[Critique commune à Porno et Recettes intimes de grands chefs.]
Et on reparle d'Irvine Welsh. Huit ans après la parution française d'Une ordure, récemment réédité en poche (critique in Bifrost n°49), voici deux inédits de l'enfant terrible de la littérature anglaise : Porno, la suite attendue du très culte Trainspotting, et Recettes intimes de grands chefs, un conte fantastique. Deux romans publiés simultanément, et une belle occasion de (re)découvrir un écrivain turbulent, aux fictions déjantées et particulièrement décapantes.
Commençons par Porno. C’est donc la suite de Trainspotting. Précision importante : on ne peut apprécier pleinement Porno que si, et seulement si, on a gardé en mémoire l’intrigue et les personnages principaux de Trainspotting. Ceci étant dit, si vous n’avez pas lu le roman, mais que vous avez vu le film éponyme de Danny Boyle, vous pouvez vous attaquer à Porno — car l’adaptation cinématographique était très fidèle au livre.
A priori, écrire une suite à un roman aussi marquant que Trainspotting avait tout de la fausse bonne idée. Mais dès les premières pages de Porno, le charme opère. On marche, on galope, et on est tout de suite accro. A tel point qu’après seulement quelques dizaines de pages, on se dit qu’il aurait été bien dommage que Welsh n’écrive pas ce second opus. On y retrouve, bien sûr, toute l’équipe de Trainspotting : Renton, Sick boy, Spud et Begbie. Nous sommes toujours à Edimbourg. Quelques années sont passées, et les quatre amis se sont perdus de vue. Simon David Williamson, alias Sick Boy, a encore pour projet de conquérir la planète ; mais en attendant ce grand jour, il doit déménager pour s’installer dans un quartier qu’il déteste. Spud, malgré ses efforts pour décrocher, est toujours toxico. Begbie est en prison pour meurtre. Et Mark Renton, profitant du pactole qu’il a volé à ses trois ex-amis, s’est exilé à Amsterdam, où il est devenu cogérant d’une discothèque. Et si je vous dis que des circonstances inattendues vont les réunir à nouveau, vous ne serez pas trop surpris. En fait, l’élément déclencheur, c’est une jeune femme nommée Nikki. Elle est étudiante en audiovisuel, mais travaille également comme masseuse dans un sauna où les clients viennent surtout chercher des massages très intimes. Sick Boy rencontre Nikki. C’est le coup de foudre immédiat et réciproque. Mais Sick Boy n’est pas du genre à se contenter d’une histoire d’amour banale. Et puis à quoi lui sert l’amour, s’il ne le conduit pas à se surpasser ? Alors Sick Boy a une idée fulgurante : il va réaliser et produire un film porno, dans lequel Nikki tiendra le rôle principal. Mais pas un petit porno minable tourné à la va-vite. Non ! Un grand film, un porno qui fera date dans l’histoire du septième art…
On le voit, l’argument de départ est plutôt mince, voire même squelettique. Et pourtant, on ne s’ennuie pas une seconde à la lecture de Porno. Car Welsh est en très grande forme. D’entrée de jeu, il plonge son lecteur en plein cœur d’un maelström d’émotions et de situations délirantes. Sick Boy entame le tournage de son porno, et Begbie sort de prison. Les années de cellule ne l’ont pas changé : c’est toujours un partisan convaincu de l’ultra violence, et il est bien décidé à se venger de Mark Renton. Les évènements s’enchaînent rapidement, sans temps mort, et Welsh fait preuve d’une maestria qui laisse pantois. Porno s’avère beaucoup plus facile à lire que Trainspotting, mais tout aussi explosif. Le procédé narratif est le même : chaque mini chapitre est raconté du point de vue d’un des personnages. Welsh creuse en profondeur les motivations de chacun, et met à nu ce qu’il n’avait fait qu’effleurer dans Trainspotting : rapport au sexe, à l’argent, à l’image de soi… Son constat est simple : un