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Délius

Délius est un must. Si vous vous demandiez où voulait en venir Mnémos à travers toute cette production de Fantasy précieuse et alambiquée, lisez ce roman. David Calvo est une fois de plus un nouvel auteur sur le marché, mais contrairement à la majorité, il réussit totalement sa première œuvre.

Exploitant la veine rare du Merveilleux Victorien, Délius (inspiré d'une chanson de Kate Bush extraite de l'album Never for Ever et de plusieurs poèmes anglais) croise une enquête à la Sherlock Holmes avec l'album des Fées Séchées de Lady Cottington et une version parfumée du mythe de Jack l'Éventreur.

C'est une véritable débauche de sensations, de lumières, de poésie, additionnée d'une pointe de cruauté venimeuse à laquelle nous entraîne Bertrand Lacejambe, botaniste facétieux spécialiste de la fleur enchantée — et son Watson, Fenby, obsédé par les fées depuis qu'une rencontre avec celles-ci lui a fait perdre dix ans de sa vie. Le roman tout entier est une constellation de scènes marquantes, alternant l'ivresse du Bal de la Symphonie Fantastique avec un raid de ramoneurs à la Mary Poppins (en moins mignon), une expérience botanique tout droit sortie de La petite boutique des horreurs, ou encore cette affreuse vision du refuge abandonné des fées — sans oublier des vertiges à la Lewis Carroll et jusqu'à, même, un usage du chemin de fer typique des serials des années 20.

Et tout se tient, rien ne semble inutile. L'impression d'ensemble est parfaite et délicate, joyeusement caricaturale par instant et extraordinairement réussie. La couverture est remarquablement fidèle à ce sentiment.

Conclusion : à moins d'être allergique à la Fantasy Victorienne (et à la noirceur irrémédiable sous-jacente à ce monde rêves et d'enchantement), achetez Délius. Vous ne le regretterez pas.

Mytale

Mytale, le second roman d'Ayerdhal, fut initialement publié en trois parties au Fleuve Noir en 1991. Le voici aujourd'hui réédité sous une version remaniée de 509 pages dite version ne mentionnant nulle part le fait que nous sommes ici en présence d'une réédition, et encore moins la date réelle d'élaboration du texte original…

L'« archaïsme » de l'écriture ayerdhalienne est ici flagrante : de longues citations de littérature mytalienne (à la Dune ou à la Fondation) systématiquement portées en tête de chapitre ; une invasion galopante vocabulaire idiomatique alourdissant le style à un point frisant l'intolérable ; un délayage de l'action pendant près de la moitié de lecture alternant fuite, visite guidée planétaire, joutes verbales et marivaudages.

L'idée de base du roman est simple : une société de castes, à la manière des insectes, qui va se révolter contre ses maîtres immortels grâce — évidemment — à ses marginaux et à l'héroïne rédemptrice.

La culture décrite a peu d'intérêt : Mytale est présentée comme moyenâgeuse. Pseudo-moyenâgeuse serait plus juste parce que le moyen-âge Terrien est beaucoup plus complexe et beaucoup plus coloré. L'ordinaire mytalien, quant à lui, évite surtout à l'auteur de jongler avec les notions beaucoup plus délicates d'une société futuriste et lui permet de se concentrer sur une description technologique : comme il fallait bien des sources de voir, celles-ci seront psioniques — parapsychiques — et génétiques. Évidemment hormis quelques citations anatomique (le « névraxe » déjà entrevue, si je m'abuse, dans La Bohême et l’ivraie), nous serions bien en peine de comprendre par quel prodige scientifique de tels pouvoirs fonctionnent. Le processus de mutation systématique (et l'art de les contrôler est à peine plus fouillé : vous mutez dès que vous êtes en contact avec l'environnement mytalien et ce, même si on a « stabilisé » votre organisme grâce à une très haute biotechnologie. Les Illes — la caste de marginaux libérateurs — contrôlent l'orientation de vos mutations en vous administrant « des remèdes de sorcière ». Autrement dit : tout ça, c'est de la magie.

Notez bien que je ne reproche aucunement à Ayerdhal de ne pas expliquer en long et en large des principes de physique et d'ingénierie génétique imaginaires — quoi qu'il in se gêne pas pour se lancer dans des discours historico-ethnologiques sur la culture mytalienne -—mais plutôt de n'avoir pas cherché a élaborer la mécanique scientifique de son monde d'une manière plus aboutie que le raisonnement basique de l'analogie des conte de fées (« Bois-moi et je te ferai bleuir… »). État de faits que je rapprocherais de plusieurs commentaires méprisants vis à vis des sciences, glissés ça et là dans les citations en tête de chapitres et en particulier d’un « science synonyme de débile sur Mytale ». Le mépris est souvent révélateur d’ignorance.

Si encore l'intrigue ou la mise en scène se distinguait… En définitive, le premier problème vient du fait qu'Ayerdhal a commis beaucoup mieux depuis. Ainsi en terme de qualité d'écriture L'histrion, Balade choreïale et Parleur sont sensiblement plus limpides et percutants.

Le thème de la révolte contre l'autorité despote est omniprésent chez notre auteur, et ce depuis La Bohême et l'ivraie. La morale en est plus que simpliste dans Mytale : le monde peut s'unir malgré ses différences, la rédemption viendra du sauveur marginal et, s'il meurt suffisamment de rebelles, la liberté triomphera.

