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Vision aveugle

[Critique commune à Vision aveugle, Échopraxie et aux nouvelles rattachées.]

Le 13 février 2082, jour du Premier Contact, 65 536 « lucioles » brûlent dans le ciel, remplissant de hurlements une grande partie du spectre électromagnétique. Cela n’aura duré que quelques secondes. L’humanité s’est fait photographier le pantalon en bas des chevilles. Et en cette fin de siècle, la photo de famille n’est pas belle à voir. Une Singularité dure, option Humaxit, est en marche. C’est une déclinaison dystopique du rêve transhumaniste, avec une inspiration revendiquée du côté d’ Accelerando de Charles Stross, qui vire à la posthumanité. Alors qu’une partie d’Homo sapiens a décidé de quitter le théâtre des opérations pour aller goûter à l’immortalité numérique dans le monde virtuel du Paradis, l’autre fraye au purgatoire du monde réel. Les sectes pullulent, les forces armées s’ébattent dans des conflits où personne ne sait plus qui est l’ennemi, et le génie génétique est devenu fou. On se flingue joyeusement le cerveau à grands coups de scalpel, d’implants, de drogues dures, de recâblage et de virus synthétiques. Accessoirement, on flingue aussi les IA naissantes et les pays voisins. La Terre a pris cher : la majeure partie de la vie sauvage a disparu, l’agriculture est en berne, et on peine à trouver quelque part un bout de génome non pollué ; le climat se rejoue la deuxième loi de la thermodynamique en mode symphonie hardcore. Bienvenue dans le monde enchanté de « Blindopraxia » (tel que Peter Watts le nomme).

Le moment du doute sur soi-même n’est pas le meilleur pour être confronté à l’autre. C’est pourtant ce moment que choisit Peter Watts pour imposer au monde une présence dont la nature profondément étrangère sera le catalyseur d’une vaste introspection. Le jour des lucioles colle une bonne gueule de bois à l’humanité qui décide, au moins temporairement, de s’unir face à une menace dont personne ne connait exactement la nature. Un satellite de surveillance capte une émission radio dont la source est une comète et le destinataire inconnu. Deux premières vagues de sondes sont envoyées jusqu’aux confins du Système solaire, dans le nuage d’Oort, suivies d’un vaisseau habité, le Thésée.

Équipier du Thésée et narrateur de Vision aveugle , Siri Keeton a survécu enfant à un attentat visant son père, le colonel Jim Moore, attentat dont il sort amputé de la partie du cerveau permettant l’empathie et le vécu émotionnel. Aidé d’implants cybernétiques, Siri Keeton devient synthète : il fait l’expérience du monde de manière objective, décryptant les comportements, les situations et les rendant lisibles. Il est le parangon d’une vision réductionniste de la conscience où tout n’est que chimie ionique et synaptique. Conscience ? C’est le thème central de Vision aveugle. Lorsque Peter Watts ouvre son livre sur l’injonction « Imaginez que vous êtes Siri Keeton », il ne s’agit pas là d’un effet de style ou d’un incipit amical – il n’y a rien d’amical dans ce roman –, mais d’une convocation à une expérience de pensée. Si tout roman de science-fiction est en soi une expérience de pensée, le Canadien ne fait pas dans le pantonyme mais propose une hard SF musclée à force de séances quotidiennes passées à soulever la fonte des articles scientifiques, avec les dents, pendant dix ans. Il passe la conscience au scalpel et tout ce qu’il découvre, il va le dire à travers une galerie de personnages ciselés avec une précision atomique. Siri Keeton fera le récit des évènements qui vont se dérouler dans le nuage d’Oort. Vision aveugle est son témoignage.

Le Thésée est dirigé par une intelligence artificielle, le Capitaine. Une IA sans conscience interfacée avec le commandant exécutif Jukka Sarasti. Ce dernier est un Homo vampiris, une race de prédateurs du Pléistocène qui a divergé d’Homo sapiens il y a quelques centaines de milliers d’années, et dont la branche s’est éteinte à cause d’une tendance prononcée à la sociopathie et d’un méchant bug de la perception qui la rend hypersensible aux angles droits. Recréé par le génie génétique, Sarasti est une intelligence supérieure capable de gérer de vastes quantités de données. Il a aussi tendance à faire flipper tout le monde. Il y a aussi Amanda Bates, la militaire augmentée et pacifiste, aux commandes d’une flottille de drones militarisés ; Robert Cunnigham, un biologiste cyborg doté de la capacité de percevoir les choses de l’extérieur ; Susan Bates, surnommée le Gang, linguiste habitée par plusieurs personnalités et donc dotée d’une conscience collective. Ces personnages sont les modèles théoriques de formes de conscience qui vont s’animer lors du Second Contact, lorsqu’ils vont découvrir et interagir avec l’entité extraterrestre Rorschach. Avec Rorschach, Peter Watts fait une distinction radicale entre intelligence et conscience. Rorschach a l’intelligence d’une planète et la conscience d’un caillou. Face à lui, le degré de liberté, de libre arbitre, dont chacun des membres de l’équipage du Thésée va faire l’expérience, est inversement proportionnel à son niveau de conscience. En fin de compte, l’histoire va se résoudre en un conflit entre deux entités intelligentes mais non conscientes. Peter Watts l’affirme : la conscience est une impasse de l’évolution, mère de toutes les illusions, dont celle du libre arbitre. Derrière ce démontage en règle, on devine l’influence d’auteurs comme le philosophe Daniel Dennett ou le spécialiste des neurosciences Sam Harris.

