Connexion

Actualités

L'Alliance des Trois

La carrière de Maxime Chattam a commencé en 2003 avec Le Cinquième règne (Prix du roman fantastic'arts du festival de Gérardmer). L'auteur a ensuite enchaîné chez Michel Lafon — La Trilogie du mal (L'âme du mal, In Ténébris, Maléfices), de la littérature de gare correcte (même si ridicule par endroits) —, puis il s'est mis au « thriller à la française » chez Albin Michel : Le Sang du temps, Les arcanes du Chaos… Des livres de plus en plus torchés/mauvais, il faut bien le reconnaître.

Avec un opportunisme que l'on pourrait juger émétique (mais pour ça, il faudrait avoir mauvais fond), Maxime Chattam quitte les plates-bandes de Jean-Christophe Grangé pour se lancer dans la fantasy avec Autre-monde (prévu en trois volumes d'abord, en sept au final, un peu comme La Tour Sombre de Stephen King).

L'histoire…

Après une tempête qui transforme les humains en mutants répugnants (ou les fait disparaître), deux garçons américains, Matt et Tobias, fuient le décor carton-pâte de leur enfance (le New York selon Maxime Chattam) pour une île où vivent soixante-quinze enfants de neuf à dix-sept ans qui se sont surnommés les Pans et se sont organisés pour survivre, car ils ne manquent pas d'ennemis… Là, les deux garçons vont faire la connaissance d'Ambre et, grâce à leurs supers pouvoirs, l'alliance des trois va pouvoir vivre une super grande aventure. Yeah !

La première chose que l'on puisse dire de ce volume d'ouverture, c'est qu'il ne contient pas l'ombre d'un murmure d'un soupçon de style (c'est bien simple, je crois sans mentir qu'Henri Lœvenbruck et même Alexis Aubenque écrivent mieux) ; si on enlève le remplissage (dialogues qui ne servent à rien, descriptions qui ne montrent rien, péripéties qui figent l'intrigue, phrases qui ne veulent rien dire), il doit rester environ 13% du texte total (qui, comme il se doit, ne valent pas une page de Sa Majesté des mouches de William Golding). Sans style approprié, un livre de genre ne tient pas, parce qu'on n'y croit jamais ; voilà exactement ce qui se passe à la lecture de ce volume (inter)minable, semé de phrases qui ne veulent rien dire en français (ni dans toute autre langue, d'ailleurs). On n'y croit jamais, donc, mais on rigole beaucoup, même si c'est rarement avec l'auteur — à part peut-être la scène du meurtre du caniche. On remerciera d'ailleurs l'éditeur qui, en laissant cinq centimètres de blanc au-dessus du texte, nous permet de faire des petits dessins, des commentaires, des morpions.

Sur le plan du fond (qui demande autant, si ce n'est davantage, de coffre que le style), Autre-monde est une décharge culturelle traversée par un répugnant torrent de niaiseries (c'est bien simple, on dirait du Roland Emmerich en moins bien foutu, alors que les effets spéciaux sont gratuits en littérature) ; on peut difficilement comprendre comment un auteur qui vend, qui a de l'argent, donc du temps, s'attaque aux thématiques passionnantes de Peter Pan et des X-men sans y avoir réfléchi ne serait-ce que quinze minutes sous la douche. Bien écrire sur les enfants demande un sacré talent ; Serge Lehman l'a prouvé avec « L'Inversion de Polyphème » (in Le Livre des ombres), suivant la voie ouverte par d'augustes prédécesseurs tels que John Wyndham (Le Village des damnés/Les Coucous de Midwich), Chocky), Jules Verne (Deux ans de vacances), William Golding (Sa Majesté des mouches, déjà cité) ou l'incontournable Stephen King. Maxime Rastignac Chattam a probablement du talent, mais pas celui-là.

