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Quatre chemins du pardon

La science-fiction aime créer des mondes étrangers. Elle aime décrire minutieusement des écosystèmes entiers et s'amuse à y mettre en scène, avec la rigueur de l'ethnologue, des humanités apparemment autres. Souvent, ces cadres somptueux n'offrent qu'un décor à des aventures exotiques et dépaysantes — mondes en kit pour planet opera distrayant. Il arrive aussi que ces mondes soient le lieu imaginaire d'expérimentations sociales ou environnementales ; encore que l'une et l'autre soient fréquemment liées. Parfois, l'auteur fait œuvre de démiurge afin de faire jaillir de la différence des psychologies — de l'étrangeté apparente des êtres — la touchante sincérité et l'unicité des sentiments humains.

Quatre chemins de pardon appartient à cette dernière catégorie. Organisé à la façon d'une suite de nouvelles interconnectées les unes aux autres, ce livre se rattache à l'Ekumen, « cet univers pseudo-cohérent qui a des trous aux coudes », comme le dit Ursula Le Guin elle-même. Ici l'auteur se focalise sur les planètes Werel et Yeowe. Le lecteur Le Guinophile connaît forcément Werel depuis qu'il a lu la nouvelle « Musique ancienne et les femmes esclaves », paru dans le recueil Horizons lointains (disponible chez J'ai Lu), puis plus récemment réédité dans le recueil L'Anniversaire du monde. En fait, cette nouvelle est postérieure à Quatre chemins de pardon et ne pas l'avoir lue ne constitue pas un handicap. Pour revenir à Werel et Yeowe, ces deux planètes sont inextricablement liées depuis que la première a colonisé et mis en exploitation la seconde. Quatre corporations capitalistes se sont partagées Yeowe qui a été littéralement pillée et saccagée. Naturellement, on a reproduit sur la planète coloniale le modèle social dominant de Werel ; une société esclavagiste où la ségrégation repose sur la couleur de peau. Malicieusement, Ursula Le Guin a fait des mobiliers — les esclaves — les habitants à la peau claire, et des propriétaires, ceux à la peau sombre. Naturellement, elle ne ménage pas son imagination pour accoucher de deux mondes ethnologiquement et historiquement cohérents. L'ouvrage est, à ce propos, doté d'appendices très détaillés à destination des lecteurs que la multitude des références aux rites religieux, aux hiérarchies et rapports sociaux, au mode de fonctionnement de l'esclavage, aux relations géopolitiques qui émaillent les textes, n'a pas rassasié. Chaque nouvelle est racontée par un ou deux narrateurs/acteurs différents. Le procédé est habituel chez l'auteur, pour qui apprendre à connaître l'autre n'est pas qu'une posture de circonstance. L'interaction des subjectivités suscite ainsi des échos qui se répondent harmonieusement et contribuent à l'humaine complexité des sentiments car ce sont bien les relations entre hommes et surtout entre hommes et femmes qui composent les œuvres vives de cet ouvrage.

« Trahisons », qui ouvre le livre, prend place sur Yeowe peu de temps après la révolution et la guerre de trente années qui a chassé de la planète les corporations et les propriétaires. Le personnage narrateur est une vieille femme, Yoss, qui a fait le choix de se retirer dans les marais afin d'entrer dans le silence, comme elle le dit ; un silence propice à l'oubli ; oubli du départ de ses enfants vers un autre monde de l'Ekumen ; oubli des années de guerre de libération et des déchirements que n'a pas manqué de susciter l'indépendance. Son plus proche voisin, Abberkam, vit ce silence comme un purgatoire. Leader révolutionnaire puis chef du parti politique le plus influent de Yeowe, il a été déchu de tout son pouvoir après avoir trahi. Désormais, les remords l'empêchent de trouver la paix intérieure. Une longue maladie et des soins attentifs vont pourtant le rapprocher de Yoss et l'on va se rendre compte que la convalescence la plus longue n'est sans doute pas celle du corps. Le deuxième texte, « Jour de pardon », met encore en scène un homme et une femme que tout contribue à séparer. Solly, une jeune femme mobile — comprendre, un agent de l'Ekumen non attachée à un monde —, réprouve l'esclavage qui lui apparaît comme une intolérable pratique barbare. Malgré cette réprobation et son inexpérience, elle est envoyée pour prendre contact avec le divin Royaume de Gatay, une des puissances secondaires de Werel. Le gouvernement de Voe Deo, la puissance dominante de Werel, lui affecte pour l'accompagner, comme garde du corps, un individu rigide et peu loquace qu'elle a tôt fait de mépriser, le surnommant par dérision le major. Elle ne sait évidemment pas que celui-ci a une longue et dramatique histoire à raconter. Dans cette nouvelle, ce n'est pas la maladie qui provoque la confrontation, puis le rapprochement des deux personnages, mais une prise d'otage. À l'intrigue intimiste s'ajoute une machination de nature plus géopolitique. Cependant, c'est sans doute l'itinéraire personnel de Teyeo — le major — qui s'impose comme le plus bouleversant.