Pendant ce temps, sur Terre, le colonel Jim Moore se confronte aux esprits de ruche dans la nouvelle « Le Colonel » ( Au-delà du Gouffre). Ces intelligences collectives post-humanistes aux capacités intellectuelles et stratégiques méconnues affolent les dirigeants du monde. Moore va rencontrer Lianna Lutterodt, ambassadrice de la secte des bicaméraux, des post-humains qui se sont faits recâbler les deux hémisphères cérébraux et mettent en commun leur intelligence pour ne plus en former qu’une. Une intelligence dépassant largement le génie humain traditionnel et qui leur permet, via la transe mystique, d’accéder à la compréhension des lois qui sous-tendent la physique de l’univers. En somme : des moines scientifiques qui croient percevoir Dieu dans une tasse de café mais sont incapables de traverser seuls la rue. Les bicaméraux vont offrir au colonel une information sur le Thésée qui va le faire abandonner son poste et rejoindre leur monastère dans le désert de l’Oregon…

Si vous pensiez jusqu’ici avoir tout compris à Vision aveugle, Peter Watts va s’occuper de vous faire ravaler vos prétentions avec Échopraxie. Nous sommes maintenant en 2096. Depuis quatorze ans, la situation sur Terre s’est dégradée ; la planète est ravagée par des pathogènes synthétiques échappant à tout contrôle et certains transforment les populations touchées en zombies. Comme pour les vampires, on est ici loin des zombies de pacotille qui se trainent en bavant dans les studios hollywoodiens. On parle de p-zombies, de zombies philosophiques, êtres sans émotions et sans conscience. N’oubliez pas chez qui vous êtes. Peter Watts vous le rappelle d’ailleurs dans la nouvelle « ZeroS », publiée dans le présent numéro de Bifrost, et qui raconte de l’intérieur l’expérience des zombies militaires. Elle révèle aussi à quel point le colonel Jim Moore, encore simple lieutenant dans ce texte, s’y connaît en zombies.

Personnage principal d’Échopraxie, Daniel Brüks est un humain de souche. Pas une augmentation, pas un coup de scalpel, pas un implant. Il est aussi parasitologue. Lui-même responsable d’un incident épidémique qui a soulagé la planète de quelques milliers d’âmes, il parcourt désormais le désert de l’Oregon à la recherche de génomes sauvages qui ne seraient pas infectés par de l’ADN synthétique. En vain. Son terrain de jeu se trouve à proximité du monastère des bicaméraux. Vous suivez ? Vous voyez comment les choses s’imbriquent les unes dans les autres ? Et ça ne fait que commencer. Tenez-vous bien. Tenez-vous mieux, car à partir de là Peter va faire péter les Watts.

Par une nuit de tempête tout à fait artificielle, les choses partent en vrille pour le pauvre Dan qui se réfugie dans le monastère alors que le monde autour de lui subit le feu vengeur. Échappant à la destruction du monastère, il se retrouve embarqué à bord du Couronne d’épines (du nom d’un échinoderme, vie marine primaire non consciente…) qui fonce vers le Soleil, ou plus précisément vers Icare, cet immense panneau solaire qui alimente en énergie la Terre. Là, quelque chose attend. Avec lui : une poignée de bicaméraux, vivants mais mal en point, Lianna Lutterodt, leur ambassadrice, Rakshi Sengupta, la pilote énervée du Couronne, la charmante Valérie, une vampire échappée d’un laboratoire et qui fait elle aussi flipper tout le monde, les quatre militaires zombies qui lui servent de gardes du corps, et l’incontournable colonel Jim Moore qui montre dans ce cycle, allez savoir pourquoi, un talent certain pour toujours se trouver dans les mauvais plans.

Finis les examens de conscience : Peter Watts en a clos le débat dans Vision aveugle. Échopraxie fait l’examen du libre arbitre face à l’intelligence. Ou de l’intelligence face à l’absence de libre arbitre. Le Canadien questionne à nouveau ce qui fait l’humanité, ses forces et ses faiblesses. Surtout ses faiblesses. Il aborde la question de la foi face à la science, de la pensée religieuse comme d’un trouble, et se demande si la pensée scientifique n’est pas moins dénuée de tares. Si, dans Vision aveugle, il faisait de la conscience une impasse de l’évolution, dans Échopraxie, il fait de Dieu un virus, et de la vie dans l’univers un bug dans les lois physiques. À plus d’un niveau, les deux romans fonctionnent en miroir d’un de l’autre. Dans ce duo, la vision aveugle est à la conscience ce que l’échopraxie est à la volonté. Lorsque Siri Keeton effectue un voyage vers l’extérieur – le nuage d’Oort –, celui de Daniel Brüks se fait vers l’intérieur – le Soleil. Lorsque Siri, humain incomplet et augmenté, trouve son humanité au bout du voyage, Dan, lui l’humain de souche… non, rien. Dan est « le cafard », le parasite inutile entouré d’intelligences très supérieures à la sienne. Échopraxie est le récit d’un homme qui voit son monde disparaitre au profit d’un autre qu’il ne comprend pas. Et très logiquement, cela participe à la difficulté de lecture du roman. Dans Vision aveugle, le lecteur s’accroche au récit circonstancié de Keeton. Dans Échopraxie, ce que Dan ne peut comprendre, vous ne le comprendrez pas plus. S’il est inconscient (ce qui lui arrive souvent), vous ne saurez rien de ce qui se passe pendant ce temps. Pas de narrateur omniscient qui vienne à votre secours. Il faut donc être attentif aux détails, aux paroles ou pensées pour saisir le fil d’Ariane d’une histoire complexe dans laquelle beaucoup de ce qui se déroule nous est inaccessible, et où l’existence même du récit de Siri Keeton est remise en cause. Il faudra prêter attention à qui manipule quoi. La fin du roman est aussi obscure au premier abord que sublime une fois qu’on l’a comprise. Pour cela, il faudra peut-être relire les vingt dernières pages, et se demander qui est ce prophète qui guide son peuple à travers le désert entre les piliers de feu. Il faudra aussi comprendre que la chronologie de Vision aveugle englobe celle d’Échopraxie , que ce dernier ne se déroule pas après Vision aveugle, mais pendant. Il faudra prendre le temps de la lecture pour savourer le joyau.

