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Parle comme un homme et autres textes

Nisi Shawl est auteurice, éditeurice, anthologiste et journaliste afro-américaine. Elle est queer et se définit par un prénom neutre (they) qui sera ici traduit par iel. Parle comme un homme et autres textes est un recueil de quatre nouvelles auxquelles s’ajoutent un article de non fiction, une interview de l’auteurice et une bibliographie complète.

« Marche comme un homme » met en scène une lycéenne aux préoccupations adolescentes (intégrer la bande de filles la plus courue du bahut par exemple) qui tombe amoureuse d’une intelligence artificielle incarnée, Sherry, dans un lycée virtuel. À un contexte cyberpunk qui n’empêche pas de jouer avec la figure d’une divinité mythologique, Nisi Shawl intègre des question de classe sociale, de genre et de couleur de peau. Dans « Les Sœurs de la poupée », Josette récolte des fonds — en vendant son corps — pour une association d’aide aux femmes en détresse. À chaque étape de son voyage, elle érige un autel pour Viola, une poupée protectrice de son âme, et pratique un rite pour lui donner la parole. Le sexe est présenté comme un commerce, un outil d’émancipation et un instrument de culte. « Quelque chose en plus », nouvelle sombre et ambigüe, suit l’évolution d’une chanteuse de rock mêlée à une lutte à travers temps entre une de ses descendantes et un sorcier malveillant. À moins qu’elle ne soit sujet au même mal que sa mère, victime de crises d’épilepsie à en perdre la raison… Plus court des quatre textes présentés ici, « La Plus grande aventure » médite sur la maladie et la mort. Du point de vue de la plus jeune d’une famille de trois sœurs confrontée à sa propre mortalité après un diagnostic de cancer. Poétique et percutant.

« Ifa : dévotion, science et technologie sociale » est un article issu d’une conférence donnée à l’université de Duke en 2010 sur l’Ifa, une religion et un système de divination yoruba. Nisi Shawl y explore les liens entre science-fiction, technologie et sa pratique de la religion Ifa, et dresse même un parallèles entre divination et méthode scientifique. Pour iel, aucune incompatibilité entre elles, mais un enrichissement mutuel qui pourrait conduire à se passer des divisions taxinomiques traditionnelles (SF, fantasy, réalisme magique…). Cette disparition permettrait de s’attacher à d’autres critères que les genres pour la sélection des ouvrages : vraisemblance, audace, originalité, esprit… et d’ouvrir des horizons de créativité pour toute la chaîne du livre.

L’ouvrage contient aussi une interview de Nisi Shawl par Terry Bisson, auteur de SF déjà traduit dans nos contrées (Hank Shapiro au pays de la récup’ en Denoël « Lunes d’encre », notamment) également connu pour avoir terminé l’écriture de L’Héritage de saint Leibowitz laissé inachevé par Walter M. Miller. Dans l’entretien, Nisi Shawl évoque son travail, son processus d’écriture, ses influences et amitiés – iel a côtoyé Octavia Butler, ou encore l’afroféminisme. Même s’il pourra frustrer par sa brièveté, Parle comme un homme et autres textes, par la diversité des nouvelles mêlant magie et technologie et les textes de non fiction qu’il accueille, constitue une bonne introduction à l’œuvre de Nisi Shawl. Reste à savoir si cette parution sera suivie par d’autres…

Numérique

Passer ses journées devant son ordinateur à tester de nouveaux jeux vidéo, le rêve pour beaucoup d’adolescent(e)s. Et même pour beaucoup d’adultes. Et c’est exactement ce que Maxime, un riche patron d’entreprise au look pour le moins étrange, propose à Arsène, jeune garçon plein d’aisance dans les jeux mêlant stratégie et manipulation. Après l’avoir tiré des griffes de pirates informatiques sans scrupule, il le met en compétition pour un poste idéal. Mais la concurrence est rude : pas d’autres ados sans expérience de la vie comme lui, mais des adultes méprisants au passé autrement plus riche. Pour les départager, des épreuves étranges et déstabilisantes. À travers elles, Arsène va voir son regard sur lui-même et, surtout, sur le monde qui l’entoure, se modifier de façon radicale.

