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Trilogie de la probabilité

0.5. - « Les Fleurs de la prison d’Aulite » (« The Flowers of Aulit Prison » , 1996, novella traduite de l’américain par Michelle Charrier - dernière parution VF : Bifrost n° 17, 2000)

1. - Réalité partagée (Probability Moon, 2000, roman traduit de l’américain par Monique Lebailly - dernière édition VF : Pocket « SF », 2004)

2. - Artefacts (Probability Sun , 2001, roman traduit de l’américain par Monique Lebailly - dernière édition VF : Pocket « SF », 2004)

3. - Les Faucheurs (Probability Space , 2002, roman traduit de l’américain par Monique Lebailly et Florence Dolisi - dernière édition VF : Pocket « SF », 2005)

 

Parue de 2000 à 2002 en version originale, cette trilogie dite de « la Probabilité » s’inspire de l’excellente nouvelle « Les Fleurs de la prison d’Aulite » écrite quelques années auparavant. Space opera, hard science, anthropologie, philosophie, physique quantique, biologie animale ou végétale… tout est rassemblé dans ce triptyque qui se mérite.

xxiie siècle après J.-C. Les Terriens découvrent au sein du système solaire un tunnel spatial abandonné par une race probablement disparue depuis longtemps. Ce fruit d’une technologie mystérieuse fonctionne, et n’est que le premier d’une longue série tentaculaire qui leur ouvre la porte des étoiles…

Une soixantaine d’années plus tard : les humains ont exploré une bonne partie de l’univers désormais connu, essaimant des colonies au gré des quelques planètes visités, échangeant avec des civilisations extraterrestres… mais révélant aussi au passage leur pire ennemi, les Faucheurs, une espèce agressive et xénophobe. Suite à cette rencontre, la guerre a été déclarée, et humains et Faucheurs s’affrontent régulièrement depuis des années dans des combats spatiaux meurtriers. Jusqu’au jour où les Faucheurs prennent une avance technique inexplicable. Les gouvernements humains (bien sûr militaires) décident alors de lancer une expédition vers la planète Monde, dont l’une des lunes semble être issue de la même technologie énigmatique que les tunnels. Sous couvert d’une recherche anthropologique, militaires et scientifiques sont envoyés dans ce système lointain. Tandis que physiciens, exobiologistes, géologues et autres spécialistes se lient avec les populations locales, les soldats en orbite étudient l’objet – qu’ils finiront par détruire dans leur désir de se l’approprier à tout prix.

Quand les membres de l’équipe en poste sur la planète découvrent une deuxième sphère de petite taille, ils supposent que les êtres vivants de Monde ont évolué en fonction des ondes émises par cet artéfact qui crée des champs de probabilités quantiques. Car les autochtones vivent dans une utopie pacifique. Nulle violence n’est autorisée, tout conflit entraînant chez ceux qui le vivent une migraine effroyable. Les Mondiens existent selon le principe de Réalité partagée ; tout être qui la bafoue en valorisant son individualité au détriment du groupe est déclaré irréel, et condamné à une vie douloureuse de paria en attendant la mort.

Peu à peu, militaires et scientifiques devinent aussi le potentiel destructeur de l’artéfact restant. Malheureusement, les Faucheurs possèdent eux aussi une telle arme. Doutes et craintes grandissent quand on comprend que deux artéfacts, réglés sur la configuration la plus extrême au sein d’un même système, peuvent provoquer un effondrement de l’espace-temps et détruire l’univers. Humains et Faucheurs ont maintenant le pouvoir de remporter la guerre, mais surtout celui de créer le Néant. Qui gagnera au bluff ?

Peut-être le lecteur, s’il réussit à se perdre dans cette trilogie. Car si les tomes sont inégaux dans leur traitement, chacun peut cependant y trouver son plaisir. Qu’elle soit davantage portée sur les aspects scientifiques et philosophiques (Réalité partagée), que sur les problèmes éthiques, sociologiques et linguistiques causés par les contacts entre civilisations étrangères à la technologie avancée ( Artefacts), ou encore sur les actions et conflits politiques typiques du space opera (Les Faucheurs ), chaque partie de ce triptyque est cohérente en elle-même ou dans le tableau dessiné. Peu importe que certains passages semblent impénétrables, les détails sont savoureux pour qui sait y goûter. Que l’on comprenne cette hard science éclairée et très documentée ou pas, il est toujours possible de se laisser bercer par l’exotisme d’un langage technique précis et par les images qu’il invoque. Même si, avec un peu de cynisme, on pourrait regretter un méchant presque caricatural, qui demeure l’étranger aux intentions hostiles, et une humanité somme toute assez primaire dans sa réponse. Même si les personnages, attachants par bien des aspects, restent assez simplistes. Même si l’on y retrouve les motifs vus et revus d’une SF plus traditionnelle.

