pourtant en 1987, dans le numéro 27 du prozine Antarès, que l'on a pu découvrir ce jeune auteur québécois d'origine haïtienne, avec « Ban mwen yon ti-bo », un texte qui jouait sur l'ambiguïté de la rationalisation pour forger un fantastique moderne. De façon un peu inattendue, Stanley Péan nous revient donc par la grande porte après plus de dix ans, et chez un éditeur d'importance. Le Québec étant à l'honneur lors du dernier Salon du Livre, nous ne pouvions décidément trouver meilleure occasion pour vous parler de cet auteur.

Thriller vaudou sur les franges du fantastique le plus moderne et du polar politique bien noir et saignant assorti d'explications rationnelles, Zombi blues nous entraîne dans le Québec de la diaspora haïtienne. L'histoire récente d'Haïti reste encore marquée de l'empreinte sinistre des Duvalier, Papa Doc et Baby Doc, et de celle de leurs tontons macoutes. Tout commence donc quand Bartholomew Minville, dit Barracuda, macoute en exil, arrive à Montréal avec sa clique, la bénédiction des autorités et les honneurs de la presse : ce que les victimes des duvalieristes vivent comme une provocation. Ceci dit, Minville ne se contente pas d'être un vulgaire macoute, il est de plus adepte de la magie noire….

Le roman de Stanley Péan est un livre mosaïque, en toile d'araignée ; une toile bien évidemment tissée par l'ex-tonton macoute. Tous les protagonistes glissent progressivement vers lui dans une atmosphère de fumée et de jazz alors que la violence enfle en un crescendo d'un rare niveau. C'est un roman noir, au double sens du terme, noir et rouge sang, d'ailleurs, d'une violence pure et brutale, sauvage et torride, très sensuel, dont certains passages flirtent avec le bon porno et font fi de tabous bien ancrés.

Ce premier roman ne révolutionnera pas le fantastique ; ce n'est pas là un impérissable chef-d’œuvre. Non. Ce qui ne signifie pas que le livre soit mauvais, loin de là. Une grande part de l'intérêt réside dans l'originalité du contexte d'où est extrait le motif du livre. Le fantastique en demi-teinte est habillement rationalisé et tranche avec l'usage commun du folklore vaudou tel qu'on le rencontre souvent dans les œuvres de genre. Point de zombies, d'ailleurs. Les personnages sont remarquables et font toute la force de ce roman. Minville, en tonton macoute sadique et sanguinaire mal blanchi d'un verni d'hypocrisie, est un must. Stanley Péan a su se consacrer à son salaud sans le caricaturer tout en allant très loin, et en faire un trou noir dans lequel tout le livre plonge d'un seul mouvement. Il a distillé son attention à chacun de ses personnages, n'en a négligé aucun, leur insufflant une vie qui donne à la mort un relief plus intense et puise au rythme du jazz.

Bref, il va bien falloir désormais considérer Stanley Péan comme une valeur montante du fantastique francophone, car c'est une authentique réussite que ce premier roman.

Perry Rhodan, lecture des textes

Près de 2000 numéros (fin 99) et plus d'un milliard d'exemplaires vendus ! Deux chiffres étourdissants qui, à eux seuls, suffisent à établir l'invraisemblable ampleur du phénomène PR (pour Perry Rhodan). À raison d'un fascicule hebdomadaire d'environ 150 000 signes depuis le 8 septembre 1961, PR peut à juste titre se proclamer la plus grande série S-F au monde.

Si la plupart des amateurs francophones de S-F connaissent le nom Perry Rhodan, le phénomène reste très méconnu. L'entreprise ne saurait pourtant se comparer qu'à Star Trek ou à Star Wars, qui sont des produits de l'industrie cinématographique [S.O.S. aus dem Weltall( 4. 3. 2. 1… Opération Lune), unique film PR sorti en 67, fut un navet intégral]. Ou bien encore, pour la pérennité, à certains héros de comics. L'étude d'Archaimbault rend donc justice à cette entreprise sans égal dans le paysage de la littérature mondiale.