L’ensemble constitué de Vision Aveugle et Échopraxie, auxquels on se doit d’ajouter les nouvelles« Le Colonel » et « ZeroS » (passons sur la nouvelle« Orientation Day », anecdotique et vampirique préquelle à Échopraxie, dont l’auteur est si peu fier qu’il préfère qu’on l’oublie), est un monument de hard SF : glorieusement haut, aux fondations profondes, à mille facettes, labyrinthique à souhait et intensément sombre. Si Greg Egan est le pape de la hard SF, Peter Watts est celui de la dark hard SF. On pourra reprocher à Vision aveugle et Échopraxie d’être d’un accès difficile, mais l’ensemble relève du chef-d’œuvre. Il n’est d’ailleurs pas complet, cet ouvrage. Il reste encore à Peter Watts un troisième roman à écrire. Il l’a dit. On sera au rendez-vous.

Starfish

[Critique commune à Starfish, Maëlstrom et Béhémoth.]

Si Vision aveugle est le premier roman de Peter Watts paru en France, il n’est en revanche pas le premier publié dans le petit monde de l’édition anglo-saxonne, cet honneur revenant à Starfish, tome introductif de sa trilogie «Rifteurs », basé sur une nouvelle de 1990, « Une niche » (reprise en intégralité – avec quelques modifications – dans le livre, et initialement publiée dans chez nous dans les pages de… Bifrost n°54). Délaissant, comme d’autres auteurs avant ou après lui, les profondeurs de l’espace interstellaire pour celles de l’océan, le Canadien semble s’intéresser, durant la majeure partie du roman, à d’autres sombres abysses : ceux de l’âme humaine. Son roman, tendance biopunk (du cyberpunk très orienté biologie et biotechnologies, en somme) et hard SF, met en effet en scène une équipe placée dans une station de production d’énergie géothermique située sur une dorsale océanique, par trois kilomètres de fond  : une installation indispensable, à la fin de la décennie 2040, au maintien de l’approvisionnement en électricité d’une Amérique du Nord livrée au contrôle des Corporations. Le lecteur découvrira rapidement que cette équipe (les rifteurs du titre de la trilogie), formée de gens adaptés, grâce à la cybernétique et aux manipulations génétiques, aux grandes profondeurs, a été choisie en fonction de deux types de profils psychologiques très particuliers, et censés leur permettre de fonctionner dans un environnement horriblement oppressant. On notera que l’atmosphère de ce roman est très particulière, exerçant sur le lecteur une pression psychologique et installant une am-biance d’une rare noirceur. Et longtemps, ce dernier croira que la psychologie desdits personnages (par ailleurs très travaillés et réussis, une rareté en hard SF) constitue le cœur du roman… ce qui, pour tout dire, n’est pas le cas.

Il est en effet capital de comprendre que la trilogie dans son ensemble est construite comme un jeu d’oppositions, voire de miroirs – ou bien de changements de paradigme –, entre les fondamentaux des tomes successifs, sans oublier quelques écrans de fumée, chaque roman donnant l’impression qu’il est centré sur un point précis alors qu’en définitive, le propos réel est ailleurs – et se dévoilera en général dans le dernier tiers. Ainsi, dans Starfish, le lecteur finira par comprendre que l’important n’est pas les rifteurs et leurs névroses, mais bien l’environnement dans lequel ils se trouvent. On remarquera aussi avec intérêt qu’ils vont recevoir la visite d’un psychologue, Scanlon, et que la narration, qui adopte jusque là le point de vue des rifteurs, va soudain et transitoirement basculer selon celui, rationnel, de qui a été envoyé les évaluer. Si le propos de Watts est clairement transhumaniste (et s’intéresse donc à ce qui est plus qu’humain), il montre aussi que certains rifteurs peuvent régresser vers un stade moins qu’humain sous la pression conjuguée de l’abysse et de leurs traumatismes passés (un phénomène au centre de la nouvelle « Maison », dans le recueil Au-delà du gouffre - le Bélial’, 2016). Enfin, l’auteur oppose complexité et simplicité, et met la prochaine étape de l’évolution (transhumaniste) de l’homme face à une forme de vie qui, au contraire, est sortie du fond des âges. Il développe d’ailleurs une théorie absolument fascinante sur l’origine de la vie terrestre, ou plutôt sur la nature extraterrestre de ce que nous considérons comme tel : tirant les conséquences logiques de son postulat, il montre alors ce qui se passe quand la seule forme de vie réellement originaire de la Planète bleue cherche à reprendre ce qui lui revient de droit.

Au début de Rifteurs, le personnage principal du livre précédent, Lenie Clarke, revient sur la terre ferme où elle va — involontairement – créer une terrible catastrophe. Ce sera l’occasion pour Watts d’introduire un nouveau personnage fascinant, Achille Desjardins, un Transgresseur, c’est-à-dire un spécialiste de la gestion des crises (pandémies, attentats, attaques informatiques, etc.) génétiquement modifié pour avoir de meilleures capacités cognitives et pour toujours servir l’intérêt général grâce à un garde-chiourme biochimique appelé Trip Culpabilité. Au passage, l’auteur abordera le sujet des réfugiés climatiques, de leur traitement par les autorités (qui n’hésitent pas à les droguer pour s’assurer de leur docilité et les parquent sur une mince bande côtière) et de l’éthique (ou de son absence) qui le sous-tend, sans oublier les magouilles de l’industrie pharmaceutique – tout en montrant la diffusion dans le monde réel de mèmes créés puis propagés par la vie électronique du cyberespace. La thèse de Watts, selon laquelle la religion n’est qu’un phénomène biochimique pouvant être induit artificiellement (selon les textes, par des drogues ou des champs magnétiques), trouve ici un développement transverse et original quand un « culte » se développe autour de Lenie Clarke : la voilà surnommée par certains la Madone du Désastre. Cette fois, c’est l’activité, par ailleurs tout à fait rationnelle, des automates cellulaires de l’Internet, qui induit, presque par accident, la création d’une religion chez les humains !

