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Les Enfants d'Icare

Publié en 1953 chez Ballantine sous une superbe couverture de Richard Powers, Les Enfants d’Icare est une extension de la nouvelle « Ange gardien » que Clarke peina à vendre aux magazines, à tel point que sa première version publiée vit sa fin réécrite par James Blish. Comme très souvent chez l’auteur, ce livre traite de la thématique du premier contact ; mais une première rencontre un peu particulière, jugez-en plutôt. Un beau jour – nous sommes en pleine guerre froide, et l’ONU porte de nombreux espoirs pour le futur, notamment aux yeux de quelqu’un comme Clarke –, de gigantes­ques vaisseaux se matérialisent au-dessus de nombreuses villes partout à la surface du globe. Les Suzerains sont arrivés. Sans jamais révéler leur apparence, ils se contentent de communi­quer avec les êtres humains par l’entremise de l’un des leurs, Karellen, qui reçoit régulièrement le secrétaire des Nations Unies, Storm­gren. Dans un premier temps, leur but est simplement d’ob­server, et de faire en sorte que les hommes s’habituent à leur présence. Ils ont prévu de se montrer au bout de cin­quante ans. Leur puissance invraisemblable sert leur pro­pos : ils tuent dans l’œuf toute tentative de rébellion de certains belliqueux, d’une manière calme et sans brutalité qui montre toute l’étendue de leur technologie.

Dès lors, que peuvent faire les Terriens ? Eh bien, « profiter » de leurs invités, dont la science va les aider à éradiquer les maladies. De la même manière, les guerres s’estompent, car les Suzerains peuvent intervenir à tout moment pour mettre au pas les factions antagonistes. Clarke excelle à décrire l’évolution de la société dans une partie qui s’intitule fort justement « L’âge d’or ». Ainsi, tout voyage à la surface de la planète est rendu quasiment instantané ; mais ce n’est qu’une anecdote par rapport à la quasi-disparition des religions. À quoi bon croire en une autre présence divine quand ce qui vous surplombe en a quasiment tous les attributs ? Et à ceux qui pourraient croire que Clarke se ferait le chantre des sciences et de la technologie, rien de cela : encore une fois, toute entreprise humaine d’innovation serait vouée à paraître bien vaine au regard des prodiges des Suzerains. Époque dorée, certes, mais au petit goût amer.

Les décennies passent, et le but réel des extraterrestres reste mystérieux. Lorsqu’ils débarquent enfin sur Terre, leur première apparition est prémonitoire (et par bien des aspects démonia­que) : l’un des Suzerains de- ­mande à ce que deux enfants soient envoyés dans le vaisseau, et lorsqu’il se montre enfin, il tient ces derniers dans ses bras. En effet, ce sont bien les jeunes terriens qui intéressent les Suze­rains. De quelle manière  ? On s’arrêtera là pour ne pas trop déflorer la dernière partie de ce roman (qui donne son sens au titre VO), mais l’humanité s’en trouvera durablement modifiée.

Les Enfants d’Icare, découpé en trois parties pouvant presque se lire de manière indépendante, permet par cette trame faus­sement simple et linéaire, de gérer une montée progressive de l’attente liée à l’arrivée d’extra­terrestres : qui sont-ils et que veulent-ils ? Ici, Clarke fait languir son lecteur pendant un tiers du livre avant de lui révéler l’identité des Suzerains, puis un deuxième tiers avant de faire le jour sur leurs desseins. Mais ce début de livre ne se résume pas à une simple gestion de l’attente ; la première partie est un savant mélange de politique et d’activisme, de démonstration de l’axiome clarkien selon lequel toute technologie suffisamment avan­cée est indiscernable de la magie – et d’indices qui montrent que les Suzerains, bien que tranchant avec la plupart de leurs prédé­cesseurs de l’espace par leur supposée bienveillance, peu­vent se révéler manipulateurs. On l’a dit, le deuxième tiers offre à Clarke la possibilité de s’aventurer dans la prospective sociale, et dans la description d’une évolution probable d’un monde contrôlé par une entité supérieure avec laquelle il n’existe aucune possibilité de négociation. Enfin, la dernière partie nous montre que l’huma­nité est sans doute encore im-­ mature et qu’il faut l’accompa­gner pour qu’elle passe à l’étape supérieure de son évolution, dusse-t-elle abandonner une partie de son passé pour y ac­céder.

À l’origine d’un projet d’ada­p­tation par Stanley Kubrick, avant que celui-ci n’opte pour « La Sentinelle », à la base de 2001 : l’Odyssée de l’espace, Les Enfants d’Icare est l’un des textes classiques de Clarke, moins centré sur la technologie que ses autres romans (celle des Suzerains y est davantage assimilée à de la toute-puissance que réellement décrite), mais tout aussi riche de perspectives, sur l’espèce humaine et son évolution, sources de questionnements durables dans l’esprit de ses lecteurs. Un grand livre.