« Un homme du peuple » et « Libération d'une femme » sont les deux facettes d'un même récit et constituent le point culminant de Quatre chemins de pardon. Nous épousons d'abord le point de vue d'un Hainien, Havzhiva, qui a rompu tous les ponts avec sa communauté natale et ses traditions ancestrales. Formé à l'école de l'Ekumen, spécialisé en Histoire, Havzhiva apprend à jauger les diverses cultures avec le recul de l'historien. Au terme de sa formation, il choisit d'être affecté sur Yeowe, qui vient d'être libérée. Il y découvre la persistance du sexisme. Refusant de hiérarchiser les cultures, Ursula Le Guin démontre à travers le trajet de Havzhiva que les savoirs traditionnels peuvent et doivent coexister avec le savoir universel auquel ils ne s'opposent pas nécessairement. Evidemment, l'éducation et l'Histoire ont un rôle déterminant à jouer dans cette cohabitation, semant par la même occasion les germes de l'avenir car : « Tout savoir est local, toute vérité est partielle. Nulle vérité ne peut rendre fausse une autre vérité. Tout savoir est une partie du savoir global. Vraie ligne, vraie couleur. Quand on a vu le motif général, on ne peut plus prendre la partie pour l'ensemble. » Ce premier point de vue ouvre la voie à la nouvelle suivante, « Libération d'une femme », qui est le récit poignant et dur de Rakam, une femme-liée appartenant à un grand domaine de Werel. Grâce à son témoignage, nous pénétrons au cœur du système esclavagiste de ce monde, système dans lequel la femme — si elle n'a pas la chance d'être protégée par un maître — est considérée comme moins que rien. Ballottée entre des mains peu recommandables — Ursula Le Guin ne nous épargne rien des viols successifs que subit l'ancienne esclave —, Rakam finit par faire reconnaître son affranchissement et migrer sur Yeowe, d'où personne ne revient jamais, chante-t-on, mais où les mobiliers viennent d'arracher leur liberté. Une nouvelle désillusion et un nouveau combat l'attendent car, lorsque l'on est un immigrant et de surcroît une femme, il n'est pas aisé d'être traité dignement. Dans cette nouvelle, Ursula Le Guin n'énonce pas de jugement à l'emporte-pièce et n'assène pas de discours revanchard. C'est avec une grande retenue qu'elle laisse entendre qu'il ne sert finalement à rien de ressasser les outrages passés car « c'est dans nos corps que nous perdons ou découvrons la liberté. C'est dans nos corps que nous acceptons ou abolissons l'esclavage ».

Janua Vera

Pendant une année de lecture, les bonnes surprises se comptent sur les doigts d'une main. En fantasy sans doute plus qu'en science-fiction, tant les cycles médiocres se succèdent et se répètent. Et ne parlons même pas des rééditions patrimoniales de classiques qui sont utiles pour l'exégèse mais qui ne créent pas vraiment la surprise. Aussi, lorsqu'une œuvre nouvelle se dégage miraculeusement du lot des quêtes assommantes et autres joyeusetés, il convient de s'y arrêter. Prendre le temps pour lire et goûter le plaisir jubilatoire d'une écriture à la fois pleine de finesse et de tendresse pour les personnages. Prendre le temps pour s'émerveiller sincèrement de l'enchantement passager que procure un univers littéraire qui puise à la fois dans l'imaginaire et l'Histoire médiévale. Prendre le temps, enfin, pour en restituer sans l'affadir un aperçu qui sera forcément partiel, mais qui, on l'espère, donnera envie et intriguera suffisamment le lecteur curieux.

Jean-Philippe Jaworski est l'auteur de quelques jeux de rôle, notamment d'un très remarqué Te Deum pour un massacre qui prend pour cadre les guerres de religion en France. Qu'on nous permette d'affirmer immédiatement qu'il est désormais aussi un auteur de littérature à suivre… de très, très près. Son premier ouvrage, Janua Vera, est un recueil qui se compose de sept histoires qui prennent toutes place dans l'univers commun du Vieux Royaume. Nous sommes évidemment dans un domaine habituel de la fantasy, celui du monde secondaire d'inspiration médiévale. Pourtant, il se dégage du Vieux Royaume une impression de familiarité troublante, au point de le faire apparaître au moins aussi vraisemblable que le contexte érudit de nombreux romans historiques. On sait que l'on lit de la fantasy et pourtant, les échos que cette lecture suscite nous renvoient à notre Histoire.

On commence doucement le recueil avec un premier récit qui se situe aux origines du Vieux Royaume. « Janua Vera » est l'histoire du Roi-Dieu Leodegar, souverain du royaume de Leomance, qui est réveillé toutes les nuits par un rêve énigmatique apparemment prémonitoire. Quelque peu déstabilisé dans sa glorieuse divinité par ce songe malvenu, il n'aura de cesse d'essayer de le déchiffrer. Cette courte nouvelle, un peu faible, n'est qu'un préambule avant le coup d'accélérateur que produit le texte suivant. Celui-ci nous propulse en avant, quelques milliers d'année plus tard, en un autre lieu du Vieux Royaume : la République de Ciudalia. On troque par la même occasion l'introspection pour davantage d'action. Pour être totalement transparent, « Mauvaise donne » est le véritable morceau de choix du recueil. Jean-Philippe Jaworski nous y raconte, avec une gouaille réjouissante et un art du suspense maîtrisé, la machiavélique machination à laquelle l'assassin Benvenuto Gesufal se trouve mêlé. Comploteurs patibulaires, assassins sans scrupules, magiciens et princes retors cohabitent dans cette nouvelle avec la foule truculente du petit peuple et on se surprend plus d'une fois à songer à Laurent Kloetzer. Comme son titre le laisse deviner, le texte suivant, « Le Service des Dames », fait immédiatement référence aux romans courtois de Chrétien de Troyes. Ici le vertueux sire Aedan et son écuyer Naimes sont diligentés par une Dame afin de réparer un tort dont elle est la victime. Mais contrairement à ce qui se passe dans le roman courtois, la Dame n'a pas tout dit et le chevalier, que trop de vertu empêche de se renier, accomplit sa quête chevaleresque jusqu'à son terme… cynique. Après ce détournement d'archétypes, « Une offrande très précieuse » s'aventure dans un registre plus fantastique. Nous épousons le point de vue d'un barbare en fuite après l'échec du raid auquel il participait. Très rapidement, la poursuite cède la place à un voyage au seuil de la mort. Sans être bouleversant, ce récit traite d'une manière assez juste de la thématique du deuil. Pour l'émotion, il faut attendre le cinquième texte, « Le Conte de Suzelle », qui constitue le second point fort du recueil. Là aussi, l'auteur y détourne un archétype : celui du prince charmant. C'est dans l'attente de celui-ci que s'écoule l'existence de la petite Suzelle, de son enfance de sauvageonne écervelée (enfance pendant laquelle elle aperçoit son « prince ») jusqu'à sa mort solitaire après une vie bien remplie. Ce récit poignant est empreint d'une grande tendresse, ce qui ne l'empêche pas de s'achever sur une note cruelle. Après l'émotion, « Jour de guigne » est d'une bouffonnerie bienvenue. L'auteur nous narre les hilarantes mésaventures de maître Calame, fonctionnaire besogneux que le mauvais sort afflige d'un sortilège particulièrement calamiteux et contagieux. Là encore, le changement de ton fait mouche. On est emporté par la faconde de l'auteur qui n'est pas sans rappeler le meilleur de Terry Pratchett, et on se surprend à sourire franchement des malheurs de ce pauvre gratte-parchemin, à qui rien ne sera épargné — ni la boue, ni les horions, ni les manipulations des puissants — et qui ne trouvera le salut que dans les bras d'un tueur sadique… n'en disons pas davantage. Enfin, c'est avec un huis clos introspectif, « Le Confident », que s'achève le recueil. Le narrateur, un reclus volontaire du culte du Desséché qui a fait le vœu du silence et le choix de l'obscurité, nous confie ses sensations, ses réflexions et ses souvenirs. Ce récit, d'une rare noirceur, conclue idéalement le recueil en introduisant un effet de mise en abyme.

