Parution Tau Zéro
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Tau Zéro, nouveau roman de Poul Anderson est disponible en papier et en numérique aujourd'hui sur belial.fr et dans toutes les bonnes librairies ! Téléchargez gratuitement la préface et les premiers chapitres.
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Dans cette deuxième partie des Asimovies, série d'articles consacrée aux adaptations (télé)filmiques des œuvres d'Isaac Asimov, le Bon Docteur se fait aussi scénariste !
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Afin de fêter le GPI 2012 décerné à China Miéville pour The City & The City, retrouvez son Compte rendu de certains événements survenus à Londres, à lire en ligne ou à télécharger gratuitement du 1er au 30 juin !
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Retrouvez sur l'onglet Critiques toutes les chroniques de livres du Bifrost 42 spécial anniversaire !
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Découvrez la couverture d'Elbrön, nouveau roman de Thierry Di Rollo à paraître en septembre et qui fait suite à Bankgreen.
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Sur le blog Bifrost, l'on s'intéresse dans la rubrique Cosmicomics aux sorties BD en librairies de ce mois de mai !
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À vos plumes ! Le Bélial' organise un concours de nouvelles situées dans l'univers de Points Chauds et Aliens, mode d'emploi, sur le thème "De l'autre côté des Bouches" !
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Vies et œuvre de William Ashbless
A la page 45 de mon Oxford Companion to English Literature, édition 1985, une entrée est consacrée à Willliam Ashbless. Je le sais pour l’y avoir ajoutée au crayon. Une correction, comme on le dit d’une trempe filée à deux potaches affirmant avoir inventé le poète, sauf à prétendre par là qu’ils l’ont découvert. Au début des années 70, James P. Blaylock et Tim Powers, alors étudiants à Cal State Fullerton, l’université d’Etat de Californie, inondent de vers rigoureux et gaillards le journal de la fac pour se moquer de son contenu avant-gardiste. Personne ne soupçonne le canular, ce qui est gage de succès. L’un aurait proposé « Ash », l’autre « Bless », et William aurait coulé de source, probablement aux eaux de l’Avon.
Plus tard, et, disent-ils, sans se concerter, Tim P. Blaylock et James Powers mentionnent le lettré dans leurs romans Les Voies d’Anubis et The Digging Leviathan (non traduit en France). L’affaire en serait restée là si Beth Meacham, leur éditrice chez Ace Books, ne s’en était pas avisée. A sa demande, les duettistes fixent alors sa biographie. Natif de Virginie en 1785, William Ashbless gagne Londres à bord de la frégate Sandoval le mardi 11 septembre 1810 et loge durant quinze jours aux Hospitable Squires, sur Pancras Lane. Il fréquente Byron et Coleridge, voyage en Egypte puis épouse en 1811 Elizabeth Jacqueline Tichy. Le poète est mêlé à différentes histoires troubles de Londres, comme le cas singulier de « la folie des singes dansants » survenu dans un café d’Exchange Alley. Il serait mort le 12 avril 1846 dans des conditions obscures, assassiné d’un coup d’épée dans le ventre. Le fait n’est pas établi car on retrouve sa trace dans le sud de la Californie, où il décède aux alentours de 1860 dans des circonstances non élucidées. Ce qui n’est pas formellement assuré puisque Powers & Blaylock, ses exécuteurs littéraires, citent une lettre d’Ashbless à Mark Twain, datée de 1882.
Cela, pour l’homme. L’œuvre est principalement poétique, avec pour thème de prédilection l’océan et ses gens. Une heure et demie après son arrivée à Londres, puisant son inspiration « dans le long voyage que je venais de faire », Ashbless s’assied à une table du Jamaica Coffee House pour écrire « Les Douze heures de la nuit ». Le poème, qui anticipe en bien des points Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, se conclut ainsi :
… Il est un fleuve…
Qui des cieux au couchant vers ceux du jeune azur
Coule et dont la distance en heures de mesure
Pour ceux qui sur son flot transnocturne se meuvent.
Trop condamnés pour craindre et morts à toute envie,
Vite ces passagers repartent en arrière
Vers des ténèbres d’éblouissante lumière.