Deuxième roman situé dans le cycle des « Métamorphoses », inspiré d’Ovide, Numérique laisse de côté la magie du premier opus pour l’univers, a priori plus terre à terre, des bits et des octets. Et par ce changement de sujet, il perd en mystère ce qui faisait le charme puissant de Vita Nostra (in Bifrost n° 97). Paru en 2009 en VO, Numérique n’est pas trop daté, pour ce qui est des références aux ordinateurs : les jeux imaginés, les passages dans le réseau tiennent encore la route si on n’est pas trop difficile. Une prouesse quand on voit la vitesse de transformation de ce secteur. Mais les petits tours de passe-passe des auteurs sont moins efficaces dans ce deuxième opus. On les voit venir de plus loin et les ficelles sont plus grossières.

Rien de rédhibitoire pour autant. Numérique est un roman très agréable à lire et propose des rebondissements qui maintiennent l’intérêt du lecteur de bout en bout, à part quelques temps brefs morts. De plus, il interroge sur le libre-arbitre et sur notre relation au pouvoir. Arsène se voit offrir toujours davantage de possibilités d’influer sur les autres, sur la réalité. D’ailleurs, il s’interroge ouvertement sur ce marché aux allures de pacte faustien auprès de son possible futur patron, Maxime. Qui réfute absolument cette idée. Mais doit-on le croire ? Finalement, au fur et à mesure de l’accroissement de ses pouvoirs, Arsène en vient à se demander ce qui compte vraiment dans l’existence. Il se pose des questions sur l’envie ou son absence devant le manque de difficultés à obtenir l’objet des désirs, devant l’abondance. Comme les riches qui, pouvant tout se permettre, perdent toute volonté de se battre et, à long terme, de vivre.

Ce questionnement, disons-le franchement, n’est pas d’une grande originalité. Mais son traitement, lui, n’en manque pas dans certaines fulgurances. Les auteurs savent encore surprendre leur lecteur et l’emmener plus loin qu’il n’imaginait. Et certains personnages secondaires se montrent plaisants à suivre ou à détester. Malgré tout, Numérique reste en-deçà de Vita Nostra. Pas suffisamment, cependant, pour ne pas attendre avec intérêt la prochaine parution du dernier tome de cette trilogie au goût d’étrange, portée par un vent froid venu de l’est.

Les Fantômes du nouveau siècle

Le XXe siècle ouvre grand ses portes avec l’Exposition Universelle de Paris ! Devant tant de preuves de progrès et du génie de l’homme, il est évident que le monde doit changer. En tout cas, Marie-Antoinette Verquin en est persuadée. Finie la femme reléguée derrière l’homme paternaliste ! Finie la domination d’une classe par une autre ! Du moins, elle y croit ou essaie d’y croire : elle sera créatrice de mode et habillera les dames de la haute. Mais ce n’est pas facile pour une jeune femme sans parents, qui vivote du côté des Halles et peine à garder un logement correct. Heureusement, Marie-Antoinette a du caractère. Et du bagou. Pas question pour elle de se laisser décourager ou d’être désarçonnée par une situation hors norme. Et pourtant, quand elle découvre que les morts ne disparaissent pas après le trépas, qu’ils restent – du moins, pour certains d’entre eux — parmi les vivants, et qu’elle fait partie de ceux qui peuvent les voir, elle reçoit une grosse baffe. De ces baffes qui remettent en question votre vie. Ce qui n’empêchera pas notre héroïne de réagir avec promptitude et d’essayer de comprendre. Jusqu’à se retrouver liée à un étrange Japonais, invité du patron de l’Exposition Universelle, qui cache un secret terrible aux implications possiblement impressionnantes. Un homme qui parle avec les fantômes. Et qui possède, par ailleurs, ses propres fantômes. Mais saisir ses buts est difficile, tant cet homme s’avère mutique et muré dans ses certitudes.