Il reste maintenant au chroniqueur qui achève ses lignes à prendre son temps pour se relire une ultime fois et goûter les souvenirs que lui a procurés la lecture de ce recueil ; en attendant un retour dans le Vieux Royaume que l'auteur nous promet pour bientôt.

Terreur

Après son grand détour par une S-F pure et dure mâtinée de péplum sanglant (le diptyque controversé Ilium/Olympos — le premier venant tout juste de ressortir en poche chez Pocket), Dan Simmons se fait plaisir avec The Terror, joli roman horrifique dans la grande tradition du genre. Mais si Simmons aime la tradition, c'est pour mieux l'avaler toute crue et la digérer à sa façon. Bilan, un gros pavé aussi érudit que passionnant, aussi intelligent que divertissant. De quoi se réconcilier d'un coup avec l'auteur, d'autant qu'il semble continuer sur la voie des romans historiques tordus en travaillant actuellement sur un texte consacré — entre autres — aux cinq dernières années de Charles Dickens. Conçu comme une sorte d'hommage au film de Christian Niby (mais souvent attribué à son producteur, Howard Hawks), La Chose d'un autre monde, The Terror s'ouvre néanmoins sur une citation de Melville himself. Dans Moby Dick, ce dernier (dont nous autres, pôvres français, mesurons assez mal l'influence sur la littérature anglo-saxonne dans son ensemble) disserte quelques pages sur la nature profondément effrayante de la couleur blanche. Ours, requins, icebergs et… baleines, évidemment. Sous cette ombre bienveillante, Simmons prend Melville au mot et retourne aux sources même de l'horreur : le blanc absolu, la neige, les glaces, le monstre, bref, en deux mots, le Grand Nord. Et quitte à user la corde jusqu'au bout, autant ne pas trop en montrer et fonctionner par ellipses dès qu'il s'agit de décrire la chose poilue et griffue qui transforme les humains en puzzles. Clichés, clichés, clichés, sans doute, mais à la sauce Simmons, c'est-à-dire transformés, adaptés, magnifiés, détournés. De fait, The Terror est un roman impeccable et effrayant, bref, The Terror fonctionne.

Située en plein milieu du XIXe siècle et axée autour de la désastreuse expédition Franklin partie à la recherche du Passage du Nord-Ouest, l'intrigue se met en place doucement et distille son poison au compte-gouttes. Dan Simmons ne plaisantant pas vraiment avec la documentation, autant savoir que l'expédition Franklin dont il est question est rigoureusement authentique et que l'auteur jouit de son statut de romancier en s'immisçant uniquement dans les failles de l'Histoire. Dès lors, l'ensemble en devient affreusement crédible, et le mystère encore plus épais. Deux navires modifiés pour l'occasion (les célèbres HMS Erebus et Terror) partis de Londres avec 129 hommes à bord, commandés par Sir Franklin, disparaissent corps et biens dans le grand nord canadien. Ironie de l'histoire, c'est paradoxalement cette disparition qui entraîne la découverte du mythique Passage du Nord-Ouest (début XXe, par un certain Amundsen, mais en traîneau et pas en bateau) suite aux nombreuses et infructueuses expéditions de recherches menées par la suite qui contribuèrent à l'amélioration des connaissances géographiques de la zone.

Il faut attendre plusieurs décennies pour qu'un cairn soit découvert, avec deux corps. De l'analyse pratiquée sur les cadavres, il ressort que les deux hommes souffraient de saturnisme, maladie liée au plomb et dont la médecine de l'époque ignorait à peu près tout. Un indice suffisamment fort pour avancer l'idée que les boîtes de conserve embarquées à bord des deux navires présentaient sans doute des défauts de soudure (une technique encore mal maîtrisée), ce qui expliquerait le lent empoisonnement de l'équipage. D'autres expéditions archéologiques menées en 2002 (!) découvrirent d'autres traces, dont un canot contenant des restes humains et… la preuve avérée de cannibalisme. Pour le reste, mystère…

Une histoire tragique trop belle pour être vraie, et évidemment tentante… Le talent de Simmons fait le reste et embarque son lecteur à bord du Terror sous les ordres du Capitaine Crozier (après la mort de Franklin dévoilée dès les premières pages), dans un paysage désolé, sous des températures inconcevables, dans des conditions hallucinantes de rudesse, avec en plus une sorte de monstre multiforme qui s'amuse à dévorer les membres d'équipage les uns après les autres. Le tout pendant plusieurs mois (les expéditions sont longues, à l'époque, tout comme les ténèbres de la nuit polaire), alors que les mutineries grondent, que l'espoir s'amenuise et que la mort est partout. On imagine sans mal l'ambiance, donc, d'autant que Simmons ne prend pas de gants pour nous la balancer en pleine figure.