Hélas, nous ne disposons que de fragments, pour la plupart collectés dans Les Voies d’Anubis, joliment traduits chez nous par Gérard Lebec. Powers et Blaylock auraient supervisé une édition bicentenaire 1785-1985, si l’on en croit le prospectus de souscription car aucun exemplaire ne paraît disponible. Citons aussi cet extrait, traduit par France-Marie Watkins, de Sur des mers plus ignorées qui ouvre le roman éponyme de Tim Powers :
… et il advient que des âmes vagabondes dérivent
[Sur des mers plus ignorées,
Que ne connaissent pas les hommes naufragés
Par des vents qui ne soulèveraient pas même un
[cheveu…
William Ashbless revient à ses amours nautiques dans On Pirates, recueil d’une poésie roborative propre à enchanter le gentilhomme anglais congestionné au porto. L’opuscule s’ouvre sur quelques vers de « The Rime of the Ancient Mariner », dédicace affectueuse à son ami Samuel Taylor Coleridge. A travers ses portraits hauts en couleur des frères de la côte, Captain England ou Old Moon Eye, le poète se pose en homme simple, préférant une vie bien remplie aux abstractions des livres, comme en témoigne cet extrait de « Moon-Eye agonistes », une tragédie en vers :
Je ne suis qu’un simple marin,
Loin d’Oxford et tous ses gandins,
Reste que les chamanes emplumés,
Et l’bruit de la jungle me sont familiers.
Ce qui n’empêche pas ce graphomane de tâter à l’occasion de l’essai. Malheureusement, nous ne connaissons de ses Trois rapports londoniens que celui consacré aux philosophes, « Fous londoniens » et « Scientifiques londoniens » demeurant inédits ou ayant fait l’objet d’éditions séparées. Et encore, ne disposons-nous que d’un unique exemplaire relié de cuir et percé en son centre d’une balle en plomb dont la tête touche la page 180. James P. Blaylock, dans Homonculus, nous dit que « d’après le texte, l’humanité se divise en deux camps, comme des armées prêtes à se livrer bataille. On trouvait d’un côté les poètes, ou hommes d’esprit, et de l’autre les actifs, ou simples d’esprit » (J’ai Lu, traduction Jean-Pierre Pugi). Mais tout cela ne doit pas détourner des joies simples, tant il est vrai que, comme l’affirme son poème « Le Dessin de l’Obscur » :
Si nous Chrétiens avons notre bière,
Point n’est besoin alors de s’en faire.
On ne s’étonnera donc pas que le poète et distingué épéiste ait délaissé un temps ses vers acérés pour le tranchant d’un hachoir. Son traité de cuisine, The William Ashbless Memorial Cookbook, propose entre autres la recette des « Back-to-bed fried potatoes ». Pommes de terre cuites la veille, ail, graisse de bacon, viande hachée, saucisses et tranches de lard, le tout surmonté d’un œuf au plat. « Un breakfast qui, s’il est pris à huit heures, vous garantit de retourner au lit une heure après ». De quoi vous plomber voracement, on croit sur parole l’auteur dont « le ragoût à la Ashbless » inclut comme ingrédient, volontaire ou fortuit, une cuillerée à café de cendres de cigarette.
Tout cela fleurerait bon la plaisanterie d’initiés, d’ailleurs relayée par des auteurs comme Steven Brust ou Dean Koontz supposé être un correspondant persécuté par Ashbless, s’il n’y avait eu risque de procès. A en croire la rumeur, outré par le comportement des « deux chimpanzés avec leurs machines à écrire », le décidément increvable William Ashbless réclame justice et agonit d’injures Powers et Blaylock, qu’il considère comme les fossoyeurs de son art. Cela, bien qu’il les ait reçus maintes fois dans son appartement de Long Beach, les abreuvant de conseils en vue de leurs futures carrières d’écrivains. Alors qu’Ashbless avait mieux à faire, comme fréquenter un gamin fan d’Edgar Rice Burroughs, qui construit une taupe mécanique pour se rendre au cœur de la Terre. Ou révéler l’existence des Brothers, une race extraterrestre qui aurait débarqué à Virgin Peak en 1963. Voire à échapper aux agences gouvernementales qui chercheraient à éliminer tout témoin. Philip K. Dick William Ashbless se serait finalement suicidé par noyade le 8 août 2002, au moins jusqu’à la prochaine fois. De façon peut-être significative, The International William Ashbless Society en est arrivé à la conclusion que le poète n’avait peut-être jamais existé, et a cessé ses activités en 1998. Saluons la date anniversaire. Nous dirons pour conclure que la valeur littéraire de William Ashbless est sans nulle doute égale à celle de Gervase Whitelady (1559-1591). Un poète au nom de dessert (Dame Blanche de chez Gervais) qui n’est curieusement mentionné que par Anthony Burgess dans son Testament de l’orange. Et page 1076 de mon Oxford Companion to English Literature.