Un récit intéressant, donc, proposant beaucoup de bonnes idées, développant beaucoup de longueurs aussi, et qui, au final, même s’il n’est pas mémorable, fait passer un bon moment.

Les Hommes dénaturés

Initialement publié en France en 2001 par le regretté Jacques Chambon dans la non moins regrettée collection « Imagine » des éditions Flammarion, Les Hommes dénaturés est le dixième roman de Nancy Kress (1998 en VO).

Au tournant des années 2030, le Retournement tant redouté s’est produit : la pyramide des âges s’est inversée, le nombre de décès a dépassé le celui des naissances. En cause, un taux de natalité en chute libre, conséquence directe d’un environnement de plus en plus pollué et de perturbateurs endocriniens omniprésents. Naturellement, le visage du monde s’en trouve bouleversé ; la jeunesse devient le bien le plus précieux des sociétés occidentalisées (comme souvent chez Kress, le prisme est très américano-centré), la moindre naissance est un événement, la tentation du trafic d’enfant est plus qu’une tentation, et l’adoption d’animaux explose – triste pis-aller pour des couples en mal d’amour filial.

C’est dans semblable contexte que Shana Walders, jeune appelée au caractère de cochon désireuse de faire carrière dans l’armée, effectue une intervention de sécurisation suite à un incendie provoqué par le déraillement d’un train. Au cours de l’opération, elle aperçoit un fuyard les bras chargés de petits singes, des animaux dont Shana jurerait qu’ils sont dotés d’un visage… humain. Virée de l’armée alors qu’elle tentait de révéler sa découverte au plus grand nombre par le biais d’une commission véreuse, la grande gueule au langage de charretier ne compte pas en rester là et entreprend de mener sa propre enquête. D’autant que peu après, lors d’une soirée désœuvrée avec quelques copines militaires qui vire à la castagne homophobe, elle reconnaît, en la personne d’un des agressés, le visage aperçu sur les singes… S’intriquent alors trois lignes narratives, celle de Shana, celle du danseur Cameron Utuli, l’homosexuel agressé (Kress renouant ici avec l’une de ses grandes passions, la danse classique, domaine qui offre le cadre à, ou teinte nombre de ses récits), et celle de Nick Clementi, riche médecin au bras long mais sur le point de mourir, qui décide d’aider Shana.

Les Hommes dénaturés est un condensé de Nancy Kress. Futur proche. Questions sociétales. Bio-ingénierie et magouilles à tous les étages. Et ce jusque dans les travers de l’auteur (et ses marottes). Car si le roman ne manque pas de rebondissements, tous les personnages ne bénéficient pas du même traitement et on frôle parfois la caricature. Le roman, pourtant court, patine ça et là, et le récit aurait sans doute gagné à se resserrer sur l’une ou l’autre des lignes narratives (Shana Walders, bien entendu). L’auteure, définitivement plus à son aise dans le format du court roman ou de la novella, aurait à coup sûr accouché d’un texte plus nerveux, plus dynamique, tout en gommant l’aspect un rien caricatural déjà évoqué.

Reste un techno-thriller fréquentable, distrayant et non exempt de questions pertinentes, sans doute parfois desservi par une traduction un poil trop sage. Il y a bien longtemps (en 2002, dans le Bifrost 25), notre collaborateur hissait Les Hommes dénaturés au niveau du Feu sacré de Bruce Sterling. On s’autorisera ici un peu moins d’enthousiasme.

Characters, Emotion & Viewpoint

[Critique commune à Beginnings, Middles & Ends et Characters, Emotion & Viewpoint.]

Outre ses créations littéraires, Nancy Kress a publié divers essais, parmi lesquels certains sont consacrés à l’écriture, notamment Beginnings, Middles & Ends et Characters, Emotion & Viewpoint, qui traduisent deux intentions radicalement différentes en dépit de titres proches. De fait, les deux ouvrages témoignent d’un inégal intérêt.

Beginnings, Middles & Ends relève plutôt de l’essai théorique dans la mesure où il se focalise sur les trois moments clés qui donnent son titre à l’ouvrage. Nancy Kress consacre quelques lignes très réalistes à l’activité d’éditeur, à ses conditions de travail qui l’obligent à aller directement à l’essentiel. L’éditeur est en général le premier lecteur professionnel, d’autant plus exigeant qu’il permettra ou pas à l’auteur de toucher son lectorat. D’où l’importance de vrais début, milieu et fin qui structurent le récit. Ils constituent un pacte avec le lecteur, et une promesse à tenir jusqu’au bout. Nancy Kress distingue avec pertinence la fin d’un récit – là où donc il s’interrompt, et qui peut être le fait de circonstances autres que celles attachées à la création – de là où il s’achève, voire même d’un dénouement ultérieur qui viendrait confirmer ou nuancer l’achèvement. Dans tous les cas, « Deus ex machina n’est pas un compliment ». La volonté de l’auteur est toutefois contrainte par la cohérence de l’ensemble du récit, et par les attentes du lecteur, ou plutôt de cette variété qu’est le lectorat qui diffère d’un sujet à l’autre selon des facteurs sociaux, politiques, religieux, mais également selon ses lectures passées et maintes autres considérations.

