Connexion

Actualités

La Cybériade

Stanislas Lem est un auteur aimant l’humour et l’ironie. Il connaît également ses classiques et aime beaucoup les contes philosophiques tels que pouvaient les écrire Rabelais, Montesquieu ou Voltaire. La preuve ? La Cybériade, recueil de quatorze nouvelles de taille variable. Toutes mettent en scène Trurl, souvent accompagné de son confrère, ami et rival, Clapaucius. L’un et l’autre sont des constructeurs de machines plus étranges les unes que les autres. Et avec à chaque fois une bonne leçon de morale qui peut leur être infligée ou réservée à leurs clients indélicats. Comme nous sommes dans un livre de science-fiction, au moins dans la forme (dans le fond, la science y est très farfelue), les différents personnages sont eux-mêmes des robots ou des machines même s’ils se comportent parfois comme des êtres de chair et de sang.

Au fil des nouvelles, Lem va en profiter pour raconter les travers de ses concitoyens, mais également en filigrane ceux de la société dans laquelle il vit, à savoir la Pologne des années 60, sous la coupe de l’URSS et d’un communisme autoritaire. Il choisit pour ce faire d’utiliser tous les registres possibles de l’humour : de l’absurde aux jeux de mots en cascade en passant par le comique de situation, mais jamais le graveleux. La conception même des machines (dont un lance-bébés !), les problèmes à résoudre et même la description de l’univers (avec une population d’un État entier tenant dans une boîte à chaussures) relèvent du loufoque, et c’est ce qui fait une grande partie de la séduction de ces textes. Admirons au passage le travail de Dominique Sila, qui, dès la première nouvelle, a dû se livrer à des contorsions linguistiques pour restituer la saveur du texte original en restant compréhensible.

En revanche, gare à l’indigestion, mieux vaut picorer dans cette Cybériade plutôt que la dévorer d’une traite. Elle est peut être savoureuse, mais les aventures de Trurl et Clapaucius finissent par écœurer à être consommées d’un coup, et par barbouiller le lecteur au point qu’il ne se souviendra plus des différents événements et mélangera les noms et les péripéties, comme une Forêt noire trop riche et trop sucrée.

Le Rhume

John, un ex-astronaute reconverti en détective, est chargé d’enquêter sur une série de morts étranges survenues à Naples ces dernières années. Considérés isolément, aucun de ces décès n’est en soi suspect. Néanmoins, les circonstances de ces morts, le profil des victimes, leur changement de comportement inexplicable peu avant leur disparition, et le fait que toutes fréquentaient le même établissement de bains amènent les autorités à s’y intéresser de plus près. Pourrait-il s’agir de crimes crapuleux ? D’un complot politique international ? Ou l’explication est-elle toute autre ?

Le Rhume est l’une des œuvres les plus singulières de Stanislas Lem. Sur la forme, il s’agit d’un roman policier, l’un des deux qu’il publia, l’autre étant ?ledztwo (1958, inédit en français). Mais, comme dans ce premier essai, la résolution de l’énigme s’appuie moins ici sur les talents de déduction de son enquêteur que sur des théories scientifiques inattendues dans un tel contexte.

Le hasard et le chaos sont au cœur de ce roman. Le hasard des péripéties qui s’enchaînent à un rythme effréné durant le premier quart du livre, sans que le lecteur ne soit jamais en position de saisir les tenants et les aboutissants du récit. Le chaos qui s’ensuit, telle cette attaque terroriste à l’aéroport de Rome dans laquelle le narrateur est bien malgré lui impliqué. Et toujours, lorsque le hasard intervient, les doutes qui surgissent quant à sa nature même : et si ce hasard n’en était pas un, mais bien au contraire un acte prémédité, s’inscrivant dans un plan plus large ? Tout le roman repose sur ce questionnement incessant, envisagé du point de vue des mathématiques et des probabilités. Quant à la résolution de l’énigme, elle répond strictement à la même logique à l’œuvre tout au long du récit. L’originalité du procédé dans un tel cadre n’aura pas échappé aux membres du jury du Grand prix de littérature policière, qui couronnèrent Le Rhume en 1979.