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[Critique commune à Poker d’âmes, Date d’expiration et Earthquake Weather.]
Apès avoir tourné autour du personnage du Roi Pêcheur (sans vraiment l’affronter) dans son roman, mineur, Les Chevaliers de la brune, Tim Powers prend enfin à bras le corps le souverain blessé dans Poker d’âmes, Date d’expiration et l’inédit en français Earthquake Weather. A ce jour, ces trois livres forment son œuvre la plus ambitieuse : la Trilogie du Roi Pêcheur comme il aime à l’appeler.
Mais qui est ce roi pêcheur ?
Bien avant que Chrétien de Troyes ne le fasse apparaître dans son roman inachevé Perceval ou le conte du graal, les ombres du Roi Pêcheur hantaient déjà les légendes celtiques : c’est Nodens, le dieu de la mort qui pêche les âmes des défunts comme s’il s’agissait de poissons ; c’est Bran le Béni qui possède un chaudron capable de faire revivre, imparfaitement, les morts ; c’est Dagda, le dieu-druide irlandais, autre détenteur de chaudron magique, stérilisé par l’arrivée du christianisme. Le roi pêcheur est aussi Melchisédech, le souverain qui anticipe le Christ dans la Bible. Roi de justice, de paix et d’abondance.
Fin XIIe, début XIIIe, chez Robert de Boron, compilateur des récits du Graal, Melchisédech est le gardien du Graal (« Celui qui appellera le vase par son saint nom sera appelé le roi-pêcheur ») ; chez Chrétien de Troyes, c’est le roi blessé, au royaume devenu stérile, qui sera guéri par le Graal que lui apporte Perceval, le bon chevalier. Dans les apports suivants à la « Matière de Bretagne », la légende évolue : le Graal est lié à Jésus ; Galaad ou Bohort remplacent parfois Perceval.
Plus proche de nous, en 1922, le prix Nobel de littérature T. S Elliot (né américain, puis devenu sujet britannique par naturalisation) s’empare de la figure royale blessée pour son plus célèbre poème, « La Terre vaine » (parfois intitulé « La Terre Gaste » - « The Waste Land » en VO) ; poème que Tim Powers cite abondamment dans Poker d’âmes. Vingt-six ans plus tard, Julien Gracq publie sa seule pièce de théâtre, dont le titre est Le Roi pêcheur (peut être le moins bon des textes de Gracq). Personnage présent dans les récits, les romans, les poèmes, depuis 900 ans, voilà un souverain à la double parenté, celtique et chrétienne, qui fut incarné au cinéma entre autres par Nigel Terry (Excalibur, 1981), Robert Redford (Le Meilleur, 1984 — la légende est transposée dans le milieu du baseball), Robin Williams (The Fisher King, 1991).
Dans Poker d’âmes, Tim Powers nous épargne le monde du baseball, pour nous plonger dans celui, à peine moins américain, des cartes (poker et tarot), des croupiers et des machines à sous. On y suit, halluciné (du moins le fus-je), le parcours de Scott Crane, le joueur de poker borgne, dont le père adoptif est un dieu des cartes et le père naturel un vrai dieu — assassin entre autres de Bugsy Siegel, le gangster fondateur du Las Vegas moderne ; personnage fascinant que ce Benjamin Siegel, incarné au cinéma entre autres par Warren Beatty, Bugsy (1991), ou Richard Grieco, Mobsters (1991, aussi).