Si Starfish était un oppressant huis-clos sous-marin, Rifteurs change complètement l’ambiance, faisant traverser à Clarke le continent nord-américain d’Ouest en Est. Là encore, les tentatives des autorités de juguler le fléau propagé par Lenie, puis de capturer cette dernière, ne sont pas le véritable sujet du roman : dans un profond changement de paradigme, Watts remet la psychologie des rifteurs au centre de l’intrigue, modifiant son élément le plus fondamental (on signalera d’ailleurs que cette révélation peut être perçue en lisant très attentivement le tome 1). De plus, les échanges, sur l’Internet de ces années 2040, appelé Maelström, au sujet de Clarke et de la menace qu’elle représente, catalysent une nouvelle forme de vie électronique, une fascinante Stupidité Artificielle, l’un des points forts de la trilogie dans son ensemble.

Le début du troisième tome, Béhémoth, qui se déroule cinq ans plus tard, replace les rifteurs et leurs maîtres corporatistes dans un environnement sous-marin, un retour en arrière sans doute assez peu pertinent de la part de l’auteur. Si ce dernier tome a été publié en un unique volume dans son édition française (merci !), il a en revanche été scindé en deux dans sa version originale. Autant le dire, la première partie, correspondant à ce premier volume (Behemoth: B-max), est trop verbeuse et ne sert pas à grand-chose. Elle aurait sans doute pu être condensée à la dimension de quelques chapitres sans altérer l’intrigue de la deuxième partie (Béhémoth: Seppuku), qui voit Clarke et son camarade Ken Lubin retourner à terre, dans une Amérique apocalyptique particulièrement bien rendue, où seules quelques enclaves conservent un environnement sain et une technologie digne de ce nom. Une technologie d’ailleurs menacée, malgré l’effondrement des réseaux, par les Stupidités Artificielles apparues dans Rifteurs.

À nouveau, Watts fait l’inverse de ce qu’il avait fait dans le tome précédent : si le sujet central (le vrai, pas l’écran de fumée) de Rifteurs était l’absence de libre arbitre induite par des modifications biochimiques ou chirurgicales impulsées par les corporations ou les gouvernements, Béhémoth place en revanche ses trois protagonistes principaux (Clarke, Lubin, Desjardins) dans une situation où plus aucune barrière éthique ou morale ne les empêche de faire ce dont ils ont envie, ou ce qui leur paraît nécessaire. Dans le tome 2, Clarke causait indirectement et involontairement la mort de millions de personnes, aveuglée par sa volonté de se venger de la corporation qui l’avait placée au fond du Pacifique ; cette fois, elle décide en toute conscience de tuer des centaines de personnes pour en sauver beaucoup plus. Dans Rifteurs, Desjardins tentait de garder son comportement de prédateur sexuel sous contrôle, le cantonnant à des jeux sadiques en réalité virtuelle ; cette fois, il perd toute inhibition et fait subir à un autre personnage un véritable calvaire, le lecteur basculant alors dans une atmosphère qui, dans son genre, se révèle tout aussi oppressante – quoique pour d’autres raisons – que celle de Starfish.

Une thématique de fond développée dans cet ultime roman s’avère très intéressante : Watts explique que la conscience n’est pas rationnelle, car elle fait intervenir les centres cérébraux de l’émotion. Sa thèse est qu’elle est devenue, sur le plan évolutif, contre-productive depuis que l’homme a cessé de juste survivre à son environnement pour finir par le dominer. On remarquera que cette opposition calculs rationnels vs conscience, calculs biaisés par l’émotion, se retrouve chez d’autres auteurs de hard SF – à commencer par Greg Egan dans Cérès et Vesta (le Bélial’, 2017).

Une fois de plus, l’auteur canadien fait mine de brouiller son propos, centrant sa narration sur de nouvelles menaces pesant d’abord sur la communauté sous-marine des rifteurs, puis sur l’Amérique du Nord (confinée de force par le reste du monde, sous la menace constante d’attaques par missiles répandant un étrange produit, et dont la rumeur dit que les puissances étrangères pourraient bien faire usage du feu nucléaire prochainement). Multipliant les fausses pistes, Watts ne se montre cependant pas aussi efficace dans cet exercice que dans les deux romans précédents, et ses révélations se devinent facilement (à l’exception d’une, qui pourra éventuellement être difficile à accepter mais qui constitue un nouveau changement de paradigme venant chambouler les fondamentaux des tomes précédents). Si on ajoute à cela une fin abrupte, un peu trop facile pour les héros, et surtout un épilogue insatisfaisant dans sa concision, tant une révélation pleine de sense of wonder remet, cette fois, toute la vie sur Terre en perspective, considérer Béhémoth comme le tome le plus faible de la trilogie est une évidence. Il n’en reste pas moins que Desjardins demeure ici l’un des plus fascinants personnages de la SF des deux dernières décennies, et que dans ce tome 3 comme dans les autres, les thématiques de fond sont traitées avec une intelligence rare — et une justification scientifique dont on prendra la mesure à travers les postfaces, qui, comme toujours chez Watts, sont impérativement à lire tant elles sont intéressantes, pour ne pas dire fascinantes.