Characters, Emotion & Viewpoint ne s’adresse pas à l’écrivain confirmé, ni même à un auteur débutant, mais à quelqu’un qui souhaite écrire. Ce que confirme la dédicace adressée aux «  auteurs du futur ». À partir de là, les conseils s’apparentent trop souvent à des vérités simples, du style « l’eau mouille », des avis qui ne sont pas faux en soi mais un peu courts. Qu’on en juge : il faut s’inspirer de personnages mais s’en démarquer ; s’intéresser à leur devenir  ; respecter leur cohérence tout en introduisant des ruptures. Et du côté de l’apprenti auteur : suivre les règles tout en faisant confiance en son intuition, et le fameux « show, don’t tell ». Remarquons, sans que ce soit une critique mais afin de prévenir le lecteur de Bifrost, que quatre pages uniquement sont consacrées à la science-fiction et à la fantasy, mais autant à la seule littérature western.

L’intérêt est donc bien partagé. On peut douter de la réelle pertinence de Characters, Emotion & Viewpoint, qui trop souvent fait penser à ces manuels typiquement américains promettant d’inculquer l’art de vous faire des amis ou de vous transformer en spécialiste du management. Beginnings, Middles & Ends est d’une lecture plus enrichissante, mais s’adresse plutôt à ceux qui ont déjà écrit, sans considération de la qualité du résultat et de sa diffusion.

Reste que l’on peut préférer à l’ensemble Le Langage de la nuit d’Ursula K. Le Guin (Aux Forges de Vulcain, 2016) et Écriture : mémoire d’un métier (Le Livre de Poche), de Stephen King, qui satisfont davantage les attentes théoriques et pratiques…

Beginnings, Middles & Ends

[Critique commune à Beginnings, Middles & Ends et Characters, Emotion & Viewpoint.]

Outre ses créations littéraires, Nancy Kress a publié divers essais, parmi lesquels certains sont consacrés à l’écriture, notamment Beginnings, Middles & Ends et Characters, Emotion & Viewpoint, qui traduisent deux intentions radicalement différentes en dépit de titres proches. De fait, les deux ouvrages témoignent d’un inégal intérêt.

Beginnings, Middles & Ends relève plutôt de l’essai théorique dans la mesure où il se focalise sur les trois moments clés qui donnent son titre à l’ouvrage. Nancy Kress consacre quelques lignes très réalistes à l’activité d’éditeur, à ses conditions de travail qui l’obligent à aller directement à l’essentiel. L’éditeur est en général le premier lecteur professionnel, d’autant plus exigeant qu’il permettra ou pas à l’auteur de toucher son lectorat. D’où l’importance de vrais début, milieu et fin qui structurent le récit. Ils constituent un pacte avec le lecteur, et une promesse à tenir jusqu’au bout. Nancy Kress distingue avec pertinence la fin d’un récit – là où donc il s’interrompt, et qui peut être le fait de circonstances autres que celles attachées à la création – de là où il s’achève, voire même d’un dénouement ultérieur qui viendrait confirmer ou nuancer l’achèvement. Dans tous les cas, « Deus ex machina n’est pas un compliment ». La volonté de l’auteur est toutefois contrainte par la cohérence de l’ensemble du récit, et par les attentes du lecteur, ou plutôt de cette variété qu’est le lectorat qui diffère d’un sujet à l’autre selon des facteurs sociaux, politiques, religieux, mais également selon ses lectures passées et maintes autres considérations.

Characters, Emotion & Viewpoint ne s’adresse pas à l’écrivain confirmé, ni même à un auteur débutant, mais à quelqu’un qui souhaite écrire. Ce que confirme la dédicace adressée aux «  auteurs du futur ». À partir de là, les conseils s’apparentent trop souvent à des vérités simples, du style « l’eau mouille », des avis qui ne sont pas faux en soi mais un peu courts. Qu’on en juge : il faut s’inspirer de personnages mais s’en démarquer ; s’intéresser à leur devenir  ; respecter leur cohérence tout en introduisant des ruptures. Et du côté de l’apprenti auteur : suivre les règles tout en faisant confiance en son intuition, et le fameux « show, don’t tell ». Remarquons, sans que ce soit une critique mais afin de prévenir le lecteur de Bifrost, que quatre pages uniquement sont consacrées à la science-fiction et à la fantasy, mais autant à la seule littérature western.