Le marketing à outrance dont a bénéficié un tel navet (film promotionnel, publicités pleine page, site dédié, etc.) pose une fois encore la question de la critique littéraire en France (question qui me taraude chaque fois que les médias se penchent sur un livre de Bernard Werber, en disent du bien et oublient de noter que c'est écrit avec l'élégance de l'étron au fond de la cuvette et que, sur le simple plan de l'idée, c'est d'un vide abyssal). À ma connaissance, aucun journaliste encarté ne s'est donné la peine de pondre un papier pour dénoncer ce crime contre la littérature populaire qu'est « Autre-monde ». Par conséquent, la critique française « établie » laisse insidieusement planer l'idée que dans notre société, le marketing a plus d'importance que la valeur littéraire, et que la pertinence d'un produit culturel peut aussi se calculer à l'aune de la richesse qu'il crée. Que le marketing attaque à la base la nécessaire hiérarchisation des auteurs est inévitable (c'est son but réel !) ; que les critiques littéraires se rendent complices du phénomène ne l'est pas, c'est même criminel !

Livre que personne ne s'est donné la peine de diriger chez Albin Michel (car le succès commercial pèse là-bas infiniment plus que la valeur littéraire, semble-t-il), Autre-monde est le zéro absolu de la littérature de genre, une grosse tranche de rien, une bulle de vide nauséabond à destination des adolescents qui évoque les inénarrables navets de Bernard Werber et les davinciconneries d'Henri Lœvenbruck.

Si on devait définir cette anti-littérature en une seule formule, je dirais que c'est une saga de Stephen King rédigée par Oui-Oui.

Fuyez, pauvres fous ! hurle le fantôme de Tolkien. Comme il convient de fuir devant une coulée de blob. Et surtout, ne donnez pas ça à lire à vos gamins !

(Il existe un Autremonde signé Tad Williams qui, lui, relève pour le moins de la littérature populaire de qualité. On ne peut que vous conseiller celui-là).

J.G. Ballard - Nouvelles complètes 1956 / 1962

Né en 1930 à Shanghai, publié dès 1956, longtemps frère d'armes de Michael Moorcock au sein de la mythique New Worlds, à ce titre chef de file involontaire de la New Wave britannique des années soixante et soixante-dix, auteur d'innombrables chefs-d'œuvre qu'il serait vain d'énumérer même si la tentation est grande de citer sa série des Quatre apocalypses (rééditée dans de nouvelles traductions signées Michel Pagel chez Denoël, collection « Lunes d'encre » — voir ci-dessous) ou le recueil-puzzle Vermilion Sands… toujours en activité, désormais reconnu comme un des plus grands écrivains vivants d'outre-Manche tous genres confondus, voire le plus grand, porté à l'écran par Steven Spielberg et David Cronenberg, James Graham Ballard est devenu au fil du temps un auteur culte et demeure, à près de quatre-vingts ans, un des ultimes monstres sacrés et une des étoiles les plus brillantes dans le ciel de la science-fiction de ces dernières décennies.

Poids lourd des lettres, le droit lui avait été accordé au début des années 2000 — privilège rare — de faire paraître chez lui, sur ses terres, une étourdissante intégrale de ses nouvelles. Le regretté Jacques Chambon, alors responsable de la collection « Imagine » chez Flammarion, avait eu l'intention de la faire traduire chez nous, après s'être occupé dans cette même collection et chez Denoël d'autres intégrales (parfois « raisonnées », comme il aimait à le préciser) d'auteurs tels que Philip K. Dick, Richard Matheson ou Robert Silverberg. Son projet était alors de publier l'ensemble en plusieurs volumes en sortant de façon autonome le cycle de Vermilion Sands qu'il ne souhaitait pas « éclater ». Malheureusement pour nous (et pour lui, il va sans dire…), il nous quitta en 2003, emportant avec lui ses nombreux projets et personne dans le paysage éditorial français, pas même du côté des éditeurs habituels de Ballard, n'eut le courage de reprendre à son compte le projet, ce qui en dit long sur l'état de déliquescence de l'édition française de science-fiction. Il a donc fallu quelques années encore se contenter des recueils disponibles, et encore souvent sur le marché de l'occasion, publiés chez Denoël, J'ai Lu, Marabout, Pocket et j'en oublie peut-être. Sans parler des quelques nouvelles qui n'avaient jamais été recueillies (ainsi, notamment, la très belle « Du fond des âges », jadis publiée chez Casterman par le regretté Alain Dorémieux), voire traduites, telle la classique et néanmoins très réussie « The last world of Mr Goddard ».