Scott Crane a un problème : lors d’une mémorable partie de cartes sur le lac Mead, en 1969, il a échangé sans le savoir son enveloppe corporelle contre une fortune. Vingt ans plus tard, il lui faut payer sa dette, ce qu’il refuse de faire, et sauver sa sœur adoptive, Diana, ce qu’il voudrait bien faire (car il est amoureux d’elle), au risque de provoquer la mort de nombreuses personnes (le roman n’est pas avare de fusillades, morts violentes et autres courses-poursuites — certaines de ces scènes d’action sont d’ailleurs d’une maestria que n’aurait pas renié le Cormac McCarthy de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ou Elwood Reid).
Dans Date d’expiration, on fait la connaissance de Kootie (Koot Hoomie), un enfant de onze ans au destin hors du commun, dont le meilleur ami est le fantôme de Thomas Edison. Rendant un hommage appuyé aux deux Alice de Lewis Carroll, Powers a un talent rare pour décrire la magie de l’enfance et, au-delà, ce que peut être une enfance réellement « magique » — par ailleurs, non dans un soucis d’équilibre, mais bien pour respecter la logique de sa mythologie, il décrit aussi avec une précision effrayante les cruautés, celles de l’enfance et celle, consubstantielle, du monde surnaturel.
Enfin dans Earthquake Weather, lecture ardue s’il en est (ce qu’une traduction en français ne changerait guère, j’en ai bien peur), Kootie et ce qu’il reste de Scott Crane se rencontrent, sous l’ombre de Dionysos. Il est temps qu’un nouveau Roi Pêcheur soit « élu ». Des trois ouvrages, le dernier est le plus shakespearien, ce qui ne surprendra personne ou presque, mais aussi le plus ouvertement érotique, hanté par le personnage d’Angelica Sullivan, crédible femme fatale, c’est-à-dire « mortelle ».
Au fil des quelques 2000 (!) pages de ces trois livres, Tim Powers crée une véritable mythologie du continent nord-américain, une mythologie qui ne s’arrête pas au western, mais va bien au-delà. Les lieux (le lac Mead, le pont de Londres reconstruit pierre par pierre au Lac Havasu, l’hôtel Flamingo construit en 1946 à Las Vegas et qui donna naissance à la cité qui ne dort jamais et où tout est permis), l’Histoire (Bugsy Siegel, Thomas Edison et bien d’autres personnages historiques), les particularités géographiques (tremblements de terre, lacs artificiels, grands espaces), Tim Powers fait feu de tout bois et transforme l’Amérique du nord en continent magique (une magie des blancs, majoritairement celtique, qui étonne, tant le monde surnaturel amérindien — ou celui des Caraïbes — est absent ; mais qui ne devrait pas surprendre car la Trilogie du Roi Pêcheur est un extension contemporaine, un pseudopode jailli tout droit de la « Matière de Bretagne »).
Trilogie complexe (il n’est pas rare qu’un détail de Poker d’âmes trouve tout son sens, 1500 pages plus loin, dans Earthquake Weather), syncrétique de toute l’œuvre de Tim Powers (la mort, les dieux, les fantômes, l’alcoolisme, les bagnoles, les désirs, la magie, la religion, l’histoire secrète, les conspirations, l’amour impossible, la folie et la foi (avers et revers de la même pièce), les liens père-fils — tout y est !), la Trilogie du Roi Pêcheur est une somme littéraire qui restera, dont étrangement nul ne semble avoir mesuré l’importance à part le critique anglais John Berlyne, et qui, avec le temps, prendra sans doute tout autant de valeur que Mason & Dixon de Thomas Pynchon ou Outremonde de Don DeLillo.
On notera aussi qu’une fois de plus Powers part d’une source mythologique (ici, les origines magiques, primordiales, du Roi Pêcheur) et explique comment sur ce socle se sont posées certaines religions, dont la religion catholique — c’est-à-dire la sienne. Chez Tim Powers, la religion se nourrit du mythe, elle le vampirise, le détourne, elle ne le crée pas, elle ne le nie jamais totalement.
Voilà un monument littéraire qu’on ne « découvrira » sans doute que trop tard. Et après un tel moment de lecture on se demande comment l’auteur pourrait faire mieux (ou même aussi bien)… Les ouvrages plus récents de Tim Powers, Les Puissances de l’invisible, À deux pas du néant, malgré de réelles qualités, ne possèdent pas la profondeur, la complexité et la folie de cette Trilogie du Roi Pêcheur, remarquablement écrite (du moins en anglais), ce qui ne gâche rien.