L'intrigue elle-même s'esquive sous les mensonges des protagonistes : le temps que les uns et les autres — lecteur compris — sachent ce qu'il en est au final, deux cents pages auront filé. Il y aurait également beaucoup à dire sur la minceur psychologique des portraits des protagonistes — archétypes ou caricatures ? Enfin, la révolution est ici une affaire d'individus (héros ou grands méchants) plutôt que de groupes — à croire que la trentaine de dirigeants immortels se tournent les pouces pendant qu'un seul va au charbon…

Au final, Mytale est un roman très lourd à digérer à cause de l'abondance de son vocabulaire exotique et des dissertations pseudo-ethnologiques qui l'émaillent, peu réaliste, dont le côté scientifique se limite à des emprunts au vocabulaire classique du space opera. L'intrigue et la mise en scène sont pratiquement banals : Ayerdhal a fait bien mieux et il fera certainement encore davantage… dans la mesure toutefois où il daignera s'intéresser un peu plus aux sciences.

Mémoire vagabonde

Nouvelle incursion dans la Fantasy chez Mnémos, par, une fois de plus, un jeune auteur (cet éditeur en est une véritable mine). Mémoire vagabonde est une espèce de Trois Mousquetaires qu'on aurait croisé avec le cycle d'Elric de Moorcock — sans épée maudite enchante, ce qui n'est pas un mal. Le tout illustré par Florence Magnin et, toujours aussi admirablement maquetté.

Auteur de roman pour dames vivant au crochet des notables qu'il courtise (tout en séduisant leur filles), Jaël de Kherdan est un personnage tourmenté par une double identité (qui écrit exactement ses livres ? est-il ou non l'aventurier dont il raconte la vie?) et un passé sombre dont le meurtre de « frère » Cassiel constitue un motif récurrent. Chassé une fois de plus de la principauté dont il œuvrait pour les bonnes mœurs, Kherdan, que la protection d'une mystérieuse princesse albinos suit de loin, se réfugie dans le port mal famé de Dvern, où il est pris au piège des luttes de pouvoir locales. La mystérieuse Amance, une drogue hypnotique très courue, va désormais hanter sa vie déjà abondamment peuplée de fantômes.

Ces quatre cent quarante-quatre pages de caractères écrits petits et serrés sont inspirées d'une musique et d'un texte du groupe Noir Désir (Joey 1 & 2). Ambiance marine, romantique et noire à souhait — les lieux et les personnages y apparaissent cendreux, les marivaudages de capes et d'épées se muent au fil des pages en un carnaval halluciné, et le bateau ivre finit par se métamorphoser en nef des fous. Kloetzer installe dès les premières pages un style égal et une intrigue labyrinthique apparemment structurée. Il finit toutefois par sombrer dans le dernier tiers du roman, quand le sort de son héros se scelle, entraînant le lecteur sur les rivages amers de l'autodestruction. Autre phénomène structural curieux : l'étrange bascule de la première partie toute en badinages, duels et interrogations, à une seconde partie de fantasmes possessifs, repli sur soi-même et homo-érotisme payé au prix fort. L'impression finale étant que l'ensemble, personnages, intrigues, décors, aura dérivé au gré des aléas créatifs, le glacier qui avale tout pouvant être interprété comme une métaphore de la page blanche.

Bief, Kloetzer est un jeune auteur aussi prometteur que ceux que nous découvre bien souvent les collections Mnémos, dont la maturité apportera sans doute à l'avenir une maîtrise plus grande des conclusions et apothéoses.

La Pierre et la Flûte

 

Beaucoup confondent allégrement la Fantasy avec le conte de fées : « Il était une fois un pauvre enfant qui… et une sorcière très méchante… ». La Fantasy est un genre postérieur à à la Science-Fiction, donc plus sophistiqué et complexe à manier encore, et a été, selon moi et pour simplifier, inventé dans les pages de Weird Tales, puis métamorphosé et popularisé par Tolkien. Les contes de fées, le roman merveilleux, les légendes arthuriennes et les mythologies en sont les ancêtres — pas les équivalents. Vous n'êtes pas forcé de me croire, mais jugez plutôt de ce qui arrive quand on prend un peu trop à la lettre le modèle du conte, ce qui est manifestement le cas ici.

La pierre et la flûte est donc le récit de la vie du fils du juge d'un village. Refusant de se battre, il préfère soigner les blessés des deux camps — alors qu'une horde de pillards s'attaquent à leur beau territoire. Le garçon en question, prénommé Tout-Ouïe, gagne en récompense de sa grandeur d'âme une pierre d'une beauté étrange, transmise par l'un des ennemis mourant, avec la quête qui y est associée et qui implique de devenir l'élève d'un joueur de flûte. À partir de ce fil assez lâche et ténu pour garantir une décalogie (voir plus) de romans dérivés, Bemman va nous narrer une série de petits contes comme l'histoire d'une sorcière associée à des loups-garous qui charme les voyageurs pour mieux les dominer, le tout entrelardé de flash-backs sur la pierre et ses précédents détenteurs, qui ne révéleront pas un gramme de sa provenance, sa fonction ou sa destination exacte: c'est magique et ça fait voir des choses, mais ce n'est pas un champignon.

La naïveté de l'ensemble ne peut s'admettre qu'en dégringolant d'une à plusieurs dizaines d'années dans votre âge mental (on appelle ça « retrouver son âme d'enfant ») : Charles Martel aurait dû essayer la flûte avant de passer au marteau de guerre pour arrêter les musulmans d'Espagne à Poitiers. Le plus regrettable, c'est bien que l'on a aucune raison de s'intéresser à une pareille histoire à part pour un délassement relatif et parfaitement passif : pas une seule seconde le texte ne fera appel à l'imaginaire ou à la réflexion de son lecteur. À l'image du héros Tout-Ouïe, il est là pour écouter et se taire. C'est dans la platitude et la désolation des étendues désertiques que se complaisent ces communautés, ces civilisations en trompe-l’œil, schématiques et frustes.