Actuellement, le Fleuve Noir — qui a l'exclusivité des droits d'adaptation sur PR — publie la fin du cinquième cycle, dit des « Maîtres Insulaires ». Le dernier volume français donne à lire deux épisodes parus en Allemagne en mai 1967. L'édition française, qui a vu le jour en 1966 et ne se porte pourtant pas si mal, compte donc plus de trente ans de retard sur l'originale (outre-Rhin, on approche de la fin du vingt-cinquième cycle !). Ce que nombre de fans français ignorent certainement…

Cette ignorance n'est pas sans raison. Elle tient principalement au fait que PR est un phénomène exotique. C'est à dire ni anglo-saxon ni autochtone, mais allemand. Au niveau mondial, la S-F est dominée par les anglo-américains. Ainsi, dans chaque zone linguistique, sont publiés des américains et des autochtones : américains et français en France, américains et suédois en Suède, etc. D'où la relative méconnaissance du phénomène PR dans l'Hexagone, où l'on ne voit que la partie émergée de l'iceberg. Outre-Rhin, PR occupe une place comparable à celle de la collection « Anticipation » du Fleuve Noir en France — où PR a d'ailleurs connu sa première édition française. Au point qu'il n'est pas excessif de dire que PR est la S-F allemande.

Mais PR c'est aussi, bien sûr, du merchandising, des rééditions en fascicule, reliées, en poche, et des séries parallèles, Atlan et les Romans planétaires qui sont des spin-off de la série principale. Une vingtaine d'auteurs, simultanément quatre au moins et dix au plus, ont collaboré à PR. La série principale est plus qu'un univers partagé car elle nécessite un rédacteur en chef qui gère un cadre rigide destiné à lui garder sa cohérence interne. Les auteurs écrivent les romans d'après synopsis de deux à six pages qui leur sont fournis par ceux qui en sont chargés. Les conventions PR ont presque l'envergure des WorldCon et approchent des cinq mille participants. Et pourtant, pour colossal qu'il soit, PR reste un phénomène germanophone dont on ne connait guère en France que quinze pour cent de la série principale et rien des autres.

L'ouvrage d'Archairnbault comprend trois parties. La première est un historique consacré aux aspects éditoriaux et mercantiles de PR. C'est dru, touffu, écrasant, aride. Quasiment un listing événementiel. Des dates, des faits, débuts de cycle, rééditions, traductions, arrivée d'un auteur, changements de responsabilité, séries parallèles, départ ou décès d'un auteur, bédés, Almanach, etc. Tout. Brut de décoffrage. Il s'agit de faire toucher du doigt l'énormité de PR.

La seconde aborde PR sous l'angle de la thématique. En France, où l'on ne connaît encore PR que comme du pur space opera militariste, voire fasciste, on aura la surprise de découvrir Perry Rhodan essayant d'appréhender l'eschatologie de l'univers à travers des niveaux de civilisation toujours plus élevés. L'aventure évoluant du militaire au cosmogonique, avec des recentrages occasionnels.

La troisième résume les cycles ; dans le détail pour ceux qui ont déjà connu leur édition française, sommairement pour tous les suivants afin de ne pas gâcher l'intérêt des lecteurs français. L'ouvrage se complète d'un petit lexique de l'univers PR, d'un dictionnaire des auteurs de la série principale et de considérations sur l'élaboration de la série, sur le fandom et sur la perception de PR en France.

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Perry Rhodan sans jamais oser le demander se trouve dans ce petit ouvrage de Jean-Michel Archaimbault. De quoi aurait l'air un fan de S-F ignorant tout de Star Wars ? Il en va de même pour PR, désormais. Toute bibliothèque sérieuse de S-F se doit de comporter cet ouvrage. Si je vous prends en défaut, je vous ferai recopier toute la série… et en gothique !

Les Olympiades truquées

Pour conclure une année dont la chronique judiciaire fut d'abondance défrayée par le sport avec l'affaire Festina sur le Tour de France 98, le scandale de la corruption au Comité International Olympique, où des athlètes tels que Virenque ou Zidane tinrent salon chez les juges d'instruction, s'imposait la réédition de ce chef-d'œuvre de la Nouvelle Science-Fiction Politique Française qu'est Les Olympiades truquées. Ce roman, à l'heure où Marie-George Buffet initie le tout-répressif en matière de dopage, reste de la plus brûlante actualité puisque, ce faisant, la ministre s'engage dans la voie prédite par Joëlle Wintrebert pour noyer le poisson. Une fois n'est pas coutume en S-F la réalité semble emboîter le pas aux spéculations de l'auteur et il n'y a pas lieu de s'en réjouir. Pas du tout.

Cette nouvelle édition renoue avec la version d'origine en un volume publiée au printemps 1980 chez Kesselring, l'éditeur emblématique de la NSFPF bien que certains passages aient été entièrement réécrits. L'édition en deux tomes au Fleuve Noir qui dissociait les vies de Sphyrène, la sportive (T.l, prix Rosny-Aîné 1988) et Maël, le clone (T. 2, Bébé miroir) perdait une bonne part de sa force. L'entrelacs des trajectoires de Maël et Sphyrène contribue à lier les diverses problématiques entre elles, or le panorama offert par Les Olympiades truquées est d'une exceptionnelle richesse. Joëlle Wintrebert y aborde le sport, le clonage, le contrôle social et la condition féminine en un tout remarquablement cohérent. Elle brosse plusieurs aspects de son tableau social, sans se contenter d'un collage approximatif ni se focaliser sur un unique problème. Elle s'attache à révéler les synergies à l'œuvre.

Au bout de vingt ans, la réédition d'une S-F du futur proche nécessite quelques mises à jour de manière à ce que les spéculations d'alors se conforment à ce qui est entre-temps devenu la réalité historique. L'Europe est bien plus effective qu'elle ne l'était à l'époque, les situations politiques ont évolué en Iran et surtout en Afrique du Sud où le régime d'apartheid est tombé. Un athlète sud-africain noir n'est plus l'image idéologiquement forte qu'elle était en 1980. Des détails subsistent qui datent le roman ; ainsi une allusion au CNEXO, devenu depuis l'IFREMER (Institut Français de Recherche pour l'Exploration de la Mer) ; une expression telle que « bath » n'a plus cours aujourd'hui et il n'y a guère que les quadras pour se souvenir qu'elle était peu ou prou l'équivalent de « fun », etc.

Plus difficile était de coller à l'évolution politico-économique et une allusion à la mainmise des grands groupes sur les états (p. 178) n'empêche nullement Les Olympiades truquées de reposer sur la dénonciation de valeurs encore solides en 1980 mais aujourd'hui des plus discréditées : l'état et la nation. Le sport reste l'un des ultimes bastions du nationalisme ainsi que l'on a pu le voir les 12 et 13 juillet 98 face, non à l'Internationale

Socialiste, mais à la mondialisation libérale.

En l'occurrence, Wintrebert tire sur des ambulances, voire des corbillards. Si l'état était l'agent du capital, il était aussi l'institution démocratique ; désormais, ces institutions moribondes ne subsistent plus que sous perfusion du Marché, en étant des « prestataires de légitimité » cautionnant la répression et le contrôle social, restreignant les libertés individuelles au gré des instances financières mondiales. Le mouvement anti-étatique dont participait ce roman a, en discréditant l'état dans l'opinion, contribué à le circonscrire dans les fonctions même qu'il entendait dénoncer. Le contrôle social ne cherche désormais plus à contenir la contestation mais à conformer les masses aux objectifs du marché. Toutefois, pour se demander si avec l'état, on n'avait pas jeté le bébé avec l'eau du bain, c'est un autre livre qu'il eût fallu écrire…

Métaphore de la guerre — on pourra lire La Guerre olympique, de Pierre Pelot (Denoël « PdF »), qui date de la même époque —, le sport est un bien utile opium du peuple pour canaliser la violence. Malgré des discours lénifiant, l'idéologie sportive moderne ne brille ni par son humanisme m par son respect de l'autre. Ainsi, si Maël inspire la sympathie, Sphyrène est une petite conne prête à tous les sacrifices pour un peu de gloire et du fric et ne répugnera même pas à un meurtre pour exorciser ses frustrations de championne déchue. Elle fait pitié. Si elle est victime du système, elle n'en joue pas moins le jeu à fond. Le dopage est inhérent au sport, concomitant au culte de la performance, et Wintrebert conclut son livre sur une note pessimiste envisageant une moralisation du sport, précisément ce que nous concocte Mme Buffet. Rien ne concernant le fond du problème, l'idéologie sous-jacente…

L'autrice se fait également l'avocate des libertés individuelles. Elle calque sur l'ex-RDA le mode de vie imposé à ses championnes. Si le marché semble avoir été mis entre les mains de Nadja suite à un manquement à la discipline de fer du centre, les trois autres paraissent avoir été dopées aux hystérines à leur insu. Le centre apparaît comme un univers carcéral où règnent le chantage et l'humiliation, où elles ne jouissent d'aucune liberté (évasion, parloir), où leur intimité est bafouée par des micros.

Enfin, dans l'univers proposé par Joëlle Wintrebert, les femmes sont devenues rares… et donc chères. Les violeurs sont castrés au Ceres — institution psycho-carcérale destinée à détruire la personnalité des délinquants ou opposants et à les reprogrammer en conformité avec l'ordre social. De fait, tous les hommes du roman font l'objet d'une approche négative, exception faite du second frère de Sil, qui est un transsexuel. Nous sommes en présence d'un roman féministe plutôt que gauchiste, fondé sur la victimisation de la femme, bien que Wintrebert se démarque du courant général du féminisme en défendant les libertés individuelles qui sont d'ordinaire combattues en tant que moyens d'oppression masculins. Elle n'en prône pas moins, dans la conversation entre Maël et Khandjar, la guerre des sexes plutôt que la lutte des classes.

Les Olympiades truquées est l'un des chefs-d'œuvre de la S-F française qui méritait amplement sa troisième réédition afin que la nouvelle génération de lecteurs puisse le découvrir. Roman-phare de la S-F politique des années 75/85, où l'on retrouve toute la technophobie de la mouvance, il s'emploie à illustrer l'aphorisme dischien qui veut que tout progrès contribue à faire du monde un meilleur piège à rats. Malheureusement plus que jamais d'actualité.

La Vie ultra-moderne

La retraite à trente-sept ans n'est pas forcément une partie de plaisir, comme le découvre Ladislas à ses dépens, car la société veille à ce qu'il ne manque pas d'activités. En fait de loisirs, il s'agit plutôt de travaux bénévoles obligatoires, allant jusqu'à la décontamination d'usines nucléaires, pour que perdure la société Écomutualiste grâce à laquelle la Terre est devenue un paradis. Les retraités du dernier niveau gagnent ainsi des voyages dans l'espace. Mais il est avéré depuis longtemps que les plus belles utopies cachent les plus gros mensonges et que le bonheur donné à tous est d'essence totalitaire.

Ladislas est un sceptique atrabilaire qui a tendance à broyer du noir, ce qui fait de lui un déviant potentiel. Comme on l'empêche de se consacrer à ses études historiques, il pense plaider sa cause auprès de Macno, si l'agence n'a pas d'affaires plus urgentes en cours. Sa quête le mène dans le monde des IA qui, entre deux missions sur des univers parallèles issus de fictions, s'éclatent de la même façon que les humains sur QNet.

Entre 1984 et Les Barreaux de l'Eden, le roman de Mizio est une critique des utopies collectivistes. L'action progresse de façon un peu poussive, mais l'exposé de la société fournit de beaux feux d'artifices philosophiques et littéraires, très réjouissants de surcroît. Mizio, en parfait connaisseur de la S-F parvient à donner une cohérence aux univers divergents de la série « Macno » (les sociétés étant pour le moins dissemblables d'un auteur à l'autre) en expliquant que de chaque œuvre naît un univers parallèles : les missions de Macno se passent aussi bien dans Stars Wars univers Lucas/Zahn que dans les univers Egan, Ligny, Asimov ou encore Stephenson, plutôt redoutable celui-là puisqu'un retard de livraison de pizza déclenche des réactions dans le Métavers à cause d'un four à logique floue !

Anciens rivages

Tom Lasker découvre, enfoui dans son champ du Dakota, un navire en excellent état. Plus surprenant encore, la voile est composée d'un matériau inusable qui se situe loin sur l'échelle atomique et ne peut avoir été fabriqué par l'homme. Le revêtement de la coque bénéficie des mêmes qualités. La nuit, le bateau s'éclaire. Les médias s'emparent rapidement de l'affaire. Il s'avérerait que ce navire voguait sur l'ancienne mer intérieure qui recouvrait la région à l'époque, le lac Agassiz. En parcourant ses bords, on découvre un autre artefact en plein territoire indien, une plate-forme d'origine extraterrestre qui permet de se rendre instantanément sur d'autres mondes. Les Indiens associés à l'exploration découvrent un paradis terrestre comme pouvait l'être notre planète avant l'essor de la civilisation.

Le récit s'attarde moins à dévoiler l'origine et les mystères de la plate-forme qu'à décrire les réactions qu'elle entraîne au sein de la société. Après un battage médiatique croissant, qui va du scepticisme à l'enthousiasme, le bonheur des inventeurs promus au rang de célébrités, les tentatives de récupération du site par des chercheurs plus officiels, par des empires financiers désireux d'exploiter les retombées technologiques attendues, une crise mondiale menace l'équilibre planétaire : des industries voient leurs actions chuter devant la promesse de matériaux inusables, de transports instantanés, d'énergie à bas prix.