Feu Vénus

Au début du XXIe siècle, la Terre est devenue une utopie où les frontières ont été abolies et où les progrès scientifiques et technologiques profitent à tous. Tout irait pour le mieux si l’on ne venait de découvrir que la météorite qui s’est écrasée un siècle plus tôt dans la région de la Toungouska était en réalité un vaisseau spatial en provenance de Vénus, et que les habitants de cette planète semblent nourrir le projet d’exterminer l’humanité. Il est aussitôt décidé l’envoi sur place d’une équipe d’exploration scientifique afin d’estimer la menace réelle que représente ce monde inconnu.

Paru en 1951, Feu Vénus, premier roman SF de Stanislas Lem, semble avoir été rédigé un bon demi-siècle plus tôt. Le récit met un temps infini à démarrer, alourdi qu’il est par d’interminables passages didactiques dans lesquels l’écrivain retrace, entre autres, l’histoire de l’astronautique depuis les premiers Spoutniks, ou fait visiter à un groupe scolaire chaque recoin du Cosmocrator, le vaisseau devant conduire nos héros vers Vénus. Lem nous gratifie même de quelques schémas afin de souligner tout le sérieux de l’entreprise.

La suite est un peu plus rythmée, l’exploration planétaire offrant son lot de péripéties et de découvertes plus ou moins inattendues. Mais tout cela manque cruellement de souffle romanesque et chaque nouvelle trouvaille donne lieu à un long exposé scientifique supplémentaire. À force de vouloir se démarquer d’une certaine science-fiction dans laquelle l’aventure prend le pas sur la vraisemblance, Lem tombe dans l’excès inverse et ne parvient jamais à emballer son récit. Certes, on lui reconnaîtra volontiers un talent déjà certain à l’époque pour décrire une civilisation extraterrestre différente de la nôtre à tous points de vue. Ça ne suffit malheureusement pas à faire de Feu Vénus un bon livre. L’intention de départ était louable, le résultat final est pénible.

L’invincible

Le croiseur Condor a brusquement cessé de donner signe de vie alors qu’il était en mission sur Régis III, et ce malgré le fait qu’il est équipé de champs de force infranchissables et d’un armement suffisant pour raser des montagnes ou assécher un océan. Un vaisseau du même type, l’Invincible, arrive sur place pour enquêter. Il découvre un monde étrange, où la vie existe dans les océans mais est totalement absente sur les continents – des déserts stériles que parsèment d’étranges ruines formées d’entrelacs de câbles noirs. Le Condor est presque intact, mais tout son équipage est mort mystérieusement, à l’exception d’un homme plongé en hibernation dont, une fois éveillé, on s’aperçoit que ses centres cérébraux de la parole sont effacés. C’est alors qu’un étrange nuage de « mouches » noires va se mettre en branle…

Rédigé en 1962-63, L’Invincible est une application très précoce d’une thématique / technologie SF dont il n’existe que trois ancêtres antérieurs (dont un également rédigé par Lem – dans éden) et qui ne deviendra courante dans le genre que plusieurs décennies plus tard. Sur ce point et sur d’autres, c’est un roman de hard SF tout à fait remarquable, du Peter Watts bien avant l’heure, montrant que ce n’est pas l’être le plus évolué, le plus conscient ou le plus intelligent qui prend l’avantage sur ses concurrents… bien au contraire. Mais ce roman est aussi un anti-space opera, montrant que la prétendue toute puissante technologie humaine ne peut pas tout résoudre et que notre espèce n’est peut-être pas destinée à occuper ou transformer chaque monde, ni à détruire toute espèce qui menace un homme. L’Invincible ressemble à Solaris dans la futilité des tentatives de communication avec l’Autre, mais s’en démarque dans le fait que si la planète Solaris est le triomphe de l’évolution d’une biosphère, qui finit par être intelligente à l’échelle d’un monde entier, la Nécrosphère de Régis III relève de principes opposés.