Même un conte de fée jouait en son temps avec les peurs et les croyances de son public. Et il était parfaitement en phase avec les réalités psychologiques et sociologiques de son époque. La Pierre et la Flûte (et bien d'autres romans parus sous le label Fantasy) ne l’est en aucun cas. Ce n’est pas parce qu'on met en scène des éléments aussi vagues que l'injustice, la cruauté ou la bonté, qu'on arrive à toucher le lecteur. Enfin, je crois fermement que la véritable Fantasy, celle qui est née au XXe siècle, ne se contente pas de juxtaposer des éléments fantastiques ou historiques, mais fera appel à toutes les sciences (l'ethnologie en particulier) pour mieux restituer un univers imaginaire sophistiqué et cohérent, exprimant ainsi des préoccupations intime liées à celles de l'homme du XXe siècle.

Pluie de rêves

Ce troisième pavé dans le cycle des aventures du bâtard Cat, mi extraterrestre Hydran, mi Humain, pourrait laisser penser que Joan D. Vinge applique au space opera ce principe commercialement vérifié en Fantasy : plus vous écrirez épais, mieux vous vendrez, Donc, après avoir été sorti des mines de sels (ou leur équivalent galactique) par les services spéciaux, privé tout naturellement de son don télépathique pour avoir commis un meurtre (Psion), don en question réactivé à coup de drogues pour les besoins du même service (Cat le Psion), notre héros retourne sur sa planète d'origine au bon moment pour assister à la révolte (et au massacre) de son peuple — son peuple côté extraterrestre bien sûr, parce qu'il n'y a rien de plus doux qu'un Hydran… enfin, façon de parler, car il ne faut pas oublier que ceux-ci sont tout de même passez maîtres dans l'art de la mort par contre-coup, histoire de ne pas avoir à subir l'agonie télépathique de leur victime…

Cat revient pour assister au massacre, disais-je, parce que notre héros a, comme dans le précédent volume, le chic pour se faire ballotter tout à fait passivement d'un point à l'autre de l'intrique, le temps que le lecteur ait bien vu tout ce qu'il y avait à voir. L'épaisseur du volume souligne incontestablement le sens de la rallonge de Joan D. Vinge, aggravé peut-être par une traduction un peu bâclée : ah, ce que le franglais peut devenir pratique à ces instants (p. 9 : « leur don psionique faisait d'eux des monstres, des freaks »…).

Indigeste et long, pas vraiment amélioré par la traduction, Pluie de rêves est un pavé qui ne mérite pas son titre, même si, avec un peu d'acharnement, on parviendra tout de même au bout de ces 506 pages d'affres télépathiques et de conscience ethnique.

Les Pêcheurs du ciel

 

Il était une fois trois jeunes gens aspirant à devenir écrivains qui avaient Philip K. Dick pour ami. Cela se passait au milieu des années 70, en Californie. Depuis, tous trois sont devenus des écrivains de premier plan, chacun dans son — ou ses — styles. James Blaylock, maître du steampunk et merveilleux auteur de Fantasy1, est sans doute celui sur qui l'influence de l'auteur d'Ubik est la moins visible. À l'inverse, K.W Jeter s'est avéré le plus ouvertement dickien des trois2, même s'il semble aujourd'hui se consacrer quasi exclusivement à la littérature d'horreur. Tim Powers, enfin, a développé l'une des œuvres les plus personnelles de cette fin de siècle, mêlant les genres avec maestria dans Les voies d'Anubis ou Le palais du déviant, avant de se tourner vers un Fantastique contemporain bien différent de celui pratiqué par Jeter.

Les pêcheurs du ciel, son second roman, se déroule dans une Amérique balkanisée. Thomas, un moine en fuite, entre dans une troupe de théâtre, où il prend le nom de Rufus Penninck. S'il fuit, c'est parce qu'il a péché dans le ciel un homme-oiseau, à qui il a volé le butin contenu dans sa poche ventrale. Ces créatures nées de l'ingénierie génétique sont employées comme percepteurs par la mairie de Los Angeles, car elles ont tendance, telles les pies, à s'emparer de tous les objets brillants passant à leur portée. Il suffit de tendre de temps à autre de grands filets pour les capturer, puis de vider leur poche ventrale pour collecter les impôts ; on peut se demander si cette méthode est vraiment efficace, à en juger par la poignée de verroterie que récupère Thomas.

Dans ce monde improbable, ce sont des androïdes herbivores qui assurent la police. À l'heure du déjeuner, ils se déshabillent et se mettent à quatre pattes pour brouter. Parfois, certains d'entre eux gonflent, à cause du méthane ; il suffit alors de leur décocher une flèche enflammée pour les faire exploser.

Il y a dans ces deux exemples — et surtout dans le second — un irrésistible côté blague de potache, ou plutôt d'étudiant états-unien des années 70. La grande époque de la contestation et de la contre-culture sont encore fraîches dans les mémoires lorsque Tim Powers écrit Les pêcheurs du ciel. On peut supposer que la balkanisation des USA relève de cette même logique, peut-être inconsciente. Au lieu d'être bafouée, l'autorité a simplement éclaté, pour des raisons mystérieuses ; l'Empire américain s'est effondré,

Le roman a tout d'un collage, dont certains éléments annoncent néanmoins les œuvres à venir de Powers. Ainsi, les hommes-oiseaux collecteurs d'impôts ne dépareraient-ils pas dans Date d'expiration, et certains aspects du personnage de Thomas/Rufus lui donnent un air de première mouture — ou de version light — du William Ashbless des Voies d'Anubis. D'autres détails, comme on l'a vu, relèvent plus directement du Zeitgeist de l'époque d'écriture du livre, tandis que l'intrigue suit la tradition du roman populaire. Il ne faut pas non plus négliger l'influence dickienne, qui transparaît notamment dans le rôle majeur joué par les androïdes, tout en imprégnant subtilement tout le roman. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? n'est jamais loin, non plus que Coulez mes larmes, dit le policier… Et le personnage de Pat, plus développé, aurait été tout à fait à sa place dans Substance Mort, qui était alors en cours d'écriture. On l'aura compris, Tim Powers en est encore à chercher ses marques.