Initiée dans la collection des « Séries de l’étrange », les aventures de Marie-Antoinette Verquin ont été victimes de l’arrêt de ce projet éditorial au bout de seulement deux saisons. Laissant sur le carreau deux des quatre volumes prévus. Qui se tassent donc ici, en compagnie des deux autres – de même qu’une nouvelle « préquel » – dans ce pavé peinant à tenir dans une main. Chose qui ne rend guère service à l’auteur et à son héroïne, tant l’objet s’avère difficile à manier et potentiel facteur de tendinites : le plaisir de pouvoir lire la fin des enquêtes de Marie-Antoinette (comme la Reine, mais avec encore la tête) se trouve in fine salement contrebalancée par l’absurdité de l’objet lui-même.

Dommage, donc, car l’ensemble est agréable à lire, tant Jean-Philippe Depotte semble s’amuser. Et parvient à partager ledit sentiment. Il manie la langue populaire avec une verve qui ne ferait pas rougir un Michel Audiard ou un Frédéric Dard. Les mots sautillent, comme Marie-Antoinette et, malgré les situations souvent dramatiques, apportent aux récits une légèreté bienvenue. Car les quatre histoires (qui se suivent et courent sur toute l’année 1900), si on oublie le côté voltigeant de la narration, sont particulièrement tragiques : morts douloureuses, trahisons, jalousies. L’auteur n’hésite pas à peindre les passions les plus fortes, les aspects les plus sombres de cette société du début du XXe siècle, ses absurdités et ses contrastes, ses banquets battant les records de litres de vin servis côtoyant la misère de ceux qui s’entre-déchirent pour un bout de pain.

C’est aussi l’occasion pour Jean-Philippe Depotte de faire revivre un Paris oublié, celui d’avant sa transformation, celui des Halles et des zones, celui d’un avenir fantasmé, avec le Palais de l’électricité et la tour Eiffel. Et ses habitants célèbres, tels que le Préfet Lépine, Gustave Eiffel, Méliès, les frères Pathé ou Edison. Mais aussi, surtout, les personnages truculents, tendres ou ridicules inventés par l’auteur — l’agent Robiquet à la panse énorme et aux pieds plats, Fernand, l’amoureux éconduit et légèrement ridicule, la jeune Louise, avec ses rêves de mannequinat, ou la sévère madame Lebeuc, qui dirige d’une main ferme les serviteurs de la maison Picard. Tous émeuvent ou agacent, font sourire ou bouleversent. Et font le sel de ces romans entraînants et pleins de vie, de gouaille et de tendresse. Une ode à la bonne humeur et au courage.

Mexican Gothic

La cousine de Noemí, Catalina, envoie une lettre à sa famille où elle parle d’empoisonnement et de fantômes, où elle demande qu’on la sauve d’un danger imminent. Catalina s’est mariée à un bel Anglais, Virgil Doyle, qui vit dans les montagnes brumeuses du Mexique, dans une région anciennement riche, mais qui a perdu de sa superbe. Tout comme la propriété des Doyle (doit-on voir dans ce patronyme un hommage au Chien des Baskerville ?). À la demande de son père, dont on sent bien qu’il a désapprouvé ce mariage, Noemí prend le train pour rejoindre sa cousine. Elle a accepté ce déplacement imprévu, qui la contrarie, car son père a enfin cédé et lui a promis en échange ce qui tenait le plus à cœur à la brillante jeune femme : pouvoir continuer ses études d’anthropologie dans un cursus mixte. Sur place, les membres de la belle-famille de Catalina informent Noemí que sa cousine a été très malade, qu’elle est affaiblie, qu’elle se remet doucement et qu’il ne faut pas trop la fatiguer. Évidemment, la vérité est toute autre.