Sur le papier, voilà a priori un roman de SF de tout premier plan. Las, si le fond est suprêmement intéressant, surtout pour un texte aussi ancien, la forme ne suit pas du tout. La narration est très froide, tenant presque plus du rapport que d’un récit vivant, et les personnages sont des spectres sans âme ou presque. De plus, une fois l’explication sur la nature et les origines de la Nécrosphère donnée, le reste du livre n’a plus guère d’utilité, et on pourrait en arrêter la lecture sans rien manquer d’essentiel. On ajoutera que le propos (la traduction ?) fait vieillot, avec ses moteurs atomiques, ses robots très pulps et ses rayons d’antimatière de la mort-qui-tue (même si ces derniers catalysent une scène de combat ultra-spectaculaire). On conseillera donc plus sa lecture à l’historien de la (hardSF qu’au lecteur moyen.

Eurydice déchaînée

Ce septième ouvrage de la « Bibliothèque dessinée » des Moutons électriques, Melchior Ascaride le signe seul. Le codirecteur et graphiste principal de la maison d’édition ovine n’avait cependant plus à démontrer son talent d’illustrateur et livre ici un ouvrage soigneusement maquetté, offrant un rapport rafraichissant et toujours renouvelé à l’objet-livre. Côté texte, l’auteur s’impose avec brio, jouant d’une langue aussi élégante qu’acérée, prêtée à sa narratrice. Dans la forme, les amateurs de la petite collection y retrouveront donc tout ce qui fait sa qualité depuis son lancement – en 2017.

Sur le fond, l’auteur choisit de réinterpréter le mythe d’Orphée en donnant cette fois la parole à son épouse. Il faudra peut-être, afin de prendre la mesure de ce parti pris, se remémorer ce qu’Ovide contait du sort de la sage Eurydice dans Les Métamorphoses, bien prompte à accepter son sort alors qu’elle s’en retourne aux Enfers à cause de l’empressement de son mari. Et si celui-ci avait sciemment orchestré cette seconde perte dans le seul but de composer son plus beau chant ? Voilà donc la dryade partie en quête d’une vengeance à laquelle rien ni personne ne saurait s’opposer, pas même le maître des lieux. Le message est fort en ce qu’il revendique, à travers elle, l’émancipation de toutes les femmes laissées pour compte par une mythologie décidément trop portée par le regard des hommes. Ainsi, sa fronde entraîne la formation d’une sororité donnant à chaque femme ayant choisi de l’accompagner la force de refuser l’ordre établi, partial et injuste.

Aveuglée par la rage, Eurydice ne semble d’abord portée que par l’idée qu’elle se fait des intentions d’Orphée. Mais contrairement à Ovide, Melchior Ascaride finit par dépeindre un chantre égoïste, finalement peu soucieux du sort de sa défunte épouse. Là réside la réinterprétation venant au service du message porté par l’ouvrage. On pourra regretter, peut-être, le choix de la vengeance comme pierre angulaire de ce récit alternatif. Est-ce bien là un sort plus enviable ou plus digne que celui qu’il vient remplacer ? Que l’on opte pour la douceur du poète latin ou pour la violence proposée ici, le sort des amants en demeure inchangé, d’une tristesse implacable. Malgré tout, le contraste produit reste intéressant.

La Dernière Arche

Pour ce quatrième roman, Romain Benassaya signe un space opera s’inscrivant pleinement dans les codes du genre tel qu’il a été redéfini par la nouvelle vague de la science-fiction. Les lecteurs de Pyramides (cf. critique in Bifrost 90) y retrouveront le même univers sans toutefois qu’il soit nécessaire d’avoir lu ce dernier pour apprécier cette nouvelle histoire ; quelques renvois et la présence de certains éléments tirés de ce précédent opus devraient suffire à piquer la curiosité des retardataires. On apprécie en outre que l’auteur ait renoncé à certaines normes encore surreprésentées dans l’Imaginaire concernant ses protagonistes, que ce soit en termes d’âge, de sexe ou de relations amoureuses, contribuant à une diversité dont il a grand besoin.

