Macha ou le IVe Reich
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Le dernier roman de Jaroslav Melnik est la dystopie d’une humanité qui s’épuise, dans tous les sens du terme, et fait de l’anthropophagie une allégorie de notre monde contemporain, qui se dévore jusqu’à la destruction.
À la toute fin du ive millénaire après Jésus Christ, les stors constituent l’essentiel de la force de production et la principale ressource de nourriture pour les hommes. Après une nouvelle faillite du nazisme et du progrès technologique au cours des deux derniers millénaires, les hommes sont revenus à une vie préindustrielle, travaillant s’ils en ressentent le besoin, au sein d’une société, le ive Reich, qui ne connaît plus la coercition et laisse chacun de ses membres s’exprimer librement. Dima, le narrateur, exerce une activité de journaliste, spécialisé dans le fonctionnement des abattoirs de stors. Ces derniers ressemblent en tous points à des hommes mais, preuve en a été donnée à l’issue du dernier régime néonazi, il ne s’agit point d’hommes : ils sont dépourvus de sens et d’aptitudes conceptuelles. On peut donc les élever, les faire travailler et les abattre pour les manger comme on le ferait de tout animal. Cette vie simple et jamais questionnée jusqu’alors va s’enrayer pour le héros, qui va se sentir de plus en proche d’une de ses stors, Macha, dont l’apparence d’humanité le trouble. Parallèlement, un nouveau mouvement politique, nommé le Parti Humaniste Conservateur, cherche à persuader la société que les stors sont des humains à part entière, et qu’il faut donc changer sans attendre et radicalement de modèle de vie, maintenant que la monstruosité du comportement de la société est révélée. Mais comment cette société pourrait-elle accepter un si profond bouleversement du jour au lendemain, même mise en face de l’urgence à agir ?
Les échos sont nombreux dans ce très riche roman de Melnik : on y retrouve Orwell, Malson, Wells, et par l’efficacité de son écriture, il se hisse à la hauteur de ses références, notamment grâce à un style qui mélange récit, textes de presse, communications politiques, lettres ouvertes. Ce dispositif lui permet d’alterner narration à la première personne et moments plus spéculatifs, dans une réelle démarche dialectique, qui entretissent nombre de questions, primordiales et très actuelles : la condition animale, bien sûr, le possible basculement des démocraties dans des régimes néo-nazis, la ségrégation sociale violente et absolue, mais plus encore l’exploitation de nos ressources jusqu’à épuisement de la nature et de toute humanité, et, corollairement, les conditions du changement de paradigme écologique et humaniste, à rebours d’un extractivisme sans espoir. Et c’est là, en creux, que réside sans doute le plus grand intérêt du roman : il porte en lui toute la pensée actuelle qui croise anthropologie, éthologie, écologie et philosophie, pour repenser le rapport au vivant de manière générale. Car ce qu’il y a de plus marquant dans cette humanité dénaturée que nous présente Melnik, c’est avant tout son absence totale de liens avec le vivant dans son ensemble. Les hommes sont seuls avec eux-mêmes et cet enfermement monstrueux découle pour une part de notre pensée moderne qui n’accorde au monde que le sens que les hommes y peuvent mettre, en oubliant qu’ils sont pourtant inscrits dans la gigantesque culture du sens que le vivant fait jaillir de tous ses acteurs interdépendants. On peut regretter néanmoins que ce questionnement reste trop en filigrane du roman. Le twist final, qui donne un peu plus encore à ce récit l’aspect d’une fable, est tout sauf un happy end car avec toutes les questions qui ont été posées au fil du récit, il ne saura nous renvoyer qu’à la nécessité impérative de changer rapidement notre mode de vie et d’être les héros de ce changement.