Au bout du compte, la trilogie « Rifteurs » constitue un monument du postcyberpunk et de la hard SF, une science-fiction magistrale irriguée par les thématiques de la biotechnologie et du posthumaniste. En dépit d’un tome final plus faible que les deux autres, on la recommandera vivement à tout amateur de SF de haute volée à forte caution scientifique. Comme dans Vision aveugle, dont Starfish, avec ses personnages névrosés et sa mention de « vampi-res », semble presque être une répétition générale, Watts s’empare de thématiques transhumanistes et les traite avec une rare intelligence, en demande sans doute beaucoup à son lecteur (surtout celui maîtrisant mal la biochimie, la biologie moléculaire, la génétique et la bactériologie/ virologie) mais ne le prend jamais pour un imbécile, lui fournissant (y compris dans les postfaces) toutes les clefs lui permettant de comprendre son roman. L’auteur canadien atteint ainsi, dans un genre différent de son confrère australien Greg Egan, le pinacle de ce que la hard SF et, au-delà, la science-fiction dans son ensemble, ont de meilleur à offrir.

Enfants du Ciel et de la Terre

Interrompant pour le moment ses rééditions des romans de Guy Gavriel Kay, les éditions L’Atalante nous offrent rien de moins que sa dernière épopée en date : Enfants de la terre et du ciel. Comme souvent avec l’écrivain canadien, nous sommes en présence d’un pavé de plus de 600 pages qui n’a pas à rougir à côté des Lions d’Al-Rassan ou des Chevaux Célestes . Pour autant, nul besoin de rappeler ici que la quantité ne fait pas la qualité. C’est donc avec un œil circonspect (mais averti) que l’on entame le roman.
Les habitués de Kay le savent bien, celui-ci est passé maître dans l’art de la fantasy historique, un sous-genre qui transpose une époque historique donnée en un récit aux atours de fantasy dans un monde qui n’est pas le nôtre (ou presque). Après le diptyque « Céleste », nous quittons la Chine médiévale pour explorer les Balkans de la fin du XVe siècle, un temps où les Ottomans rêvent de faire tomber le Saint-Empire Germanique et l’ensemble de la chrétienté comme ils se sont emparés de l’imprenable Constantinople. En lieu et place des royaumes et villes emblématiques de l’époque, on retrouve Séresse (Venise), Dubrava (Dubrovnik), Asharias (Constantinople) et bien d’autres. Le lecteur devra donc faire le tri et percer les mystères de ce background à la fois exotique et étrangement familier. Dans celui-ci, nous suivons cinq personnages principaux : Marin Djivo, membre d’une éminente famille marchande de Dubrava ; Danica Gradek, farouche guerrière de la cité pirate de Senjan ; Damaz, frère de Danica capturé par les Asharites et enrôlé dans le corps d’élite des djannis ; Leonora Valeri, fille reniée d’un puissant et espionne pour Séresse ; et Pero Villani, artiste illustrement inconnu de Séresse à qui l’on demande de peindre le portrait du Calife Gurçu. Ces cinq destins vont s’entremêler et s’influencer les uns les autres pour créer une immense fresque à la façon des précédentes œuvres de Guy Gavriel Kay. Toujours aussi malicieux, l’auteur canadien profite du prétexte fantasy pour nous donner une véritable leçon d’histoire, jamais ennuyeuse mais parfois un peu trop didactique face à la peur compréhensible de perdre le lecteur. S’il est question de grands empires et de rois puissants, les Enfants du Ciel et de la Terre opère un choix différent de celui du Fleuve Céleste , précédent roman de l’écrivain. Ici, les protagonistes ne sont pas destinés à briller sur le devant de la scène, mais à occuper des places secondaires, parfois insignifiantes en apparence, mais qui finissent par avoir une certaine influence sur l’échiquier des batailles et luttes d’influence de leur époque. C’est par de petites décisions personnelles, comme celle d’un peintre qui choisit de dire la vérité ou celle d’un djanni qui décide d’abandonner son destin de guerrier, que le monde change et dévie petit à petit de sa course initiale. Tout compte fait, les Enfants de la Terre et du Ciel pourrait être considéré comme la démonstration de l’effet papillon par un Guy Gavriel Kay de plus en plus mélancolique. Si le Fleuve Céleste annonçait déjà ce virage, Enfants de la Terre et du Ciel enfonce le clou. Situé quelques décennies après la chute de Sarance (comprendre Constantinople), déjà raconté par le Canadien dans La Mosaïque de Sarance, le roman contemple un avenir plein de regrets, bouffé quasi-littéralement par les fantômes des batailles passées. La beauté de ce récit provient d’ailleurs pour beaucoup du sentiment de perte qui n’en finit pas de raconter l’éternel chagrin des hommes et des femmes qui subissent le cours de l’histoire et la volonté impérieuse du monde. Plus que jamais, Guy Gavriel Kay capte l’humanité de ses personnages et l’implacable marteau qui les écrase sur l’enclume de l’Histoire avec un grand H. Puissant et poétique, touchant et dense, Enfant du Ciel et de la Terre captive et enchante. Il vient d’ajouter aux (très) grands romans de fantasy qui savent à la fois disséquer l’homme en profondeur et proposer une réflexion poussée aux lecteurs sur la course du temps. Une nouvelle brillante réussite.

Provenance

Dans la série « les discussions imaginaires de Bifrost » : après Somoza, l’auteure américaine Ann Leckie et Donnie, son ami de longue date. La scène se déroule dans la cafétéria de l’université de St Louis, Missouri. Tout le monde carbure au rooibos.

[Donnie :] Alors, ton nouveau roman ? C’est la suite de La Miséricorde de l’Ancillaire ?

[Ann Leckie :] On peut pas vraiment dire ça. Ça se déroule en même temps, mais hors du Radch impérial. Tu vois le genre ?