La Trilogie de l’espace

La Trilogie de l’Espace rassemble trois des premiers romans d’Arthur C. Clarke : Les Sables de Mars (1951), Les Îles de l’espace (1952) et Lumière cendrée (1955). Ces romans furent-ils d’emblée conçus par Clarke comme un ensemble ? On peut se poser la question… Ce n’est en effet qu’en 2001 que l’éditeur britannique Gollancz les rassembla en un volume omnibus intitulé The Space Trilogy. Dans sa préface, Clarke n’évoque par ailleurs aucun projet initial de trilogie formée par ces romans, aux protagonistes et aux récits indépendants les uns des autres, s’inscrivant dans des temporalités différentes, et dont le seul point commun est d’avoir pour motif celui d’une exploration spatiale plus ou moins lointaine…

La Trilogie s’ouvre par Les Îles de l’espace, se déroulant pour l’essentiel entre notre planète et la Lune. Son héros, Roy Malcolm, est un adolescent de la première moitié du XXIe siècle. Nullement dystopique, le brillant futur imaginé par Clarke est celui d’une humanité au faîte de son génie scientifique et de son désir d’exploration. L’une et l’autre lui ont permis de conquérir les astres (la Lune, Mars) comme le vide les séparant, y installant des stations spatiales. Roy en découvre certaines, après avoir remporté un jeu télévisé lui offrant un ticket pour la « Station intérieure ». Tel est le nom d’un considérable satellite artificiel situé entre Terre et Lune, où celui qui a « toujours follement désiré aller faire un tour dans l’espace » va s’initier à la vie d’astronaute. Ce ne sera cependant que la première de ces Îles de l’espace qu’abor­dera Roy. D’imprévus évé­nements l’emmèneront vers « l’Hôpital spatial » puis la « Station résidentielle », approchant entre temps «Stations météo » et autres «  Stations relais ». Et c’est fort de la connaissance de ces différentes Îles de l’espace que Roy regagnera in fine la Terre…

Le héros des Sables de Mars ne reviendra quant à lui jamais. En effet, Martin Gibson est un auteur de science-fiction à succès de la fin du xx e siècle. Pour celui qui n’a encore jamais quitté la Terre, l’espace ne fut longtemps qu’un objet littéraire et spéculatif. Mais on lui propose d’embarquer sur l’Arès, un vaisseau assurant la liaison entre les planètes bleue et rou­ge. Cette dernière a non seulement été abordée, mais aussi colonisée. Adoptant pour l’essentiel le point de vue de Mar­tin, le roman retrace d’abord son périple vers Mars. Là, il décou­vre « ce qui, à peine un siècle plus tôt, ne représentait encore qu’un monde mystérieux et in­accessible, mais qui, à présent, [est] devenu la nouvelle frontière de l’espèce humaine. » Mars est cependant loin d’avoir livré tous ses secrets. Gibson aidera à en mettre à jour quelques-uns, se prenant ainsi de passion pour un monde sur lequel il décidera de rester.

Le dernier volet de la Trilogie nous ramène sur la Lune. D’une tonalité plus sombre que les deux titres précédents, Lumière cendrée se déroule au XXIIe siècle, époque à laquelle le cosmos est en passe de se muer en champ de bataille. S’y opposent la Terre et une Fédération réunissant Mars et d’autres colonies humaines dispersées à travers le Système solaire. Le conflit se cristallise autour de la Lune, appartenant à la Terre, mais dont les inédites ressources minérales excitent la convoitise de la Fédéra­tion. C’est là qu’est envoyé le terrien Sadler. Espion de son état, il est chargé d’identifier un membre de la communauté lunaire, devenu agent de la Fédération. En dépit d’une longue enquête, notamment parmi les astronomes ayant fait de la Lune leur laboratoire, Sadler échouera à dé­busquer le traître. Les informations livrées par celui-ci permettront alors à la Fédération de déclen­cher la première bataille des planètes de l’Histoire, dont l’issue fondera un nouvel ordre intergalactique…

Le final scientifico-guerrier de Lumière cendrée constitue le morceau de bravoure d’une Trilogie par ailleurs bien chiche en tension narrative… La faute en incombe sans doute à l’intention somme toute peu littéraire qui prévalut à la conception de ces romans. En introduction, Clarke rappelle qu’ils datent d’un temps où l’Astronome royal britannique lui-même ne voyait dans les voyages spatiaux que des «bali­vernes ! ». Les Sables de Mars, Les Îles de l’espace et Lumière cendrée furent donc conçus, selon les mots mêmes de Clarke, comme une forme de «  propagande [destinée à] convaincre un public sceptique ». Avant tout dé­sireux de peindre avec le plus de crédibilité la vie en apesanteur, Clarke enchaîne des vi­gnettes spéculatives, mollement reliées entre elles par des fils romanesques ténus. Les ama­teurs et amatrices de hard-science arpenteront peut-être avec intérêt cette galerie (parfois) visionnaire qu’est la Trilogie. Quant à celles et ceux qui goûtent avant tout les plaisirs de la fiction, leur lecture risque de tourner court…

Prélude à l’espace

Aimez-vous le passé ? La question peut paraître étrange à propos d’un roman de science-fiction, mais si vous répondez par la négative, autant passer votre chemin. Parce que Prélude à l’espace est l’archétype de ces rétrofuturs naguère imaginés, désormais rattrapés et dépassés par l’Histoire, et qui ont ainsi basculé sans le vouloir dans l’uchronie.