Seul regret : les petites erreurs qui entachent la traduction de Poker d’âmes (néanmoins agréable à lire) et la relative médiocrité de la traduction de Date d’expiration (déjà moins agréable à lire).
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[Critique commune à Poker d’âmes, Date d’expiration et Earthquake Weather.]
Après avoir tourné autour du personnage du Roi Pêcheur (sans vraiment l’affronter) dans son roman, mineur, Les Chevaliers de la brune, Tim Powers prend enfin à bras le corps le souverain blessé dans Poker d’âmes, Date d’expiration et l’inédit en français Earthquake Weather. A ce jour, ces trois livres forment son œuvre la plus ambitieuse : la Trilogie du Roi Pêcheur comme il aime à l’appeler.
Mais qui est ce roi pêcheur ?
Bien avant que Chrétien de Troyes ne le fasse apparaître dans son roman inachevé Perceval ou le conte du graal, les ombres du Roi Pêcheur hantaient déjà les légendes celtiques : c’est Nodens, le dieu de la mort qui pêche les âmes des défunts comme s’il s’agissait de poissons ; c’est Bran le Béni qui possède un chaudron capable de faire revivre, imparfaitement, les morts ; c’est Dagda, le dieu-druide irlandais, autre détenteur de chaudron magique, stérilisé par l’arrivée du christianisme. Le roi pêcheur est aussi Melchisédech, le souverain qui anticipe le Christ dans la Bible. Roi de justice, de paix et d’abondance.
Fin XIIe, début XIIIe, chez Robert de Boron, compilateur des récits du Graal, Melchisédech est le gardien du Graal (« Celui qui appellera le vase par son saint nom sera appelé le roi-pêcheur ») ; chez Chrétien de Troyes, c’est le roi blessé, au royaume devenu stérile, qui sera guéri par le Graal que lui apporte Perceval, le bon chevalier. Dans les apports suivants à la « Matière de Bretagne », la légende évolue : le Graal est lié à Jésus ; Galaad ou Bohort remplacent parfois Perceval.
Plus proche de nous, en 1922, le prix Nobel de littérature T. S Elliot (né américain, puis devenu sujet britannique par naturalisation) s’empare de la figure royale blessée pour son plus célèbre poème, « La Terre vaine » (parfois intitulé « La Terre Gaste » - « The Waste Land » en VO) ; poème que Tim Powers cite abondamment dans Poker d’âmes. Vingt-six ans plus tard, Julien Gracq publie sa seule pièce de théâtre, dont le titre est Le Roi pêcheur (peut être le moins bon des textes de Gracq). Personnage présent dans les récits, les romans, les poèmes, depuis 900 ans, voilà un souverain à la double parenté, celtique et chrétienne, qui fut incarné au cinéma entre autres par Nigel Terry (Excalibur, 1981), Robert Redford (Le Meilleur, 1984 — la légende est transposée dans le milieu du baseball), Robin Williams (The Fisher King, 1991).
Dans Poker d’âmes, Tim Powers nous épargne le monde du baseball, pour nous plonger dans celui, à peine moins américain, des cartes (poker et tarot), des croupiers et des machines à sous. On y suit, halluciné (du moins le fus-je), le parcours de Scott Crane, le joueur de poker borgne, dont le père adoptif est un dieu des cartes et le père naturel un vrai dieu — assassin entre autres de Bugsy Siegel, le gangster fondateur du Las Vegas moderne ; personnage fascinant que ce Benjamin Siegel, incarné au cinéma entre autres par Warren Beatty, Bugsy (1991), ou Richard Grieco, Mobsters (1991, aussi).
Scott Crane a un problème : lors d’une mémorable partie de cartes sur le lac Mead, en 1969, il a échangé sans le savoir son enveloppe corporelle contre une fortune. Vingt ans plus tard, il lui faut payer sa dette, ce qu’il refuse de faire, et sauver sa sœur adoptive, Diana, ce qu’il voudrait bien faire (car il est amoureux d’elle), au risque de provoquer la mort de nombreuses personnes (le roman n’est pas avare de fusillades, morts violentes et autres courses-poursuites — certaines de ces scènes d’action sont d’ailleurs d’une maestria que n’aurait pas renié le Cormac McCarthy de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ou Elwood Reid).