Dans sa présentation, l'éditeur américain des Pêcheurs du ciel évoque le concept de « gonzo fiction », technique d'écriture basée sur une intrigue frénétique, qui ne laisse jamais le lecteur en repos. À en juger par les auteurs qu'il cite en exemple, il semblerait qu'il y ait là une continuité qui dépasse la simple méthode de travail, et que l'on puisse tracer une ligne d'évolution qui va de van Vogt à Gibson, en passant par des gens aussi divers que Bester, Lafferty, Brunner ou Jeter. En fait, la gonzo fiction, telle que définie dans cette présentation, apparaît comme une manière de traiter l'information et de l'injecter sans en avoir l'air dans un ensemble romanesque souvent frappé du sceau de la dinguerie la plus totale. Mais il semblerait également qu'elle ait été surtout maniée par des auteurs chez qui le cadre socio-politique possède un fond de réalisme3. Toutefois, van Vogt, Lafferty et Powers font exception à cette règle ; chez eux, c'est cette frénésie elle-même qui tient lieu de fil conducteur. Et, en faisant ressortir cet aspect, Les pêcheurs du ciel montre bien, par-delà la richesse des détails et la cohérence des personnages, ce qui constitue la puissance profonde d'oeuvres aussi matures que Les voies d'Anubis ou Poker d'âmes.

Notes :

1. Voir par exemple Le vaisseau elfique paru cette année chez Rivages.

2. Madlands constitue un bon exemple de S-F post-dickienne.

3. Ainsi, les deux romans de Bester publiés dans les années 50 sont sans illusion sur la puissance future des transnationales, de même que les œuvres de Brunner à partir du milieu des années 60.

Visions d'antan

La quatrième de couverture de ce nouveau recueil de Clifford D. Simak sonne agréablement à nos oreilles. La présentation de l'auteur, décédé il y près de dix ans, est une véritable déclaration de foi : « [Simak] demeure l'un des plus célèbres écrivains américains de Science-Fiction. Son univers n'a ni âge ni frontières… ». On ne saurait mieux dire et c'est sans la moindre nuance que nous adhérons à cette affirmation. Le public ne s'y est d'ailleurs pas trompé : Clifford D. Simak est l'un des auteurs les plus présents dans ce que l'on pourrait nommer l'excellente partie « classique » du catalogue J'ai lu, et ses livres sont régulièrement réimprimés. Sauf omission de ma part, Visions d'Antan est le dix-huitième opus simakien dans la collection.

Ce recueil de quatre novellas s'ouvre par le texte titre : « Visions d'Antan » (« So bright the vision »), paru à l'origine en août 1956, dans Fantastic Universe. L'idée de base est intéressante : les Terriens sont les seules créatures intelligentes de la galaxie capables de mentir. Partout ailleurs, dire la vérité va de soi — le contraire n'est même pas envisageable, cela relèverait d'une aberration mentale impossible à imaginer. Étonnant ! me direz-vous. À l'évidence, armés d'un tel don, les Terriens sont aisément devenus les maîtres incontestés de l'univers ? Eh bien non. La Terre est restée une planète minable. Par contre, la capacité à mentir — donc à affabuler et à raconter n'importe quoi — a conduit la Terre à se spécialiser dans un unique produit d'exportation : les livres. Tous les Terriens vivent de la littérature : des écrivains qui produisent du « sur mesure » pour chacun des peuples de la galaxies, aux imprimeurs, en passant par les tenanciers des pensions de famille où logent nos littérateurs et les revendeurs de machines à écrire toujours plus perfectionnées. Notre planète est devenue une colossale usine à fiction. De ses astroports s'envolent des vaisseaux spatiaux à destination des quatre coins de la galaxie, leurs cales bourrés de bouquins. « Visions d'Antan » est le récit de la vie, plutôt peu reluisante, d'un écrivain populaire du futur, catégorie tâcheron.

Détail étonnant pour l'époque, cette novella intègre une manière de boucle interne. Le personnage principal découvre une étrange créature extraterrestre : une simple couverture possédant une ébauche de visage. Cette péripétie est capitale : elle amène le héros à comprendre qu'il peut écrire en se passant de l'assistanat des machines. Cette créature a été fabriquée par des extraterrestres experts en bricolage biologique, à partir d'un récit de S-F des années 50 dans lequel elle est imaginée et décrite par un auteur depuis longtemps disparu (le récit se passe plusieurs siècles dans le futur). Ce récit est bien entendu celui que le lecteur est en train de lire. Étonnant clin d'œil à ce que l'on baptisera plus tard la post-modernité, de la part d'un auteur en avance sur les procédés narratifs et la synopsistique de son temps.

Cette novella de Simak est bien entendu une totale réussite. Mais pour tout dire, je me demande quel lecteur d'aujourd'hui saura la savourer comme elle mérite de l'être — qui peut sauter au plafond en lisant « Visions d'antan », à part un écrivain de S-F pervers qui se doublerait d'un fan inconditionnel de la S-F d'hier « à la Simak » ? En comptant Jacques Sadoul, directeur de la collection qui accueille ce recueil, nous sommes au moins deux…

Le thème de la seconde novella du recueil est hélas résumé dans son titre : « Génération terminus » (« Spacebred Generation », reprise en recueil sous le titre « Target Generation »), parue à l'origine en août 1953, dans Science Fiction Plus. Il s'agit de la longue errance d'un vaisseau spatial à la recherche d'une planète habitable. Ses passagers sont les lointains descendants des pionniers embarqués, Ayant tout oublié de leur origine, ils vivent dans un univers clos régi par un système religieux oppressif. Le texte commence à l'instant où le vaisseau se remet brusquement en route, à l'approche d'un système solaire. Un unique membre de la communauté humaine possède la clé de la Vérité. Il est bientôt considéré comme un hérétique. Disons, pour résumer, qu'un lecteur de S-F normalement constitué a tout compris dès la troisième page. Le problème est que ce texte long et statique en compte quatre-vingt.