[Donnie :] Pas bien, justement… Mais ça veut dire qu’on ne se cogne plus les accords chelous masculins/ féminins ?

[Ann Leckie :] Parfaitement. Mais j’ai opté pour un sexe neutre, histoire de garder la main. Du coup, je rajoute æ à la fin des mots concernés. [Donnie fait mine de se lever.] Je t’assure, c’est vachement moins chiant à lire qu’avec ma trilogie de «  l’Ancillaire » !

[Donnie, qui prend sur lui et se rassoit :] Mwouais… Et de quoi ça parle ?

[Ann Leckie :] Alors, il y a Ingray Aughskold…

[Donnie, prévenant] : À tes souhaits.

[Ann Leckie, imperturbable :] Ingray Aughskold, donc, qui doit sortir un æ voleusæ

[Donnie :] Je croyais que c’était prononçable !

[Ann Leckie :] J’ai pas dit ça… Et au moins, ça se lit ! Bref, Ingray extirpe læ voleusæ de Retrait compassionnel – présenté comme ça, c’est vrai qu’on ne devine pas tout de suite qu’il s’agit d’une prison –, histoire de l’embaucher pour récupérer des antiquités qui la feront bien voir de sa mère. Parce que tu vois, sa mère, elle veut utiliser ces trucs contre un adversaire – des types qui revendiquent la planète Hwaé. Sauf que les choses ne sont pas simples. Ingray a un frère aux dents qui rayent le parquet, læ voleusæ prétend ne pas être qui elle est, le capitaine Tic Uisine fait…

[Donnie, impertinent :]… de la cuisine ?

[Ann Leckie, agacée] : Non. Sinon je l’aurais appelé Smallk Itchen. Et puis il y a les Gecks qui…

[Donnie :]… sont des geeks grecs ?

[Ann Leckie :] Nope, des aliens. Comme les Presgers, tu sais, ceux de «  l’Ancillaire », et les Rrrrrr.

[Donnie :] Ah ouais, les amis des chats… En tout cas, raconté comme ça, ça a l’air trop bien

[Ann Leckie :] Rassure-toi, tu vas pas te déchirer le myocarde. J’y vais mollo sur le suspense et le sense of wonder. Par contre, les personnages papotent et boivent un max de serbat.

[Donnie :] De quoi ?

[Ann Leckie :] Tu te souviens du thé dans dans «  l’Ancillaire » ?

[Donnie, du tac au tac :] M’en parle pas. Depuis, je bois plus que du café  !

[Ann Leckie :] Très drôle… En tout cas, le serbat c’est pareil. Mais pas pareil ! Et puis à la fin, l’héroïne a la possibilité d’aller à un Conclave rassemblant les différents extraterrestres et les factions humaines… sauf qu’elle décide de pas y aller !

[Donnie, qui torche sa tasse de rooibos dans un slurp définitif et sans appel:] Trop d’excitation et de sensawonda, c’est mauvais pour la santé.

Le conseil d’Obi Wan Kenobi : « Il y a du bon en lui… Je le sais… Il y a toujours du bon… » Le conseil de Bifrost : « Avoir des idées intéressantes, c’est pas mal. Mais raconter une bonne histoire, c’est encore mieux. Non, ce space opera n’est pas pour vous. »

Rétrograde

Quantité de choses sont rétrogrades sur Terre : Philippe de Villiers, n’importe quelle engeance fondamentaliste… et le mouvement apparent de Mars. Son orbite étant plus large que celle de la Terre, la planète rouge, vue depuis chez nous, semble parfois reculer dans le ciel. Et c’est précisément sur Mars, alors en phase rétrograde, que l’auteur australien Peter Cawdron a situé le cadre de son dixième roman (mais premier à paraître en français).

Dans un futur proche, une colonie scientifique a été établie sur Mars, fruit de la coopération entre différentes agences spatiales. Dans la sécurité de leur habitat souterrain, quelque cent vingt chercheurs de plusieurs nations – USA, Russie, Chine, Europe, Inde — y travaillent en bonne entente. Une cordialité vite balayée lorsque parvient la terrible nouvelle : une guerre nucléaire vient d’éclater sur Terre (et non sur Mars, comme le laisse supposer la couverture), sans le moindre signe avant-coureur. Pour Liz Anderson et les autres se pose alors la question de la survie tandis que les rivalités nationales resurgissent. Une survie d’autant plus menacée à mesure que les sabotages – causés par qui ? – amenuisent la marge de manœuvre des scientifiques…

C’est peu dire que Mars a été intensivement explorée, de façon exotique par Edgar Rice Burroughs, poétique par Ray Bradbury, écologico-politique par Kim Stanley Robinson, voire survivaliste par Andy Weir. Peter Cawdron inscrit son roman dans la lignée de Seul sur Mars : à vrai dire, c’est Seul sur Mars, mais au pluriel. L’aspect réaliste de Rétrograde est solide, crédible, et il s’agit probablement de la plus grande qualité du récit. Pour le reste… ce n’est pas folichon : personnages falots, style neuneu, intrigue peu inspirée, pour un résultat oubliable. En fait, ce roman aurait déjà été oublié, n’eût été l’espace éditorial dans lequel il est paru. La présence de Rétrograde au sein de « Lunes d’encre », collection habituellement plus exigeante et pointue dans ses choix, a de quoi surprendre… voire interroger quant à sa suite.

La Soupe aux arlequins

Dans notre 91e livraison, nous avions évoqué les quatre premiers titres des « Saisons de l’étrange », collection dont l’ambition revendiquée était d’être un « Netflix littéraire orienté pulp et fun  ». En dépit de la bonne intention initiale et des attrayantes couvertures de Melchior Ascaride, le bilan s’avérait plus tiède côté littéraire, avec deux livres médiocres et deux réussis. Quid de la suite ?