Ce premier roman d’Arthur C. Clarke fut publié en 1951. Rappelez-vous : le monde achevait péniblement de se relever de la Seconde Guerre mondiale ; l’allié d’hier de­venait le nouvel ennemi tandis que l’ancien ennemi devenait un ami ; la guerre s’annonçait déjà, chaude en Corée, froide dans le reste du monde, avec pour corollaire la course aux armements et aux missiles, à la conquête et au contrôle de l’espace. L’URSS gagna la première man­che en plaçant Spoutnik 1 sur orbite le 4 octobre 1957, la deuxième en envoyant le premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, le 12 avril 1961. Après ces deux revers cinglants, John F. Kennedy décida que les USA ne perdraient pas la troisième manche : la course à la Lune fut remportée le 20 juillet 1969 par Neil Armstrong et Buzz Aldrin. Poussé par la marche (forcée) de l’Histoire, la technologie et la réalité ont été plus promptes à réaliser cet exploit que la fiction. De fait, dans Prélude à l’espace, Arthur C. Clarke n’envisageait pas le premier pas sur la Lune avant 1978. Notre auteur était pourtant un chercheur de tout premier plan mondial, parfaitement au fait des réalités politiques de son temps : Staline tenait encore le Kremlin et Mao Zedong venait de prendre le pouvoir en Chine. Aussi, si la mission Prométhée imaginée dans ce roman est internationale, elle n’est qu’occidentale – Anglais, Américains, Australiens, Français et Canadiens s’y cô­toient.

Le Prométhée diffère des engins qui furent utilisés dans la réalité pour atteindre la Lune. Il est plus proche du concept de navette et surtout de Sänger (pro­jet allemand abandonné, composé d’un avion lan­ceur suborbital et d’une navette autonome pour le retour, rival d’Ariane/ Hermès) ou des SpaceShipOne et Two de Virgin Galactic. Il y a cependant quelques différences notables. Ainsi Bêta, le lanceur de Prométhée, est-il nanti d’une propulsion nucléaire lui permettant d’atteindre l’orbite basse, ce que le projet britannique Hotol (abandonné) aurait dû être en mesure d’accomplir. Quant à Alpha, c’est un module lunaire qui, lancé, n’est ensuite plus destiné à rejoindre le plancher des vaches : il orbite entre deux missions lunaires tandis que Bêta reste en vol durant celles-ci, attendant de ramener les astronautes au sol. Lors de son lancement initial, Alpha est vide de carburant : c’est sur orbite qu’il est avitaillé, à partir de réservoirs pré-lancés. Contrairement au module de commande Apollo, Alpha se posera sur la Lune avec ses trois astronautes.

Lors de sa parution française en 1959, ce roman a dû paraître des plus étranges aux lecteurs habituels de la collection « Anti­cipation » du Fleuve Noir. Point de dinosaures sur la Lune à l’instar desConquérants de l’univers (1951) de F. Richard-Bessière : Prélude à l’espace n’a rien d’un roman d’aventures. Sous une forme romancée, il s’agit d’un ouvrage très didactique, un livre de vulgarisation, pour ainsi dire. Il est bien plus proche de l’essai L’Exploration de l’espace du même auteur ou de À l’assaut de l’espace de Georges H. Gallet. Dans ce Prélude à l’espace, Clarke nous dit que la conquête de l’espace (en l’occurrence, celle de la Lune) se déroulera ainsi. Son propos était d’être aussi techniquement exact qu’il était possible de l’être en 1950, alors que tout cela n’était encore, au mieux, que des projets sur la planche à dessin. Nous ne suivons ainsi pas les aventures de Dirk Alexson, mais ses activités. Clarke a choisi la forme romancée et opté pour, comme personnage et principal point de vue, un historien chargé par son université de relater ces événements pour la postérité. Il endosse donc le rôle de candide : ni chercheur, ni ingénieur. On le suit de conversations de bureau ou de cafétéria en conférences, d’abord avec les responsables de la communication du projet, puis avec le directeur général du Bureau Interplanétaire, les divers astronautes, etc. Pas coups de poing, ni de revolver ni de blaster… Clarke a écrit ce livre pour le grand public, le choix de son personnage lui évite le double écueil d’être à la fois trop technique pour tout un chacun tout en éludant certains éléments parfaitement évidents pour quiconque est de la partie.

Ce roman a sa place parmi des œuvres cinématographiques telles que Countdown (Robert Altman, 1968), Les Naufragés de l’Es­pace (John Sturges, 1969), Apollo 13 (Ron Howard, 1995, d’après l’ouvrage du commandant de mission Jim Lowell et Jeffrey Kluger), L’Étoffe des Héros (Philip Kaufman, 1983, d’après le livre de Tom Wolfe) et bien sûr le tout récent First Man (Da­mien Chazelle, 2018). Un en­semble qui confronte la réalité à l’imaginaire.

Aujourd’hui, soixante-dix ans après sa parution, Prélude à l’espace intéressera surtout les historiens de l’astronautique, ceux qui se posent la question de savoir comment celle-ci avait été envisagée avant même qu’elle n’ait lieu, et au fossé entre ce qui fut imaginé et réalisé.