Il n'est pas inutile de préciser que cette novella a été publiée par Hugo Gernsback, lors de son retour sur la scène éditoriale, dans les années cinquante. Le problème du fondateur de la « scientifiction » est que ses conceptions du genre et de son rôle (social, culturel, politique…) n'ont pas évolué depuis la seconde moitié des années vingt, lorsqu'il lança Amazing Stories et son armada de pulps associés : Air Wonder Stories, Science Wonder Stories, Amazing Stories Quarterly, Wonder Stories… Gernsback n'a pas su (ou pas voulu) intégrer les révolutions menées sous F. Orlin Tremaine puis John W Campbell dans Astounding Stories, dans les années trente et quarante. Et il n'a probablement rien compris à ce qui s'est passé à partir de 1949 dans F&SF puis Galaxy.

Publiée vingt ans plus tôt dans Amazing Stories ou Thrilling Wonder Stories, « Generation terminus » aurait peut-être pris rang de classique. En 1953, après quinze ans de domination de l'Astounding campbellien sur le genre et la publication de nouvelles comme « Universe » (1941) de Robert Heinlein, cette novella était déjà d'une lecture transparente et d'un inintérêt notoire ! L'histoire ne dit toutefois pas si Simak a rédigé là un texte sur mesure pour Gernsback, connaissant l'archaïsme de ses goûts littéraires, ou s'il s'agissait, à l'époque, d'un fond de tiroir déjà ancien.

Visions d'Antan s'achève sur une troisième novella datant des années cinquante, « L'immigrant » (« Immigrant »), parue à l'origine dans Astounding SF, en mars 1954.

Découverte par hasard, la planète Kimon est un véritable paradis, peuplé d'extraterrestres humanoïdes parfaits à tous points de vue : d'une beauté à couper le souffle, dotés de pouvoirs psy étendus, ils possèdent une intelligence sans commune mesure avec celle des Terriens. Un accord saugrenu est passé entre Kimon et la Terre. Alors que les Kimoniens refusent d'établir le moindre rapport diplomatique avec les Terriens, peuple jugé barbare, ils acceptent que l'élite de la Terre émigre sur Kimon. Attirés par des conditions de vie idylliques et des salaires pharamineux, les candidats sont légion. Mais la sélection est sévère : il faut avoir un QI supérieur à 160 pour se présenter à un concours à l'issue duquel seul un candidat sur mille est déclaré « bon pour l'immigration ». La novella débute avec l'arrivée sur Kimon d'un nouvel immigrant. Celui-ci ne tarde pas à découvrir que la réalité est loin d'être conforme aux descriptions données par les exilés — pourtant, aucun d'entre eux ne souhaite revenir sur Terre.

« L'immigrant » est un texte typiquement campbellien, nourri des préoccupations et états d'âme du rédacteur en chef d'Astounding SF. De nombreux motifs du scénario témoignent de l'influence sur Simak de cet élitiste forcené qu'était John Campbell : du mode de sélection des immigrants — prise en compte de l'inné (le QI) et de l'acquis (la capacité de travail) : être un génie est nécessaire mais non suffisant, il faut aussi être un génie travailleur ! — au retournement final, avec cette foi indestructible dans le « grandiose avenir » et en une humanité perfectible, amenée à tenir son rang dans l'univers au terme d'une évolution passant, entre autres, par l'acquisition de pouvoirs psy — ici : au contact de « maîtres ».

En complément de ces trois textes parus à l'origine entre 1953 et 1956, la novella « La maison des pingouins » fournit un excellent exemple de la production plus tardive de l'auteur — publiée en 1974 dans le premier volume de l'anthologie périodique de Judy-Lynn Del Rey, Stellar, « Auk House » est en effet l'œuvre d'un auteur alors âgé de soixante-dix ans. On retrouve évidemment la thématique habituelle d'un Simak volontiers passéiste et presque toujours nostalgique qui, tout comme son presque alter ego littéraire Jack Finney n'a cessé de proclamer, tout au long de son œuvre, que « Tout était mieux avant ! ». Chez Simak — comme chez Finney — cet « avant » n'est toutefois pas toujours à prendre au premier degré. Si le motif du voyage dans le passé est omniprésent chez l'un comme chez l'autre — de Simak on se contentera de citer Mastodonia — le héros simakien déniche souvent le « bon vieux temps » non dans le passé, mais sur des Terres parallèles ayant suivi une évolution moins catastrophique que la nôtre, Ainsi, la présence de grands pingouins sur la côte nord-américaine — des animaux éteints depuis des siècles — amène les personnages à croire qu'ils ont été envoyés dans le passé ; alors qu'en réalité ils se trouvent sur une Terre parallèle où l'homo sapiens n'est jamais apparu — et n'a donc pas eu davantage l'occasion d'exterminer ces animaux inoffensifs que de piller ces mêmes fragments d'agates que le héros ramassait, enfant, sur les plages peu fréquentées ! Récemment, interviewé sur l'Internet, l'écrivain F. Paul Doster1 a déclaré que, pour lui, le seul intérêt du voyage dans le temps serait de pouvoir remonter de trente ans dans le passé. À cette époque, explique-t-il, les lendemains de tempête, on trouvait sur les plages de l'île de Ré des étoiles de mer et des hippocampes morts, mêlés aux algues arrachées et abandonnées sur le sable humide par le reflux. Il ajoute qu'il y avait également des colonies de macareux, ces oiseaux de mer ventrus, au plumage blanc et noir, avec des gros becs ! En écho au héros simakien qui se plaint de la rareté des agates dans son présent, F. Paul Doster fait remarquer un peu brutalement que la disparition des hippocampes et des macareux est une preuve « qu'on vit dans un monde de merde ».