Dans Date d’expiration, on fait la connaissance de Kootie (Koot Hoomie), un enfant de onze ans au destin hors du commun, dont le meilleur ami est le fantôme de Thomas Edison. Rendant un hommage appuyé aux deux Alice de Lewis Carroll, Powers a un talent rare pour décrire la magie de l’enfance et, au-delà, ce que peut être une enfance réellement « magique » — par ailleurs, non dans un soucis d’équilibre, mais bien pour respecter la logique de sa mythologie, il décrit aussi avec une précision effrayante les cruautés, celles de l’enfance et celle, consubstantielle, du monde surnaturel.
Enfin dans Earthquake Weather, lecture ardue s’il en est (ce qu’une traduction en français ne changerait guère, j’en ai bien peur), Kootie et ce qu’il reste de Scott Crane se rencontrent, sous l’ombre de Dionysos. Il est temps qu’un nouveau Roi Pêcheur soit « élu ». Des trois ouvrages, le dernier est le plus shakespearien, ce qui ne surprendra personne ou presque, mais aussi le plus ouvertement érotique, hanté par le personnage d’Angelica Sullivan, crédible femme fatale, c’est-à-dire « mortelle ».
Au fil des quelques 2000 (!) pages de ces trois livres, Tim Powers crée une véritable mythologie du continent nord-américain, une mythologie qui ne s’arrête pas au western, mais va bien au-delà. Les lieux (le lac Mead, le pont de Londres reconstruit pierre par pierre au Lac Havasu, l’hôtel Flamingo construit en 1946 à Las Vegas et qui donna naissance à la cité qui ne dort jamais et où tout est permis), l’Histoire (Bugsy Siegel, Thomas Edison et bien d’autres personnages historiques), les particularités géographiques (tremblements de terre, lacs artificiels, grands espaces), Tim Powers fait feu de tout bois et transforme l’Amérique du nord en continent magique (une magie des blancs, majoritairement celtique, qui étonne, tant le monde surnaturel amérindien — ou celui des Caraïbes — est absent ; mais qui ne devrait pas surprendre car la Trilogie du Roi Pêcheur est un extension contemporaine, un pseudopode jailli tout droit de la « Matière de Bretagne »).
Trilogie complexe (il n’est pas rare qu’un détail de Poker d’âmes trouve tout son sens, 1500 pages plus loin, dans Earthquake Weather), syncrétique de toute l’œuvre de Tim Powers (la mort, les dieux, les fantômes, l’alcoolisme, les bagnoles, les désirs, la magie, la religion, l’histoire secrète, les conspirations, l’amour impossible, la folie et la foi (avers et revers de la même pièce), les liens père-fils — tout y est !), la Trilogie du Roi Pêcheur est une somme littéraire qui restera, dont étrangement nul ne semble avoir mesuré l’importance à part le critique anglais John Berlyne, et qui, avec le temps, prendra sans doute tout autant de valeur que Mason & Dixon de Thomas Pynchon ou Outremonde de Don DeLillo.
On notera aussi qu’une fois de plus Powers part d’une source mythologique (ici, les origines magiques, primordiales, du Roi Pêcheur) et explique comment sur ce socle se sont posées certaines religions, dont la religion catholique — c’est-à-dire la sienne. Chez Tim Powers, la religion se nourrit du mythe, elle le vampirise, le détourne, elle ne le crée pas, elle ne le nie jamais totalement.
Voilà un monument littéraire qu’on ne « découvrira » sans doute que trop tard. Et après un tel moment de lecture on se demande comment l’auteur pourrait faire mieux (ou même aussi bien)… Les ouvrages plus récents de Tim Powers, Les Puissances de l’invisible, À deux pas du néant, malgré de réelles qualités, ne possèdent pas la profondeur, la complexité et la folie de cette Trilogie du Roi Pêcheur, remarquablement écrite (du moins en anglais), ce qui ne gâche rien.
Seul regret : les petites erreurs qui entachent la traduction de Poker d’âmes (néanmoins agréable à lire) et la relative médiocrité de la traduction de Date d’expiration (déjà moins agréable à lire).