C'est donc avec un soulagement certain et un plaisir non dissimulé que nous apprenions en 2006-2007 que les éditions Tristram, qui avaient entre temps inscrit à leur catalogue la réédition augmentée et définitive de La Foire aux atrocités (2003) et la traduction du recueil d'essais A User's Guide to the Millennium sous le titre de Millénaire mode d'emploi (2006), jetaient leur dévolu sur l'intégrale des nouvelles qui serait publiée en trois volumes, dans des traductions revues et harmonisées, parfois même nouvelles, sous la direction de Bernard Sigaud, traducteur émérite et spécialiste de Ballard.

Paru il y a quelques semaines, le premier volet de cette somme, lourd de ses sept cents pages, rassemble des textes publiés entre 1956 et 1962. Les nouvelles de jeunesse, dirons-nous. Mais quelles nouvelles de jeunesse ! Quel auteur chevronné n'aimerait pas, en effet, avoir accouché de « Numéro 5, Les Etoiles » ou du « Jardin du temps » ? !

Jugez-en plutôt avec le paragraphe introductif de la première, située à Vermilion Sands, station balnéaire coincée entre mer et sable, constituée de maisons psychotropiques, peuplée d'artistes et de marginaux, survolée de bancs de raies des sables, où la poésie n'est plus l'œuvre des poètes mais de verséthiseurs — splendide néologisme —, ce qui fait dire à Ballard de ses personnages — ses confrères de l'époque, qui sait ? — « Ce ne sont pas des poètes, mais de simples mécaniciens. (…) Rien que des volts et des ampères. » : « Tous les soirs de l'été à Vermilion Sands, les poèmes insensés de ma belle voisine traversaient le désert depuis l'atelier du n°5, Les étoiles, jusqu'à ma villa, écheveaux brisés de rubans colorés qui se dénouaient dans le sable comme les fils d'une toile d'araignée mise en pièces. Toute la nuit, ils voletaient autour des piliers sous la terrasse, s'entrelaçaient à la grille du balcon et, au matin, avant que je les balaie, il s'en trouvait déjà d'accrochés à la façade sud de la villa comme une bougainvillée d'un éclatant rouge cerise. » De la poésie à l'état pur, du talent à revendre, du génie parfois… et une bonne claque à la (re)lecture, incontestablement.

Et que dire des fleurs de la seconde qui, cueillies, permettent au comte Axel et son épouse, assiégés en leur villa, de tenir à distance leurs assaillants en faisant hoqueter le temps, avant que de s'immobiliser à jamais ?

Et qu'ajouter encore au sujet du châtiment infligé au Maxted de « La Plage 12 », noyé dans le son amplifié d'un baiser échangé avec sa maîtresse ?

Evidemment, on croisera ici ou là, comme dans toute intégrale, quelques textes plus dispensables, moins personnels, écrits sur commande peut-être et parfois sous influence. Des nouvelles qui s'apparentent à de petites mécaniques de précision, qui fonctionnent certes, parfois très bien, mais qui auraient pu être écrites par d'autres que lui, il n'en produira plus par la suite. On rangera dans cette catégorie « échappement », « Trois, deux, un, zéro ! » ou « Régression ». Cependant, pour l'essentiel, c'est l'originalité qui domine.

Nous avons affaire, dans ces vingt-huit nouvelles, à un auteur qui se cherche mais se trouve déjà très bien, en posant les fondations d'une œuvre froide, cérébrale, conceptuelle, qui devient parfois aride suite au décès de son épouse, au cœur des années soixante — ne déclarait-il pas il y a peu dans l'émission « Tracks » d'Arte qu'il avait cherché à travers ses écrits à « donner un sens à la mort de sa femme » ? —, mais néanmoins romantique.