Deux parcours s’offrent au lecteur : d’une part celui de Keiji Cairo, un père de famille tentant de fuir la misère en s’installant sur Vénus, et d’autre part celui de Shory, une enfant sumérienne qui se voit confier la mission de protéger un lieu dont elle ignore tout. L’auteur parvient, dès les premières pages, à installer un solide sense of wonder par l’anachronisme radical qui semble séparer les deux protagonistes, dont on devine bien sûr qu’ils seront amenés à se rencontrer. Leurs mondes respectifs présentent par ailleurs des aspects suffisamment intrigants pour maintenir la curiosité en éveil – un soin qui se révèlera salutaire par la suite.

En effet, plus axé sur le parcours de Shory que sur celui de Keiji, le récit accuse en cours de route certaines longueurs rendues pénibles par le comportement parfois exaspérant et manifestement erratique de certains personnages. Il faudra patienter longtemps pour en comprendre les tenants et aboutissants, le temps de dérouler une trame qui se veut trop insistante sur certains traits de caractère. Le style de l’auteur, aussi sobre que descriptif, redondant par moments, n’aide hélas pas à tromper cette attente. C’est donc beaucoup plus tard que l’histoire, qui a perdu trop de temps à installer une dynamique particulière entre les différents tempéraments, reprend son souffle et parvient tout juste à rattraper son lecteur. La patience de ce dernier, s’il est parvenu jusque-là, en est toutefois récompensée : Romain Benassaya finit par assembler les pièces d’un puzzle complexe qui s’avère en fin de compte assez fascinant. Si tout semble s’emballer au cours de la dernière centaine de pages, l’auteur parvient à garder un rythme cohérent et intelligible jusqu’au point final. Quant aux questions restées en suspens, il faudra compléter cette lecture par celle de Pyramides… ou attendre un prochain livre.

Tabor

Tabor, facilement repérable à sa couverture turquoise, est un premier roman – à la fois de l’autrice, mais aussi de sa maison d’édition –, qui annonce s’inscrire dans les genres de « [l’]anticipation queer ou [la] rêverie gothique ». Tabor, c’est aussi et surtout le nom du village reculé et post-effondrement d’où émaneront les voix et personnages qui le composent. En ce lieu isolé (sur)vit une communauté constituée de reclus tentant d’avancer hors des normes du « monde d’avant » et où nous rencontrons rapidement Mona et Pauli, un couple de femmes s’étant réfugiées ici après un déluge dévastateur. Si elles y arrivent unies, peu à peu, le désir (et l’absence de désir) de progéniture et de famille menace leur union… Sans naïveté dans le récit, nous comprendrons très rapidement que l’autosuffisance n’est pas de mise, et que le village tient par l’irruption régulière d’envoyés casqués échangeant mesures vitales contre rations. Par la suite, l’arrivée de nouvelles figures menacera en profondeur le village et sa relative tranquillité, y apportant trouble et doute autour de la société perdurant au dehors.

Tabor aurait pu sentir le réchauffé côté post-apo, et s’il n’est pas exempt de défauts de rythme ou d’imperfections de premiers romans, c’est par l’écriture travaillée et toute particulière que Phoebe Clarke tire son épingle du jeu, faisant fi de toute naïveté sur la façon souvent inventive et parfois désastreuse dont ces citadins pourraient s’accommoder d’un retour à une vie plus rudimentaire. Le roman n’omet pas non plus de décortiquer le besoin d’entraide et le remodelage des relations entre chaque individu d’un groupe ainsi soudé. Aussi Tabor nous entraîne-t-il avec plaisir et inquiétude dans un village de bric et de broc, profondément humain en ses failles comme en ses qualités, qui pourrait exister en marge de certains récits d’anticipation de ces dernières années – on pensera notamment à Viendra le temps du feu de Wendy Delorme ou Bâtir aussi des Ateliers de l’Antémonde. Phoebe Hadjimarkos Clarke compose ainsi un premier roman aux nombreuses voix qui tient aussi bien – et il faut le reconnaître – de l’anticipation que d’une rêverie aux lisières d’un gothique… troublant en sa fin. À découvrir, malgré un tirage confidentiel.

