Gens de la lune
Publié le
Gens de la Lune, situé dans l’univers des « Huit Mondes » que son auteur, John Varley, avait inauguré en 1977 avec Le Canal Ophite, est un énorme pavé qui emmène le lecteur sur notre satellite, deux cents ans après l’invasion de la Terre : des aliens aussi mystérieux que surpuissants ont pris en quelques jours possession de la planète-mère et en ont anéanti la population. Les rares survivants d’une humanité en passe de devenir spatiopérégrine se trouvaient sur la Lune et quelques planètes et planétoïdes. On ne saura jamais qui sont les aliens, pourquoi ils vinrent, quelle est l’étendue exacte de leurs pouvoirs, pourquoi ils n’attaquèrent pas les colonies humaines du Système solaire. Pour les gens de la Lune (et les autres aussi, dont il ne sera pas question ici), il fallut survivre sur un monde hostile qui n’était pas conçu pour soutenir une civilisation en situation d’autarcie. Les premières décennies d’autonomie lunaire furent donc aussi rudes que périlleuses. Mais après deux siècles et quantité d’efforts et d’ingéniosité, la société lunaire est désormais viable.
Elle est même une sorte d’utopie dans laquelle se vit la plus grande des libertés sous la garde bienveillante du C.C. (le Calculateur Central), une IA géante — la plus prodigieuse jamais construite — qui gère tous les systèmes vitaux, tous les outils de divertissement, tous les moyens de communication. Sous sa houlette paisible, l’humanité vit une ère d’abondance et de libre-arbitre qui peut ressembler à un paradoxal âge d’or. Qu’on en juge ! L’oxygène et la nourriture sont disponibles pour tous. L’individualisme différentialiste a atteint des sommets difficilement imaginables aujourd’hui. Chacun peut être, presque littéralement, ce qu’il veut tant qu’il ne nuit pas à autrui. Sur la Lune, on change de sexe comme de chemise et on vit ses préférences sexuelles à sa guise. On vit en haut ou en bas du socle rocheux. On vit habillé ou nu. On aménage des Disneylands (espaces de vie clos dans lesquels sont reconstitués très finement un Texas de western ou une Amérique de roman noir). On élève des brontosaures pour leur viande — et même eux ont leur mot à dire sur leur propre mise à l’abattoir. On peut joindre tout le monde tout le temps par l’entremise d’équipements intégrés au corps, et s’entretenir à chaque instant avec un C.C. qui a une personnalité et un intérêt propres — et souvent aussi une solution — pour chaque citoyen de la Lune. Et puis, surtout, grâce aux nanobots du C.C., on n’est presque jamais malade, ce qui fait que le nombre de bicentenaires ou plus est en augmentation constante. Le paradis, quoi.
Certes, liberté oblige, les combats ultra-violents, voire à mort, sont autorisés ; mais, après tout, on est entre adultes responsables. Adultes, oui ; responsables, à voir. Sur un monde où l’illettrisme est la norme, la chose publique se limite souvent à une appétence absurde pour la vie de people très nombreux, les religions ou philosophies sont aussi innombrables que souvent ridicules, chaque individu est un monde et un mouvement social à soi seul. Et puis il y a les Heinleinistes, vivant à l’écart, qui rêvent toujours d’envoyer un vaisseau vers les étoiles et inventent de nouvelles technologies — certaines interdites —, estimant que la liberté de la Lune n’est pas suffisante. Un groupe, qu’on qualifiera au choix de libertarien ou d’anarchiste, pour lequel le C.C. n’a guère d’amitié. Et surtout, étonnamment au vu de ce « paradis lunaire », le taux de suicide augmente dangereusement depuis des années ; le C.C. s’en inquiète, au point de prendre, discrètement, des mesures clairement « limite ». C’est lorsque ces mesures impliqueront la journaliste Hildy Johnson — l’héroïne du roman — qu’elle commencera à comprendre que le C.C. n’est pas si clair qu’il veut le dire et qu’il y a quelque chose de pourri au royaume lunaire.
À remettre sa vie et son destin entre les mains virtuelles de C.C., la société lunaire s’est livrée pieds et poings liés à un ordinateur omnipotent qui s’avère structurellement schizophrène. Le roman, après des centaines de pages de passionnante visite en profondeur de la frénétique société lunaire et de ses chatoyants particularismes — en compagnie d’une Hildy Johnson décidément attachante jusque dans ses défauts —, culmine dans la « Grande Panne », événement cataclysmique qui entraîne la mort d’un million de personnes et révèle les aspects les plus sombrement criminels de l’ordinateur nounou.
Le titre original du roman est Steel Beach, bien plus signifiant que le discutable Gens de la Lune. En effet, c’est d’une humanité en transition que Varley parle dans le texte. D’humains dans la situation de ces poissons préhistoriques qui, pour la première fois, se retrouvèrent sur la plage, à l’air libre, obligés de s’adapter vite et radicalement sous peine de mort. Comme un canard sans tête, les Sélénites dansèrent sur le volcan pendant les deux siècles consécutifs à l’Invasion avant de réaliser que, sans but, leurs vies étaient vides, stériles, juste pleines de cet ennui qui, sur les crânes, plante son drapeau noir. Les Heinleinistes, peu nombreux et marginalisés, étaient pourtant dans le vrai : il faut un but et un projet à la vie sinon elle n’est rien ; l’hédonisme est sa propre fin.
Bis presque repetita : une trentaine d’années après Gens de la Lune et son hommage explicite au Révolte sur la Lune de Heinlein (ainsi que son clin d’œil au En terre étrangère du même), John Varley revient à la Lune avec Blues pour Irontown. Vingt ans ont passé depuis la Grande Panne. Le C.C. a été mis sous contrôle et la société lunaire, passé le traumatisme, s’est reconstruite. Guère différente de ce qu’elle était. Christopher Bach y est un détective privé, plus par loisir que par nécessité. Il travaille de concert avec un Saint-Hubert GM baptisé Sherlock. L’animal — qui ne parle pas — est doté d’une intelligence raisonnable, de discrètes capacités de hacking, d’un caractère loyal et courageux qui en font le compagnon idéal d’un détective guère compétent ou entreprenant. De fait, l’histoire, racontée tant par Chris que par Sherlock en version traduite, mettra en évidence autant les limites du premier que les apports décisifs du second.
Le roman s’ouvre alors que Chris se voit proposé une affaire dans la plus pure tradition du roman noir. Une femme belle et mystérieuse lui demande de retrouver celui qui lui a transmis une maladie incurable. Pour ce faire, il faudra aller à Irontown — une zone de non-droit aux marges de la ville dans laquelle vivent, outre divers criminels et squatters, les derniers Heinleinistes recensés —, un lieu qui rappelle de si mauvais souvenirs à Chris qu’il n’a guère envie d’y retourner. Car Chris a fait partie de la vague d’assaut qui s’engouffra dans Heinleinville lors des événements de la Grande Panne, qu’il y assista à de nombreuses atrocités, et faillit y mourir.
Une enquête pleine de faux-semblants — et de procrastination de sa part — l’amènera à retrouver Gretel, la petite fille qui l’avait sauvé à l’époque, devenue depuis — logiquement, vu son ascendance — l’une des leaders heinleinistes. Elle lui révélera que, loin d’avoir disparu, la menace d’alors reste d’actualité, et, ce qui est plus ennuyeux, qu’il se trouve aujourd’hui sur une liste noire de gens à éliminer car ils en ont trop vu. Chris devra lutter pour sauver sa vie et, parallèlement, se donner enfin un but véritable qui est aussi une porte de sortie.
Très drôle en raison notamment des lon-gues interventions verbales de Sherlock, Blues pour Irontown fait régulièrement référence à son prédécesseur dont il explique d’ailleurs les tenants et aboutissants pour les lecteurs qui ne l’auraient pas lu — cela, sans donner l’impression de radoter. Si Gens de la Lune était agréable à lire par le foisonnement des idées et la profusion des détails que Varley y avait placé, c’est l’humour et le rythme qui font la force du plus bref Blues pour Irontown, sans oublier le plaisir de lire enfin un compte-rendu détaillé des événements qui secouèrent Heinleinville, un récit bien plus précis que celui qu’en fit une Hildy Johnson qui n’avait pas alors le même angle de vision et dont l’objectif premier était de protéger ses sources. Mais les deux récits sont intimement liés, le sort du chien Winston ou les interactions de Chris et d’Hildy durant les faits le montrent suffisamment. C’est donc à une relecture des événements que Varley convie le lecteur, ainsi qu’à une intranquillité salutaire qui nous parle ici et maintenant.
On notera avec intérêt que ce contre quoi nous met en garde Varley se trouvait déjà sous la plume de Tocqueville dans son ouvrage Démocratie comme despotisme. On a les tyrans qu’on mérite.