Abattoir 5
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[Critique commune à Abattoir 5 de K. Vonnegut et Flight de Sherman Alexie]
L'exemplaire d'Abattoir 5 en ma possession est un paradoxe temporel à lui tout seul, puisqu'on peut lire, en quatrième de couverture et en page 191, qu'il a été imprimé en juin 2004, tout comme on peut lire sur cette même quatrième de couverture que Kurt Vonnegut est mort en 2007. Je suis sûr que là où il se trouve, l'alter ego de Kilgore Trout a apprécié/apprécie/appréciera.
Abattoir 5, c'est l'histoire(s) de Billy Pèlerin, vieil opticien tranquille, ami des Tralfamadoriens, « petits extraterrestres verts, hauts de deux pieds, doués d'une vision particulièrement aiguisée », qui survit à un accident d'avion à peu près au même moment où sa femme se tue accidentellement avec les gaz d'échappement de sa bagnole. Abattoir 5, c'est l'histoire(s) d'un bombardement terrifiant, celui de Dresde (de 35 000 à 400 000 morts, selon les sources). C'est aussi l'histoire(s) d'Edgar Derby, exécuté pour avoir volé une théière dans les décombres du bombardement suscité. Abattoir 5, c'est surtout des va-et-vient temporels qui, entre un semis de seaux de merde, certains renversés, et l'abattoir est-allemand du titre, nous racontent que l'univers est un sacré bordel et que des gens meurent à peu près partout, tout le temps (c'est la vie…). Et puisqu'on parle de morts et de causes perdues, ce n'est pas parce que la paix universelle n'arrivera jamais qu'on ne peut pas militer pour son avènement.
[Ici, dans la marge, face à cet entre crochets de quelques lignes, le lecteur de Bifrost dessinera un doigt, un majeur comme il se doigt, tendu à Dieu ; ça ne fait pas mal et c'est vonnegutien en diable. Merci pour eux (Vonnegut et Dieu)].
Chef-d'œuvre de la littérature du XXe siècle (qui, il est vrai, en compte beaucoup), Abattoir 5 fait partie de ces œuvres qui quittent les droits rails de la réalité (historique ou quotidienne) pour la transcender, en tirer un matériau qui, contrairement à un reportage photos, ne reste pas à la surface glacée des choses. On pense au Labyrinthe de Pan sur la guerre d'Espagne ou au Pianiste sur la Shoah, ou au diptyque de Mircea Cartarescu Orbitor/L'Œil en feu. Il y a eu d'autres œuvres de ce genre avant 1969, il y en aura d'autres après. L'important, ce n'est pas de faire vrai, c'est de porter ses coups. Et Kurt Vonnegut frappe fort. Son livre est une explosion d'humour, d'idées, d'images saugrenues, de trouvailles, de vertiges, d'humanité (alors qu'il pourrait tout aussi bien en vouloir au monde entier). À une époque où les livres explorent bien souvent sur 500 pages, dont 400 de trop, une idée d'hôtesse de caisse acariâtre fauchée dans une revue féminine (l'idée, pas la caissière), Abattoir 5 fait du bien, c'est une lecture tellement riche, tellement forte, qu'on en sort un brin épuisé. Incontournable, tout simplement.
Trente-huit ans après la publication américaine d'Abattoir 5, Sherman Alexie (auteur de deux fort bons romans rattachés aux mauvais genres : Indian Killer pour le polar, Indian Blues pour le fantastique) publiait Flight aux USA, livre dont le titre aurait pu être traduit par Vols indiens vers hier et qui s'ouvre sur une citation d'Abattoir 5 : « Po-tee-weet ? ».
Dans Flight, on suit Spots (boutons), un adolescent orphelin (mère irlandaise, père amérindien) souffrant d'acné sévère. Spots a connu vingt familles d'accueil, fréquenté vingt-deux écoles et peut entasser toutes ses possessions dans un sac en plastique de supermarché. Un jour, il rencontre Justice, se laisse convaincre qu'il faut frapper un grand coup la ploutocratie américaine, prend une arme et fait un carnage dans un hall de bank, avant de prendre une balle dans la tête (page 48). C'est la vie. Mais c'est aussi là que le voyage peut commencer, voyage dans le temps et les corps, d'une cervelle brisée vers une cervelle de nouveau irriguée. Agent du FBI engagé pour effectuer une bien sale besogne, enfant indien mutilé et assistant écœuré à la bataille de la Little Big Horn, Spots va voler de corps en corps, à des époques différentes, toutes cruciales pour lui ou plus largement les Indiens d'Amérique.
Sherman Alexie n'a rien perdu de son sens de la formule : « Si je devais faire le portrait-robot de ce type, je dirais qu'il ressemble à la page des sports avec une horrible coupe de cheveux » (page 23) ; il n'a pas, non plus, perdu de sa verve dès qu'il s'agit d'appuyer là où ça fait mal. Simple exemple : les Indiens et l'alcool. N'importe quel Blanc écrivant la moitié de ce qu'il écrit sur l'imbibition des Indiens d'Amérique provoquerait une émeute raciale, mais comme Sherman Alexie est indien, Cœur D'Alene du côté de son père, Spokane du côté de sa mère, alors respect. Ce n'est pas par lui que prolifèrera le politically correct.
Traumatismes et voyages dans le temps, ainsi se construit Flight (avec d'inévitables pages sur le 11 septembre, d'autres tout aussi inévitables sur les attouchements pédophiles subis par Spots, pages dont, personnellement, je me serais bien passé). L'hommage est sincère, et le livre, court, vaut vraiment le coup d'œil… même si Indian Blues et Indian Killer étaient un bon cran au-dessus.
[Si alors que cette double notule se clôt, vous vous demandez ce que veut dire cet énigmatique « Po-tee-weet ? », sachez que je ne vous le dirai pas et qu'il vous faudra lire Abattoir 5 pour trouver une des différentes réponses possibles. Vous pouvez de nouveau dessiner un majeur tendu aux cieux… Trois fois hélas : Vonnegut n'est plus, Dieu va prendre mon pied au cul].