À chacun ses hippocampes…

« La maison des pingouins » réunit donc le Simak de Mastodonia, fasciné par les temps préhistoriques, et celui de Chaîne autour du soleil, où la possibilité d'utilisation des mondes parallèles est déjà au centre du récit. Mais le temps a passé et l'auteur s'est radicalisé sur le plan politique — dans un sens d'ailleurs inattendu. Il est assez curieux de voir un écrivain qui fut un temps sous influence campbellienne (pas assez longtemps malheureusement pour devenir antiétatique) et qui n'a jamais hésité à donner dans la nostalgie la plus réactionnaire et à mettre en scène le Sud le plus profond — même si c'est pour la bonne cause : relire ce chef d'œuvre absolu qu'est Au carrefour des étoiles, un des dix meilleurs livres de toute l'histoire de la S-F — , prendre sur le tard des positions anticapitalistes aussi tranchées que dans cette novella.

Tant sur le plan de la qualité que sur celui de la période de l'œuvre présentée, Visions d'antan et autres nouvelles est donc un recueil très hétérogène.

On ne manquera pas de faire remarquer que le seul texte inédit, « Génération terminus », est justement celui qui n'a aucun intérêt ! 

« L'immigrant » est en effet paru sous le même titre, mais dans une autre traduction (Lorris Murail), dans Le Livre d'Or Clifford D. Simak en janvier 1985.

« La maison des pingouins » est paru sous le titre « La maison des grands pingouins », également dans une autre traduction (Francine Mondoloni), dans le recueil Des souris et des robots, dans la collection « Titres SF », en 1981.

 « Visions d'antan » est paru sous le titre « La littérature des sphères » et sous une autre traduction (France-Marie Watkins) dans Les Épaves de Tycho, un recueil de Clifford D. Simak paru… dans la même collection (J'ai lu n°808, janvier 1978) !

Certes, rien n'obligeait les Éditions J'ai Lu à préciser en page sommaire que trois des textes ici proposés n'étaient pas inédits, et à donner les références d'édition précédente ; mais y souscrire aurait simplement témoigné d'un certain « respect des lecteurs » — vertu éditoriale bien passée de mode. Ces éditions précédentes étant d'ailleurs épuisées depuis belle lurette, cela n'aurait rien changé (en terme de « vendabilité ») pour les jeunes lecteurs. Et les vieux fans auraient tout de même acquis ce recueil, pour la novella inédite, mais sans la désagréable impression de se faire refiler du matériel recyclé vaguement maquillé. D'autant que publier deux fois le même texte dans la même collection, en en changeant le titre, peut apparaître pour le moins discutable…

Terminons sur deux précisions.

La première est anecdotique : ce recueil n'a rien à voir avec le recueil américain So Bright the Vision — constitué également de quatre nouvelles et dont le texte titre est le même — paru chez Ace, en 1968.

La seconde permettra de conclure de manière positive. Même si vous possédez tous les précédents recueils de Simak, n'hésitez pas à faire l'acquisition de celui-ci pour les relire (ce que j'ai fait). La (re)tra-duction de « Iawa Tate » est incomparablement supérieure à celles des premières éditions, Il s'agit d'une traduction très fluide qui rend parfaitement compte de la beauté du style de Simak, un auteur volontiers contemplatif et dont les longues descriptions sont souvent empreintes d'un mysticisme résolument païen et biocentriste. L'arrivée du personnage principal à la maison des pingouins, sa prise de contact avec l'océan et la nature, sont prétexte à des scènes à couper le souffle. La traductrice (Iawa Tate est bien un nom féminin ?) a su prendre la bonne distance avec le texte original, pour produire un texte français derrière lequel on ne sent pas poindre les tournures anglaises, mais qui reste toutefois fidèle à l'esprit et aux choix esthétiques de l'auteur.

Note :

1. Publié dans Bifrost 04.

Gandahar et l'oiseau-monde

Auteur majeur sur la scène de la Science-Fiction française, Jean-Pierre Andrevon publie en 1969 son premier roman : Les hommes-machines contre Gandahar.

Un livre curieux et inclassable : un soupçon space opera rigolo, un rien time opera farfelu, un zeste Fantasy humoristique… Devenue un long métrage d'animation en 1988, réalisé par René Laloux sur des dessins de Caza, la première aventure du Chevalier Sylvin Lanvère connaît, presque trente ans plus tard, une suite romanesque inattendue. L'ancien vainqueur du Métamorphe reprend du service dans Gandahar et l'oiseau-monde, un court roman destiné à un lectorat « à partir de 11 ans » (précision fournie par l'éditeur).

Le synopsis original de ce second volet a été rédigé peu après la parution du premier. Faute de temps, ce projet de suite immédiate s'est retrouvé enterré dans un tiroir. C'est en cherchant un sujet pour un livre de S-F jeunesse (à la demande de Denis Guiot), qu'Andrevon a eut l'idée de ressortir son synopsis de ses archives et de l'adapter pour un lectorat juvénile.

Gandahar et l'oiseau-monde est un très bon livre de Science-Fiction Jeunesse. Servi par une écriture fluide et précise, construit autour d'un synopsis rapide et sans temps mort mais non précipité pour autant, Gandahar et l'oiseau-monde est une manière de feu d'artifice linguistique : rarement une oeuvre de Science-Fiction n'aura véhiculé autant de néologismes des mieux venus et souvent très drôles. Autre point fort du livre : contrairement à la plupart des ouvrages de S-F Jeunesse, un lecteur adulte ne devinera pas toute l'histoire dès les quinze premières pages. Les rebondissements sont nombreux, les trouvailles ne manquent pas (telle la justification de la modification du climat de la planète), et la chute est réellement inattendue — notons que ce roman avait été annoncé sous un autre titre (repris d'ailleurs dans la bibliographie insérée dans Le parking mystérieux, l'autre actualité d'Andrevon dans le domaine de la S-F jeunesse, mais cette fois chez Magnard) qui « vendait la mèche » : bonne idée de l'avoir modifié avant parution.