Mexican Gothic est une sorte de Rebecca mexicain, un récit d’angoisse progressive chevillé à une maison sinistre, vibrante de menaces anciennes, tissée de mensonges, perdue dans un Mexique lapidé, éreinté, à mille lieues des clichés habituels : mariachis, tequila, tortillas et puerco pibil. Mexican Gothic parle du pouvoir des hommes sur les femmes, de la malédiction d’être une femme intelligente ou indocile. Il en parle bien, avec subtilité et conviction. Sa dimension fantastique ne m’a pas semblé particulièrement lovecraftienne, contrairement à ce qu’affirme le Guardian cité en couverture, mais il y a sans doute un débat possible sur la question.

Et maintenant, la douche écossaise : vous êtes bien chauds, voilà venu le moment du coup de froid. J’ai commencé ma lecture en français, l’édition Bragelonne, donc, et au chapitre 4 j’ai basculé vers l’anglais, puisque j’avais reçu il y a un an ou deux le roman de la part de l’agent français de Silvia Morena-Garcia. En anglais, la langue est superbe, il y a une ambiance qui se dégage, une musique, une force narrative presque océanique ; Daphné du Maurier plane sur chaque page, c’est exactement ça, cette capacité à faire naître un malaise, petite touche par petite touche, à créer du suspense avec une tache de moisissure ou un mot déplacé, quand dérape une conversation qui pourrait être anodine. En français, ce n’est pas forcément une catastrophe, juste… ce n’est pas ça. Le ton, le rythme, la musique du texte, tout est écrasé, laminé, essoré. Et ça devient particulièrement douloureux dès qu’on compare l’original à sa traduction. Mélanie Fazi ou Sarah Gurcel auraient dû traduire ce roman. Ce n’est pas arrivé, c’est comme ça. Si vous le pouvez, privilégiez le texte original, magnifique.

La Machine à indifférence

La première chose qui surprend dans cette anthologie de science-fiction japonaise, c’est qu’à aucun moment aucun des auteurs (que des hommes) ne parle du Japon, de la société japonaise, du futur japonais, de « chez eux », à part peut-être Hirotaka Tobi, et encore de façon très oblique.

« La Machine à indifférence », déjà lue dans le numéro 39 de la nouvelle série de la revue Galaxies, et qui ouvre l’anthologie, est une histoire d’enfants soldats en Afrique. Bien que ça soit de loin le meilleur texte de la sélection, on ne peut pas dire qu’il supporte la comparaison avec Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala, qui est un peu le livre-référence sur le sujet, et a été adapté au cinéma par Jean-Stéphane Sauvaire, auquel on peut toutefois préférer Bêtes sans patrie d’Uzodinma Iweala (dans la belle traduction d’Alain Mabanckou) adapté, lui, pour Netflix, par Cary Joji Fukunaga. Le second texte, « Les Anges de Johannesburg », se situe lui aussi en Afrique, plus précisément dans une Afrique du sud molle comme un montre de Dalí, extrêmement peu convaincante, qui devrait faire pisser de rire Lauren Beukes ou Paul Crilley. « Bullet », de Toh EnJoe, se déroule pour sa part aux USA (mais pourquoi ? a-t-on envie de hurler à ce moment-là ; parce qu’il y a une arme à feu ? Mouais, peut-être…). « Batlle Loyale » de Taiyo Fujii a pour cadre général la Chine, un pays que visiblement l’auteur n’apprécie guère. Quant à « La Fille en lambeaux » d’Hirotaka Tobi, le récit commence et finit à Lisbonne, et sa géographie japonaise se réduit à « une pièce à la Kubrick » (comprendre tout en nuances de blancs) et une chambre d’étudiante. Ce texte-là, pas le plus maîtrisé, mais sans doute le plus fascinant de tous, met en scène une jeune femme obèse, d’une immense laideur, qui attire dans sa toile, comme une araignée, une magnifique étudiante métis nippo-suédoise, le tout sur fond de révolution en matière de réalité augmentée. J’y ai trouvé des accents d’Edogawa Ranpo, une esthétique du mal assez proche de Shin’ya Tsukamoto. Marquant.