Impossible de ne pas être immédiatement happé par cette histoire épouvantable, racontée de main de maître et millimétrée comme un thriller. Simmons n'a pas son pareil pour rythmer le texte, tout en approfondissant des personnages attachants et universels. Courage, aveuglement, terreur et volonté de vivre forment l'ossature du roman. Un roman tout bonnement superbe à ne rater sous aucun prétexte.

O Révolutions

Objet livre autant que livre objet, O Révolutions prolonge le travail de Mark Z. Danielewski dans une direction plutôt inattendue. Malgré son aspect officiellement « bizarre » (qualifié souvent à tort de branchouille), le roman fait dans l’expérimentation sage, l’ensemble du récit fonctionnant dans un cadre éminemment rassurant. Là où La Maison des feuilles se permettait à peu près toutes les audaces (mise en page, style, narration), O Révolutions ne s’autorise rien, ou si peu : scénario axé autour de deux personnages principaux qui vivent la même histoire (et dont on suit alternativement les aventures par blocs de huit pages à mesure que l’on tourne le livre sur lui même) et… Et c’est tout. Le reste n’est que fioritures et accessoires, ce qui ne veut surtout pas dire inutile. Impossible, évidemment, de s’affranchir de l’objet. Beau livre à la couverture double (un demi iris à chaque fois), O Révolutions se lit autant qu’il se regarde. Par un jeu symbolique des plus évidents, Danielewski développe un cadre qui a tout de la barrière : 360 pages composées chacune de 4 blocs de 90 mots (90 x 4 = 360), 2 blocs à l’envers, 2 blocs à l’endroit. Ce qui renvoie au cercle, à la « révolution » du titre et aux 360°. La police de caractère décroît doucement en taille, accentuant la chute « physique » des deux personnages principaux, tandis que le retournement incessant du livre (8 pages du récit 1, 8 pages du récit 2, chacun jouant le rôle du miroir de l’autre) produit un effet de tourbillon. Tourbillon + décroissance = inexorable spirale qui débouche sur… le vide, le néant, la mort. En plus de cette équation somme toute classique malgré sa présentation pour le moins innovante, Danielewski joue sur la graisse des caractères, leur couleur (des obsessions déjà présentes dans La Maison des feuilles) et autres gimmicks qui reviennent comme autant de refrains musicaux. Une musicalité évidente qui renvoie au traitement même du texte, beaucoup plus orienté poésie en prose que roman narratif standard (on renverra à l’image de Lautréamont scandant ses Chants de Maldoror au piano pour tester leur finalité, même si la comparaison s’arrête là). Une poésie légère et décalée, subtile autant qu’explosive, inventive, drôle, loufoque et parfois indigeste. Difficile de terminer ce rapide tour du propriétaire sans évoquer une incongruité majeure dans cette belle architecture (et qui relève ironiquement du saccage méthodique de l’Œuvre organisée par un sale gosse rigolard): la présence d’une colonne de texte par page qui rappelle les dépêches AFP par leur sécheresse et leur concision, tout en dérapant vers la déviance suite à l’amputation systématique de phrases clés. Moralité, le lecteur se retrouve avec un texte parasité par un autre, même si le cadre temporel (décalé d’à peu près un siècle pour les deux personnages) propose une lecture plus éclairante des situations décrites dans le corps principal du récit. Curieuse tentative qui surprend, agace, mais qui finit par emporter l’adhésion, tant la structure du récit fonctionne impeccablement.

Et l’histoire, au fait ? On y vient. On la résumera d’ailleurs en une seule petite phrase : O révolutions développe le road-movie (car c’en est un, couché sur le papier, certes, mais road-movie quand même) de deux adolescents, Sam et Hailey, dans leur traversée fantasmatique et fantasmée d’une Amérique tordue, au volant d’automobiles plus ou moins rêvées, vers un destin sombre et tragique (destin qu’on voit venir très vite suite au signes physiques que nous envoie Danielewski du haut du promontoire rocheux sur lequel il vit tout nu en se nourrissant de la déliquescence des nuages). Pas de quoi s’affoler, donc, d’autant qu’on peut y voir une allégorie de l’Histoire des Etats-Unis ou plus sobrement de celle de l’humanité tout court. Alors, vain, Danielewski ? Prétentieux ? Certainement pas. D’abord parce que l’animal ne manque pas d’humour, ensuite parce que le roman (?) se lit vite et bien, l’ensemble donnant une formidable sensation de légèreté tourbillonnante (c’est d’ailleurs ce qui arrive physiquement au livre pendant la lecture, ah tiens) à la fois digeste et souriante. Souriante ? Parfaitement. Malgré sa fin dramatique, O Révolutions redonne le moral. Le problème principal du livre, c’est le contrat implicite que l’auteur passe avec son lecteur potentiel (contrat que l’on peut retrouver dans les textes de Léa Silhol, par exemple, ou de Ted Chiang, pour citer deux auteurs dont les préoccupations stylistiques ou conceptuelles n’ont strictement rien à voir avec Danielewski) : O Révolutions s’adresse aux convaincus, et à eux seuls. C’est d’ailleurs toute sa faiblesse. Aimez-moi ou laissez-moi vous susurre le texte. A prendre ou à laisser. Soyez contents avec ce que vous en tirez. Après pareil préambule, l’amateur est flatté et content. Le sceptique, lui, repart non seulement déçu, mais fâché… Autant le savoir avant de commencer.