L’intérêt est donc bien partagé. On peut douter de la réelle pertinence de Characters, Emotion & Viewpoint, qui trop souvent fait penser à ces manuels typiquement américains promettant d’inculquer l’art de vous faire des amis ou de vous transformer en spécialiste du management. Beginnings, Middles & Ends est d’une lecture plus enrichissante, mais s’adresse plutôt à ceux qui ont déjà écrit, sans considération de la qualité du résultat et de sa diffusion.

Reste que l’on peut préférer à l’ensemble Le Langage de la nuit d’Ursula K. Le Guin (Aux Forges de Vulcain, 2016) et Écriture : mémoire d’un métier (Le Livre de Poche), de Stephen King, qui satisfont davantage les attentes théoriques et pratiques…

L'une rêve, l'autre pas

1. - Beggars in Spain, 1993, roman inédit en français

1.5. - « Méfiez-vous du chien qui dort… » (« Sleeping Dogs » , 1999, novella traduite de l’américain par Marianne Thirioux, dernière édition VF : Horizons lointains, J’ai Lu « SF », 2005)

2. - Beggars and Choosers, 1994, inédit en français

3. - Beggars Ride, 1996, inédit en français

 

L’histoire débute en 2008, une époque où une invention a permis l’accès à une source d’énergie illimitée et gratuite. Le riche Roger Camden veut le meilleur pour son héritière. Justement, une modification génétique in vitro permet de se passer du sommeil, temps « perdu » occupant le tiers d’une vie. Mais l’épouse de Camden tombe enceinte de jumelles hétérozygotes : Leisha est une Non-Dormeuse, Alice est normale. Leisha aura tout le loisir pour apprendre plus de choses et briller en société ; Alice sera normale. Qui plus est, effet secondaire de la modification génétique, les Non-Dormeurs vivront plus longtemps. Tandis que Leisha et Alice s’éloignent l’une de l’autre, la société se met à craindre les Non-Dormeurs et leurs meilleures capacités… Pourtant, ceux-ci ne visent pas autre chose qu’aider leurs semblables. C’est là l’intrigue de L’une rêve, l’autre pas, court roman couronné par les prix Asimov’s, Hugo et Nebula ainsi qu’un Grand Prix de l’Imaginaire – excusez du peu. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : comme souvent chez Nancy Kress, cette novella originelle a donné lieu à un roman, Beggars in Spain, dont L’une rêve, l’autre pas constitue le premier quart. Ce roman nous amène dans la seconde moitié du xxie siècle : le fossé entre les riches Non-Dormeurs et les autres humains ne cesse de se creuser. Face à la haine dont ils sont victimes, les Non-Dormeurs finissent par se retirer dans une zone sanctuaire des USA avant de fuir dans l’espace, à bord de l’orbitale Sanctuaire ; sur Terre, Leisha, persuadée que Dormeurs et Non-Dormeurs forment toujours une même espèce, tente toujours de promouvoir l’harmonie. À bord de Sanctuaire, dirigé d’une main de fer par Jennifer Sharifi, les Non-Dormeurs continuent d’expérimenter, jusqu’à créer des Non-Dormeurs améliorés, plus intelligents encore : les Supers. Lorsque Sanctuaire veut déclarer son indépendance, la chute de Sharifi viendra de Miranda, sa fille améliorée.

Beggars and Choosers débute quelques années plus tard, au début du xxiie siècle. La population des USA se divise désormais entre Non-Dormeurs (habitant tous Sanctuaire), donkeys génétiquement modifiés (mais pas insomniaques), et livers normaux, qui forment le gros de la société. Le roman délaisse Leisha Camden pour se concentrer sur trois autres personnages : Billy Washington, un liver vieillissant, Diana Covington, donkey qui travaille pour une organisation gouvernementale chargée de réguler les modifications génétiques, et Drew Arlen, artiste et amant de Miranda Sharifi. Face aux inégalités grandissantes, les Supers menés par Miranda finissent par répandre une invention altérant génétiquement tous ceux qu’elle touche : ils deviennent autotrophes. Le but, rendre tout un chacun autonome. L’idée est louable mais prouve ses limites dans Beggars Ride , situé au début des années 2120. Les USA, en voie de désagrégation, sont parcourus par des tribus de livers autarciques. Miranda et Jennifer Sharifi, désormais sortie de prison, continuent de s’opposer. On suit dans ce dernier volume Jackson Aronow, médecin que le changement provoqué par Miranda a privé de patients, et sa sœur Theresa, jeune femme asociale qui refuse obstinément le changement. Quel avenir reste-t-il pour l’humanité ?

En 1999, Nancy Kress a ajouté un nouveau chapitre à sa trilogie, sous la forme d’une novella incluse au sein de l’anthologie Horizons lointains réunie par Robert Silverberg. Avec « Ne réveillez pas le chien qui dort… », l’auteure s’intéresse à un aspect inexploré de « Sleepless  » : les animaux génétiquement modifiés. Lorsque la petite Precious est tuée par un chien non-dormeur, la vie de sa grande sœur Carol Ann en est bouleversée à jamais. Pourquoi ? Comment ? Elle va tout tenter pour retrouver les responsables et obtenir des réponses à ses questions brûlantes… jusqu’à croiser le chemin de Jennifer Sharifi.

Le premier roman tire son titre d’une réflexion que se fait Leisha : on croise un mendiant en Espagne, on accepte volontiers de lui donner un sou. Six mendiants, oui, on leur donnera aussi une petite pièce. Mais cent mendiants ? Non, c’est sûr. Néanmoins, c’est occulter une partie de la réalité : l’Espagne n’est pas peuplée que de mendiants. Mendiants, gens fortunés, etc., tous font partie d’un écosystème. Le premier roman de la trilogie « Sleepless » propose des pistes de réflexion sur l’égoïsme rationnel d’Ayn Rand (développé dans La Grève, ouvrage récemment paru aux Belles Lettres et critiqué dans notre précédente livraison) et l’anarchisme des Dépossédés d’Ursula Le Guin. A-t-on besoin d’une élite super-intelligente et immortelle pour nous guider ? Mais que valent les bonnes intentions face à l’inertie crasse des gens ? Quelles conséquences morales pour les modifications génétiques ? A-t-on le droit de modifier nos semblables, pour leur bien, peut-être, mais sans requérir leur avis ?

Des plus intéressante sur le papier, la trilogie «  Sleepless » peine cependant à passionner. Si les quatre novellas composant Beggars in Spain se lisent avec un plaisir certain, les deux romans suivants prouvent surtout que Nancy Kress est bien plus à l’aise sur la distance du court roman (ce que confirme « Ne réveillez pas le chien qui dort… »). Personnages falots, enjeux distants : trop souvent l’encéphalogramme reste plat. Dommage. Reste L’une rêve, l’autre pas, un texte important, qu’on ne se privera pas de lire et relire.

La Flûte ensorceleuse

Sorti outre-Atlantique en 1985, La Flûte ensorceleuse est le deuxième roman de Nancy Kress, après Le Prince de l’aube. Tous deux relèvent (plus ou moins) de la fantasy médiévale et mettent en scène un personnage central féminin, fait assez peu commun pour l’époque. Dans La Flûte ensorceleuse, Fia est montreuse d’histoires itinérante. Elle divertit les puissants en faisant apparaître des fables de la brume qui naît entre ses mains. Son talent, assez pauvre, lui permet cependant de gagner sa vie et d’élever son fils, Jorry. Le roman s’ouvre in medias res : Fia vient d’ingérer les drogues qui permettront à son don de s’exprimer avant de donner une représentation devant le roi de Veliano, royaume qui connaît une prospérité aussi soudaine qu’inattendue grâce aux gisements de pierres précieuses récemment découverts. Le spectacle prend un tour surprenant quand l’histoire qu’elle conte échappe à Fia, déclenchant l’hostilité de la cour, et qu’elle découvre la présence de Brant d’Erdulin, son amour de jeunesse. Ce dernier apprend bien vite qu’il est le père de Jorry et le fait enlever autant par représailles que par calcul. Bien meilleur qu’elle dans l’utilisation de son pouvoir, il n’est pas pour autant responsable du fiasco de la démonstration de Fia. À la cour du roi Rofdal, l’arrivée imminente d’un héritier exacerbe les tensions. Léonore, troisième épouse, compte bien enfanter un fils et raffermir son emprise sur son époux. Lors de la seconde représentation, Fia met en scène la quête d’une flûte magique, alors même que les envoûteurs sont punis de morts, leurs corps écorchés pendus par les pieds à la vue de tous. Piégée par son art qui lui échappe, manipulée par Léonore et perturbée par les sentiments qu’elle porte encore à Brant, Fia ne peut fuir et tente d’agir avec ses faibles moyens. Son salut dépend entièrement de l’utilisation de la magie, or elle manque cruellement de talent en la matière. À cette impression d’impuissance, renforcée par une narration à la première personne qui restreint le propos et occulte les motivations – pourtant très transparentes – des autres personnages, s’ajoute une ligne narrative essentiellement sentimentale. Si Nancy Kress se révèle pertinente sur le thème de la maternité et de l’amour filial, elle échoue à rendre crédible la relation entre Brant et Fia : cousue de fil blanc, oscillant entre romantisme immature et élans délétères, elle agace et finit par perdre le lecteur. Une lecture dispensable, donc, pour qui souhaite découvrir ou approfondir l’œuvre de Nancy Kress – des textes de l’auteure bien plus essentiels ont été traduits ces dernières années.

Le Prince de l'aube

Publié originellement en 1981, le tout premier roman de Nancy Kress, Le Prince de l’aube, paraîtra seulement onze ans plus tard en français. Curieux roman que celui-ci, bien éloigné de ce à quoi l’auteure américaine nous habituera par la suite – à savoir une science-fiction teintée de hard science. De fait, il s’agit ici de fantasy. Si les premières pages laissent imaginer une veine humoristique pré-Pratchett, la suite nous détrompe vite. Dans un monde qui ressemble au nôtre sans l’être pour autant, la jeune princesse Kirila, héritière du royaume de Kiril, décide de se lancer dans une Quête (la majuscule est de mise) au long cours : celle du cœur du monde. Où est-il ? Qu’y trouve-t-on ? Personne ne le sait. Bien vite, Kirila croise celui qui deviendra son compagnon de route : Chessie, labrador au pelage violet, autrefois un prince avant qu’un sorcier ne le métamorphose en canidé. Ensemble, Chessie et Kirila vont arpenter le monde de long en large, faisant des rencontres étranges et inattendues – le petit peuple des Quirks aux différentes saveurs, au cœur du monde à leur manière particulaire, l’inquiétante magicienne Polly Stark, ou encore le jovial prince Larek, amateur de joutes. C’est ce dernier que Kirila décide d’épouser, au grand dam de Chessie, qui préfère prendre la poudre d’escampette. Là s’achève la première partie du roman. La seconde débute vingt-cinq ans plus tard, avec le retour du labrador enchanté : après le décès de Larek, Kirila reprend le fil de sa Quête, décidée pour de bon à trouver le cœur du monde. Mais la princesse a vieilli et Chessie a pris goût à sa nature canine…

À vrai dire, ce Prince de l’aube consiste moins en un texte de pure fantasy qu’une métaphore à peine déguisée d’une vie humaine – plus exactement de la vie d’une femme – où chaque rencontre revêt les atours de l’allégorie. Une vie, donc. Le goût juvénile de l’aventure et le plaisir des découvertes sont relégués au placard après les émois du mariage ; il faut attendre longtemps avant de pouvoir repartir, mais le temps joue désormais contre vous. Et puis, quel est l’intérêt de la Quête ? Ne risque-t-on pas la déception une fois celle-ci accomplie ? Le voyage n’a-t-il pas plus d’intérêt que la destination ? Enfin, qu’y a-t-il au cœur du monde, si ce n’est soi-même ? Kirila perdra bon nombre d’illusions et de croyances en chemin mais sortira grandie de ces épreuves. Roman picaresque autant que réflexion sur les passions et le sens d’une vie, Le Prince de l’aube se révèle une étrange aventure, quelque peu décousue et imparfaite, mais d’une lecture agréable – le ton doux-amer, touchant, en fin de compte, y joue pour beaucoup, tout comme la fin, étrangement émouvante. On aurait tort de le dédaigner.

Zero K

Comme nombre d’auteurs américains modernes, Don DeLillo s’essaye à son tour à la science-fiction. Enfin… pas si l’on en croit la quatrième de couverture d’Actes Sud, où l’on parle d’un voyage « à travers des images puissamment inédites qui évacuent celles de la science-fiction pour mieux reformuler toutes les questions  ». Le lecteur de littérature générale peut donc ouvrir le roman en toute quiétude : Zero K n’est pas vraiment de la science-fiction. Nous voici rassurés…

Voyons donc de quoi parle cette histoire réaliste : un jeune homme, Jeffrey, est réclamé par son père, le milliardaire Ross Lockhart, pour venir assister à la mort de sa belle-mère, Artis. Jusque-là, rien que du très ordinaire. À ceci près qu’Artis a choisi de mourir pour être cryogénisée et renaître dans un monde nouveau, un monde d’après où tout serait différent. Au sein d’un complexe perdu quelque part entre le Caucase et la mer Noire, Ross a investi des milliards pour participer à l’immense (et dément) projet de cryogéniser des êtres humains pour sauvegarder une humanité courant depuis des années à sa perte. Mieux encore, cette entreprise pharaonique se propose de redéfinir la société, le langage et le système de croyance. On inculque aux sujets une nouvelle langue universelle et on leur enseigne une philosophie toute neuve appelée Convergence – ici, on se demande comment Actes Sud peut tenter de faire croire au lecteur que Zero K n’est pas un récit de science-fiction.

Reste que pour ceux qui se fichent des étiquettes, le nouveau roman de DeLillo s’avère passionnant. L’auteur américain, à travers la cryogénisation, redéfinit la mort comme une nouvelle existence. On ne meurt plus, mais on passe vers un autre univers qui n’existe pas encore. Guidé par Jeffrey, personnage au moins aussi froid que le style de DeLillo, on pénètre dans un complexe inquiétant où la vie semble irrésistiblement attirée vers le néant. L’humain devient ici sujet d’abstractions, l’existence même est dépouillée jusqu’à la moelle pour n’en laisser que des concepts intemporels, des philosophes et artistes modernes dissertent sans fin sur l’avenir de l’homme… et le monde se meurt à travers des écrans de télévision.

Le romancier met en parallèle la mort de notre planète, crevant littéralement sous les guerres, les catastrophes naturelles et la pollution, et la mort de l’être humain, incapable de trouver sa place dans une société devenue complètement artificielle. Hanté par les mannequins sans vie qui parsèment le complexe, le narrateur n’arrive plus à se définir lui-même qu’en nommant ce qui l’entoure. Il faut des noms pour exister, il faut des étiquettes pour avoir une contenance. Tout semble couler dans ce futur que l’on ne voit que par écrans interposés, et Jeffrey tente de s’accrocher à la dernière parcelle d’avenir qu’il comprend encore : le langage. C’est aussi par le langage que le nouveau monde qui attend les personnes cryogénisées se doit de tout changer, grâce à lui l’humanité prendra un nouveau départ. Certainement meilleur. Il faut absolument qu’il le soit.

Dans cette bulle hors du temps, Don DeLillo fascine autant qu’il repousse, avec cette froideur clinique qui semble ausculter ses personnages, les disséquer lentement pour les exposer les entrailles à l’air. Malheureusement, il choisit par la suite de revenir dans le monde réel, de s’embarquer dans une histoire entre Jeffrey et une autre femme avant de réaliser que la chose n’a pas grand intérêt et de revenir au cœur du sujet pour confronter le père et le fils, tentant de mettre face à face présent et avenir, rancœur et pardon. L’espace d’un instant, Ross apparait plus humain, en paix avec lui-même, tandis que notre civilisation n’en finit plus de courir à sa perte. Le complexe, de plus en plus hermétique, devient une scène bouffonne et surréaliste où l’on croise un moine témoin d’une dévotion grotesque sur la route de l’Everest, où des jumeaux dissertent sur le besoin de retour à l’animalité par la guerre, le propre de l’homme. Au milieu, des figures féminines, muettes et inquiétantes, comme autant de statues vidées de leur sens, comme autant de rocs dans un ouragan. Au-dessous, Zero K stoppe la marche du temps, on y vit suspendu, se questionnant à l’infini sur l’infini. C’est peut-être bien là que réside la réponse de Don DeLillo à la course effrénée de notre époque vers l’apocalypse : mettre tout en pause pour redémarrer l’histoire.

Même si le roman souffre d’un gros ventre mou avec ce retour forcé au réel, la densité de son propos, son écriture glacée mais précise suffisent à vaincre les réticences du lecteur à tourner les pages. Une expérience intrigante, philosophique, nihiliste et science-fictive, n’en déplaise à son éditeur, qui n’a pas compris que c’est la science-fiction qui donne tout son sens au propos de Don DeLillo.

La Forêt sombre

Si Le Problème à trois corps, best-seller improbable chroniqué dans notre 85e livraison, figure sur votre pile de lecture, passez d’emblée à la critique suivante : la présente chronique révèle quelques éléments-clé du premier volume (et évitez de même de lire la quatrième de couverture du présent bouquin : elle spoile éhontément). De fait, ce deuxième volet de la trilogie de Liu Cixin débute peu de temps après le volume initial et nous présente une Terre en état de crise : tandis que les intellectrons trisolariens espionnent notre planète et bloquent le développement de certains pans cruciaux de la recherche scientifique, la flotte extraterrestre est en route et atteindra le Système solaire dans quatre siècles – autant dire demain. Un délai toutefois assez long pour que des solutions soient envisagées, du moins si l’humanité ne se laisse pas aller au défaitisme ou à l’évasionnisme. Sous l’impulsion des Nations Unies, le programme Colmateur est ainsi mis en place : quatre individus – un ancien secrétaire d’État américain à la défense, un ex-président vénézuélien, un chercheur britannique et un quidam chinois — bénéficient de moyens illimités pour trouver des stratégies secrètes permettant de vaincre les Trisolariens. Le Chinois, c’est Luo Ji, qui ne sait pas pour quelles raisons on l’a choisi. De plan, il n’en a guère non plus. De toute façon, impossible d’en parler : les intellectrons, ces « protons intelligents » envoyés par Trisolaris, surveillent tout ce qu’il se fait. Et si les Trisolariens, incapables de différencier la pensée de la parole, ignorent de ce fait le mensonge, ce n’est pas le cas de leurs sympathisants humains réunis dans l’Organisation Terre-Trisolaris : leur riposte consiste à associer à chaque Colmateur un Fissureur, chargé de le comprendre et de le briser. Mais Luo Ji sera son propre Fissureur. L’humanité a-t-elle encore une chance ? Surtout quand les Fissureurs triomphent un à un des Colmateurs et que la seule chose que fait Luo Ji est… rien.

Épais pavé, La Forêt sombre exacerbe les défauts du Problème à trois corps : le roman est long et bavard, parfois jusqu’à l’excès, en particulier dans sa première moitié. Les protagonistes demeurent encore trop lisses, et les rares personnages féminins sont traités avec un romantisme confinant souvent à la mièvrerie. Enfin, sur quelques points de détail, il faut parfois suspendre son incrédulité plus qu’à l’accoutumée (toute proportion gardée pour un roman de genre).

Il n’empêche : ces défauts mis à part, La Forêt sombre ne manque pas de souffle ni d’ambition, et cette suite au Problème à trois corps finit par emporter le morceau. Dans un contexte de fin du monde quasi imminente, les différents types de réponses (sociales, militaires, etc.) à l’invasion d’un ennemi surpuissant sont passées en revue en profondeur. Si les deux premières parties du roman traînent certes en longueur, la dernière, plus orientée vers l’espace, s’avère brillante, avec un lot de scènes et de réflexions saisissantes. Dans les premières pages, Liu Cixin énonce les deux axiomes de la cosmosociologie (survivance et croissance dans un univers aux ressources finies), et propose en fin de compte une réponse extrêmement décourageante au paradoxe de Fermi – c’est d’ailleurs de cette réponse que provient le titre du roman.Le Problème à trois corps s’achevait sur une note sombre ; La Forêt sombre se termine sur un statu quo fragile, qui donne envie de lire au plus vite le troisième et dernier volet de la trilogie.

Faux-semblance

Nouvelliste fort peu prolifique, Olivier Paquet a publié une grosse quinzaine de textes en près de vingt ans. Dans un format rappelant les recueils de Jean-Claude Dunyach chez le même éditeur, Faux-semblance réunit quatre nouvelles, trois parues dans la défunte revue Galaxies, entre 2000 et 2003, ainsi qu’une inédite, le tout introduit par une intéressante préface signée Xavier Mauméjean.

Les trois premiers textes plongent le lecteur dans des situations de conflit. « Synesthésie » voit l’humanité confrontée à une belliqueuse race extraterrestre, les Arkosiens. Ceux-ci n’apprécient guère que les humains s’implantent dans leur galaxie via une Porte TransUnivers, et veulent un accès à ce moyen de transport. Problème : la Porte est capricieuse et nécessite des efforts de compréhension. Des efforts, le gouverneur de cet avant-poste, doué de synesthésie – ce mélange de sens où, par exemple, un son s’interprète comme une odeur – est disposé à en faire, mais cela sera-t-il le cas de son homologue, la diplomate arkosienne ? Nouvelle couronnée par le Grand Prix de l’Imaginaire en 2000, « Synesthésie » est un plaidoyer pour la paix et la compréhension entre les peuples, hélas plombée par une écriture un peu trop maniérée. Le même reproche s’applique à « Rudyard Kipling 2210 », hommage à l’écrivain britannique. Le fond est convaincant, la forme moins. Dans ce récit, l’humanité s’oppose à nouveau à une race extraterrestre, les Rôdeurs. Quelle que soit l’époque, on aura toujours des fantassins ; justement, le boulot de Kipling est d’identifier les soldats tombés au front. Un jour se présente à lui l’épouse d’un soldat défunt, qui a besoin de faire son deuil… Retour sur Terre avec « Cauchemar d’enfants » : on dit souvent que ce sont les enfants qui font la loi. Une déclaration à prendre ici au pied de la lettre, car dans cette société, les rênes du pouvoir appartiennent aux plus jeunes. Le lieutenant Dobrozumsky a un partenaire, le capitaine Lone, âgé de quatorze ans… Les voilà à enquêter sur le cas de la jeune Alice, onze ans, qui estime que ses parents ont failli à leurs devoirs. Un texte glaçant, qui frappe droit au but. Enfin, « Une jeune fille aux pieds nus » nous transporte au Japon, juste après qu’un tsunami a ravagé une ville. Hikaru, la jeune fille en question, erre parmi les ruines, jusqu’au moment où elle tombe sur un enfant, coincé dans un monceau de décombres. Trop en dire gâcherait ce récit délicat et assez touchant.

En somme, deux nouvelles de SF peu convaincantes, deux nouvelles fantastiques plus réussies. Pourquoi pas.

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