Ce n’est pas de la SF, pourtant les trois livres qui forment le cycle de «    La Montagne morte de la vie » sont aussi,
    à leur manière, autant de voyages vers des planètes inconnues. Des mondes
    verts et rouges, couleurs de la forêt et du sang. Un univers originel où la
    rationalité n’a pas cours, où la connaissance n’assure aucune certitude, où
    l’homme est ramené à son insignifiance fondamentale devant l’énigme et la
    brutalité de l’existence.
    « Tuer, mourir ! Voilà toute la vie ! » fait dire Michel
    Bernanos à l’un de ses personnages. Comme si tuer, c’était vivre, et tel
    est l’ordre des choses pour toutes les créatures de cet univers. De scènes
    programmatiques, les romans n’en manquent pas : cannibalisme, sacrifices
    rituels, meurtres, duels contre une faune exubérante et prédatrice. On peut
    y voir une parabole sur la valeur de la vie qui se nourrit d’elle-même pour
    se perpétuer.
    C’est cette image qui est au centre du cycle et lui confère sa puissance,
    et non l’intrigue, par définition interchangeable. De fait, les trames des
    romans, volontairement simples, se résument à chaque fois en quelques mots
    : une expédition, une traque, une traversée en mer suivie d’une
    robinsonnade.
Dans Le Murmure des dieux, chronologiquement le plus ancien (1960), un
    ingénieur français et un docteur en philosophie partent explorer l’Amazonie
    en pirogue, à la recherche d’un trésor archéologique celé par les Indiens
    et qui est peut-être l’ultime vestige de la mythique cité d’El Dorado. La
    forêt intéresse les occidentaux pour d’autres raisons : l’industrie a un
    grand besoin d’arbres. La faute originelle de l’homme blanc, c’est le
    meurtre d’un arbre sacré, sans témoin sinon les puissances invisibles de la
    forêt. Le voyage est également une introspection : les voyageurs comme les
    indigènes, à travers des rites fantastiques où passé et présent irréel se
    conjuguent, mesurent la distance qui les sépare. Chacun aussi s’enfonce
    dans sa jungle personnelle, à la recherche d’une vérité qui lui échappe.
Achevé avant la mort de l’auteur mais publié à titre posthume,     L’Envers de l’éperon se présente comme une sorte de
    western tragique. Deux frères, fâchés pour une affaire puérile d’orgueil
    blessé, sont appelés à régler leur différend dans le sang. Leur face-à-face
    est sans cesse différé par les maléfices d’un décor tropical sauvage où
    tout est démesuré, qui transforme la course-poursuite en parcours
    initiatique. À la fin néanmoins, l’un des deux devra tuer l’autre ; à moins
    que la victoire définitive ne revienne à la nature, véritable personnage en
    soi…
    Posthume lui aussi, La Montagne morte de la vie se veut
    plus ouvertement fantastique. Embarqué de force sur un galion, le narrateur
    raconte les vicissitudes de sa vie de mousse en butte à un équipage violent
    et cruel, à l’exception d’un vieux cuisinier qui lui sert de père de
    substitution. Après une succession d’événements terribles, le bateau est
    fracassé par un maelstrom. Le mousse et le cuisinier sont les seuls
    rescapés. Ils échouent sur une mystérieuse île rouge, dominée par un soleil
    de la même couleur, qui semble inhabitée. À l’aventure maritime et à la
    plongée dans le maelstrom succède une ascension vers l’étrange. L’île est
    en effet dominée par une montagne qui les attire irrésistiblement. Un
    univers aussi fabuleux qu’inquiétant émerge de cette roche magnétique, fait
    de plantes carnivores, d’arbres mobiles, de villages fantômes et de
    silhouettes pétrifiées. La novella émerveille par sa capacité à susciter
    tour à tour l’admiration et l’inquiétude, par la diversité de ses
    registres.
    L’ombre de Jules Verne plane sur ce cycle qui évoque des mondes inconnus ou
    irrémédiablement disparus, décrits dans une langue superbe. Les trois
    livres fonctionnent comme de parfaits récits d’aventures, des sortes de
bandes dessinées entre Indiana Jones et    L’Oreille cassée, parcourues de personnages hauts en
    couleurs et de rebondissements incessants. S’il ne saute pas toujours aux
    yeux, l’aspect fantastique se révèle progressivement. Plus que la
    succession d’épreuves herculéennes imposées aux héros, c’est la présence
    constante de la nature, incarnée dans les aberrations du règne animal,
    végétal et minéral, magnifiée par la plume de l’auteur, qui confère au
    cycle une dimension surnaturelle originale.
    Un auteur à découvrir ou à redécouvrir.