[On ne clôturera pas cette chronique sans évoquer la traduction titanesque de Claro, traduction qui peut agacer, mais dont les partis pris (véritablement nécessaires, pour le coup) et les fréquentes inventions se justifient à tous les coups. Il est clair que O Révolutions est plus l’adaptation française de Only Revolutions que sa traduction littérale. Mais dans le domaine poétique (car c’est bien de ça qu’il s’agit), le traducteur est seul au monde. Solitude dont Claro s’est étonnamment bien tiré. Respect.]

L'Oiseau impossible

Joli roman sur le travail de mémoire, la fuite du temps, le deuil et l'enfance, L'Oiseau impossible se donne des faux airs de thriller hardboiled pour mieux embobiner ses lecteurs et les surprendre dans le meilleur sens du terme. Avec un scénario aussi rythmé que peu avare en cliffhangers, Patrick O'Leary construit son livre comme une toile machiavélique, mélangeant polar, S-F pure et dure et introspection. Bilan, un texte touchant, rageur, mélancolique et passionnant, servie par une écriture parfois calme, souvent nerveuse, jamais vaine et toujours percutante (on souligne au passage l'excellente traduction — une habitude — de Nathalie Mège).

Difficile de résumer l'intrigue de L'Oiseau impossible sans trop déflorer ses surprises (et il y en a beaucoup). On pourrait bien sûr citer Matrix pour tout ce qui concerne la réalité virtuelle, mais ça ne rend pas justice au roman, tant il s'agit là d'un Matrix cérébral et subtil. Bref, c'est l'usage dans la collection « Interstices », difficile de définir un livre qui échappe à tous les cloisonnements tout en les utilisant avec brio. Disons pour simplifier que l'histoire tourne autour de deux frères séparés par la vie (l'un professeur terne, l'autre publicitaire cynique) dont l'univers bascule le jour où de mystérieux hommes en noir (théorie du complot oblige) les contactent séparément et leur ordonnent (de façon très désagréable) de se retrouver l'un l'autre. Voilà pour l'alibi thriller qui, on l'a vu, se désintègre bien vite au profit d'une histoire à la construction impeccable, hantée par des flashbacks aux conséquences parfois incalculables (à ce titre, une fois le roman terminé, relisez les dix premières pages, vous ferez quelques découvertes intéressantes). Ensuite, comment dire ? Ensuite, L'Oiseau impossible prend des airs abracadabrantesques, mais avec une telle poésie et une telle intelligence de propos que la pilule (pourtant énorme) passe sans la moindre gêne. Eternel génie de la littérature qui n'a parfois même pas besoin d'une suspension de la crédibilité… Patrick O'Leary parle de l'humain et de lui seul, le reste n'est que quincaillerie inutile dont il faut se débarrasser au plus vite pour se consacrer à l'essentiel. Et ça marche. L'Oiseau impossible en devient probablement l'une des meilleures histoires de réalité virtuelle (et tordue) jamais couchée sur le papier. Toujours sensible, toujours attachante, toujours belle (un concept curieux, mais véritablement présent ici), la trame narrative est un monument de douceur dans un contexte monstrueux. Une vraie surprise et un auteur dont on aimerait lire les autres productions de toute urgence.

Les 1001 vies de Billy Milligan

Ni S-F, ni fantastique, mais tellement délirant dans ses implications que le lecteur est rapidement invité à perdre ses repères normatifs, Les 1001 vies de Billy Milligan est une plongée hallucinante dans l'esprit d'un malade un peu particulier. Immersion si complète et si totale que Daniel Keyes fait œuvre de transfiction, d'où la présence du livre dans la collection « Interstices », dont le nom résume bien le propos. De Daniel Keyes, on connaît évidemment l'excellent Des fleurs pour Algernon qui, tout en conservant un propos clairement estampillé science-fiction, se débarrasse de la quincaillerie inhérente au genre pour se consacrer à la seule vraie littérature, l'humain. Avec Les 1001 vies de Billy Milligan, on découvre une autre facette de son travail, mais qui ne renie évidemment rien de la profonde humanité et de la sincère préoccupation quant à l'état du monde qui transpirait dans Des Fleurs pour Algernon.

Cas célèbre aux Etats-Unis dans les années 70/80, aussi bien dans les annales psychiatriques que judiciaires, Billy Milligan est emblématique d'une justice qui enferme à défaut de comprendre, qui punit au lieu de soigner. Violé par son beau-père encore enfant, le jeune Billy éclate sa conscience en mille morceaux et se recompose un univers unique, sorte de cocon schizoïde qui fait cohabiter plusieurs personnes au sein du même corps. De ce « syndrome de personnalités multiples », on ne connaît quasiment rien (et pas grand-chose de plus aujourd'hui), mais ses implications sont fascinantes. Imaginez un seul corps et plusieurs entités qui se le partagent. Des gens différents, avec une histoire personnelle différente, des talents différents, des âges différents, des nationalités différentes, des compétences différentes, des comportements différents, des phobies différentes et… parfois même, un sexe différent. Chacun peut accéder au « projecteur », ergo la conscience et piloter l'entité Billy Milligan. Pendant ce temps, les autres s'éclipsent. Quand une autre personnalité reprend le projecteur, elle n'a aucun souvenir de ce que son prédécesseur a fait. Vous imaginez ? Non, c'est presque inconcevable. Et pourtant, c'est avec ce fléau que Billy Milligan a vécu (et continue à vivre, d'ailleurs, en Californie), jusqu'à ce qu'une affaire de viol attire l'attention des psychiatres (et, hélas, des médias) sur son cas totalement délirant. Le violeur, c'est Milligan, personne ne le nie. Le hic, c'est qu'il ne s'agit pas de Billy Milligan au sens normal du terme, mais « d'un » Milligan. Les autres refusent l'accusation et n'ont d'ailleurs rien à voir avec cette histoire sordide. Détail qui permettra aux équipes soignantes d'assister, d'abord incrédules, puis convaincues, aux hallucinantes transformations mentales (parfois quasiment physiques) d'un individu qui souffre au-delà de l'exprimable. Dans cette cacophonie intérieure incroyablement organisée (et hiérarchisée, avec ses chefs, ses bannis, ses conseillers et ses indésirables), Daniel Keyes construit cette biographie comme un véritable thriller, le voyeurisme en moins et l'empathie en plus. D'abord sceptique, puis fasciné et, au final, enthousiasmé, le lecteur fait le voyage (car c'en est un) les yeux écarquillés, tant le paysage est lunaire. Travail, camps de redressements, prison, asile psychiatrique, réinsertion manquée, rien n'est épargné au jeune Billy, malgré des talents insoupçonnés (peintre, expert en armes et en combat, érudit, chacune de ses compétences correspondant à une personnalité bien définie), jusqu'à ce que le travail presque exclusif d'un psychiatre fasse émerger Le professeur, l'individu qui résume (en les diminuant, d'ailleurs) toutes les facettes de Milligan, lui faisant prendre conscience d'une vie en ruines, mais lui redonnant paradoxalement espoir.