Un constat et un reproche toutefois. Une des forces de la littérature de Science-Fiction est sa capacité à faire accepter aux lecteurs une idée aussi farfelue et « impossible » que celle proposée par l'auteur quant à la nature de la planète Gandahar : bel exemple de ce que j'ai l'habitude de nommer la « mise entre parenthèses de l'incrédulité », en référence à ce que les anglo-saxons nomment « suspension of disbelief ». Ce qui ne signifie pas qu'un lecteur de S-F soit prêt, pour autant, à gober n'importe quoi. Tridan est une ancienne colonie de peuplement humain, l'histoire contée par Andrevon se passe plusieurs millénaires après la colonisation et l'abandon de la technologie. Or, devinez quoi ? D'abord, sachez que les colonisateurs du futur stockeront les informations sous forme d'images de synthèse sur… des disquettes absolument semblables à celles que vous utilisez aujourd'hui ! Le lecteur le mieux disposé aura tout de même tendance à s'étonner de cette sorte de « décalage technologique ». Ensuite, c'est en retrouvant une de ces disquettes, vieille de quelques milliers d'années, et en bidouillant un vieux lecteur, que sera découverte la solution de l'énigme. Quant on sait que la durée de vie d'un support magnétique genre disquette est au mieux de l'ordre de quelques dizaines d'années…

Un détail, me direz-vous ?

Certainement pas ! C'est lorsque les détails de la vie quotidienne « sonnent vrais » que l'on peut faire passer — c'est-à-dire rendre acceptable à défaut de crédibiliser — une idée extrême, un élément fondateur inattendu, dans la Science-Fiction la plus échevelée, la plus fantaisiste, la plus futuriste… En auteur chevronné, Jean-Pierre Andrevon ne peut ignorer cela — d'autant qu'il suffisait de remplacer le mot « disquette » par une expression bien science-fictive du genre « cristal-mémoire », et tout aurait continué d'aller pour le mieux sur le meilleur des mondes possibles. En éditeur non moins chevronné, on s'étonnera que Denis Guiot ait laissé passer ce qui, à mes yeux, est une faute en regard de l'esthétique du genre.

Cela étant, cette scorie n'enlève rien à la réussite qu'est ce roman. Avec Gandahar et l'oiseau-monde, Andrevon signe une bien belle oeuvre de « light fantasy » pour jeunes lecteurs — les moins jeunes y trouveront aussi leur compte, en particulier les nostalgiques des séries de bande dessinée d'autrefois, comme Olivier Rameau.

Danse aérienne

La novella ou court roman, est la forme majeure sous laquelle se présente la S-F contemporaine, il n'est désormais pas rare de voir les revues spécialisées américaines inscrire deux novellas au sommaire d'une même livraison 1. Le nombre important de novellas de qualité publiées chaque années a fait du Prix Hugo décerné a cette catégorie de textes, l'une des récompenses les plus convoitées par les auteurs.

L'émergence de la novella est évidemment un signe des temps. L'hypertrophie littéraire a frappé toutes les catégories de textes : le roman « normal » de 250 à 300 pages (la plupart des Simak, Farmer, Dick, Heinlein, Silverberg, Sturgeon… antérieurs à 1970) a disparu au profit du pavé à la Hypérion. La nouvelle traditionnelle de 10 a 20 pages est devenue novella. Quant aux « short stories » — ces courtes nouvelles à chute à la Fredric Brown que la défunte revue Fiction avait baptisées « contes » et qui sont considérées dans les pays anglo-saxons comme la forme la plus achevée de la littérature — elles ont tout simplement disparu !

Contrairement à la nouvelle qui laisse parfois le lecteur sur sa faim, la novella permet d'exploiter au mieux une idée, de développer une situation, d'envisager des implications sociales, politiques ou esthétiques, de mettre en scène des personnages étoffés. Par ailleurs, une novella bien construite est « dégraissée » des longueurs qui affligent trop de romans récents. Pour beaucoup d'amateurs de S-F la novella fait donc figure de longueur idéale.

C'est le cas de Danse aérienne de Nancy Kress, une novella publiée en 1993 dans Isaac Asimov's SF et proposée par les éditions Orion dans une traduction compétente signée Thomas Bauduret.

L'assassinat de deux ballerines bio-améliorées conduit une journaliste à enquêter dans les milieux de la danse professionnelle et du business du bricolage génétique. L'enquête est parfois confuse — la « fouineuse » se doublant d'une mère inquiète pour sa fille Deborah, qui ne rêve que d'être admise dans le prestigieux corps de ballet d'Anton Privitera. Les intrigues secondaires et les rapports tendus mère/fille (qui concernent quatre personnages) ont tendance à ajouter à cette confusion. Jusqu'à la révélation finale portant sur des expériences menées en dépit d'une interdiction décrétée au niveau mondial — comme si l'on pouvait être assez naïf pour croire qu'une interdiction officielle pouvait empêcher les scientifiques de jouer avec leurs éprouvettes ! Ce que la science est capable de faire, elle le fait. Dans tous les cas. C'est dans sa nature. Ne serait-ce que parce que les politiques (qui sont tous des paranoïaques) sont persuadés que « ne pas le faire » signifie prendre du retard par rapport aux voisins qui eux le feront. La course a la connaissance n'admet aucune règle, ne supporte aucun frein.