Cette anthologie a un mérite majeur, elle montre toute la distance qui sépare (en termes de puissance narrative notamment) la science-fiction de langue anglaise et cette science-fiction japonaise qui semble pour le moment avancer à tâtons comme un très jeune chiot. Si le Japon excelle en matière de science-fiction, et cela ne fait aucun doute, c’est plutôt à travers ses mangas.

La Chute de la Ville Principale

La publication de La Chute de la Ville Principale offre l’occasion de découvrir un pan quasi inconnu de l’Imaginaire soviétique. Les cinq nouvelles formant ce recueil étaient jusqu’alors inédites en français, mise à part « Le Conte d’Ak et l’humanité » (in anthologie de SF soviétique Les Premiers Feux, Lingva, 2015). Ces textes sont l’œuvre d’Efim Zozoulia (1891-1941), l’un des « oubliés de la littérature russophone » ainsi que l’écrit la traductrice Emma Lavigne en préface. Zozoulia, après avoir entamé à la veille de la Première Guerre mondiale une carrière d’écrivain et journaliste dans son Ukraine natale, continua celle-ci en Russie une fois passée la révolution d’Octobre. Comme nombre d’auteurs soviétiques, Zozoulia mena dès lors une carrière évoluant entre affirmation (déclinante) de sa liberté créatrice et compromission (croissante) avec le régime communiste. Après avoir écrit dans une revue satirique bientôt interdite par les Bolcheviques, Zozoulia devait ensuite participer à une « compilation des meilleurs chants à la gloire de Staline », puis prendre part en 1929 à la campagne menée en URSS contre Zamiatine, l’auteur de Nous (cf. Bifrost n° 87). Échappant peut-être de la sorte aux purges staliniennes, Zozoulia ne survécut en revanche pas au siège de Moscou durant la Seconde Guerre mondiale.

Tous écrits entre 1918 et 1919, les cinq récits de La Chute de la Ville Principale dessinent la trajectoire esthétique et idéologique à venir de Zozoulia… Si les quatre premiers d’entre eux manifestent son adhésion au socialisme, ils témoignent par ailleurs d’une réflexion ironique sur l’autocratie, semblant annoncer le totalitarisme soviétique. Quant aux convictions marxistes de Zozoulia, elles apparaissent clairement dans le texte-titre et « Le Mobilier humain ». Adoptant comme les autres textes la tonalité du conte, « La Chute de la Ville Principale » dénonce sur un mode dystopique l’aliénation capitaliste et la lutte des classes devant inexorablement en découler. S’imposant comme le plus réussi des textes du volume, ce récit science-fictionnel a de séduisantes allures de miniature « miévillienne », évoquant notamment Perdido Street Station et sa topographie subversive. Relevant plutôt du conte cruel, « Le Mobilier humain » décline de manière horrifique et sarcastique le motif marxiste de la réification de l’individu. Zozoulia consacrera par la suite une étude à Swift dont on retrouve l’influence dans « L’Atelier de l’Amour de l’Humanité » et « Le Conte d’Ak et l’humanité ». Aussi brèves qu’incisives, ces deux fables spéculatives préfigurent de manière troublante la folie démiurgique ainsi que l’hyper-brutalité de l’entreprise totalitaire dont l’URSS sera bientôt le théâtre. L’acidité critique de ces textes est en revanche absente du « Gramophone des siècles ». Cette utopie située dans les années 1950 dépeint une Europe vivant sous l’heureuse emprise d’un socialisme à l’œuvre depuis des décennies. Celui-ci a atteint un degré de perfection tel que les maux sociaux comme politiques ne sont plus que de déplaisants souvenirs, fugitivement ravivés par un singulier gramophone. Étrange mélange d’inventivité science-fictionnelle et de naïveté propagandiste, ce texte conclusif du recueil peut se lire comme la triste préfiguration de la soumission de son auteur à la dictature stalinienne…