Le Mont Arafat

Initialement paru en 2014, Le Mont Arafat entre tout à fait dans la catégorie des OLNI (Objet Littéraire Non-Identifié) en prenant l’apparence d’un petit roman déroutant, composé comme un collage psychédélique, protéiforme, où le sens semble nous échapper tout en étant manifestement omniprésent.

Œuvre de fin du monde, aux morts innombrables, aux destins tragiques, aux références nombreuses (et lovecraftiennes à n’en pas douter) et à l’humour noir indéniable, c’est un livre qui se picore avec un mélange d’enthousiasme et de surprise frôlant parfois l’incompréhension. C’est aussi une œuvre qui flirte avec une poésie de l’effondrement.
Si l’on tente de rationnaliser, bien sûr, des chapitres se répondent, des protagonistes se retrouvent ici ou là, un film se tourne, un serial killer trouve refuge non loin, et la chronologie bien qu’éclatée semble se constituer entre plusieurs événements, et les dieux, déesse et autres divinités (toujours inscrites sous cette forme barrée) étendent sans nul doute leur ombre furieuse et folle sur plusieurs chapitres et personnages… et le Mont Arafat agit là comme un aimant, qui agrège cette somme d’histoires, de fins du monde plus ou moins importantes, de discours, de rencontres et de cultes, dans une composition hallucinée, captivante, et certainement efficace.

Dire que j’aurais compris Mont Arafat serait mentir ; j’ai néanmoins apprécié cette lecture, dans laquelle il n’est pas obligatoire de comprendre chaque référence. En soi, se laisser ici porter par l’expérience active ou contemplative de lecture et de langue vaut déjà le détour. Aussi, merci à Mike Kleine, son traducteur et aux éditions de l’Ogre d’avoir osé nous proposer ce voyage vers le Mont Arafat, aussi recommandable qu’indescriptible.

Dans la maison rêvée

Après le recueil Son corps et autres célébrations paru il y trois ans aux éditions de l’Olivier, Carmen Maria Machado nous revient avec un récit hybride, roman protéiforme et percutante prouesse littéraire, mis au diapason de l’autofiction. Pourquoi en parler dans Bifrost ? Parce que, certes, Machado s’est formée sur les bancs de l’atelier d’écriture Clarion, spécialisé en Imaginaire, mais aussi parce qu’elle utilise de nombreux codes de genre pour amener son propos. L’autrice élabore un roman « À façon » où chaque chapitre emprunte tour à tour à un type de récit différent, où la science-fiction, le jeu de rôle, la fantasy, l’horreur et le fantastique sont convoqués au même titre que la romance, le roman picaresque, le polar… tout en conservant une unité narrative, linéaire tant qu’émotionnelle, toute en tension vers l’angoisse.

Utiliser ces nombreux codes littéraires permet à la narratrice (Carmen Maria Machado elle-même) de (nous) faire (re)vivre une relation particulièrement abusive avec une autre femme, et par là même de briser quelques tabous, notamment liées aux relations lesbiennes. En cela le chapitre « en forme de prologue » qui ouvre le roman est éclairant sur l’optique adoptée par Machado et donne une tonalité au roman qui prend alors valeur de mémoires – au sens autobiographique du terme –, de témoignage, d’archive.

Tout en menant avec brio ce jeu littéraire, la narratrice nous entraîne dans ses pas, de la rencontre aux plus sombres moments de sa relations (quelques chapitres sont particulièrement chargés) et crée avec nous une distance, un recul salvateur, autant qu’une complicité, une appréhension dans l’effroi. Ce récit ne s’embarrasse pas de faux semblants et compose via l’inquiétude, la certitude de l’horreur en composition, un quasi huis-clos des plus angoissants, nous plaçant comme témoins d’un piège qui se referme sous nos yeux et dont elle souhaite nous dévoiler les filets — coûte que coûte. En utilisant la littérature, ses nombreux codes – et très certainement tout son talent –, Carmen Maria Machado dévoile et montre la force des procédés à l’œuvre opposant ce qu’on se raconte et ce que l’on vit.