Difficile en sortant de la lecture de Danse aérienne, de ne pas faire le rapprochement avec l'œuvre et les préoccupations de Greg Egan évoquées par l'éditeur français en quatrième de couverture, en particulier avec des textes comme « Notre-Dame de Tchernobyl » ou « Comme paille au vent » — hélas la journaliste Susan Matthews n'a pas la stature des privés et autres enquêteurs « destroys » de Greg Egan, et les spéculations de Nancy Kress sur le génie génétique paraissent singulièrement étriquées en regard de la démesure de l'auteur australien.

Reste un personnage intéressant : Angel, un doberman bio-amélioré, doté de la parole et du QI d'un enfant de cinq ans. Les scènes écrites de son point de vue sont réussies ; l'évolution des rapports entre Caroline Olson, la danseuse étoile génétiquement bricolée, et son chien, fournit un fil conducteur au récit. Les deux personnages sont de même nature et leur déchéance sera identique.

Reste également une réflexion pertinente sur l'Art : tous les moyens sont-ils bons pour atteindre les sommets (du dopage aux bio-améliorations) ou la pratique artistique doit-elle rester « naturelle » — avec pour corollaires ces certitudes rassurantes offertes au spectateur que l'artiste n'est que le fruit d'un travail acharné, et qu'il n'y a donc pas de différence physiologique fondamentale entre le spectateur et l'artiste qu'il admire ? Nancy Kress apporte un élément de réponse moralisateur : la nature finit par retrouver ses droits et se venger ; les artistes bio-améliorés se détruisent donc peu à peu. Tout en cédant à la tentation nihiliste, le personnage de Deborah propose un éclairage beaucoup plus romantique : il faut rendre sa vie la plus intense possible, quitte à la consumer a toute allure.

Tonnerre Lointain

 

Chan Coray le leader des Défenseurs, revient pour le troisième volet de ce qui est bien l'un des événements éditoriaux les plus marquants de ces derniers mois : le cycle FAUST. Un événement, dit-on ? Sans doute et à double titre. D'abord de par sa forme, bien sûr, parce qu'une série (annoncée par l'auteur en plusieurs dizaines de tomes !) sous une unique signature, par un écrivain français et en grand format qui plus est, il y a là de quoi en étonner plus d'un. De par son fond, ensuite, c'est à dire les qualités éventuelles de la dite série, qui, après lecture des trois premiers opus, ne peuvent qu'enthousiasmer un lectorat francophone qui commence tout juste à se rendre compte qu'avec des gens comme Ayerdhal, Bordage ou Genefort (j'en oublie mais c'est exprès…), et bien une S-FF tant pertinente que divertissante, ça n'a rien d'un vœu pieux ! La preuve.

Donc, et chacun l'aura compris, FAUST, c'est très bien. Sauf que, à force de lire des trucs très biens, eh !, on devient exigeant (le lecteur est un animal bruyant : il crie quand c'est pas bien parce qu'il a le sentiment de s'être fait voler, il crie aussi quand c'est bien histoire d'être sûr de ne pas se faire voler la prochaine fois…). Aussi, force est de constater que Tonnerre lointain nous laisse, après lecture, comme un petit arrière-goût de déception.

L'auteur le dit lui-même, dans ce qu'il a plaisamment nommé son « pathos final », le présent volume marque la fin de ce que l'on pourrait appeler une première partie dans l'œuvre énorme que représente FAUST pris dans son intégralité future. Et, pour conclure cette fameuse première partie, Lehman a délibérément choisi de recentrer l'action autour de son héros, Chan Coray. Un choix apparemment légitime, puisque Coray s'impose comme pilier de l'actuelle trilogie, une trilogie de mise en place, est-on tenté d'écrire. Si le choix est légitime, il n'en fait pas moins passer très au second plan le cadre général de la série, à savoir la guerre que se livrent l'Instance (les entreprises-états, les méchants, quoi) et les gouvernements démocrates. Envolées donc les lourdes ambiances d'espionite aiguë de Les défenseurs, envolées aussi les multiples facettes d'une intrigue à plusieurs vitesses (globalement, bien sûr, car Lehman continue de construire ses romans en mêlant les points de vue, les lignes narratives, mais il le fait ici de manière nettement moins systématique et pertinente). Un recentrage, donc, autour d'un Chan Coray embarqué dans une quête personnelle qui a tout d'une initiation… Ainsi Tonnerre lointain perd-il en intensité dramatique, en efficacité. En revanche et naturellement, le personnage de Coray se développe de bien belle manière. À tel point qu'on en vient a s'interroger sur les motivations de l'auteur quant au choix évoqué plus haut, lorsque ce dernier avoue, toujours dans son « pathos final », réserver un rôle bien moindre à son jeune héros dans les volumes à venir… Mais pourquoi, alors, l'avoir présentement développé de la sorte ?

Bref, Tonnerre lointain n'est pas le meilleur des trois premiers tomes de FAUST (la palme allant incontestablement au tome deux) ; l'auteur se contentant d'exploiter son univers, d'affiner ses personnages. Ce qui n'en fait pas un mauvais roman, loin de là : l'écriture de Lehman garde toute son acuité, toute sa limpidité, et il continue de nous assener de ces retournements surprises dont-il a le secret, On ira même au-delà en affirmant qu'avec ce tome, Lehman démontre comment, à partir d'une simple histoire de quête (encore… !) sans beaucoup d'originalité, en fait d'une intrigue bien mince, il parvient a édifier un roman malgré tout captivant, ce qui est bien là la preuve d'un talent indéniable (mais ça, on le savait déjà).

En attendant donc impatiemment la suite, un quatrième volume intitulé L'âge de chrome (la date de publication n'est pas, au moment ou nous imprimons, annoncée, mais l'on peut présager du début d'année 98), une longue nouvelle space op' dans Bifrost 07, mais surtout et plus près de nous L'ange des profondeurs, premier volet d'une série de six tomes à paraître, toujours au Fleuve Noir, dans la collection « Mystère S-F ».

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