La Troisième Griffe de Dieu

Quelques mois après sa première publication en France avec Émissaire des morts (critique in Bifrost n° 102), Andrea Cort, l’héroïne misanthrope d’Adam-Troy Castro, revient pour un deuxième round avec La Troisième Griffe de Dieu. Ce nouveau volume comprend le roman éponyme et une courte nouvelle, « Un coup de poignard », racontée du point de vue d’un autre personnage récurrent de l’auteur, Draiken. Éliminons d’emblée la question de cette nouvelle : si vous ne connaissez pas les aventures précédentes de son narrateur, ce récit vous laissera de marbre et n’a qu’un but, vous rassurer sur les liens sentimentaux d’Andrea et de ses chéris après la fin du roman qui précède. Il s’agit plus d’une vignette de présentation qu’une véritable histoire comme l’étaient les quatre nouvelles précédant Émissaires des morts dans le premier opus.

En revanche, le roman en lui-même, La Troisième griffe de Dieu, ravira à la fois les fans d’Andrea Cort et les novices qui ne la connaissent pas ou qui veulent s’essayer en douceur à la science-fiction. En effet, il ne s’agit ni plus ni moins que de la transposition d’un grand classique des récits policiers dans un univers futuriste où humains, IA et aliens se mêlent : le meurtre en huis clos cher à Agatha Christie ou Sir Arthur Conan Doyle. Tour à tour dans la peau d’Hercule Poirot ou de Sherlock Holmes, Andrea Cort, accompagnée des Porrinyard, va enquêter, coincée dans la cabine d’un ascenseur spatial, sur le meurtre d’un érudit alien, alors qu’elle-même avait juste avant l’embarquement été victime d’une tentative d’assassinat avec une arme similaire, un artefact religieux que l’on croyait disparu depuis des millénaires.

La forme de La Troisième griffe de Dieu est donc un récit extrêmement classique dans lequel le lecteur ou la lectrice se glisse très facilement. Il n’y a pas nécessité d’avoir lu le volume précédent : Adam-Troy Castro se fait un plaisir de rappeler les points essentiels à savoir sur Andrea Cort, les Porrinyard et l’univers dans lequel les personnages évoluent. Et même si les deux livres peuvent se dévorer indépendamment l’un de l’autre, nous en apprendrons plus dans celui-ci sur le passé d’Andrea et sur ses particularités. Dans le fond, Adam-Troy Castro continue de dérouler ses interrogations sur l’aliénation de l’individu au collectif à travers les différents personnages inseps, mais aussi par ce qu’une grande entité économique peut exiger de ses salariés (sans en dévoiler plus). Il déploie également ses questionnements sur la part de la nature et celle de l’éducation dans la construction d’un individu. Ici, Andrea Cort lui sert à nouveau de sujet d’étude préféré, mais également la famille richissime de marchands d’armes Bettelhine, dont différents membres sont enfermés dans l’ascenseur spatial et constituent donc des suspects potentiels. Le tout sans trop s’appesantir pour ne pas oublier son objectif premier : divertir.

Dark Sky

Il y a deux ans, Fleuve sortait en français le premier tome de la série narrant les aventures du vaisseau spatial Keiko et de son équipage haut en couleur, mené par Ichabod Crane, personnage hâbleur au passé bien peu glorieux. Alors que le premier tome est désormais disponible en format poche, l’éditeur sort enfin le deuxième volume. Soyez avertis : si Dark Run plongeait la tête du lecteur ou de la lectrice dans les étoiles pour lui permettre de s’échapper de la réalité le temps de quelques pages, Dark Sky est, à l’image de notre époque, confiné. Ici, hormis le chapitre introductif et quelques pages en conclusion, tout se passe en vase clos, et plus exactement dans les entrailles de la planète minière Ourragham. Alors qu’ils ne doivent y faire qu’une simple mission de collecte d’information, les membres d’équipage du Keiko se retrouvent coincés dans la capitale par un ouragan de surface qui dure plusieurs jours et empêche toute sortie et toute entrée dans l’espace. Alors que la révolte gronde dans la population, ses différents équipiers vont être séparés de force et devront apprendre à composer avec des alliés surprenants…

Si Dark Run était un roman choral où la jeune Jenna, hackeuse ayant fui une existence privilégiée, servait de porte d’entrée pour découvrir le Keiko et surtout le passé de son capitaine, Dark Sky est beaucoup plus éclaté. L’équipage étant très vite divisé par paires, la narration saute de l’un à l’autre pour faire avancer l’action, sans qu’il y ait de réels liens entre eux, sauf à la toute fin. Ici sont mis en avant la seconde du vaisseau, Tamara — et son passé de « black ops » aussi des services d’espionnages américains (toute ressemblance avec le comportement de la CIA auprès de certaines agitations politiques dans des pays tiers, notamment en Amérique latine et notamment dans les années 70 et 80 étant parfaitement voulue) — ainsi qu’Apirana (qui s’adoucit un peu trop au prétexte d’apporter de la profondeur au personnage). Mike Brooks évite ainsi le piège de nombres de tomes 2, en ne faisant pas une redite dans son second livre de ce qui fit le succès du premier. En revanche, il risque de dérouter celles et ceux de son lectorat venus y chercher un space opera de plus. L’ambiance louche plus sur un mélange entre le roman d’espionnage anglo-saxon à la Tom Clancy et une certaine critique politico-sociale qui n’est pas sans rappeler George Orwell (et pas uniquement son 1984). Dark Sky se lit toutefois très bien et n’oublie pas d’être avant tout ce qu’on attend de lui : un gros pavé de lecture détente pour oublier la reprise et la fin de l’été. Mission accomplie !

L'Ami imaginaire

Les USA sont une nation de migrants : qu’elle soit intérieure ou extérieure, la migration appartient donc à l’imaginaire de ce pays. Ce n’est donc pas une surprise si L’Ami imaginaire commence par une migration, celle d’une mère et de son jeune fils. Celle-ci tient de la fuite, même s’il s’agit en réalité de trouver un nouveau départ pour s’épargner la misère et le déclassement. Les USA sont aussi une nation marquée par les inégalités sociales : Kate et Christopher appartiennent à l’une des classes les plus basses — celles qui sont piégées dans les hôtels miteux, les écoles de seconde zone et autre gig economy. Christopher possède par ailleurs le handicap d’une dyslexie non corrigée, qui le rend presque inapte aux études et le condamne donc à être un paria dans une civilisation d’écrit.

Un « ami imaginaire », c’est une construction mentale esquissée par un enfant déçu par la réalité : l’ami imaginaire aide, sait et ne juge pas… Le fantastique, dans ce tableau imaginé par un auteur à qui Steinbeck semble tenir lieu de surmoi, ne se greffe ni ne s’infiltre au réel : le postulat de L’Ami imaginaire est qu’il existe une réalité alternative où vivent des entités inquiétantes, certaines cherchant à faire venir à elles les habitants du monde réel. Coopérer avec elles, comme Christopher le découvre, est une garantie de changement : attiré dans leur monde par une bizarrerie météorologique, libéré par un être que les adultes autour de lui interprètent comme un ami imaginaire, il en sortira guéri de sa dyslexie et deviendra un vecteur de chance. Dans un univers tout aussi stratifié que la société des USA, on n’a toutefois rien sans rien… et l’ami imaginaire de Christopher lutte contre une entité antagoniste.

L’être humain a-t-il sa place dans un univers où coexistent et s’interpénètrent différentes réalités ? Dans Les Enfants du maïs, Stephen King montrait que parfois l’être humain s’incline devant la puissance d’ordre supérieur ; dans Ça, il racontait au contraire l’histoire d’une rébellion réussie. On retrouve dans L’Ami imaginaire un peu de ce choix contradictoire — entre l’adoration ou la révolte — imposé aux protagonistes humains. On regrette le côté brouillon et convenu de la cosmogonie esquissée ici. Le conflit dans le monde imaginaire s’exporte vers le monde réel, pour le malheur de l’humanité, sans que la nature des entités impliquées soit explicitée. Une des phrases de ce roman — sans nul doute provocatrice pour certains — en constitue l’une des clés, le prénom du protagoniste en étant une autre : l’un des personnages pense que le Christ aurait pu avoir été crucifié… « pour complicité » ! En fin de compte, L’ami imaginaire s’avère être un roman bien trop long pour son propre argument : les coups de théâtre lassent le lecteur, l’usage désordonné des majuscules l’agace, la conclusion l’achève.

Migration, strates sociales, années 10 du XXIe siècle et entités inquiétantes : il y avait sans nul doute beaucoup à faire avec ces postulats. Le principal défaut du roman d’horreur qu’en a tiré Stephen Chbosky est toutefois de ne pas faire peur.

La Légende du noble chat Piste-fouet

Le jeune chat Piste-fouet fait l’apprentissage de la vie adulte et goûte un bonheur sans égal en compagnie de la jolie Patte-feutrée. Mais ce bonheur ne dure guère, sa compagne s’évaporant du jour au lendemain. Désireux de recouvrer sa belle, notre félin décide de mener l’enquête sur cette singulière disparition, pour vite s’apercevoir que d’autres membres du Peuple manquent à l’appel. Accompagné du très jeune et facétieux Bond-vif, notre héros parcourt de longues étendues, bien au-delà du territoire de son clan, et atteint la Cour de la Première-demeure. Là aussi, les bois de Feuille-de-rat se sont soudainement dépeuplés de leurs nombreux habitants. Consciente de la gravité de la situation, l’assemblée adjoint un prince au jeune et inexpérimenté duo, épaulé de quelques vieux briscards — guère plus hardis au demeurant —, direction les plateaux du Nord. Ces derniers ont récemment vu l’émergence suspecte d’un monceau de résidus aussi gros que la Première-demeure elle-même. Si Piste-fouet et Patte-feutrée ont déjà eu maille à partir avec leurs adversaires, les «? monstres aux griffes rouges », il semblerait que l’ennemi tapi en ce lieu soit d’une tout autre nature…

Premier roman du prolifique Tad Williams, auteur bien connu pour ses cycles « L’Arcane des épées » et « Autremonde », La Légende du noble chat Piste-fouet est une fantasy animalière, dont le genre felis silvestris occupe le centre du tableau. Quête initiatique du jeune héros, apprentissage par l’expérience, primat de la communauté et victoire contre les forces du Mal sont de rigueur et exposés avec une décontraction assumée. Si la première moitié du récit se montre un brin répétitive et monotone, la suite offre en revanche une ampleur tout autre, où le tragique le dispute à l’héroïsme. Le fantastique s’autorise même une incursion, magnifiant cette geste par ses atours existentiels, voire métaphysiques.

Les quelques chants et autres récits mythiques du Peuple ponctuant l’histoire ajoutent à l’édifice une pierre angulaire, densifiant cette matière avec un plaisir sans cesse renouvelé, laquelle prend sens en toute fin d’aventure, éternel retour oblige. Bien que la comparaison affichée en quatrième de couverture avec « Le Seigneur des anneaux » semble un brin prétentieuse, le récit n’en propose pas moins une lecture des plus séduisantes, confortée par un système linguistique, une profusion de personnages et une scénographie savamment orchestrée. Quand bien même on lui préfèrera Watership Down de Richard Adams ou Le Bois Duncton de William Horwood, dont la dimension épique reste inégalée. Avec cette réédition, La Légende du noble chat Piste-fouet s’offre une vie additionnelle, façon fort bienvenue de le disputer avec celles de nos chers félidés…

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

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Bifrost n° 116
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