Marqué à jamais par sa détention dans un camp de prisonniers japonais en 1942, influencé par le Surréalisme et la psychanalyse, il se tourne résolument, et ses personnages avec lui, qu'ils soient médecins, psychiatres ou architectes, vers les espaces intérieurs, tournant ainsi le dos à la science-fiction classique et ses aventures spatiales. Ses terrains de jeu favoris demeureront longtemps des paysages désertiques — étendues de sable, plages, lieux abandonnés, bases spatiales désaffectées — dont il fera des tableaux angoissants ou enchanteurs mais toujours fascinants, nous faisant regretter son abandon d'une certaine S-F après deux de ses meilleurs recueils, Mythes d'un futur proche (1982) et Fièvre guerrière (1990), que l'on trouvera inclus dans le dernier tome de la série.

On attendra donc avec impatience le second, annoncé pour octobre prochain, ainsi que son autobiographie, Miracles of life, à paraître chez Denoël courant 2009.

Pour patienter, en attendant, on pourra toujours lire, ou relire, Sauvagerie, court roman proposé par le même éditeur et qui s'avère être une nouvelle traduction du Massacre de Pangbourne, publié en 1992 chez Belfond, et parcourir le collectif dirigé par Jérôme Schmidt et Emilie Notéris aux éditions èRe : J.G. Ballard - Hautes altitudes. On y retrouve sous une couverture éminemment ballardienne un ensemble de textes — interviews, articles, commentaires — sur l'ermite de Shepperton et une belle brochette de contributeurs parmi lesquels Jacques Barbéri, David Cronenberg, Norman Spinrad et Bruce Sterling. Une première en France.

Comme le fantôme d'un jazzman dans la station Mir en déroute

D'abord annoncé chez Plon, le Dantec nouveau est finalement sorti chez Albin Michel après ce qui ressemble fort à un imbroglio éditorial.

D'après David Kersan, l'agent de Dantec, il s'agirait d'un texte contemporain de « Là où tombent les anges » — publié, rappelons-le, en 1995 —, mis de côté à l'époque et exhumé sur le tard sur ses conseils. Info ou intox ? On ne le saura jamais. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que connaissant l'exigence de l'auteur envers son œuvre propre et sa tendance à relativiser, voire à minimiser l'importance de ses premiers romans, lesquels marquèrent pourtant leur époque, je n'avais nulle crainte en ouvrant ce court, très court roman : s'il nous propose aujourd'hui un texte vieux d'une dizaine d'années, c'est qu'il estime que celui-ci n'a pas (trop) vieilli et possède suffisamment de qualités pour être présenté au public. Le fait est que je n'ai pas été déçu. Il ne s'agit effectivement pas d'un fond de tiroir — ou alors, de nombreux auteurs aimeraient avoir une œuvre à la hauteur de tels fonds ! —, mais au contraire d'un texte de premier plan présentant d'ailleurs nombre de similitudes avec La Sirène rouge, ce qui accréditerait au passage la thèse de l'agent…

En France, à l'aube du XXIe siècle, quelques dizaines de personnes sont touchées par un neurovirus génétique, le syndrome de Schiron-Aldiss, « une sorte de maladie nerveuse » qui semble « se communiquer de façon mystérieuse » et provoque chez ses victimes des rêves hyperintenses et des séquences hallucinatoires : « Ça prend la forme de visions, mais on ne peut pas dire que l'apparence de la réalité change fondamentalement, non, c'est plutôt comme si on voyait sous les apparences la vraie nature de la réalité, c'est juste qu'on perçoit, par un sens nouveau qui n'est ni la vue, ni l'ouïe, ni rien d'autre, les flux d'énergie et d'informations, les champs magnétiques et électriques, qu'on perçoit aussi, qu'on »pressent« plutôt, les altérations chaotiques, les enchaînements de probabilités, comme des semi-rêves branchés sur le futur proche. » S'il n'existe aucun remède à ce syndrome, circulent en revanche deux molécules capables de bloquer ces séquences.