Avouons-le : on avait un tantinet perdu de vue Jean-Philippe Depotte. Depuis son Chemin des dieux (2013), en fait (critique inBifrost 71). L’auteur du remarqué Les Démons de Paris revient ici avec une série intitulée «Les Fantômes du Nouveau Siècle », dont le premier tome, La Soupe aux Arlequins, conclut cette première année des « Saisons de l’étrange ». Nous voici en mars 1900, à quelques jours de l’inauguration de l’Exposition Universelle de Paris. Attachante arnaqueuse, la jeune Marie-Antoinette entend bien saisir l’occasion pour profiter de gogos fortunés, type Méliès ou Edison, quitte à employer des moyens détournés — comme passer par le valet pour atteindre le maître. Le valet en question, c’est Léon. Quant à son maître, Picard, il s’agit ni plus ni moins du commissaire général de l’Expo. Lorsque Léon meurt, empoisonné par une soupe que lui a servie Marie-Antoinette – sans que celle-ci ne soit pour rien dans le trépas du pauvre bougre –, la jeune femme va tout faire pour entrer au service de Picard et savoir le fin mot de l’histoire. La voilà bien vite affectée à Sekigawa, un Japonais venu à Paris avec quatre urnes funéraires contenant autant de fantômes. Pourquoi Marie-Antoinette voit-elle justement des spectres ? Serait-ce l’un d’entre eux qui aurait empoisonné sa soupe ? Personnages truculents, reconstitution historique réussie, intrigue rondement menée (en dépit d’un détail essentiel laissant perplexe : les personnages, y compris les étrangers, parlent-ils tous un français sans accent ?), Jean-Philippe Depotte nous offre là une aventure policière sympathique en diable – le point d’orgue de cette première année des « Saisons ». On attend la suite !

La suite, justement : la saison 2 promet huit romans, tant des suites que des textes indépendants, signés d’auteurs confirmés ou en devenir. À voir, donc, en espérant un travail éditorial plus approfondi sur l’ensemble que lors de cette saison inaugurale…

Ann Radcliffe contre les vampires

Dans notre 91e livraison, nous avions évoqué les quatre premiers titres des « Saisons de l’étrange », collection dont l’ambition revendiquée était d’être un « Netflix littéraire orienté pulp et fun  ». En dépit de la bonne intention initiale et des attrayantes couvertures de Melchior Ascaride, le bilan s’avérait plus tiède côté littéraire, avec deux livres médiocres et deux réussis. Quid de la suite ?

Sous son titre très référencé, Ann Radcliffe contre les vampires n’est autre que la réédition du roman La Ville-vampire de Paul Féval, une fan-fiction avant l’heure mettant en scène l’auteure britannique Ann Radcliffe, pionnière du roman gothique avec Les Mystères d’Udolphe. Mené tambour battant, le récit se déroule durant sa jeunesse, lorsqu’elle part à la rescousse de sa meilleure amie, prisonnière du terrible vampire M. Götzi. Son aventure va la mener jusqu’au cœur de l’Europe, à l’assaut de la terrifiante ville-vampire… Trente ans avant le fameux Dracula de Bram Stoker, Paul Féval s’en donne à cœur joie avec le mythe du vampire (ce qu’explique Adrien Party, spécialiste de la question, dont la postface apporte un utile éclairage sur le roman et sa place dans la littérature vampirique), lui attribuant des caractéristiques surprenantes (des doppelgängers, un cœur mécanique, des yeux verts luminescents) que la postérité n’a pas conservées. Prescription oblige, on pardonnera à Féval la décevante pirouette finale du roman. Une question demeure : pourquoi avoir changé le titre original ? À cette aune-là, autant rebaptiser tous les classiques de la littérature sous des titres plus sexy  ! Valjean v Javert – l’aube de la justice, ça vous dit ?

Les Voleurs d'absurde

Dans nos domaines, on connait les éditions suisses Hélice Hélas depuis 2012 et la publication d’un recueil de nouvelles de Lucas Moreno . Après une anthologie de nouvelles suisses coordonnée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Hélice Hélas a confié à ce dernier les rênes d’une collection dédiée à la science-fiction, la bien – mais très curieusement – nommée « Cavorite et Calabi-Yau » (on vous laisse aller chercher sur internet la signification du deuxième terme). Les premiers titres ont paru en 2017 et s’inscrivaient dans le même univers de Gérimont partagé entre plusieurs auteurs. La collection est désormais forte de sept titres, dont les trois nouveautés chroniquées ici.

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Les Voleurs d’absurde de Robert Yessouroun est un recueil de dix nouvelles qui s’inscrit clairement dans la filiation d’Isaac Asimov et de ses Robots. Dans ces récits, les êtres métalliques, robots ou androïdes, sont en effet au cœur de la société décrite par Yessouroun, et, lorsque l’un d’entre se dérègle, cela génère des situations parfois cocasses, parfois bien plus inconfortables. Car, si les robots sont dotés d’une intelligence artificielle, il leur manque le principal : le moyen d’apprécier le poids des choses, une manière de peser le pour et le contre, ce que l’auteur appelle la « Réflexion Artificielle ». Aussi, comme le Bon Docteur, Yessouroun s’ingénie-t-il à mettre en lumière ces failles qui subsisteront sans doute encore longtemps dans ces créatures, aussi perfectionnées soient-elles. La lecture bienveillante de ce recueil se heurte néanmoins à un style particulièrement lourdingue qui ne rend absolument pas justice à la réelle inventivité de l’auteur ; Yessouroun veut trop en faire, là où pour mieux illustrer le côté ironique de ces situations, on aurait souhaité avoir un style plus épuré, moins gouailleur. Frustrant.