Parti sur les traces de Truman Capote et de l'inégalable De Sang froid, Daniel Keyes signe à sa manière une histoire (un témoignage, un document, appelez-le comme vous voudrez) aussi passionnante qu'intelligente, aussi dérangeante que subtile. Plaidoyer pour une humanité qui triomphe face au malheur et à l'ignorance, Les 1001 vies de Billy Milligan peut se concevoir comme une sorte de parallèle à Des fleurs pour Algernon. Un texte étonnant et inoubliable, à ne surtout pas manquer1.

Notes :
En bons râleurs bifrostiens que nous sommes, on regrettera juste que cette seconde édition française n'ait pas eu la bonne idée de reproduire le cahier photos de l'édition VO. [NDRC]

Harry Potter et les Reliques de la mort

Et de sept. Promis juré, J.K. Rowling en finit une bonne fois pour toute avec la série qui l'a rendue millionnaire et dont l'impact éditorial est tel qu'on ne peut plus l'évoquer sans parler de « phénomène culturel ». Vraiment fini ? Ter-mi-né, assure l'auteur. D'ailleurs, on ne dévoile pas un trop grand secret en signalant que Rowling prend soin d'inclure un épilogue à la fin du roman, interdisant de fait toute suite directe au tome 7. C'est ce qu'on appelle du travail bien fait. Et la plus riche des écrivains anglais de s'atteler à un nouveau roman, un polar. Vous n'avez pas peur qu'on vous descende ? lui demandent les journalistes incrédules. Je m'en contrefous, répond-elle… Et elle a raison. Quand on pèse plus lourd que le Reine d'Angleterre et quand on a le même tirage que La Bible et Thomas Day réunis, on n'a pas grand-chose à craindre. En attendant, il faut bien le reconnaître, Rowling a soigné sa sortie. Harrry Potter tome 7 est tout simplement impeccable. Bien traité, bien maîtrisé, complet, en quelque sorte. Cela reste de la littérature pour adolescents, ça n'atteint jamais la puissance évocatrice ou l'intelligence de propos d'un Philip Pullman, mais dans le genre, c'est absolument parfait. Rien à redire, donc, d'autant que la direction prise par les tomes précédents faisaient craindre le pire. Pas de panique, l'auteur a redressé la barre, maintenu une certaine ambiguïté dans ses personnages et… rempli son contrat.

Côté scénario, l'ensemble est bien rodé. On laissait Harry au tome précédent englué dans la mission suicide confiée par un Dumbledore on ne peut plus mort, on le retrouve ici entouré de ses fidèles amis, tous bien décidés à en découdre avec l'affreux Voldemort, jusqu'à la bataille finale (et générale). Roublarde, Rowling prend son temps et s'offre même le luxe de singer quelques grands classiques de la fantasy, Le Seigneur des anneaux en tête. Ne doutons pas une seule seconde qu'elle l'a fait exprès, et ce dans le seul but pervers de faire hurler à la mort les fanatiques de Tolkien. Que dire de plus sur un roman qui tient plus du produit que d'autre chose ? Rien, justement, si ce n'est que l'engouement suscité par la série la handicape fortement aux yeux des élites intellectuelles que nous sommes. Et c'est dommage, car une lecture intellectuellement honnête entraîne un constat clair. Harry Potter (7 ou pas) est une saga remarquablement bien menée, intelligente, drôle, légère, attachante et plutôt riche. Superficielle, sans doute, vaine, jamais. Pas de quoi s'inquiéter donc. Le bulldozer vous écrase, certes, mais en douceur, et au final, ça ne fait pas grand mal. C'est même assez agréable de se laisser embarquer, de tourner les pages les unes après les autres comme un gosse gourmand et de se faire plaisir, tout simplement.

La Guerre des fleurs

Roman de fantasy en un seul tome (si si, promis), La Guerre des fleurs est sans doute le meilleur moyen de découvrir toute l'étendue du talent de Tad Williams. Tour à tour dramatique, drôle, désespéré, fantastique, épique et totalement crétin (avec un humour à l'anglaise écrit par un américain, ceci expliquant cela), La Guerre des fleurs condense quantité de livres en un seul, pas toujours avec succès, certes, mais avec suffisamment de bonheur pour emporter l'adhésion. Reconnaissons toutefois que si le roman est un one shot, il pèse tout de même ses 700 pages et il aurait mérité un bon coup de ciseau (un ban pour l'éditeur qui l'a publié en un seul volume, là où beaucoup l'auraient publié en deux). C'est dommage, car cette avalanche de scènes inutiles allonge l'intrigue au point d'ennuyer le lecteur au lieu d'apporter des éléments nouveaux. Défaut notable, donc, mais pas non plus rédhibitoire. Passons.