En somme, Dans la maison rêvée est un roman bouleversant, une œuvre qui tire sa puissance de l’utilisation et détournement de codes littéraires, des plus populaires aux plus académiques. Carmen Maria Machado, en toute franchise, donne à voir un impensé : les violences au sein de couples lesbiens. Elle nous fait vivre cette réalité largement ignorée, quasi tabou, des plus dérangeante quant à nos préjugés. Ce faisant elle s’inscrit dans la lignée de grandes autrices telles Dorothy Allison ou Maggie Nelson, mais aussi Lisa Tuttle ou Shirley Jackson, dans cette œuvre se situant aux lisières du genre, de la réalité, du témoignage et du roman.

La Chose venue des étoiles

Robert Bloch fut l’un des plus fervents admirateurs de H.P. Lovecraft. Il lui écrit pour la première fois en 1933 alors qu’il n’a que quinze ans et leur correspondance se poursuit pendant quatre ans jusqu’à la mort de l’écrivain de Providence. Bloch est connu du grand public pour ses romans policiers, avec notamment Psychose (1959), adapté au cinéma par Alfred Hitchcock en 1960, puis Gus Van Sant en 1998. Mais c’est sous l’influence et les conseils de Lovecraft qu’il débute sa carrière en publiant ses premières nouvelles dans la revue Weird Tales dès 1935. Les éditions Mnémos consacrent le recueil La Chose venue des étoiles à ces textes lovecraftiens. L’ouvrage est publié sous la direction de Patrick Mallet et reprend en grande majorité les traductions de Philippe Poirier (Les Mystères du ver, Oriflam, coll. « Nocturnes », 1998). Les vingt-quatre nouvelles présentées ont été écrites entre 1935 et 1961. Patrick Maillet a révisé l’ensemble des traductions et y ajoute trois inédits : « La Mort est un éléphant », « L’Île Noire » et « Philtre d’amour ». Certains textes sont bien connus, parfois sous d’autres noms, comme la nouvelle éponyme « La Chose venue des étoiles », précédemment publiée sous le titre « Le Visiteur des étoiles », « Le Tueur stellaire », « Le Rôdeur des étoiles » ou encore « Le Démon venu des étoiles ». Voilà qui n’aide pas les bibliographes. Le recueil organise les nouvelles en trois parties : les collaborations avec Lovecraft (trois nouvelles), le cycle égyptien (sept) et les récits du mythe (les autres). Seul « Les Serviteurs de Satan » a réellement bénéficié de la collaboration de Lovecraft, et le texte est accompagné d’une introduction de Robert Bloch qui détaille les interventions du maître. Le reste relève de l’influence, qui pour certains textes se montre écrasante, tandis que pour d’autres (« La Crique de la terreur », « L’Île noire » et « Philtre d’amour »), on s’interroge sur leur présence dans ce recueil tant ils sont éloignés du sujet.

Dans l’ensemble, il faut bien avouer qu’on peine à être ébloui par la plume du jeune Bloch, qui se tient loin des fulgurances stylistiques de son modèle. L’intérêt du recueil repose essentiellement sur l’association des textes au nom de Lovecraft et sur les apports de Bloch au mythe. « La Chose venue des étoiles » doit sa renommée au fait que Bloch y tue Lovecraft. Celui-ci lui a rendu la monnaie de sa pièce dans la nouvelle « Celui qui hantait les ténèbres », qui réserve un sort funeste à un certain Robert Blake. Bloch récidive alors dans « L’Obscur ». C’est dans la partie qui regroupe les récits se rapportant mythe que les amateurs trouveront le plus de matière. On y lit les textes dans lesquels Bloch a introduit ses plus célèbres créations : le De Vermis Mysteriis, ou les Mystères du Ver, et Le Culte des goules du comte d’Erlette. On y croise de nombreuses références au mythe à travers des mentions au Necronomicon et à des créatures inventées par Lovecraft ou d’autres. Ainsi, on lira La Chose venue des étoiles pour Lovecraft plus que pour Robert Bloch.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug