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Abattoir 5

[Critique commune à Abattoir 5 de K. Vonnegut et Flight de Sherman Alexie]

L'exemplaire d'Abattoir 5 en ma possession est un paradoxe temporel à lui tout seul, puisqu'on peut lire, en quatrième de couverture et en page 191, qu'il a été imprimé en juin 2004, tout comme on peut lire sur cette même quatrième de couverture que Kurt Vonnegut est mort en 2007. Je suis sûr que là où il se trouve, l'alter ego de Kilgore Trout a apprécié/apprécie/appréciera.

Abattoir 5, c'est l'histoire(s) de Billy Pèlerin, vieil opticien tranquille, ami des Tralfamadoriens, « petits extraterrestres verts, hauts de deux pieds, doués d'une vision particulièrement aiguisée », qui survit à un accident d'avion à peu près au même moment où sa femme se tue accidentellement avec les gaz d'échappement de sa bagnole. Abattoir 5, c'est l'histoire(s) d'un bombardement terrifiant, celui de Dresde (de 35 000 à 400 000 morts, selon les sources). C'est aussi l'histoire(s) d'Edgar Derby, exécuté pour avoir volé une théière dans les décombres du bombardement suscité. Abattoir 5, c'est surtout des va-et-vient temporels qui, entre un semis de seaux de merde, certains renversés, et l'abattoir est-allemand du titre, nous racontent que l'univers est un sacré bordel et que des gens meurent à peu près partout, tout le temps (c'est la vie…). Et puisqu'on parle de morts et de causes perdues, ce n'est pas parce que la paix universelle n'arrivera jamais qu'on ne peut pas militer pour son avènement.

[Ici, dans la marge, face à cet entre crochets de quelques lignes, le lecteur de Bifrost dessinera un doigt, un majeur comme il se doigt, tendu à Dieu ; ça ne fait pas mal et c'est vonnegutien en diable. Merci pour eux (Vonnegut et Dieu)].

Chef-d'œuvre de la littérature du XXe siècle (qui, il est vrai, en compte beaucoup), Abattoir 5 fait partie de ces œuvres qui quittent les droits rails de la réalité (historique ou quotidienne) pour la transcender, en tirer un matériau qui, contrairement à un reportage photos, ne reste pas à la surface glacée des choses. On pense au Labyrinthe de Pan sur la guerre d'Espagne ou au Pianiste sur la Shoah, ou au diptyque de Mircea Cartarescu Orbitor/L'Œil en feu. Il y a eu d'autres œuvres de ce genre avant 1969, il y en aura d'autres après. L'important, ce n'est pas de faire vrai, c'est de porter ses coups. Et Kurt Vonnegut frappe fort. Son livre est une explosion d'humour, d'idées, d'images saugrenues, de trouvailles, de vertiges, d'humanité (alors qu'il pourrait tout aussi bien en vouloir au monde entier). À une époque où les livres explorent bien souvent sur 500 pages, dont 400 de trop, une idée d'hôtesse de caisse acariâtre fauchée dans une revue féminine (l'idée, pas la caissière), Abattoir 5 fait du bien, c'est une lecture tellement riche, tellement forte, qu'on en sort un brin épuisé. Incontournable, tout simplement.

Trente-huit ans après la publication américaine d'Abattoir 5, Sherman Alexie (auteur de deux fort bons romans rattachés aux mauvais genres : Indian Killer pour le polar, Indian Blues pour le fantastique) publiait Flight aux USA, livre dont le titre aurait pu être traduit par Vols indiens vers hier et qui s'ouvre sur une citation d'Abattoir 5 : « Po-tee-weet ? ».

Dans Flight, on suit Spots (boutons), un adolescent orphelin (mère irlandaise, père amérindien) souffrant d'acné sévère. Spots a connu vingt familles d'accueil, fréquenté vingt-deux écoles et peut entasser toutes ses possessions dans un sac en plastique de supermarché. Un jour, il rencontre Justice, se laisse convaincre qu'il faut frapper un grand coup la ploutocratie américaine, prend une arme et fait un carnage dans un hall de bank, avant de prendre une balle dans la tête (page 48). C'est la vie. Mais c'est aussi là que le voyage peut commencer, voyage dans le temps et les corps, d'une cervelle brisée vers une cervelle de nouveau irriguée. Agent du FBI engagé pour effectuer une bien sale besogne, enfant indien mutilé et assistant écœuré à la bataille de la Little Big Horn, Spots va voler de corps en corps, à des époques différentes, toutes cruciales pour lui ou plus largement les Indiens d'Amérique.

Sherman Alexie n'a rien perdu de son sens de la formule : « Si je devais faire le portrait-robot de ce type, je dirais qu'il ressemble à la page des sports avec une horrible coupe de cheveux » (page 23) ; il n'a pas, non plus, perdu de sa verve dès qu'il s'agit d'appuyer là où ça fait mal. Simple exemple : les Indiens et l'alcool. N'importe quel Blanc écrivant la moitié de ce qu'il écrit sur l'imbibition des Indiens d'Amérique provoquerait une émeute raciale, mais comme Sherman Alexie est indien, Cœur D'Alene du côté de son père, Spokane du côté de sa mère, alors respect. Ce n'est pas par lui que prolifèrera le politically correct.

Traumatismes et voyages dans le temps, ainsi se construit Flight (avec d'inévitables pages sur le 11 septembre, d'autres tout aussi inévitables sur les attouchements pédophiles subis par Spots, pages dont, personnellement, je me serais bien passé). L'hommage est sincère, et le livre, court, vaut vraiment le coup d'œil… même si Indian Blues et Indian Killer étaient un bon cran au-dessus.

[Si alors que cette double notule se clôt, vous vous demandez ce que veut dire cet énigmatique « Po-tee-weet ? », sachez que je ne vous le dirai pas et qu'il vous faudra lire Abattoir 5 pour trouver une des différentes réponses possibles. Vous pouvez de nouveau dessiner un majeur tendu aux cieux… Trois fois hélas : Vonnegut n'est plus, Dieu va prendre mon pied au cul].

Un hôpital d'enfer

Si vous ne connaissez pas encore Toby Litt, voilà l'occasion rêvée de découvrir cet écrivain anglais excentrique et turbulent. Un hôpital d'enfer est son cinquième roman, et comme à chaque fois, Litt crée la surprise en étant très exactement là où on ne l'attendait pas. Après avoir commis deux thrillers décalés (Gang et Doux carnage), après avoir rendu un hommage tordu mais sincère au roman à suspens à la Agatha Christie (Qui a peur de Victoria About ?) et au roman fantastique (Fantômes), le voilà qui s'attaque à un tout autre genre littéraire : le roman d'épouvante. Et le résultat est tout simplement époustouflant. Un hôpital d'enfer (Hospital en VO) est une bombe littéraire, une œuvre extrême et radicale, gore et survoltée. Un roman comme on pensait que seul Chuck Palahniuk était capable d'en écrire. Un choc. Un vrai.

Un soir, quelque part en Angleterre, un hélicoptère se pose en urgence sur le toit d'un hôpital. À l'intérieur de cet hélicoptère, un homme de trente-cinq ans dans un état critique, et un jeune garçon qui se plaint de violentes douleurs au ventre. L'homme est aussitôt pris en charge par le service de traumatologie ; quant au jeune garçon, il se retrouve isolé dans une chambre en attendant la visite d'un médecin. Jusqu'ici, rien d'anormal. La simple routine d'un centre hospitalier parmi tant d'autres. Mais comme on ne va pas tarder à le découvrir, il se passe des choses étranges dans cet hôpital : opérations chirurgicales hasardeuses, bébés qui disparaissent, messes noires organisées par des adorateurs de Satan, infirmière en caoutchouc, végétaux qui poussent à l'intérieur d'un organisme humain, rites vaudous… Et ce n'est qu'un début. Car ensuite, c'est pire : décapitations, défenestrations, résurrections, sacrifices humains, orgies sexuelles où tous les participants s'amusent à se découper l'épiderme à l'arme blanche, mutilations diverses et variées, viols, meurtres… Et après ? Eh bien après, ça s'aggrave : passé minuit, c'est une véritable apocalypse qui commence. Les chairs se disloquent, se déchirent. Le sang coule et le chaos règne à tous les étages. Hallucinatoire, énorme et outrancier, Un hôpital d'enfer est un pur cauchemar qui va sans cesse crescendo, toujours un peu plus loin dans l'horreur. Avec inventivité — et sur un rythme très soutenu —, Toby Litt enchaîne les situations délirantes et multiplie les points de vue en faisant intervenir une myriade de personnages (une bonne centaine au total !). Mais il le fait avec une telle maîtrise narrative qu'il ne perd jamais son lecteur. L'écriture minimaliste, condensée à l'extrême, est d'une efficacité terrible. Toby Litt nous traumatise, nous opère à cœur ouvert et sans anesthésie, tout en nous invitant à rire de la mort et des souffrances humaines. On est sidéré par la violence convulsive de certaines scènes — quelque part entre Tex Avery, Stephen King, et le marquis de Sade — et on se dit qu'on n'a jamais rien lu de pareil. Original et fou, voilà un roman qui fera date. Lire Un hôpital d'enfer, c'est un peu comme se regarder dans un miroir déformant : l'image qui nous est renvoyée est grotesque, surréelle, mais effrayante parce qu'elle nous révèle nos peurs les plus intimes, les plus viscérales. Et c'est sans doute le vrai sujet d'Un hôpital d'enfer : déformer les corps, les distordre à l'extrême, les faire imploser pour mettre à nu quelques vérités humaines essentielles (à l'instar des tableaux de Francis Bacon). Bien plus qu'un simple exercice de style ou qu'une parodie déjantée de récit d'épouvante, Un hôpital d'enfer est un livre-monstre, novateur et visionnaire, comme a pu l'être, en son temps, Le Festin nu de William Burroughs. Dans Fantômes, un de ses précédents romans, Toby Litt livrait quelques éléments autobiographiques, et notamment le fait que sa compagne a fait trois fausses couches successives, avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer. Ceci explique peut-être cela. Car on ne peut pas écrire un livre tel qu'Un hôpital d'enfer sans être porté, littéralement habité par des traumatismes profonds. Certains n'y verront sûrement qu'un catalogue de scènes gore. Ils auront tort. Car pour le lecteur qui sait lire entre les lignes, ce roman est un cri, un accouchement dans la douleur. Et l'image finale — un enfant mi-humain mi-végétal qui sort de l'hôpital pour rejoindre sa mère — en dit long. Toby Litt a eu le courage d'aller tout au bout de ce qu'il avait à dire. Et il en a ramené un très grand roman.

Histoires cruelles

Après la parution récente de Talk, talk, son dernier roman ; l’infatigable T. C. Boyle est déjà de retour dans les librairies. Mais cette fois, c’est avec un recueil de nouvelles : Histoires cruelles. Un recueil qui fait suite à 25 histoires d’amour, 25 histoires de mort, et 25 histoires bizarres. Sauf qu’ici, il n’y a pas vingt-cinq nou-velles, mais seulement quatorze, et pour le même prix. Ceci dit, ne nous énervons pas ! Car à défaut d’avoir la quantité, nous avons la qualité. Histoires cruelles confirme ce qu’on savait déjà : T. C. Boyle est bien meilleur nouvelliste que romancier. La forme courte lui convient parfaitement. Et ce recueil, comme les précédents, contient quelques bijoux bien ciselés dont il serait dommage de se priver.

Dans « Cynologie », une jeune ethnologue, frustrée de ne pas avoir eu la possibilité de mener à bout sa thèse sur les chiens, décide de tenter une expérience radicale : s’intégrer dans une meute de chiens, adopter leur comportement et leur mode de vie. La voilà qui aboie, se déplace à quatre pattes, tout en essayant de développer son odorat en réactivant ses capteurs olfactifs. Tout se complique le jour où elle pénètre par effraction dans le jardin du dénommé Julian Fox… Dans « L’Assassin bienveillant », un animateur de radio essaye de battre le record mondial d’insomnie en restant éveillé pendant douze jours. Mais très vite les effets du manque de sommeil apparaissent : trous de mémoires et hallucinations en tous genres. Pourtant, malgré l’avis des médecins, l’animateur s’entête : il est prêt à tout pour battre ce record, accéder ainsi à la célébrité, et donner enfin un sens à sa vie… L’argument de « Toutes griffes dehors » est encore plus bizarre : à la suite d’un pari dans un bar, James Turner Jr se retrouve en possession d’un Serval, un félin particulièrement dangereux. Ne sachant pas trop quoi en faire, il installe l’animal dans son appartement. Daria, une jeune serveuse qui a assisté au pari et s’est pris d’affection pour le Serval, s’installe à son tour chez James, qui tombe aussitôt amoureux d’elle. Mais entre la serveuse et le Serval, le plus cruel des deux n’est pas forcément celui qu’on croit. Et James Turner Jr n’est pas au bout de ses peines…

Il est d’ailleurs beaucoup question d’animaux dans ce recueil. Des éléphants ivres morts (« Chasse à l’éléphant »), un chat qui atterrit sur la tête d’une passante (« Balayée par le vent »), ou des caïmans cachés dans le décor apparemment idyllique et paradisiaque d’un gigantesque parc aménagé (« Jubilation »). Et on voit bien où T. C. Boyle veut en venir : les animaux sont des éléments perturbateurs, car ils sont bruts, sauvages, indisciplinés. Ils ne s’embarrassent ni de politesse ni de conventions sociales. Chez eux, l’instinct de survie est intact. Alors que les personnages que Boyle met en scène sont souvent des victimes idéales et consentantes. Boyle prend d’ailleurs un malin plaisir à les manipuler comme des marionnettes, à les torturer en les plaçant dans des situations difficiles, extrêmes, ingérables. En les confrontant aux éléments déchaînés ou à des animaux hostiles. Et ces Histoires cruelles sont souvent très drôles, à condition d’aimer l’humour féroce. Seule exception notable, la nouvelle intitulée « Chicxulub ». Là, le ton est plus grave, plus dur. Dans ce texte, Boyle met en parallèle deux événements distincts : un faits divers tristement banal (des parents confrontés à la mort accidentelle de leur fille) ; et Chicxulub (un astéroïde qui s’est écrasé sur la terre il y a 65 millions d’années, entraînant la disparition des dinosaures). C’est le choc de la grande et de la petite histoire. Le procédé n’est pas nouveau chez l’auteur, qui a toujours aimé entremêler destins individuels et événements historiques. Pourquoi la jeune fille est-elle morte ? Et pourquoi les dinosaures ont-ils disparu ? La faute au hasard, forcément cruel ? Mais le hasard peut aussi engendrer de bien curieuses situations, comme le démontre la fin de cette nouvelle… C’est du très grand T. C. Boyle. Et pour tout dire, ce texte — sobre et magnifique — justifie à lui seul l’achat de l’ouvrage… même si on passera rapidement sur quelques nouvelles beaucoup plus faiblardes, voire parfois soporifiques : « Quand je me suis réveillé ce matin-là, j’avais tout perdu » ; « L’Ile Rastrow » ; « Au pied du mur ».

En conclusion, voilà un excellent recueil. Du style, des récits inventifs, de l’humour acerbe, le sens du petit détail qui tue, et un goût très prononcé pour la satire sociale qui gratte là où ça fait mal : tout ce qu’on aime chez T. C. Boyle.

Vie et mort de la cellule Trudaine

Premier roman du peintre et plasticien Christophe Carpentier, Vie et mort de la Cellule Trudaine, bien que publié hors collection, n'en joue pas moins la carte de l'anticipation : l'auteur dresse en effet ici la biographie d'Aldous Randall (tout un programme), né Prophète en 1986 et mort en 2048 dans un monde qu'il a contribué à bouleverser.

Plus des deux tiers du roman sont constitués d'extraits d'essais historiques posthumes, agrémentés de documents rédigés de la main du Prophète. Il nous est ainsi donné de suivre, de sa genèse à son apothéose, la croisade qu'il a menée contre le plus grand fléau qu'ait connu l'humanité : la vanité. Fasciné par les résultats obtenus sur son frère par les psychologues de WWASP (une institution bien réelle, et qui fait froid dans le dos…), il entreprend, peu après le 11 septembre, sa révolution comportementale destinée à « dévanitiser l'humvanité ». Ses guides Narcissico Town sont une première étape majeure : parallèlement au succès grandissant de son blog, ils participent de « la nécessaire pipolisation du Prophète ». Sa croisade contre le narcissisme et l'esprit de concurrence lui attire les sympathies de divers mouvements alternatifs et d'une fraction de « l'Opinion Publique Mondiale On Line », recoupant largement la « Classe Moyenne Mondiale Précarisée ». Mais il s'agira bientôt d'aller plus loin, et le « Chaos Global » (2013-2046) suscité par les crises énergétiques, climatiques et économiques, les fondamentalismes religieux et les regains de nationalisme, permettra bientôt au « Mouvement pour la Survie Historique » d'assumer toute sa portée liberticide et totalitaire ; des premiers attentats commis par les « Humanistes-Soldats égocidaires » à la mise en place des « Zones d'Habitations Cloisonnées » en passant par l'extermination des « vaniteux irrécupérables », c'est toute l'histoire de l'avènement de la « Société Nouvelle », égalitaire et non concurrentielle, qui nous est livrée… afin de susciter notre adhésion et notre enthousiasme.

C'est là la principale originalité (et le seul atout ?) de Vie et mort de la Cellule Trudaine : à la différence de l'immense majorité des contre-utopies totalitaires, le roman de Christophe Carpentier, non seulement préfère s'étendre sur la genèse de la société cauchemardesque (en cela, c'est également un roman « apocalyptique »), mais surtout n'adopte jamais un ton critique à l'encontre du régime et de son idéologie ; le point de vue n'est jamais celui d'une « victime » ou d'un « résistant » (le type classique de l'individu lambda qui se met progressivement à douter), y compris dans les dernières pages, cruelles et dérisoires, cyniquement drôles, mais parfois lourdingues, consacrées à la « Cellule Trudaine » du titre (le roman est clairement composé de deux ensembles, de longueur inégale). L'imposture originelle de ce Prophète anti-vanité incarnant lui-même la vanité à son sommet, de même que les atrocités commises au nom de la « survie de l'humanité », ne sont jamais mises en cause, comme s'il s'agissait sincèrement de persuader le lecteur de la pertinence de la philosophie de Randall, du bien-fondé de son mouvement, et de l'idéal constitué par sa société de zombies « dévanitisés » réalisant la « fin de l'Histoire ».

L'auteur joue dans l'ensemble très bien de cette ambiguïté fondamentale : le résultat est à vrai dire diablement dérangeant… d'autant plus que, au-delà de ses soubassements cachés répugnants, l'idéologie dévanitisatrice ne manque pas de rappeler bon nombre d'états d'esprit contemporains, que l'on aurait a priori tendance à juger bien autrement sympathiques. Nous sommes nombreux — moi le premier (vanité des vanités !) — à critiquer « pipolisation » et superficialité, à stigmatiser la concurrence effrénée et l'hyper-individualisme, cynique et égoïste, découlant de l'ultralibéralisme dominant, et, en sens inverse, à faire l'apologie de l'humilité, de la solidarité, voire de l'égalitarisme. Mais l'auteur pointe du doigt les contradictions et l'aveuglement portés en germe par les idéologies les plus généreuses, tels que l'on peut hélas souvent les constater de nos jours ; son roman est d'autant plus pertinent qu'il énerve et désole par sa lucidité et sa crudité, et constitue finalement une salutaire relecture de 1984 et du Meilleur des mondes en ce XXIe siècle débutant.

Un roman intéressant, donc, pertinent et efficace. Mais pas totalement convaincant pour autant. C'est que la tâche était ardue, et l'auteur n'a peut-être pas toujours eu les moyens de ses ambitions… Sur le plan stylistique, c'est d'un intérêt plus que limité : la forme adoptée par le roman justifie dans l'ensemble sa platitude, mais on compte au-delà un certain nombre de maladresses plus gênantes (ruptures de ton inappropriées, références gratuites, gimmicks connotés, etc.). Par ailleurs, l'auteur use parfois d'un ton absurde guère adapté à son propos, et si la critique touche juste dans l'ensemble (il y a quelques lieux communs et simplifications abusives ici ou là), le roman n'en accumule pas moins les invraisemblances et contradictions nuisant à la suspension d'incrédulité. Enfin, si l'on ne s'ennuie jamais vraiment, on regrettera que le roman se disperse régulièrement, certains passages étant assez superflus : ainsi les « Réalités détestées », dont la plupart ne font que noircir des pages sans apporter grand-chose au lecteur, mais aussi le « Grand Livre », guère satisfaisant dans la forme comme dans le fond, et consistant essentiellement en redites ; pour ce dernier, l'impression d'artifice séparant grossièrement l'histoire de l'avènement de la Société Nouvelle et l'étude de la Cellule Trudaine n'en est que plus flagrante et fâcheuse…

Au final, Vie et mort de la Cellule Trudaine donne donc l'impression d'un premier roman ambitieux (bien sûr…), pas toujours très abouti, mais néanmoins assez fort et intéressant. À suivre ?

La Terre sauvage

Pour inaugurer sa collection « patrimoniale » des « Trésors de la S-F » chez Bragelonne, Laurent Genefort s'est attelé à un gros morceau : rien moins qu'une intégrale de Julia Verlanger (de son vrai nom Héliane Grimaître), dont La Terre sauvage constitue le premier de cinq volumes. S'y trouvent rassemblés les trois romans composant ledit cycle post-apocalyptique (sans doute la plus célèbre œuvre de l'auteur, publiée originellement au Fleuve Noir à la fin des années 1970 sous le pseudonyme plus « viril » de Gilles Thomas), complétés par quatre nouvelles plus anciennes à la thématique similaire.

C'était avant Mad Max et les innombrables nanars post-apo qui nous ont ensuite resservi du guerrier solitaire et taciturne survivant dans un monde en proie au chaos et aux simili-keupons SM gesticulant comme les sauvages qu'ils sont sur leurs improbables voiturettes de golf et 125 cm3 customisées. Mais si l'on ne croisera guère de véhicules pétaradants dans la France dévastée de L'Autoroute sauvage, la référence, affichée en quatrième de couverture, n'en est pas moins assez légitime : oui, on peut bien parler ici d'une « préfiguration » de la fameuse saga cinématographique. Bien davantage, sans doute, que du récent best-seller de Cormac McCarthy La Route. Guère d'introspection et de méditation mystique, ici, mais beaucoup d'action, de hurlements, de viols et de cannibalisme. C'est que nous sommes en plein dans une S-F populaire qui se revendique : L'Autoroute sauvage, La Mort en billes et L'Ile brûlée sont des romans de gare assumés, jouant avant tout la carte du divertissement et de l'efficacité. De la chouette série B, en somme.

La France (le monde ?) n'est plus. La guerre bactériologique et la « Grande Pagaille » l'ont ravagée, et la peste bleue, sinistre héritage du dernier conflit mondial, semble prohiber tout retour à la civilisation. Les villes jonchées de cadavres ont été abandonnées par l'humanité. Les survivants sont pour l'essentiel des « groupés », moutons sous la coupe de loups impitoyables qui sont autant de dictateurs en puissance, fanatiques religieux ou simples brigands perpétuant la loi du plus fort. Certains préfèrent cependant revendiquer leur liberté et vagabonder seuls, dégagés de toute entrave : leur vie n'est guère aisée dans ce monde cauchemardesque où les dangers abondent et où le cannibalisme est entré dans les mœurs, mais ils ont fait ce choix et s'y tiennent. Gérald, cynique et macho au possible (belle ironie !), est un de ces « solitaires ». La vie sauvage l'a endurci, et ce virtuose du lancer de couteau ne connaît pas d'attaches. Jusqu'au jour où il fait la rencontre d'Annie, nécessairement jeune, jolie et blonde, « groupée » quelque peu écervelée issue d'une communauté largement plus fréquentable que les autres, et qui a pour idée fixe de se rendre à Paris en quête d'un hypothétique remède à la peste bleue. Seule, l'aimable créature n'a pas une chance… et Gérald est bientôt amené à l'accompagner le long de L'Autoroute sauvage. Un sacré périple, qui amènera les deux tourtereaux à multiplier les rencontres généralement désagréables (les exceptions sont d'autant plus appréciables), et qui se prolongera ensuite avec La Mort en billes (avec des vrais morceaux de zombies et de militaires dedans) et L'Ile brûlée (où l'on y rajoute des esclavagistes télépathes).

Et tout ça fonctionne très bien. L'action est trépidante, l'atmosphère oppressante, cauchemardesque et pessimiste à souhait, les bonnes trouvailles abondent (voyez notamment la Démence, dans L'Ile brûlée), les personnages, même caricaturaux, sont assez attachants… Impossible de s'ennuyer un seul instant, et l'on n'en demandait pas davantage. Certes, le style est minimaliste, privilégiant l'efficacité sur l'élégance, mais on peut bien faire l'impasse sur quelques répétitions ou lourdeurs ici ou là, et applaudir au contraire l'auteur pour son remarquable sens du rythme. On regrettera néanmoins cette triste tendance à expédier certaines séquences, et l'on reconnaîtra même volontiers que les conclusions des trois romans, ne lésinant pas sur le deus ex machina, ont quelque chose de tristement bâclé… Dommage, quand bien même cela n'est pas rédhibitoire. Car le bilan est clair : effectivement, tout cela n'est pas très fin, et les lecteurs ne jurant que par la Grande Littérature passeront à bon droit leur chemin, mais les autres sauront savourer ces excellents romans de gare bien représentatifs de ce que la S-F populaire peut produire de plus enthousiasmant.

Les quatre nouvelles qui suivent sont de même très appréciables, et assez instructives sur la genèse de « La Terre sauvage », tout en opérant dans un registre assez différent, plus ambitieux et subtil, et plus sombre encore. « Les Bulles », la nouvelle qui a révélé Julia Verlanger en 1956, et souvent reprise depuis, est un petit bijou de noirceur, une histoire cruelle et forte, bien meilleure, sans doute, que sa « suite alternative » publiée à titre posthume et intitulée « Le Recommencement », même si, après une introduction laborieuse sonnant presque comme un repentir, on y trouvera également des choses intéressantes. « Nous ne vieillirons pas » tient à certains égards plus du poème en prose que de la nouvelle, mais c'est en tout cas un texte glaçant, désespéré, témoignant d'une véritable psychose dont il est sans doute difficile aujourd'hui de mesurer ce qu'elle pouvait avoir de prégnant en pleine crise cubaine. « Les Derniers jours », enfin, est à nouveau une réussite : ce récit d'un enfant survivant à grand peine dans un monde ravagé pourrait à vrai dire constituer une préquelle de La Terre sauvage.

Le tout constitue donc un volume très sympathique. Voilà une belle occasion de découvrir ou redécouvrir une grande romancière « populaire », dans l'acception la plus noble de cette désignation.

Planète à gogos / Les Gogos contre-attaquent

Avec le recul, la tentation est forte de conférer à certains classiques de la science-fiction le statut ambigu d'œuvres visionnaires, pour ne pas dire prophétiques. Cela dit, ce n'est pas forcément toujours le meilleur moyen de rendre justice à ces auteurs qui ont su — ou du moins est-ce ce que l'on cherche à démontrer — entrevoir l'avenir et en rendre une description saisissante. Mais sans entrer dans le débat concernant une éventuelle « fonction » des auteurs d'anticipation, on notera que bien rares, de toute façon, sont les œuvres véritablement visionnaires qui, sous la fiction romanesque, offrent une authentique prospective dont la lucidité a de quoi laisser pantois. Or, à n'en pas douter, Planète à gogos [The Space Merchants] constitue ici un exemple de choix, tant cette virulente satire sociale écrite à quatre mains par Frederik Pohl et Cyril M. Kornbluth en 1952 rencontre aujourd'hui un écho étonnement juste dans les préoccupations politico-économiques les plus immédiates. Ce qui justifie amplement cette réédition, bénéficiant d'une traduction révisée et de chapitres inédits, et complétée par sa suite (ou « variation » ?), écrite par le seul Frederik Pohl cette fois, en 1984, Les Gogos contre-attaquent [The Merchants' War].

À l'inverse du schéma classique de la contre-utopie totalitaire dont le 1984 de George Orwell reste sans doute encore aujourd'hui le plus bel exemple, Pohl et Kornbluth décrivent pour leur part un futur proche où l'autorité politique, si elle n'a en principe pas disparu, se révèle néanmoins inefficace et d'une importance totalement secondaire. La Terre de Planète à gogos est en effet dominée par le Marché, et le politique y est inféodé à l'économique : un véritable fantasme néo-classique. Les citoyens ne sont plus que des consommateurs, et les assemblées parlementaires et autres résidus d'institutions étatiques que des organes destinés à concilier les intérêts des multinationales et à éliminer les réfractaires à l'ultralibéralisme dominant : le Marché étant envisagé comme le principal élément caractéristique de la civilisation, il « justifie » un nouveau colonialisme, les « primitifs » des pays du Sud offrant de juteux débouchés aux grands groupes industriels et commerciaux détenteurs du pouvoir. Mais ces derniers, quand ils ne s'affrontent pas entre eux, ont également un adversaire commun : les Ecolos, ces terroristes sans foi ni loi, obsédés par leurs préjugés absurdes ! Et la lutte contre les Ecolos ne saurait s'embarrasser de mesquineries procédurales…

Cependant, l'arme essentielle des multinationales, dans tous leurs combats, est la publicité. Tout peut se vendre ; il ne s'agit que de trouver les mots ou les procédés efficaces, et la morale n'a rien à voir là-dedans. Ce sont donc bien les grands groupes publicitaires qui tirent en définitive les ficelles dans le monde de Planète à gogos. Mitchell Courtenay, le narrateur, est un cadre typique de l'agence Fowler Schocken & Associés : matérialiste forcené aux dents qui rayent le parquet, dégoulinant d'hypocrisie et de cynisme, il bénéficie d'un statut social enviable et n'a que mépris pour les consommateurs de base et haine pour les incompréhensibles Ecolos. Ce fin connaisseur de la mercatique et des techniques de communication se voit un jour confier une mission de choix : vendre rien moins qu'une planète… C'est que la Terre est surpeuplée et atrocement polluée. Nécessité fait loi : la conquête de l'espace, pas assez rentable pour constituer jusqu'alors une priorité, est ainsi relancée, et on envisage de fonder une colonie sur Vénus. Or, la vie ne risque guère d'y être de tout repos, et la colonisation n'a rien de séduisant… Mitchell Courtenay devra donc déployer des trésors d'ingéniosité pour rendre l'entreprise attrayante ; mais il lui faudra en outre déjouer les pièges tendus par ses rivaux au sein de Fowler Schocken & Associés, sans même parler de ceux des sociétés concurrentes. Bien vite, on tente de l'assassiner… et Mitchell Courtenay, pris dans une spirale paranoïaque, sera bientôt amené à vivre un véritable enfer et à remettre en cause ses certitudes.

À n'envisager Planète à gogos que sous le seul angle de la satire sociale, on ne peut qu'être stupéfait par la justesse et la pertinence du tableau dressé par Pohl et Kornbluth. On n'en revient pas que ce roman ait pu être écrit en 1952, à l'orée des « Trente Glorieuses », bien avant l'ultralibéralisme triomphant d'Hayek, de Friedmann et des Chicago Boys ; bien avant, aussi, l'essor de l'écologisme. C'était en outre l'ère de la décolonisation, et bientôt celle de la conquête de l'espace… Ici, les auteurs, en prenant le contre-pied de leur époque, ont étrangement décrit la nôtre. Et c'est sans doute encore plus vrai en ce qui concerne le rôle de la publicité, laquelle n'était certainement pas alors aussi omniprésente et efficace qu'elle l'est aujourd'hui. La justesse de la satire a ainsi été, pour une fois, confirmée par le passage du temps — on ne s'en réjouira guère… —, et, sous cet angle, Planète à gogos a peut-être encore gagné en efficacité aujourd'hui. Son cynisme impitoyable et réjouissant, son humour jaune, font mouche : voilà un roman qui mérite bien ses lauriers de « classique », et vaut assurément le détour.

Il y a cependant un revers à cette médaille : si la satire est d'une actualité troublante, le livre accuse néanmoins son âge vénérable par d'autres aspects, qui le trahissent, et l'amoindrissent éventuellement. Le style, ainsi, est typique de la S-F américaine de « l'âge d'or » : fluide, sans fioritures, minimal… pour ne pas dire plat, strictement fonctionnel. Les personnages, de même, ne sont guère fouillés, leur rôle étant le plus souvent purement archétypal. Quant à l'intrigue, elle est en définitive très prévisible, en dépit de quelques twists ici ou là, sentant régulièrement l'artifice… Mais sans doute tout cela est-il secondaire, tant la satire prime sur le reste et les bonnes idées abondent (le Poulgrain, s'il ne faut en citer qu'une !). Plus gênant, Pohl et Kornbluth se réfrènent régulièrement, notamment vers la fin du roman, en succombant à la tentation du happy end sous la forme de « désir réalisé », cet optimisme final tranchant maladroitement sur le cynisme destructeur de la majeure partie du roman ; de même, on pourra regretter, dans ces dernières pages, la tournure plus ou moins « héroïque » prise par Mitchell Courtenay, ou encore quelques mea culpa plus ou moins convaincants (ainsi de la « réhabilitation » du président des Etats-Unis, après une scène particulièrement réjouissante où le successeur de Washington faisait figure de médiocre et de bouffon…). Aussi Planète à gogos doit-il bien être envisagé comme un « classique », et mérite la lecture comme tel, mais il n'a pas l'intemporalité qui fait les chefs-d'œuvre.

Cette édition est enrichie de trois chapitres inédits, en fin de volume, figurant dans la prépublication en feuilleton du roman, mais qui n'avaient pas été repris ultérieurement. Une annexe intéressante et appréciable, aucun doute à cet égard, mais on avouera que le roman avait gagné à être débarrassé de cette conclusion vénusienne, trop éloignée du reste, et accessoirement banale.

Quant à Les Gogos contre-attaquent, roman écrit une trentaine d'années plus tard par Frederik Pohl seul (Cyril M. Kornbluth étant décédé entre-temps), et qui se situe quelques décennies après la fin de Planète à gogos, plus qu'une « suite », c'est à bien des égards une « variation » du roman originel, plus outrancière encore. Dans les premières pages, ainsi, Tennison Tarb est encore plus antipathique que ne l'était initialement Mitchell Courtenay, et ses déboires plus excessifs encore : malheureuse victime d'une nouvelle méthode publicitaire particulièrement mesquine, Tarb devient accro au Moke et dégringole progressivement les échelons de la société, jusqu'à se retrouver dans les pires bas-fonds. Une fois de plus, le cadre découvre la condition des consommateurs lambda et remet en cause ses préjugés. Mais le tout se fait ici sur un mode plus absurde encore que dans Planète à gogos ; aussi, loin d'être une suite bêtement mercantile (ce qui aurait été un comble !), Les Gogos contre-attaquent constitue un passionnant approfondissement de la satire initiale, et en tant que tel une farce remarquablement efficace, bien digne de son modèle. On peut cependant lui adresser les mêmes reproches qu'à son illustre prédécesseur… et même renâcler quelque peu devant l'intrigue, cette fois si artificielle à l'occasion qu'elle en devient franchement invraisemblable (le sentiment général d'absurdité n'y change rien ; mais là encore, c'est surtout vrai pour ce qui est de la fin du roman). En même temps, les bonnes idées abondent une fois de plus, et certaines séquences sont tout à fait remarquables (l'assaut publicitaire en Mongolie est un très grand moment, et l'anti-publicité vénusienne comme la dépendance de Tarb suscitent bien des scènes hilarantes).

Cette réédition plus complète que jamais est donc particulièrement bienvenue. Et si ces deux romans ne sont pas sans défauts, s'ils ont vieilli par certains aspects, ils n'en constituent pas moins une satire féroce et pertinente, plus d'actualité que jamais, et qui vaut bien le détour. Alors, chers consommateurs, n'hésitez plus : vous vous devez d'acheter ce livre ; vous en avez besoin ; il vous le faut ; travaillez plus, gagnez plus, et achetez-le : et le monde® sera plus beau©.

La Dernière Colonie

Le coupable se nomme Didier Florentz. Je sais, la délation, c'est pas joli joli, mais il faut bien reconnaître que cette couverture non plus. Ses récidives chez l'Atalante, notamment pour les romans de Jack Campbell, étant tout aussi hideuses et ridicules, il est bien temps de livrer le nom du grand responsable de tout ça au juste courroux des lecteurs. En ce qui me concerne, on tient là un futur lauréat des Razzies…

Mais passons, et parlons plutôt du roman : La Dernière colonie, ou le troisième et dernier tome de la trilogie entamée par Le Vieil homme et la guerre. Enfin, « dernier », « trilogie », faut voir — il reste probablement de quoi faire et un quatrième opus, Zoe's Tale, est d'ores et déjà paru outre-Atlantique (mais il s'agirait, semble-t-il, plus ou moins d'une « variation » de celui-ci). Quoi qu'il en soit, nous y retrouvons le sympathique « vieillard » John Perry, qui a bien changé depuis ses aventures musclées des deux premiers volumes : ayant finalement achevé son service au sein des Forces de défense coloniale, il a choisi de retourner à la vie civile en tant que simple colon, débarrassé de sa peau verte, de son Amicerveau et de ses autres améliorations corporelles ; il a également épousé Jane Sagan, le clone-fantôme de sa défunte épouse, et adopté la petite Zoé, toujours accompagnée de ses gardes du corps Obins (voir les épisodes précédents…). La petite famille mène une vie paisible et monotone sur Huckleberry, une planète colonisée depuis soixante-quinze ans par l'humanité. Mais l'Union coloniale et les FDC leur proposent un jour de quitter leur foyer, au moins temporairement, pour prendre la tête d'une nouvelle colonie d'un genre particulier durant les fatidiques premières années. Poussés par leur sens du devoir, John Perry et Jane Sagan deviennent ainsi les dirigeants de la colonie « de seconde génération » de Roanoke… et s'en mordent bientôt les doigts. Car cette « colonie perdue », qu'ils doivent administrer dans des conditions inimaginables, se révèle être au cœur d'un complexe imbroglio politique, déterminant pour l'avenir de l'humanité. Et dans cette affaire, Perry, Sagan et les pionniers qui les accompagnent ne sont à l'évidence que des pions et, en tant que tels, éminemment sacrifiables…

Comme dans Le Vieil homme et la guerre et Les Brigades fantômes, John Scalzi nous concocte un space opera très classique et référencé, et en même temps indéniablement divertissant et efficace : l'adresse de l'auteur, son sens du rythme, ses personnages attachants, son humour et son ironie (d'autant plus sensibles que, de même que dans le premier volume, John Perry retrouve son rôle de narrateur), font allègrement passer la pilule de cette histoire, certes bien ficelée, mais néanmoins lourde de déjà-vu. Une lecture toujours aussi agréable, donc, et qui sera sans doute à même de satisfaire bien des lecteurs (et notamment ceux qui regrettaient — à tort en ce qui me concerne — « l'ambiguïté » supposée des deux premiers volumes : John Perry ayant désormais quitté l'armée, il a moins de scrupules à adresser un majeur furibond à l'UC et à sa realpolitik…).

Mais La Dernière colonie n'en souffre pas moins des mêmes défauts que ses deux prédécesseurs. Notamment, si John Scalzi a le bon goût de ne pas tirer à la ligne et d'éviter de verser dans le pavé, il n'en tend pas moins à se disperser régulièrement, laissant soudainement en plan quelques thématiques, et recourant en d'autres circonstances au deus ex machina d'une manière guère satisfaisante. Mais surtout, ce dernier roman, s'il reste très sympathique, n'est finalement guère plus. Et c'est dommage. Au risque de connardiser dans l'élitisme, on ne peut s'empêcher de regretter que John Scalzi n'écrive « que » de bons divertissements ; car il est maints passages de La Dernière colonie (de même que, pour prendre un exemple flagrant, les réjouissants premiers chapitres du Vieil homme et la guerre) où l'on sent qu'il pourrait facilement aller bien plus loin, rendre ses romans plus subtils, plus profonds, sans qu'ils ne perdent pour autant de leur fraîcheur et de leur efficacité. Ce ne sont ni le talent ni les idées qui lui manquent. L'ambition, peut-être ? « Je n'ai rien d'un snob quand il s'agit d'écrire », explique-t-il sur son site. Tant mieux, sans doute ; et l'on expliquera peut-être ainsi son titre de « best fan writer » obtenu lors du dernier Prix Hugo. Mais il y a de la marge… non ?

En attendant, La Dernière colonie est bien un roman de John Scalzi : un space op' très sympathique, sans prétention, d'une lecture agréable. Et frustrant.

La Vieille anglaise et le continent

Lady Ann Kelvin, vieille biologiste atrabilaire ayant largement sacrifié sa vie personnelle à ses précieuses recherches et à l'action politique radicale, est sur le point de mourir. En ce proche futur, si le cancer n'a toujours pas été vaincu, la transmnèse offre un sursis à l'esprit humain, à grand renfort de clones écervelés. Mais la technique est encore mal maîtrisée et la durée de vie de la personnalité implantée reste soumise à nombre d'aléas. Lassée, Ann refuse d'y avoir recours. Pourtant, lorsque son ami, son ex-étudiant, son ex-amant, Marc Sénac, vient la trouver en lui proposant la plus improbable des transmnèses, elle en mesure rapidement toute la pertinence.

C'est, en effet, dans le corps massif d'un cachalot mâle de près de quarante tonnes qu'elle pourra « consacrer sa mort » à lutter contre la chasse aux cétacés, avec des moyens certes contestables, mais dont elle goûte la brutale efficacité. Préserver la biodiversité sous-marine de l'intérieur ressemble au dernier baroud d'honneur dont la vieille anglaise avait besoin pour s'en aller en paix. Toutefois, Ann-Cachalot n'a peut-être pas pleinement mesuré ce qu'elle allait découvrir par 600 mètres de fond : la sensualité retrouvée, la rencontre avec le majestueux et pourtant facétieux 2x2x2, la splendeur d'un nouveau monde, toute cela pourrait bien lui faire oublier sa mission et son humanité première. En surface, Marc Sénac, quant à lui, est aux prises avec les vicissitudes d'un programme hasardeux qui, pour être largement fondé sur le mécénat, n'est pas à l'abri des dérapages…

De loin en loin, il arrive de découvrir le texte d'un auteur français qui, sans être parfait, semble avoir capturé dans les rets de sa narration la quintessence de la science-fiction. Un texte remarquable qui défie les meilleures œuvres anglo-saxonnes. Comme tous les autres, bien sûr, ce texte doit aussi être jugé sur l'ensemble de ses éléments : l'émerveillement qu'il suscite, la pertinence scientifique et la portée philosophique de son propos, la force et la crédibilité de ses personnages, la vivacité de ses dialogues, la bonne tenue de son intrigue, etc. Sur tous ces points, considérés séparément, La Vieille Anglaise et le continent de Jeanne-A Debats n'est pas, il faut l'avouer, particulièrement brillant, même s'il s'avère très efficace par son classicisme. La découverte du « continent cétacé » constitue l'un des plus beaux passages du récit et prouve la maîtrise qu'a l'auteur du sense of wonder — justifiant à lui seul la lecture de l'ensemble. Le propos politique, lui, est assez ambigu pour échapper à tout écologisme béat et contraindre le lecteur à réévaluer ses enthousiasmes premiers, à la manière de certains textes de Serge Lehman. Les personnages sont campés avec une grâce décalée qui les rend attachants, quand bien même Ann n'est-elle que l'avatar délibéré, sinon le plagiat assumé, de la célèbre roboticienne d'Asimov. L'accélération finale du récit, si elle peut passer pour de la précipitation, semble davantage offrir, en réalité, le moyen à l'auteur de prendre du recul par rapport à son contexte et recentrer son récit sur son véritable propos.

Mais la réussite de La Vieille Anglaise et le continent tient surtout dans la cohésion entre tous les éléments susévoqués, cet équilibre qui leur permet d'aller de concert, comme les petits rouages d'une pièce d'horlogerie. Dès les premières lignes, le lecteur pressent qu'il n'oubliera pas de sitôt cette délicieuse sensation de submersion dans un univers qui, pour être résolument imaginaire, n'en est pas moins des plus pertinents sur le réel. Il nous parle de ce que nous sommes, de ce qu'est notre présent, et de ce que sera, vraisemblablement, notre futur. Il nous parle de l'humanité en affectant de s'en détacher. Ce qui fait la différence, avec le tout-venant de la production S-F en France, ce n'est ni le style, ni le talent, ni la source d'inspiration de l'auteur. Ce qui fait la différence, c'est la posture. L'angle d'attaque, ou l'implication, diraient certains.

Le texte de Jeanne-A Debats relève, à mes yeux, de la hard SF la plus traditionnelle : il puise son souffle créatif dans la démarche scientifique, et il n'y a rien d'étonnant à ce que son auteur avoue son admiration pour Robert A. Heinlein ou David Brin. De tels textes orthodoxes sont devenus rares aujourd'hui et, neuf fois sur dix, ce sont aussi des novellas. La Vieille Anglaise et le continent, bien qu'il ait été publié comme un roman et qu'il se lise aussi vite qu'une nouvelle, fait partie des novellas françaises les plus remarquables que j'aie pu lire ces quinze dernières années. Il rejoint, malgré des défauts réels, mais aisément surmontables, certains titres de Thomas Day, de Sylvie Denis, de Jean-Claude Dunyach, de Claude Ecken et de Sylvie Lainé, au rang des pépites que la veine S-F permet encore de mettre au jour. Jeanne-A est un auteur à suivre, car elle a compris l'essentiel — le reste n'est, après tout, que transpiration.

A Handbook of American prayer

Calme, posé, contemplatif, parfois lyrique quant à la futile existence d’une pauvre humanité condamnée à errer sans fin dans la nuit glacée, Lucius Shepard transforme une toute petite idée en grand roman. Raconté à la première personne par Wardlin, narrateur vaguement cynique et désabusé, qui officie comme barman dans un trou perdu, A handbook of american prayer démarre comme tous les classiques américains : par une rédemption. Meurtrier sans grande conviction d’un homme jaloux à qui il a brisé le crâne d’un coup de bouteille de scotch, Wardlin est condamné à huit ans de prison, huit années dont il va se servir pour faire une retour sur lui-même en profondeur et développer une sorte de philosophie personnelle en plaçant son existence sous la coupe d’un dieu inventé pour l’occasion, qu’il baptise Dieu de la Grande Solitude. Il y consacre d’étranges poèmes en prose, jolis sans génie, nostalgiques et détachés, qui lui servent de missel. Car ses poèmes ne sont finalement rien d’autre que des prières adressées à un dieu indifférent et suprêmement immatériel… Problème, ses petites prières de rien du tout ont le très grand mérite de se réaliser à presque tous les coups, pour peu qu’on s’y montre un peu sincère et honnête. Rien de bien mirobolant, certes, mais suffisamment pour que ça se sache très vite au pénitencier et que nombre de prisonniers fassent appel aux services de Wardlin pour améliorer leur existence. Un tel aimerait bien que sa fiancée vienne le voir plus souvent, un autre souhaiterait perfectionner son anglais pour avoir une chance de réussir une examen — autant de petites demandes modestes qui trouvent à tous les coups une heureuse issue. De son côté, Wardlin entame une correspondance avec une inconnue qui ne va pas le rester et, au fil des années, découvre sa véritable âme sœur, femme avec qui il s’installera une fois libéré. Fin du premier acte.

Désormais intégré dans un petit bled où il aide sa compagne au petit magasin de gadgets qu’elle possède, Wardlin perfectionne sa technique littéraire au point de publier un livre — A handbook of american prayer — sur le sujet. Stupeur : c’est un immense succès et le bouquin se vend comme des petits pains. Dès lors, l’existence calme de Wardlin bascule dans la folie absolue (avec au passage des morceaux de bravoure joliment cinglants sur les rapports entre auteur, éditeur, médias et lecteurs) et le danger le plus insidieux quand des cohortes de fan fondent une nouvelle religion (le Wardlinisme) au point d’inquiéter les autorités religieuses traditionnelles qui voient en Wardlin une incarnation de Satan (belle mandale infligée aux évangélistes ricains, soit dit en passant). Autre gros souci : l’arrivée d’une type étrange habillé de noir, un type qui pourrait bien être le Dieu de la Grande Solitude descendu sur Terre pour filer un coup de main à Wardlin. Peut-être, mais pas sûr. Rien n’est définitif chez Shepard, et l’irruption du fantastique est si légère qu’on ne saura jamais si elle est réelle ou simplement fantasmée. A noter un brillant passage d’une trentaine de pages où Wardlin doit fuir un assassin qui l’a préalablement drogué au LSD. Une fuite hallucinante et hallucinée qui rappelle les meilleurs pages de la nouvelle russe du recueil Aztechs au Bélial’ (et pour le poche chez J’ai Lu, à pas cher, donc).

Au final, A handbook of american prayer est un livre magnifique, troublant, beau et extrêmement bien vu. Reste que son prétexte surnaturel est bien maigre et qu’il risque d’avoir du mal à s’insérer au sein d’une bibliothèque S-F stricto sensu. C’est aussi pour ça qu’on aime Shepard.

Weapons of mass seduction

Et d’abord, pour que les choses soient claires :

Avertissement :
Cette rubrique est destinée à un public adulte. […] Si vous considérez Steven Spielberg comme un cinéaste de génie, si vous pleurez en regardant les films de Julia Roberts, si vous avez un faible niveau de tolérance pour l’humour noir, la controverse et le vocabulaire d’un niveau supérieur à celui du bac, tenez-vous prêt à subir une épreuve morale…

Voilà la notice que le gestionnaire du site s’est senti obligé de placarder après que Lucius Shepard eut émis de légères réserves sur Harry Potter et la Coupe de morve (ou bien était-ce Harry Potter et l’étron du destin ?) ; certains lecteurs n’avaient pas apprécié. Pourtant, les choses étaient limpides dès la première chronique postée sur le site, vu que Shepard l’avait intitulée : eXcreMENt… Or, donc, notre ami Lucius va au cinéma. De temps à autre, il lui arrive d’aimer un film ; le plus souvent, la vision de la dernière bouse hollywoodienne suscite chez lui certaines réactions organiques des plus colorées. Il était juste que ses lecteurs en profitent. Wheatland Press, un petit éditeur le publiant régulièrement au sommaire de l’anthologie Polyphony, a donc eu la bonne idée de recueillir une partie de ses chroniques cinéma, dont certaines avaient été reprises dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction.

« Chroniques » est d’ailleurs un terme un peu faible. « Vitupérations » conviendrait davantage. Comme bien d’autres avant lui — on pense à Harlan Ellison —, Shepard est un amoureux fou du cinéma, amoureux d’autant plus déçu par telle ou telle excrétion que son désir d’être comblé était intense. Mais la trentaine de papiers rassemblés ici ne sont pas seulement des démolitions en flammes. En filigrane s’y développe une réflexion sur la commercialisation à outrance du spectacle, l’infantilisation de la société américaine, la fin prochaine de la civilisation occidentale et autres joyeusetés.

La bonne nouvelle, dans tout cela, c’est que Shepard apporte à ses chroniques le même soin qu’à ses fictions, de sorte qu’on trouvera dans ces pages quelques morceaux de bravoure bien sentis : la critique de La Machine à explorer le temps censément rédigée par un H.G. Wells débarqué dans notre époque (il décide en repartant de rompre avec la future arrière-grand-mère de Simon Wells, réalisateur de cette merde, afin que celui-ci ne voie jamais le jour), la description des talents d’acteur de Ben Affleck après le visionnage de Daredevil, (« Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi ce type a une carrière ? »), la démolition en deux temps (avant et après le visionnage) de l’A.I. de Spielberg…

Mais, de temps à autre, Lucius tombe sur un bon film, et il est aussi lyrique, aussi expressif, lorsqu’il s’agit de tresser des louanges à Tigre et dragon, The Pledge ou Le Retour du roi. Et, là aussi, ses réflexions sont intéressantes (même si on est légitimement conduit à faire des réserves sur ses goûts : ce type a aimé Le Pacte des loups — je sais, moi-même, j’ai peine à y croire…). Ces derniers temps, il semble avoir cessé de collaborer avec Electric Story, préférant réserver la primeur de ses expériences cinématographiques à son propre blog.

Pour compléter ce volume, dont on espère une traduction, un essai aussi intelligent que gonflé sur la tuerie de Littleton, et un autre sur Mike Tyson et Las Vegas, nettement plus personnel — Shepard est un fan de boxe, un sport auquel il s’est formé dans sa jeunesse pour pouvoir résister à son père quand celui-ci avait envie de lui casser la gueule.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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