Les hommes et femmes touchés sont rassemblés dans des Centres de regroupement sanitaires, leurs cartes d'identité à puce laissant apparaître qu'ils sont porteurs de la maladie. C'est dans ce contexte quasi concentrationnaire que le narrateur et sa compagne se rencontrent. Se sentant piégés, cobayes en survie, à l'intérieur d'un de ces Centres, ils s'en évadent et commettent une demi-douzaine de braquages dont le butin leur permettra, pensent-ils, de rejoindre le sud de l'Asie. Leur projet consiste à rallier dans un premier temps l'Afrique du Sud, tout en faisant croire qu'ils ont fui vers le Brésil. Il leur faudra préalablement transiter par l'Espagne, le Maroc et de nombreux autres états.

Le roman s'ouvre sur leur ultime braquage. Lequel se déroule parfaitement. Sauf que nos deux héros découvrent en passant la frontière franco-espagnole que la police leur attribue un hold-up supplémentaire, sanglant celui-ci, avec lequel ils n'ont rien à voir. De braqueurs, ils deviennent donc assassins. Commence alors une course-poursuite haletante avec la police, avec les véreux de tous bords tentant d'entraver leur progression, avec la maladie et avec eux-mêmes peut-être.

Précisons que durant leurs « crises », nos apprentis fuyards se retrouvent simultanément sur Terre et en orbite, à bord de la station Mir en panne, prête à se disloquer, en compagnie de trois astronautes et du fantôme du jazzman Albert Ayler, disparu en 1970. Pourquoi ? On l'apprendra éventuellement à la fin du roman…

Road movie sous acide, polar « Pop » et visionnaire, ce roman sec et nerveux se lit d'une traite et renoue avec l'efficacité des premiers textes : c'est palpitant et il nous faut savoir ! S'il s'adresse aux inconditionnels de Dantec dont je suis, il est également de nature à le réconcilier avec ceux de ses lecteurs qui lui reprochaient de faire systématiquement long, complexe et boursouflé, et avaient décroché depuis Villa vortex. Ainsi qu'avec ceux — tel ce participant à un forum, il y a quelques semaines — qui exhortaient l'auteur à se remettre à « écrire de vrais romans » et à cesser « de se croire philosophe, chroniqueur politique ou pamphlétaire ». Pour ma part, je considère qu'il est tout cela à la fois mais avant toute chose un formidable romancier, cette nouvelle pierre à l'édifice en apporte, malgré un final en demi-teinte, une nouvelle preuve éclatante. 1

 

Notes :
On découvre au moment de boucler ce Bifrost une interview de M.G.D. sur le net (http://www.contre-feux.com) indiquant qu'il expliquait la genèse de cette œuvre dans le cadre d'un « bref avant-propos ». Avant-propos ne figurant pas dans les épreuves qui nous ont été adressées par l'éditeur… [NDRC]

La Confrérie des mutilés

 

Avec Inversion, son précédent roman, Brian Evenson avait déjà frappé très fort : une plongée en apnée dans l’inconscient torturé d’un jeune homme, un récit hypnotique, d’une maîtrise narrative étonnante, et qui laissait une empreinte durable dans la tête du lecteur. Brian Evenson récidive — et confirme toute l’étendue de son talent — dans ce nouveau roman : La Confrérie des mutilés.

Kline est un détective privé. Lors de sa précédente enquête — et suite à sa confrontation musclée avec « l’homme au hachoir » —, il s’est retrouvé amputé d’une main. L’affaire a d’ailleurs fait la une des journaux. Mais Kline se passerait bien de cette célébrité soudaine. Cloîtré dans son appartement, traumatisé par la perte de sa main droite, il n’aspire qu’à une seule chose : la tranquillité. C’est alors qu’il est contacté par deux individus étranges. Ils lui proposent d’enquêter sur un meurtre commis au sein de la secte à laquelle ils appartiennent. Kline refuse. Mais les deux hommes insistent, pénètrent chez lui par effraction et le kidnappent. Le trouble de Kline augmente encore lorsqu’il découvre que ses ravisseurs ont tous les deux subis des mutilations volontaires : amputations des mains, des oreilles, scarifications… Car pour eux, comme pour tous les membres de leur confrérie, l’automutilation est un acte sacré, une quête spirituelle, et à chaque nouvelle amputation correspond une progression dans la hiérarchie de la secte. Désormais prisonnier de cette communauté religieuse, et contraint d’élucider les circonstances exactes d’un assassinat aussi barbare qu’incompréhensible, Kline va tenter de survivre. En évitant, si possible, les coups de hachoir intempestifs…