La Tour du freux

Le bandeau est on ne peut plus clair, cette fantasy est signée Ann Leckie, l’auteure de SF multi-récompensée (Locus, Hugo, Nebula, Arthur C. Clarke et BSFA, entre autres) pour son premier roman, La Justice de l’ancillaire, lequel avait laissé un goût amer. Frileux mais curieux, on s’y est tout de même aventuré. Racontée du point de vue d’une divinité (son petit nom : Force et Patience de la Colline), c’est ici une histoire qui remonte à des temps immémoriaux, de la naissance des dieux à l’apparition des hommes, de leurs échanges, mais aussi de cette vie divine dans laquelle les dieux se jalousent et se battent pour obtenir l’attention des humains, donc le pouvoir. Dans cette histoire, on parle surtout des dieux, de la petitesse de certains et de la grandeur des autres, enfin… celle que les hommes pensent connaître. Force et Patience s’adresse à Éolo, l’aide de camp de Mawat, l’héritier légitime du poste de Bail (sorte d’oracle en lien direct avec le Freux, dieu de l’Iradène) qui recevra cette charge détenue par son père lorsque ce dernier aura accompli sa mission : sacrifier sa vie au Freux contre la protection que ce dernier accorde au pays de l’Iradène. Mais rien ne se passe comme prévu : quand Mawat arrive à Vastaï pour prendre ses fonctions, il découvre que son oncle a usurpé sa place sur le Banc du Freux pour une obscure raison. Mawat, qui attendait ce jour avec impatience, n’est pas dupe, tout comme Éolo qui se retrouve malgré lui au cœur d’une enquête. Celle-ci révèlera bien des secrets aux hommes, pauvres pantins des jeux divins.

« Fantastiquement différent » selon Patrick Rothfuss ? Non : les dieux se font la guerre, les dieux sont puissants, les dieux sont avides de pouvoir et de vengeance, les dieux utilisent les hommes… et les hommes tentent de les duper. En somme, Ann Leckie pioche dans les codes de la mythologie gréco-romaine et saupoudre le tout avec quelques préceptes de la religion animiste pour produire un med-fantasy classique. Mais si on apprécie le world building, l’intrigue est poussive. Tout le suspense réside dans l’enquête d’Éolo, un héros sympathique et honorable, mais la tension n’est hélas pas assez maintenue par l’auteure qui, plutôt que sur l’action présente, préfère s’étendre sur le passé de son divin narrateur, qui se veut mystérieux mais ne convainc guère. Sur la forme, l’alternance des narrations à la première et deuxième personne révèle la volonté de Leckie de faire les choses autrement et de souligner la clairvoyance et la toute-puissance de Force et Patience. Pour originale que soit cette technique narrative, elle installe cependant une distance entre le lecteur et les personnages. Une brèche difficile à combler au fur et à mesure de la lecture : les sentiments d’Éolo subissent en permanence le filtre du point de vue du dieu, dont on a l’impression qu’il se sert de lui comme d’un instrument pour arriver à ses fins. Un roman qui laisse dubitatif, donc, car si les intentions sont bonnes, la réalisation l’est bien moins et laisse sur sa faim.

La Vie ô combien ordinaire d’Hannah Green

À la manière de feu Iain (M.) Banks, Michael Marshall (Smith) sépare sa production littéraire entre les romans relevant de l’Imaginaire et les autres. Le présent roman, signé Michael Marshall Smith, appartient donc à la première catégorie et, comme son titre le laisse supposer, il s’attache à raconter la vie d’Hannah Green lorsque son quotidien prend un cours inattendu. Fillette de onze ans persuadée de mener une vie tout ce qu’il y a de plus normal, elle subit la séparation surprise de ses parents ; lorsque son scénariste de père ne parvient plus à gérer la situation, Hannah se retrouve propulsée chez son grand-père. Une nuit, celui-ci accueille un vieillard vêtu de noir, accompagné par un champignon géant qui parle et colle la poisse (un gnome accidenteur plein de gouaille). L’homme en noir n’est autre que le diable, et il a un problème : l’énergie émise par les humains commettant de mauvaises actions ne lui parvient plus. Or le grand-père d’Hannah a, des siècles plus tôt (car, oui, bosser pour le diable fait vivre longtemps), fabriqué une machine canalisant cette énergie. Il faut la réparer… mais l’objet attise les convoitises de puissances maléfiques, et à tout prendre, le diable a tout l’air de représenter le moindre mal. Ce sera pour Hannah Green, son grand-père, le diable et le gnome, l’occasion de partir dans un étrange road trip, en tâchant d’embarquer le lecteur avec eux. Quel lecteur, d’ailleurs ? Pour le lecteur adulte, le roman de Michael Marshall Smith paraîtra un brin trop jeunesse, mais pas sûr que le jeune lecteur soit convaincu par un ton enfantin sonnant faux. L’auteur n’écrit pas ici pour la jeunesse mais pour l’idée qu’il se fait de la jeunesse : raté. Le roman semble assis entre deux chaises et, entre éclats gore inattendus, tentatives d’humour tombant parfois à plat, réflexions génériques sur le pouvoir des histoires et péripéties picaresques des protagonistes, il donne surtout envie de se replonger dans De bons présages de Neil Gaiman et Terry Pratchett.