Un bond en avant trop important tue le progrès car il entraîne des bouleversements sociaux et économiques destructeurs. Pour éviter la crise, le gouvernement tente de racheter le terrain, voire de détruire la plate-forme, décisions contre lesquelles se battent les Indiens qui envisagent même de renouer avec leur ancien mode de vie sur la planète édénique.

Cette description de l'impact social de nouvelles technologies est racontée avec force détails à la façon des romans d'horreur contemporains, sans rien omettre du parcours d'un personnage dès qu'il entre en scène ; la réflexion fait cependant défaut au roman, elle est compensée par les multiples scènes qui brossent un tableau d'ensemble que le lecteur pourra méditer à loisir.

Musique liturgique pour nihilistes

Attention, noir ! C'est ainsi que tout le monde qualifie l'univers macabre et gothique de Brian Hodge. Ce ne saurait tout à fait être un gage de qualité s'il n'y avait derrière une profonde réflexion métaphysique servie par une splendide écriture. Un style qui fait mouche dès la première phrase : « Que ce soit bien clair : ici, on tue des enfants » (in « Le Paradis en voie d'extinction ») ; « II a dû y avoir des signes avant-coureurs » (in « Tendres Holocaustes »). Dès l'accroche, Hodge distille une musique qui ne vous quitte plus, comme une obsession qui remonte obstinément à la conscience. En plein récit, il est capable de lâcher une phrase qui vous hante pour longtemps. Ainsi, quand on a grandi dans l'absence d'un proche prématurément disparu : « Nous sommes des fantômes l'un pour l'autre, hantés de souvenirs inexistants ».

Le titre de la principale nouvelle (qui est celui du recueil) résume précisément son œuvre ; le paganisme (au retour souhaité) et la déliquescence des sociétés modernes sont ses thèmes principaux, comme on pourra s'en persuader avec ces cinq nouvelles qui voient rôder d'anciens dieux à la lisière de notre monde, des enfants persécutés par le monde moderne se transformer en jaguars, un dieu naître du néant à l'intérieur d'un lieu hautement symbolique : un abattoir désaffecté.

Aux villes qui s'étendent comme des cancers et dont les murs boivent les âmes de ceux qui souffrent s'opposent les landes écossaises battues par le vent, les reliefs tourmentés d'une Angleterre au ciel plombé et à l'horizon noyé de brouillard. Les personnages sont des marginaux, toxicomanes, homosexuels persécutés, enfants de bidonvilles, artistes ratés. Ce qu'ils vivent fait toujours écho à un passé douloureux, à des histoires anciennes qui mettent en relief les événements présents ou leur donnent un éclairage inédit. En toile de fond, Hodge analyse la souffrance, la culpabilité, la mélancolie, et les attitudes qui en découlent, attitudes de fuite, de révolte, d'expiation.

Le noir de Brian Hodge est profond, velouté, magistral !

Pour briller ainsi, cette noirceur est forcément truffée de diamants. Ceux-ci montrent que ce constat négatif du monde est tempéré par la compréhension, l'empathie, l'amour du genre humain et même l'espoir. Voici comment le preneur d'âmes considère celui qui le consulte pour fuir la souffrance : « À quelle déchéance était-il réduit ! Car plus personne ne croyait à la magie, et leur seule motivation était l'espoir de ne plus souffrir. Il refusait de les mépriser pour autant. Le siècle avait été cruel, dans l'ensemble. » Au-delà de la compassion, on décèle de la tendresse. Parler de souffrance morale n'est pas négatif quand elle est témoignage d'humanité : « Quelquefois je gratte la plaie, pour m'assurer que je sais encore la ressentir. Mais je dois creuser très profond (…) Il fut un temps où je croyais cette insensibilité désirable ».

Chez Hodge, l'espoir est mince, mais il existe. S'il ne se fait guère d'illusions sur le monde et ses semblables, il n'en reste pas moins porteur de valeurs positives qu'il sait déceler dans les plus noirs tableaux, à l'instar d'un Baudelaire célébrant Les Fleurs du mal.

Ne craignez donc pas la lecture de Hodge. Elle n'est pas aussi négative qu'on le dit. « Car lorsque tout est dit, il reste la vie et rien que la vie, dans toute sa richesse. »

Outre une préface de Bauduret, ce recueil comprend une interview de l'auteur et une bibliographie qui montre combien Brian Hodge est encore peu traduit en France.

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