La Confrérie des mutilés est un puzzle littéraire explosif qui commence comme un polar old school à la Dashiell Hammett — avec l’inévitable figure emblématique du détective privé — pour basculer ensuite vers un roman d’horreur à la Stephen King. Mais un roman d’horreur métaphysique, gore et tellement atroce qu’il en devient hilarant. Les dialogues qu’échangent les personnages – sans cesse décalés par rapport à l’action — ressemblent à ceux d’En attendant Godot de Beckett, et l’humour macabre fait penser à certains textes de Kafka (La Colonie pénitentiaire, La Métamorphose). Autant dire que le lecteur est secoué, et que la lecture de La Confrérie des mutilés n’a rien d’une promenade de santé. Mais le plus sidérant, c’est le talent avec lequel Brian Evenson parvient à fusionner et à transcender toutes ces influences, pour finalement écrire un roman unique, macabre, déjanté, et sans réel équivalent dans la littérature contemporaine. Avec Inversion, Evenson s’attaquait aux fonctions cérébrales de ses lecteurs à grands coups d’électrochocs et à l’aide d’un récit hallucinatoire. Avec La Confrérie des mutilés, il les découpe carrément en petites tranches. Bien sanglantes. Et tout ça dans un bel éclat de rire. Car on sent qu’il s’est beaucoup amusé à écrire cette histoire atroce où l’hémoglobine coule à flot. Mais si Evenson s’amuse — à la manière d’un gamin blagueur —, il n’en oublie pas pour autant d’être intelligent, voire dérangeant. Car La Confrérie des mutilés s’impose aussi comme une parabole implacable sur la folie humaine, sur les excès que les hommes sont capables de commettre pour échapper à la fatalité et à la mort. Ainsi Kline, qui, pour survivre à son séjour forcé au cœur de cette communauté religieuse, devra aussi s’amputer d’une bonne part de son humanité…

La Confrérie des mutilés s’avère donc plus accessible qu’Inversion. Le ton et le traitement sont très différents. Inversion était un récit clinique, cérébral. La Confrérie des mutilés se focalise d’abord et avant tout sur les corps, sur la chair. Et cette fois, Evenson a choisi de nous faire rire, même s’il s’agit d’un humour morbide (c’est le moins qu’on puisse dire !). Il le fait sans rien perdre de son ambition ni de son exigence littéraire. Et écrire un roman qui tient tout à la fois de la fable philosophique et du thriller gore frapadingue n’est pas donné à tout le monde. Décidemment, avec Brian Evenson, on va de surprise en surprise. Et s’il continue de nous assener des romans d’une telle force, d’une telle originalité, d’une telle qualité, voilà qui pourrait très vite le propulser au rang d’écrivain culte. 

La Nuit de la lumière

Sous une couverture de Jackie Paternoster d'un mauvais goût tel que le plus fauché des groupes de folk-metal breton n'en voudrait pas pour sa première démo, la collection S-F du Livre de Poche réédite aujourd'hui l'intégrale des aventures du père Carmody, composées par Philip José Farmer entre 1953 et 1961, soit un roman et quatre nouvelles (dont les traductions ont été révisées, mais sans doute pas assez…).