Ouverture en douceur avec une description exhaustive, touchante et navrante de la vie de Théo Vilmos, trentenaire déjà fatigué, chanteur dans un groupe de rock de jeunes (trop jeunes pour lui, d'ailleurs), sans grande ambition, sans épaisseur, bref un looser sympathique comme on les aime auquel il est évidemment impossible de ne pas s'attacher. Pas de chance, sa mère meurt d'un cancer (d'où de très chouettes scènes d'agonie qui calment quand même tout net), sa copine fait une fausse couche et en profite pour le quitter, autant de catastrophes qui s'abattent sur un pauvre Théo qui supporte comme il peut. Un Théo qui décide d'ailleurs de s'exiler à la campagne après avoir vendu la maison de sa mère, histoire de faire un point, de voir venir, quoi.

On bascule ensuite dans le grand n'importe quoi avec l'irruption d'une fée désagréable et grossière qui sauve Théo in extremis d'un machin putride et agressif manifestement composé de morceaux de cadavres. Et voilà l'anti-héros projeté dans le monde des feys (on dit feys, ne me demandez pas pourquoi) au beau milieu d'un affrontement immémorial entre les grandes familles (les oligarches, en quelque sorte) de feys aux noms de fleurs (cf. le titre, donc) qui aiment à se foutre sur la gueule et, au passage, massacrer de l'humain de ci de là. On s'en doute, Théo Vilmos va-découvrir-sa-destinée au cours des (nombreuses) péripéties qui l'attendent. Et si l'ensemble est parfois looooooooong, ça n'en reste pas moins jouissif par endroits, ce qui justifie amplement la lecture du pavé.

Au final, lire La Guerre des fleurs n'est ni un sacerdoce, ni un exploit. Tad Williams est tout simplement un écrivain professionnel incapable de faire court, mais il sait captiver ses lecteurs et les intéresser immédiatement en les embarquant dans un délire somme toute maîtrisé, sensible, souvent touchant et pas si bête. Pourquoi bouder son plaisir ?

Artefact 1.0

À peine un an après la parution de son dernier « vrai » roman (Grande Jonction, cf. critique in Bifrost n°44 et l'interview dans notre n°45), Maurice Dantec revient embêter journalistes et lecteur avec Artefact, épais recueil qui rassemble trois nouvelles manifestement liées entre elles par une volonté qui nous échappe. Délaissant quelque peu ses expérimentations littéraro-philosophiques, l'auteur maudit fait un joli retour aux sources en utilisant toutes les ficelles du thriller pour arriver à ses fins, la S-F en plus. Car oui, on le sait, Maurice aime la S-F. Pour preuve, Grande Jonction est, de son propre aveu, post-apocalyptique. Et la première nouvelle d'Artefact, joliment titrée « Vers le nord du ciel », s'en approche par bien des aspects tout en empruntant pas mal d'idées à la science-fiction la plus classique (voire la plus banale).

Le lecteur entre à l'intérieur de la tête d'un agent cosmique, sorte d'extraterrestre envoyé par ses pairs observer la race humaine depuis la nuit des temps (amusant, d'ailleurs, de savoir que l'extraterrestre incarné en humain — une sorte d'humain augmenté — envoie ses rapports en utilisant un réseau sub-photonique avec relais sur Titan ; de la S-F, on vous dit). Et voilà notre ET plutôt sympathique présent dans le World Trade Center un certain 11 septembre au matin. Pas de chance, même si tout est écrit. Une fois les deux avions intégrés aux deux tours, l'extraterrestre en profite pour sauver une petite fille (tout le recueil est pourri de symboles liés à l'innocence), permettant à Maurice de faire ce qu'il fait très bien : écrire vite, écrire palpitant, écrire passionnant. Le sauvetage est un voyage à lui seul, le suspense est efficace et, malgré les partis pris stylistiques répétitifs extrêmement énervants, Maurice maîtrise son sujet. Mais l'Etat veille, et avec lui ses hommes en noir et ses agences paragouvernementales bien décidées à repérer l'extraterrestre et à savoir ce qu'il veut… Nouvelle fuite, donc, dans le Grand Nord Canadien pour un final hélas prévisible (car vu et revu cent fois en S-F), mais pas si désagréable. Bref, un voyage qui vaut largement le détour.

Second texte du recueil, « Artefact » se veut centre et signification de la notion d'écriture. Tissu de philosophie hermétique (sauf pour les jeunes étudiants en philo pas encore revenus de tout et les fans de base) sur l'acte d'écrire, le texte ne manque certes pas d'intérêt, mais sa nature même l'éloigne des deux autres (d'où la légitime question : qu'est-ce qu'il fout là ?). Ceci étant, l'alibi narratif est un petit plaisir pervers à lui seul : amnésique, un homme se réveille dans ce qui semble être un hôtel en Italie. Une machine à écrire lui tombe rapidement entre les mains. Une machine à écrire qui… écrit toute seule ce que vit l'homme… Qui voit s'écrire son quotidien à mesure qu'il le vit… Et qu'il se décide à décrire tout en lisant au matin ce qu'a écrit la machine à écrire. Qu'il écrivait, quoi. Drôle, non ? D'autant que pris au piège de ce cercle assez troublant, l'esprit part en vrille (Dantec est super fort pour partir en vrille) très vite et navigue sur des eaux encore plus troubles.

Troisième et dernier récit, « Le Prince de ce monde » est symptomatique du Dantec polémique. Plutôt provoc, populiste et profondément américain (avec cette obsession de la justice personnelle), Maurice se met en scène lui-même en diable (enfin, son frère, plutôt) vengeur, massacrant par le menu (avec moult détails de tortures sophistiquées) journalistes, racistes et pourritures en tout genre, tout en proposant la vision en léger différé de ses exploits sur un site Internet. Horreur sans nom que la moitié de la planète se fait un plaisir (tout en s'en offusquant, hein, on est entre gens biens) de regarder, avant de succomber aux virus mortels disséminés par ce monstre super énervé. Toutefois, le fond du problème est ailleurs. En posant la question de la valeur intrinsèque de la justice (humaine ou divine), Dantec nous met mal à l'aise et face à nos propres contradictions. Un exercice plutôt sain, somme toute. Et si cette nouvelle se caractérise par une extrême violence, elle se termine en texte moraliste… Innocence, enfant, lumière, pêché, tout ça. Bref, comment se racheter aux yeux du monde et aux yeux de Dieu quand on a subit l'horreur et qu'on la distribue à son tour ?

