Le Clan suspendu
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Antigone, Ismène, Hémon… des prénoms rendus célèbres, entre autres par Sophocle. Synonymes pour les uns de tragédie émouvante et terrible, pour les autres de leçons poussiéreuses pleines d’ennui. Si vous pouvez en citer des passages entiers par cœur, vous ne serez pas dépaysé. Quant à ceux qui ignorent tout du destin des princes de Thèbes, qu’ils se rassurent : Etienne Guéreau, qui semble ici signer son premier roman, fait un sort à ce classique de l’Antiquité grecque.
Si Antigone est présente tout au long du roman, c’est sous les traits de l’héroïne, jeune fille qui quitte l’enfance bien plus violemment qu’elle n’aurait voulu. Elle réside dans le Suspend, village caché au sein des arbres, où cohabitent trois générations. Dans un si petit espace, la survie nécessite des règles strictes. Les rituels marquent le temps, justifient les actions, confortent les rôles de chacun. Le texte sacré n’est pas la Bible, le Coran ni la Torah, mais Antigone de Sophocle. Tous les habitants apprennent cette pièce par cœur (l’écrit a disparu, ou presque), s’en transmettent les vers et en récitent des passages à tout propos. Elle ponctue les conversations, clôt les discussions, unit le groupe à l’instar de la peur d’un ennemi cruel, implacable, qui guette au sol. Interdiction formelle de descendre, sauf pour les chasseurs, et encore, le moins fréquemment possible, tant le danger est grand. Anne Dersbrevik rôde et la liste de ses victimes s’allonge.
Mais peu à peu, l’ordre établi se délite. Les anciens perdent leur autorité. Hémon, un jeune chasseur, veut les renverser, prendre le pouvoir. Les dieux, explique-t-il, fidèle à la tragédie de Sophocle, exigent des sacrifices. Et le quotidien, autrefois dur mais rassurant, bascule progressivement dans la violence. Pour fuir ce péril, Antigone va en affronter un plus effrayant encore : elle va descendre de l’arbre, quitter la protection de son village.
« Quand Antigone rencontre “The Hunger Games”. Inoubliable ! » Encore un bandeau racoleur, sans réel lien avec le roman. Les points communs avec la trilogie à succès sont bien minces : une jeune fille comme personnage principal ; une lutte pour la survie (et encore, pas de jeu, pas de société « organisatrice »). En fait, à part dans la volonté d’attirer un public « young » (ce roman est l’un des premiers de la collection « Y » de Denoël), cette comparaison est sans fondement. Reste que si ces livres ne boxent pas dans la même catégorie, cela n’enlève rien au caractère « addictif » (pour reprendre un autre terme de la couverture) du Clan suspendu, ni à sa valeur. L’histoire est solide, bien menée. La mise en place est alerte, rythmée ; les événements s’enchainent avec naturel et Antigone s’avère un guide aussi émouvant qu’attachant. A travers sa vie dans le village, puis son périple haletant sur et sous le sol, elle entraîne le lecteur vers le dénouement, la compréhension de cet univers particulier. Au fil des pages, des bribes d’informations distillées avec plus ou moins d’habileté permettent de saisir l’étendue du mystère entourant le Suspend, son origine, le monde d’en bas.
On peut souhaiter au Clan suspendu le succès des « Hunger Games ». Il a les qualités, en tout cas, pour divertir de manière aussi efficace qu’agréable. Et puis, cerise sur le gâteau, il donne envie de (re)découvrir l’histoire de la « vraie » Antigone et son destin funeste. Pourquoi bouder son plaisir, alors ?