John Carmody, à l'origine, était une ordure : voleur et meurtrier, cruel et sans scrupules, c'était un authentique psychopathe inaccessible à la morale et au repentir. Après une longue série de méfaits, il se retrouva sur la planète de la Joie de Dante, au service de deux prêtres catholiques entendant démasquer le faux messie de la religion locale. Ceci, à l'occasion de la Nuit de la lumière, un étrange phénomène durant lequel tous ceux qui ne sont pas plongés dans le Sommeil voient leurs rêves et cauchemars se réaliser, ce qui, généralement, les condamne à la folie ou à la mort… Au terme de cette étonnante aventure (contée dans la première partie du roman La Nuit de la lumière, inventive et enlevée, quand bien même on pourra lui reprocher quelques tics d'écriture, et notamment un certain didactisme), Carmody connaît une révélation, et compte dès lors expier ses innombrables péchés. Mais, étrangement (et il y a déjà là un problème rendant le personnage somme toute peu crédible…), ce n'est pas à la religion kareenienne qu'il se convertit ; après une nouvelle expérience mystique sur Terre dont on ne saura rien si ce n'est qu'elle a eu lieu, il embrasse la foi catholique, et se fait moine de l'ordre de saint Jairus.

Dès lors, il sera amené à vivre de nombreuses aventures théologiques à travers la galaxie. Dans la deuxième partie du roman, ainsi, nous le retrouvons vingt-sept ans plus tard sur la Joie de Dante, partagé entre sa foi et la religion kareenienne, et confronté à un complot pouvant rappeler celui dans lequel il avait lui-même trempé jadis. Dommage, en dépit d'intéressants questionnements sur la justice et la bonté divines, ainsi que sur le prosélytisme et la rédemption, que tout ceci se résume assez vite à une sorte de thriller manichéen…

Suivent deux nouvelles composées postérieurement au roman, et nous présentant un John Carmody encore frère lai, au tout début de sa carrière ecclésiastique. « L'Œuf » est une nouvelle burlesque, parfois drôle, souvent lourdingue… Sa suite directe, « Prométhée », est bien plus intéressante : Carmody, sous un déguisement improbable, entreprend d'apprendre le langage et la technologie à une race d'oiseaux extraterrestres ; si le bond évolutif suscité par le prêtre n'est pas crédible pour un sou, il débouche néanmoins sur de passionnants débats, quand les oiseaux en viennent à lui demander où ils vont après leur mort, tandis que celui-ci, quasi divin à leurs yeux, n'ose pas déterminer s'ils ont une âme et s'il est en droit de leur enseigner la doctrine chrétienne… Si la nouvelle conserve les aspects humoristiques de la précédente, elle devient bien vite autrement plus profonde, et même émouvante.

Autre réussite, « Père », une novella cette fois antérieure à La Nuit de la lumière, dans laquelle le père Carmody, exilé sur un fascinant jardin d'Eden, en vient à rencontrer un être qui se prétend divin, et ne manque pas d'arguments pour cela. Point d'orgue : un virulent débat scolastique, et un questionnement plus général sur la perfection, le changement et la mort. Pas grand-chose à dire par contre pour ce qui est d'« Attitudes », la dernière nouvelle du recueil mais la première à avoir été écrite (Carmody n'y joue d'ailleurs qu'un rôle secondaire), tout d'abord variation prometteuse sur le pari pascalien, mais sombrant bien vite dans la facilité…

Farmer, bien connu pour avoir introduit l'érotisme en S-F, ne se montre pas ici si « transgressif » que le prétend la quatrième de couverture : s'il ne rechigne pas à l'humour, il esquisse néanmoins d'intéressantes questions éthiques et métaphysiques, et, s'il ne se montre bien sûr jamais bigot, il ne donne heureusement pas dans le bouffeur de curés pour autant. Cette pondération fait partie des atouts de ce recueil, qui se lit sans déplaisir mais peine néanmoins à convaincre totalement. En effet, outre une écriture purement fonctionnelle et parfois pénible, La Nuit de la lumière souffre d'un défaut de cohérence et de crédibilité. Le problème, ici, n'est pas la légère touche de fantasy venant teinter la science-fiction, et jouant des limites de la rationalisation à tout crin. Seulement, tout va très vite, et sans doute trop : les tours de passe-passe abondent dans le récit (« Prométhée » en est un exemple flagrant, même si cela lui confère à la rigueur un caractère de fable ; mais on pourrait citer, plus gênantes, les conclusions de la première partie de La Nuit de la lumière ainsi que de « Père », etc.), les thèmes les plus intéressants sont parfois sacrifiés aux rebondissements, tandis que les personnages n'offrent pas davantage de points d'appui, Carmody en tête, plus inconstant que multiforme : tour à tour tueur psychopathe et grave vieillard, frère lai naïf et moine rabelaisien, il manque en définitive de caractère et ses aventures de même, à l'exception de « Prométhée » et de « Père », où il s'avère attachant car véritablement complexe. Tout n'étant pas du niveau de ces deux nouvelles, le recueil se révèle finalement un brin décevant, accusant son ancienneté et, surtout, ne tenant pas ses promesses… Dommage. La Nuit de la lumière fait ainsi figure de parfait exemple d'une bonne idée desservie par un traitement trop léger.