Un souvenir nommé Empire

Mahit Dzmare est la nouvelle ambassadrice de la petite station minière indépendante de Lsel auprès de l’empire de Teixcalaan. Nouvelle ambassadrice dans la capitale dans la mesure où Yskandr, son prédécesseur, est décédé. Fraîchement nommée, elle n’a guère d’expérience, hormis sa connaissance de et son attrait pour la culture teixcalaanli, mais l’imago d’Yskandr, à savoir ses souvenirs, et ceux de la lignée qui l’a précédé, implantés dans son cerveau, devraient s’avérer d’une grande aide. Malheureusement pour Mahit, ils datent de quinze ans (Yskandr ne les ayant pas enregistrés depuis), aussi notre héroïne ne peut donc bénéficier de toute la maîtrise des codes de Teixcalaan acquise par Yskandr. Regrettable, car s’il existe une société codifiée, c’est bien celle de l’empire, entre hiérarchie aristocratique figée, fonctionnaires de ministères omnipotents, empereur vieillissant ayant officiellement promu plusieurs successeurs potentiels alors que d’autres œuvrent plus ou moins ouvertement pour le destituer. Mahit, qui se voit régulièrement traitée de barbare dans ce contexte assez xénophobe, va en outre être confrontée dès son arrivée à des problèmes à répétition : déterminer la cause réelle de la mort d’Yskandr (accident ou meurtre ?), comprendre pourquoi elle fait l’objet de plusieurs tentatives d’assassinats, et faire le tri entre alliés et ennemis. Avec en prime la défaillance brutale de l’imago d’Yskandr, qui la laisse seule alors que tout laisse à croire que son prédécesseur évoluait au cœur de luttes de pouvoir pour le moins aigües.

Prix Hugo 2020, ce roman trouve son principal intérêt dans la société décrite par Arkady Martine. Sous son véritable patronyme (Anna Linden Weller), l’autrice est chercheuse et docteure en histoire byzantine ; des connaissances dont elle s’est visiblement inspirée pour construire un univers crédible empruntant à différentes cultures – byzantine, donc, mais aussi précolombienne, notamment dans le vocabulaire (Teixcalaan), et sans doute aussi un soupçon de Chine impériale. Ici, l’empire n’a de cesse de vouloir s’étendre, tel un ogre dévorant tout sur son passage. La station de Mahit, Lsel, fait du reste partie de la fièvre colonialiste de Teixcalaan ; en effet, même si le concept de personne augmentée est plus ou moins tabou, certains ont eu vent de l’existence des imagos et envisagent avec gourmandise cette possibilité d’accéder à une sorte d’immortalité. Une faim insatiable qui se révèle un terreau fertile pour les ambitions personnelles  : Teixcalaan est à un tournant de son histoire, et l’arrivée de Mahit va en partie cristalliser ce basculement. L’autre spécifité de l’empire, c’est son rapport à la langue : la poésie y est élevée au rang d’art ultime, un art qui, au-delà de ses qualités purement esthétiques, est également le moyen favori pour faire passer des messages, notamment politiques, qui se doivent de ne pas être trop évidents pour l’auditoire. Ainsi, toute personne souhaitant gravir l’ascenseur social ne peut ignorer l’art de la versification, le bon équilibre entre perfection formelle et subtilité du propos. En somme, un autre versant de la codification de cette société corsetée.

Non exempt de rebondissements, et parfois d’un brin d’humour, Un souvenir nommé empire donne sa pleine mesure à travers des dialogues riches de sous-entendus qui aident peu à peu Mahit à démêler traîtrises et manipulations. Une approche parfois un peu (beaucoup ?) verbeuse, mais aussi une façon intéressante d’aborder cette description du choc entre deux cultures, avec au milieu un personnage complexe, celui de Mahit, accrochée à son identité de « barbare », mais est également attirée par la culture Teixcalaan ; chacun des personnages qu’elle croisera sera ainsi une nouvelle illustration du rapport à l’autre, qu’il soit bienveillant, indifférent, manipulateur ou carrément hostile. Quelque part entre Ursula Le Guin (pour la description quasi-ethnologique d’une société) et Ann Leckie (pour la complexité des relations humaines), Arkady Martine a ainsi trouvé sa place, et on lira avec plaisir ses prochaines œuvres, à commencer par la suite de ce diptyque, Une désolation nommée paix, qui paraîtra cet automne.

Lord Cochrane vs l’Ordre des Catacombes

Narrée par Gilberto Villarroel, la première aventure de Lord Cochrane, marin anglais ayant réellement existé, nous présentait ce dernier confronté à l’armée française qu’il assiégeait à Fort Boyard… avant d’y rencontrer les frères Champollion afin d’examiner des éléments archéologiques sur ordre express de Naopléon. Français et Anglais avaient alors fait cause commune face à de terrifiantes créatures, dont la plus exceptionnelle d’entre elles, l’indicible Cthulhu tapi dans une R’lyeh sous-marine située non loin du fort… (Cf. notre critique peu convaincue dans le Bifrost 99.)

À la fin de cette aventure, Lord Cochrane partait en Amérique du Sud afin de participer aux guerres d’indépendance de plusieurs pays. Désormais banni de l’armée anglaise, il revient ici à Paris pour y retrouver Champollion ; en effet, il se murmure qu’un témoignage de première main pourrait bien accréditer la thèse de l’existence de R’lyeh, et donc les affirmations de Cochrane, et ainsi redorer son blason terni par ce que beaucoup prennent pour des affabulations. D’autant que la source de ce témoignage est d’une fiabilité exemplaire : rien de moins que l’empereur César lui-même ! Qui aurait lui aussi, en son temps, croisé la route de Cthulhu et consigné les faits dans l’un des carnets de la Guerre des Gaules. Toutefois, il semble que d’autres personnes aient un intérêt à retrouver ce fameux carnet porté disparu ; l’aîné des Champollion est kidnappé, puis Cochrane se retrouve la cible de plusieurs tentatives d’embuscade. À la tête de ces assassinats ratés : le cardinal de Paris, rien que ça ! Qui dirige d’une main de maître, vicieuse en diable, le fameux mais nébuleux Ordre des Catacombes…

Après l’unité de lieu du décor iconique de Fort Boyard dans Cochrane vs. Cthulhu, Villarroel change de braquet, proposant une histoire qui prend son essor à Paris, où l’on arpente cimetières, parvis de Notre-Dame et catacombes, avant de prendre la route pour Niort, Poitiers, La Rochelle et enfin l’île d’Aix. Le mélange d’histoire réelle et de surnaturel est un cocktail une nouvelle fois détonant, même si la première partie se concentre davantage sur l’aspect historique, mâtinée d’histoire secrète et de secte impie sans pitié. Trépidant, ce roman se révèle toutefois moins percutant que le premier tome  ; la faute, peut-être, à l’abandon du huis-clos, qui concentrait les enjeux, au profit de paysages plus ouverts qui affadissent le propos ? À moins qu’il ne faille incriminer une accumulation d’événements redoutables un rien too much, et ce d’autant que Cochrane, à l’instar d’un James Bond du début du xixe siècle, s’en tire toujours ? Restent malgré tout une lecture toujours énergique et jamais idiote, notamment au travers des extraits de la Guerre des Gaules rythmant l’ouvrage, une galerie de personnages hauts en couleur, sans oublier, bien sûr, les allusions répétées au panthéon lovecraftien. C’est aussi l’occasion pour Villaroel d’ancrer son roman dans un terreau historique qu’on devine travaillé, impression confirmée dans une postface instructive. Et de nous informer que Lord Cochrane reviendra, puisqu’il s’agit là d’une tétralogie ; le prochain tome se déroulera du reste en Amérique du Sud. Villaroel étant chilien (il habite en France depuis 2014), nul doute qu’il saura une nouvelle fois marier l’histoire locale avec des éléments plus fantasmatiques dans un combiné explosif…

Le Peuple du Grand Chariot

Cette nouvelle publiée en 1953 dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction nous conte l’histoire d’un jeune demi-gitan qui quitte la Grande Vie (la vie errante) par amour, réitérant de la sorte celle de ses parents. Il y reviendra après la destruction de son village d’élection par une tornade. Ceci dans un contexte post-apocalyptique, après la guerre atomique.

La nouvelle se veut un plaidoyer en faveur des gens du voyage qui ont souvent été persécutés au cours de l’histoire, leur sort étant plus ou moins comparable à celui des Juifs. Dans cette histoire, les Roms restent détenteurs d’un savoir low tech mais pratique, qu’ils livrent avec parcimonie au Gadjé – les Gadjé sont aux Gitans ce que les Gentils sont aux Juifs – ceux qui ne sont pas du Peuple.

Hélas, le texte ne tient ensuite plus la route. Ainsi, on y voit les Gitans donner des conseils en matière agricole : s’il y a bien une chose que les Gitans ne sauraient être, c’est agriculteurs ; l’agriculture étant la cause première de la sédentarité. Mais c’est plus encore l’attitude des Gadjé qui est ridicule de stupidité. On voit tout un village tirer un tracteur à chenille lui-même attelé à la charrue. Quand une chenille vient à se rompre, le village se laisse mourir de désespoir et de dépression. À un autre moment, on voit la mère du personnage s’échiner à monter des seaux d’eau au grenier pour y remplir des réservoirs afin d’avoir de l’eau au robinet pour entretenir l’illusion que la vie continue comme si la civilisation ne s’était pas effondrée. Quand la nouvelle est publiée, en 1953, l’eau courante n’est certes plus rare, surtout en milieu urbain, mais en campagne, c’est autre chose… La guerre atomique date suffisamment pour que Boston soit presque oublié mais des vélos sont encore préservés : or, les pneus de vélos se détériorent au bout de dix ans. Après qu’une faucheuse a été détruite par une tornade, le roi des Roms donne aux villageois la faux ou la faucille pour moissonner…

À la fin du texte, on découvre une explication hétéroclite comme quoi les Roms serait un peuple venu des étoiles, qui aurait progressivement tout appris aux Gadjé qui, dès qu’ils en surent assez, bousillèrent leur civilisation – le cycle se répétant ainsi sans fin. Ce qui est impossible. Les ressources accessibles en minerais, charbon ou pétrole avec des moyens low tech n’existent plus pour un éventuel recommencement ; nous les avons utilisés. Si la civilisation tombe, il n’y aura pas de seconde chance.

Sympathique, cette nouvelle se laisse lire mais n’est guère crédible.

Le Crépuscule de Briaréus

Pour leur acte de naissance, les toutes nouvelles éditions Argyll, basées à Rennes et menées par Xavier Dollo et Simon Pinel, entourés d’une petite équipe, ont choisi de nous offrir la réédition de ce très beau roman de Richard Cowper paru voici 45 ans en « Présence du Futur », chez Denoël.

Construit en flash-back, le roman débute par l’explosion d’une supernova non loin de la Terre, à l’échelle cosmique s’entend. Qui veut avoir une idée de l’amplitude que permet la SF dans le traitement d’une même prémisse comparera ce roman avec Diaspora, de Greg Egan.

Richard Cowper fait partie, avec les Keith Roberts, Christopher Priest et autre Ian Watson, de la génération d’auteurs britanniques des années 1970. S’il fit incontestablement partie du milieu SF de l’époque, il en resta toujours à la marge, plus proche de la tradition, tant littéraire que science-fictive. Le roman catastrophe, et plus spécifiquement post-apocalyptique, que Cowper aborde ici a toujours été au cœur de la SF britannique, de H. G. Wells à J. G. Ballard, et lui-même y reviendra pour son grand œuvre, « L’Oiseau blanc de la fraternité ». Richard Cowper est le pseudonyme de John Middleton Murry, fils d’un très célèbre critique littéraire anglais du début du XXe siècle qui fut l’époux d’une des plus grandes dames des lettres anglaises, la néo-zélandaise Katherine Mansfield, mais Richard Cowper naquit d’un lit ultérieur. Nul autre auteur de SF, à ma connaissance, n’eut l’heur d’ainsi naître dans les plus hautes sphères littéraires de son pays, et donc de se voir donner une éducation tournée vers la tradition littéraire la plus élevée, tradition que l’on retrouve dans son œuvre SF sous forme de citations, des poètes notamment, émaillant ses livres, mais surtout par la qualité de son style, qui, loin de toute lourdeur et de préciosité, «  émerveille par sa prose précise, élégante et généreuse », comme l’écrit Christopher Priest dans sa postface. Et sans omettre aussi, parfois, pour prix de cette haute extraction intellectuelle, un certain conservatisme…

En 1983 (le roman date de 1974), une supernova apparaît donc dans le ciel de la Terre et engendre des catastrophes climatiques tandis que s’installe une période glaciaire. Là n’est cependant pas le pire, car les radiations ont rendu stérile l’humanité et fait advenir une génération de mutants, les Zêta. Dans sa recherche éperdue d’une solution de continuité, l’humanité en vient à les massacrer avec leur consentement, mais en vain, car la solution est ailleurs…

C’est à partir de là que l’on entre véritablement dans la spécificité de Richard Cowper, que seul Gene Wolfe approche plus ou moins. Cowper est gnostique, il croit en l’existence de l’âme. C’est là qu’il ira puiser le remède aux maux qui accablent l’humanité – maux qui, dès lors, apparaissent d’essence biblique, l’expression d’une volonté divine quand bien même ne s’agirait-il pas d’un châtiment. De fait, on peut se poser la question de l’appartenance du Crépuscule de Briaréus à la SF en tant que conjecture rationnelle. Disons que, dans l’optique du croyant, l’action de Dieu est tout aussi réelle et opérative que… la loi d’Ohm. Il y a (p. 215) une très intéressante réflexion à propos de Judas, le réhabilitant comme le seul apôtre ayant compris que le sacrifice de Jésus était la condition de l’accomplissement de son dessein messianique. C’est l’une des clefs du roman où Calvin Johnson finira par acquérir le statut d’une telle figure. Le flux d’énergie de la supernova Briaréus Delta s’avérant alors le vecteur d’entités que l’on interprétera à la fois comme anges et extraterrestres, et dont les Zêta sont les agents. Sous cet angle, Cowper donne ici l’un des plus étranges récits d’invasion qui soit et évoque le Philip K. Dick tardif, Les Enfants d’Icare de Arthur C. Clarke ou Le Vaisseau des Voyageurs de Robert Charles Wilson. Mais là où la SF a donné des interprétations matérialistes du divin, Richard Cowper offre une vision gnostique de l’extraterrestre…

Le livre est complété par deux articles de Christopher Priest, le premier est biographique et présente Richard Cowper, le second narre la rencontre des deux auteurs en 1972. Une interview réalisée par David Wingrove vient compléter ce nécessaire portrait d’un auteur qui n’avait plus été publié en France depuis 1987 (dans Fiction).

Même pour qui, comme moi, ne partage en rien le gnosticisme de Richard Cowper, Le Crépuscule de Briaréus est un roman magnifique, l’un des plus beaux qui nous soient donnés à lire… À découvrir ou à redécouvrir sans plus attendre.