film porno est désormais un produit de consommation comme un autre, et qui fait partie intégrante de la culture populaire. Et Welsh en profite pour s’interroger sur le rapport trouble entre voyeurisme et narcissisme. Mais ce qui fait de Porno un grand roman — et une suite qui tient toutes ses promesses — c’est surtout l’incroyable talent de portraitiste de Welsh. Ses personnages sont si forts, si vivants qu’on a l’impression qu’ils vont littéralement jaillir hors du livre pour nous proposer d’aller boire une bière dans le pub le plus proche. Et puis, ce qui fait aussi de Porno un roman imparable et irrésistible, c’est qu’on rit énormément à la lecture des aventures tragi-comiques de ce quatuor infernal. Alors, aucune raison de se priver d’un tel plaisir. Car comme pourrait le dire Spud : « Genre, si t’achètes ce bouquin, et que tu le lis et tout, ce sera vraiment trop cool pour toi, mec, tu vois ? »
Changement de registre avec le second roman : Recettes intimes de grands chefs. Welsh s'essaye ici à un tout autre genre littéraire : le conte fantastique. Danny Skinner travaille au département de la Santé et de l'Hygiène d'Edimbourg. C'est un garçon très porté sur l'alcool, la drogue et les femmes. Egocentrique, et doté d'un cynisme à toute épreuve, il semble promis à un brillant avenir. Mais l'arrivée d'un tout nouveau collègue, Brian Kibby, va bouleverser sa vie. Kibby est un jeune homme timide, qui consacre tout son temps libre à la construction de modèles réduits. Tout oppose ces deux hommes, et dès leur première rencontre, Skinner éprouve pour Kibby une haine radicale, viscérale. Une haine si puissante, si fantastique, qu'elle en devient très vite surnaturelle, pour se transformer en un véritable envoûtement : Skinner continue à se livrer à tous les excès, mais c'est désormais le corps de Kibby qui en subit les conséquences. Il est progressivement atteint des pires horreurs : virus inconnus, maladies étranges, troubles psychosomatiques. Il doit bientôt être opéré pour qu'on lui greffe un nouveau foie, et il est contraint d'abandonner son travail. Skinner, tout à fait conscient de ce qu'il est en train de faire subir à son collègue, ne se laisse pas apitoyer par la déchéance physique de Kibby. Mais il commence à réaliser que le lien surnaturel qui le lie à Kibby est aussi une terrible dépendance, une addiction dangereuse. De son côté, Kibby s'interroge et décide d'aller consulter une vieille femme connue pour ses pouvoirs paranormaux…
Recettes intimes de grands chefs est un ébouriffant remix littéraire, qui tient à la fois du Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde et du Docteur Jekyll et Mister Hyde de R.L. Stevenson. Un conte fantastique d'une modernité radicale, une fable cruelle, atroce et hilarante. C'est aussi une satire sociale virulente. Impossible de résister au charme vénéneux de ce roman très mal élevé, aussi efficace que subtil, et porté par une écriture qui fusille son lecteur à bout portant. On se surprend à rire de cette histoire horrible, et on se demande jusqu'où tout ça va aller. Seul petit bémol : la longueur du roman. L'intrigue aurait sûrement gagné en intensité si elle avait été plus compacte, plus resserrée.
En conclusion, le moins qu'on puisse dire c'est qu'Irvine Welsh est un écrivain qui évolue bien. Il a su s'émanciper de ses premières influences (notamment de celle de William Burroughs, très nette dans Trainspotting), pour se rapprocher peu à peu d'un autre grand agitateur de neurones : Chuck Palahniuk. Le même ton féroce, des thèmes très proches, et la même radicalité dans l'écriture et le traitement narratif. C'est dire à quel point Irvine Welsh est un écrivain essentiel, à quel point il serait dommage de passer à côté de l'un ou l'autre de ces deux romans.