Au final, Artefact ne constitue pas vraiment une rupture avec l'œuvre de Maurice Dantec, plutôt un retour aux sources, doublé d'une expérimentation formelle qui peut agacer. Mais au-delà du nom même de Dantec, propre à faire hurler tout le monde dès qu'on le prononce, force est de constater que ce dernier livre n'a rien de formidable. Pas mauvais non plus, juste moyen. Attendons la suite.

La Lune vous salue bien

Vingt années après les événements relatés dans La Lune n'est pas pour nous, depuis que les extraterrestres Ishkiss et la colonie libertaire ont plié bagage à bord de la Lune, le monde a bien changé et se remet lentement du chaos des Années Sombres : certains Terriens sont frappés d'une mystérieuse maladie psychique, le lunatisme, et les Etats-Unis d'Amérique, qui ont imposé leur suprématie technologique, vivent dans la peur de l'invasion depuis que des Ishkiss et des Sélénites dissidents ont établi une colonie sur Mars. Quant au général Rommel, après la déroute du Reich, il a établi, avec les restes de son armée, un royaume en Afrique, aux sources du Nil. Royaume dont n'est jamais revenu aucun des espions envoyés sur place. L'agent secret français Boris Vian finit par réussir là où tous ont échoué. Il découvre que Rommel est infecté par un curieux parasite, et qu'il est devenu étrangement pacifiste depuis sa rencontre avec un américain, un certain « Commandant Bob ». Sous la fausse identité de Vernon Sullivan, Vian est donc dépêché outre-Atlantique pour voir ce qui se trame là-bas.

Et il s'en trame, des choses ! Le Président Eisenhower est assassiné à Dallas, Goebbels travaille pour une agence de publicité, un Walt Disney plus réactionnaire que nature construit une ville idéale en Floride, une organisation d'écrivains de science-fiction complote en secret, et les Ishkiss tentent de revenir sur Terre. Entre complots, tentatives d'assassinat et rencontres avec John Kennedy ou Lolita, Vian va découvrir la face cachée de sa mythique Amérique.

Curieusement, la structure de la trilogie sélénite de Johan Heliot m'a fait songer aux Anno Dracula de Kim Newman : d'abord un roman à l'ambiance exubérante se déroulant à la fin du XIXe siècle, puis un opus plus sombre situé pendant une période peu glorieuse du XXe siècle (guerre des tranchées chez Newman, hitlérisme chez Heliot), pour terminer par un épisode plus léger à base d'espionnage dans les années 1950. Tous ces romans rameutant, dans la tradition d'un certain genre d'uchronies, les figures historiques, populaires ou romanesques des époques abordées.

Après le vénérable Jules Verne dans La Lune seule le sait, puis Léo Malet dans La Lune n'est pas pour nous, c'est donc Boris Vian qui s'y colle. On sent l'auteur beaucoup plus à l'aise avec l'Amérique des années 50 et sa pléthore d'icônes culturelles qu'avec l'Allemagne nazie du tome 2. Question de génération, sans doute, et aussi de goût littéraire : Johan Heliot est un écrivain de science-fiction et, justement, la S-F est indissociable du pays et de l'époque. C'est donc tout naturellement qu'il nous fait rencontrer, dans ce roman où les clins d'œil abondent, un Bob Heinlein militariste et les auteurs de l'écurie Campbell, tandis que la paranoïa anticommuniste devient, comme dans les bons vieux films de S-F d'alors, une paranoïa anti-martiens.

Mais à trop vouloir s'amuser et se faire plaisir, l'auteur accumule les allusions inutiles (Ma sorcière bien aimée, Les Tonton flingueurs, Fernand Reynaud, entre autres) amenées de façon peu subtile, qui ont surtout tendance à nous faire sortir du récit. Too much, finit-on par dire, surtout quand on voit le héros rencontrer « par hasard » son énième personnage peu connu dans ce monde uchronique mais emblématique dans notre branche à nous du Multivers.

Il y a par ailleurs, dans La Lune vous salue bien, un problème de registre de langue. Ce Boris Vian de fiction (entre parenthèses, pourquoi diable en avoir fait un gros macho aussi désagréable ?) parle l'argot. Pourquoi pas, sauf qu'il manie dans le même temps une langue soutenue. Ainsi peut-il jacter le français de la rue pour sortir au paragraphe suivant un subjonctif bien troussé (sans parler du « je foutis le camp » qui m'écorcha les oreilles au détour de la page 173). Le style a parfois même un petit côté XIXe désuet totalement inapproprié ici. On sait l'auteur féru de littérature populaire de cette période : cela faisait merveille dans La Lune seule le sait, pas dans une histoire se déroulant en 1954.

Avec ce roman, Johan Heliot montre une fois de plus qu'il est un bâtisseur d'univers doté d'un imaginaire très riche, d'une solide culture, tant historique que littéraire, et d'un sens de l'humour qui peut faire mouche. Mettre ce talent au service d'une vision humaniste où les utopies libertaires ont le beau rôle ne peut pas faire de mal (l'auteur envoie quelques piques aux USA de G.W. Bush). Seulement voilà, pour les raisons évoquées plus haut, ce troisième opus a du mal à fonctionner. Manquant d'ambition, il n'est au final qu'un récit riche en péripéties dont le rythme ne faiblit pas. On était en droit d'attendre de la part d'un auteur qui a fait ses preuves une conclusion plus enlevée à une trilogie qui avait débuté par un prix Rosny mérité.

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