L’Athée du Grenier

Samuel R. Delany qui appartenait à la Nouvelle Vague américaine, fut publié en France entre 1971 et 1984, puis disparut. Son énorme roman, Dhalgren (1975) ne trouva sous nos latitudes personne pour se risquer à le publier, ni Robert Louit, ni Gérard Klein, ni les éditions OPTA qui, tous, l’avait accueilli auparavant. Delany est un excellent styliste, ses livres sont complexes, voire carrément difficiles pour les plus récents. Delany est de « gauche » mais n’a rien à voir avec la gauche prolétarienne ni avec ce que les écrivains soviétiques non dissidents pouvaient bien alors écrire. Sa gauche était en avance de deux générations  : bobo, politiquement correcte, féministe, pro-gay, artiste, anti-raciste, et aurait pu être végane ou écologiste. Après la publication de « La Fosse aux étoiles » chez Denoël dans la collection « Étoile Double », il n’y eut plus rien jusqu’en 2006 et la publication de Hogg, roman hors genre proche de Vice Versa, chez Laurence Viallet. En 2008, Bragelonne sortit un gros omnibus : Les Chants des étoiles, rassemblant les space opera de Delany… En somme, 36 ans depuis le dernier inédit SF.

Et voici, en 2020, L’athée du Grenier. Eh bien, la disette va durer : ce n’est ni de la science-fiction ni même de l’imaginaire. C’est de la littérature mimétique. La novella est constitué d’une partie d’un journal apocryphe du génial philosophe et mathématicien allemand du XVIIe siècle, Wilhelm Gottfried Leibnitz, qui inventa la première machine à calculer et le calcul binaire. Ce journal raconte le séjour que Leibnitz fit pour affaires en Amsterdam en 1676 et le court voyage qu’il fit à La Haye durant ce temps pour rendre visite au philosophe juif Baruch Spinoza.

Les cinq premiers chapitres font état de son arrivée à Amsterdam et des préparatifs de son voyage à La Haye. Le chapitre 6 constitue le morceau de bravoure, racontant la rencontre avec Spinoza. Les derniers chapitres sont consacrés à son retour à Amsterdam et aux réflexions que lui ont inspirées la rencontre.

Contrairement aux assertions en quatrième de couverture, nulle tension ni suspense dans ce texte et la rencontre, si elle est discrète, n’est nullement secrète car il semble qu’en ces temps Spinoza n’ait guère été en odeur de sainteté et ses écrits pour le moins sujet à controverses, voire sulfureux. Les deux hommes évoquent leur monde et le « Rampjaar », cette année 1672 calamiteuse pour les Provinces Unies en guerre qui virent des cas de cannibalisme dans les campagnes ainsi que des questions plus triviales de la vie quotidienne.

Sur le chemin du retour, Leibnitz poursuit sa réflexion sur les selles, les latrines, le lavage des sous-vêtements, la domesticité et l’homosexualité, tout cela lié dans l’intimité. La question du lavage des dessous peut nous sembler pour le moins étrange mais au XVIIe siècle, ceux qui en portaient les faisaient laver par autrui, engendrant un rapport social des plus intimes qui mérite que l’on s’y interroge.

Dans ce journal apocryphe, Delany pastiche Leibnitz sans que je sache dire à quel point il y parvient. L’écriture recourt à des formes et tournures archaïques qui n’en rendent pas la lecture aisée. Écriture d’époque que Delany connait, mais jusqu’à quel point celle W. G. Leibnitz ? Il faudrait un expert du philosophe, ce que je ne suis nullement, pour le dire. De même, dans quelle mesure les questions évoquées ici auraient pu être celle de Leibnitz et Spinoza ou sont-elles celles de Delany, prêtées à ces personnages afin de leur conférer un relief particulier ?

L’article « Racisme & Science-Fiction » nous apprend que la science-fiction est un milieu raciste et accessoirement sexiste, où il y a bien trop de blancs et de mâles ; qu’il faudrait que ça change jusqu’à ce que les Afro-américains y représentent un taux d’environ 20% qui verra le déclenchement d’un conflit communautariste, celui-ci aboutissant à ce que les Afro-américains en viennent à avoir leurs propres congrès et conventions SF. Depuis la publication de l’article en 1998 aux USA, la SF a connu l’affaire des Sad Puppies (2013/2016), un groupe plutôt conservateur et non politiquement correct, en général décrit comme d’extrême droite, de suprémacistes blancs, militaristes et sexistes, qui firent campagne pour des listes de textes plus à leur goût. Delany insiste bien dans son article sur le fait que le racisme n’est pas ce que les Blancs veulent croire : ce ne sont pas que des violences, du mépris, des insultes, de la discrimination (ça l’est aussi). C’est que même les blancs qui prétendent ne pas vouloir être raciste le sont. Ainsi, placer à une table de dédicaces, Delany et Octavia Butler (écrivaine également noire), c’est du racisme, même si l’organisateur pensait bien faire. Si un blanc est amené à prendre toute décision administrative, organisationnelle, managériale ou autre concernant des personnes de couleur, il ne peut être que raciste. De même, si un blanc vote pour attribuer un prix à une œuvre de qualité d’un auteur afro-américain afin de donner de la visibilité au fait que la couleur de la peau n’est nullement un obstacle à la qualité, c’est encore du racisme…

Quant à l’interview, elle présente peu d’intérêt.

La novella ne concerne pas notre club ni les lecteurs de l’imaginaire. Elle présentera de l’intérêt à qui se passionne pour le XVIIe siècle, sa littérature, à sa pensée et à ses penseurs.

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