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Mage de bataille T1

Des trois ouvrages ayant été choisis par Gilles Dumay pour inaugurer le label Albin Michel Imaginaire, Mage de Bataille n’était sans doute pas le plus attendu, à côté de la locomotive Neal Stephenson [anatèm] et du pavé fantastique « À la King » de Robert Jackson Bennett. Archétype de la Big Commercial Fantasy, cet énorme roman coupé en deux avait aussi de quoi surprendre quand on connaît les choix de l’éditeur quand il officiait chez Denoël. Mais Albin Michel Imaginaire n’est pas « Lunes d’encre », et le choix de ce titre ne manque finalement pas d’intérêt, commercial en tout cas, tant il semble destiné a attirer vers la marque un public censément plus large.

Dans le monde de Mage de Bataille, la guerre contre les Possédés, une armée tout droit sortie des enfers, faire rage. Pour vaincre ces hordes de sauvages qui n’ont peur de rien, les peuples des Sept Royaumes d’Ire s’en remettent à leurs armées, à la tête desquelles officient les mages de bataille – dotés de la capacité d’invoquer des dragons venus de lointaines contrées. Falco Danté est un jeune employé de maison, mais il est surtout le fils d’un puissant mage devenu fou qui s’est retourné contre les siens, causant de nombreuses pertes avant de mourir. Au ban de la société, Falco ne trouve de réconfort que dans sa camaraderie avec Malaki, le fils du forgeron, doué au maniement des armes mais qui paie son origine des plus modestes. Lorsqu’un mage de bataille arrive dans leur ville pour affronter les Possédés, Falco ne trouve rien de mieux à faire que d’espionner ce dernier lors de l’invocation d’un dragon. Sans se douter qu’il va ainsi précipiter son destin, et celui de la plupart de ses proches…

On le voit au résumé qui précède, rien de bien original dans ce roman. Il est même extrêmement prévisible : dans l’une des toutes premières scènes du livre, on a déjà l’indication que Falco est plus que ce qu’il paraît. C’est clair d’emblée : le Mage de Bataille du titre, c’est lui. Dès lors, il ne fait plus de doute qu’on lit un roman d’apprentissage, comme en produit la fantasy par brassées. Avec les passages obligés que sont les erreurs payées au prix fort, des morts, mais aussi le soutien d’amis proches, le dépassement de soi et les actes héroïques, sans oublier les doutes permanents du protagoniste. Le monde inventé par Flannery est, lui aussi, conforme au standard habituel du registre (il semble, depuis George R.R. Martin, qu’un monde de fantasy doive comporter sept royaumes, ni plus ni moins), et ne présente aucune particularité notable qui le distinguerait du tout-venant. Bref, de l’archi-méga-déjà vu. Sauf que ça fonctionne, car Flannery fait montre d’une extrême efficacité dans son écriture — le bouquin se lit d’une traite, sans coup férir. Les personnages sont bien campés ; même si certains sont à la limite de l’archétype, la plupart sont travaillés en profondeur, et donc bien moins monolithiques qu’on l’imagine de prime abord. On se fait rouler dans la farine, on le sent bien, mais impossible de résister à l’envie de les accompagner dans leurs épreuves, de voir si Falco et les siens sauront contrer cette terrible menace que font peser les Possédés. Les actes de bravoure et les échecs, bien que prévisibles, interviennent au bon moment, et Flannery les orchestre avec compétence. On pourrait considérer ce roman sans saveur, tant il se contente d’apporter au lecteur ce qu’il attend, de le placer en terrain connu (un comble, quand on crée un univers de toutes pièces !), mais on est au contraire ravi de constater combien Flannery assume ce côté grand public, et s’acquitte de sa tâche avec une énergie remarquable. Nul doute qu’on ne trouvera pas davantage d’originalité dans l’ultime volet à paraître en février 2019, mais on attendra néanmoins avec impatience le dénouement de cette histoire, quand bien même on en devine déjà aisément les grandes lignes.

Et si l'humanité devenait numérique ?

Dans nos domaines, on connait les éditions suisses Hélice Hélas depuis 2012 et la publication d’un recueil de nouvelles de Lucas Moreno . Après une anthologie de nouvelles suisses coordonnée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Hélice Hélas a confié à ce dernier les rênes d’une collection dédiée à la science-fiction, la bien – mais très curieusement – nommée « Cavorite et Calabi-Yau » (on vous laisse aller chercher sur internet la signification du deuxième terme). Les premiers titres ont paru en 2017 et s’inscrivaient dans le même univers de Gérimont partagé entre plusieurs auteurs. La collection est désormais forte de sept titres, dont les trois nouveautés chroniquées ici.

L’anthologie Et si l’humanité devenait numérique ? est le résultat du concours Prix de l’Ailleurs 2018, créé à l’initiative de la Maison d’Ailleurs (à Yverdon) et de l’Université de Lausanne. Ce premier prix suisse, organisé par l’association romande de science-fiction, couronne des textes courts appartenant au genre. Une thématique en lien avec l’actualité est proposée chaque année, et c’est le numérique qui a été retenu pour l’édition 2018. Le présent volume présente ainsi l’ensemble des textes lauréats et la sélection du jury (soit dix fictions), ainsi que deux articles et un entretien. Un menu copieux donc, qui permet de découvrir des auteurs prometteurs et d’apprécier la vitalité du genre en Suisse. On n’a pas la place ici de citer tous les textes, aussi évoquera-t-on simplement le premier prix, un récit d’Élodie Barras qui, sous forme épistolaire (mais remise au goût du jour, il s’agit donc d’un mail), raconte les doutes d’un homme dont la mère se meurt et refuse de se faire recopier numériquement. Pas d’une originalité folle, mais déjà une certaine aisance stylistique pour un texte profondément humain.

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Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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