Crépuscule d’acier

Si le premier roman écrit par Charles Stross conserve à l'occasion de sa reprise en poche son titre français de Crépuscule d'acier — bien éloigné du Singularity Sky originel, mais annonçant plus directement sa « suite » Aube d'acier —, il n'en a pas moins subi au passage un relookage révélateur : la saynète steampunk du volume paru chez Mnémos en 2006 a laissé la place à un bon vieux vaisseau spatial des familles, toujours signé Manchu. C'est à croire que Pascal Godbillon, chroniquant le roman dans le Bifrost 42, a été entendu ; ou alors, peut-être est-ce une question de mode… Mais on reconnaîtra que, ce que la couverture a perdu en originalité, elle l'a gagné en franchise.

En effet, de prime abord, Crépuscule d'acier a tout du gros space op' qui tache. Mais il faut y ajouter une louche de Singularité, une cuillerée de hard science, une pincée de steampunk (malgré tout), et un zeste d'utopie. Et, surtout, beaucoup d'humour : de manière très britannique, Crépuscule d'acier est avant tout une bonne grosse blague, jouant avec les codes propres au genre.

La Singularité, ici, a essentiellement pris la forme d'une IA démiurgique du nom d'Eschaton. Au cours du XXIe siècle, l'Eschaton a du jour au lendemain fait disparaître les neuf-dixièmes de la population terrestre, les répartissant ensuite à travers toute la galaxie. Et l'IA a immédiatement décrété un commandement divin : les humains sont libres de faire bien des choses — et leur technologie post-Singularité leur permet de satisfaire bon nombre de leurs désirs —, mais sous aucun prétexte ils ne doivent provoquer une rupture de la causalité. Plus brutal que les Danelliens de Poul Anderson dans son cycle de La Patrouille du temps, l'Eschaton punit toute infraction à cette loi fondamentale garante de son existence par l'éradication pure et simple des contrevenants, à coups de pluies de météorites et autres joyeusetés apocalyptiques.

Un sort qui pourrait bientôt concerner la Nouvelle République et les systèmes voisins, Terre incluse. En effet, Planète Rochard : une colonie de la Nouvelle République, accueille un jour le Festival, une mystérieuse société itinérante qui la bombarde d'une pluie de téléphones portables, et se propose de satisfaire à toutes les demandes en échange de « divertissement ». Or, la Nouvelle République est une autocratie farouchement réactionnaire et anti-technologique d'allure et de mœurs « victoriennes » (même si le vocabulaire, les noms, etc., évoquent plus encore la Russie tsariste, notamment) ; les quelques révolutionnaires exilés sur Planète Rochard saisissent bien vite l'offre alléchante du Festival, et il en résulte une singularité à l'échelle de la planète, qui fait un bond technologique de plusieurs siècles en l'espace de quelques heures, avec les conséquences désastreuses que l'on imagine.

Pour les autorités de la Nouvelle République, il ne saurait faire de doute que le Festival est un agresseur, et qu'une démonstration de force s'impose. Ce qui est déjà faire preuve d'un aveuglement tout ce qu'il y a de militaire… Mais il y a pire : la stratégie élaborée par l'état-major de la Nouvelle République, en jouant des subtilités spatio-temporelles du voyage « faster than light », pourrait bien provoquer une rupture de la causalité, et susciter la colère de l'Eschaton. Cela, la diplomate et espionne terrienne Rachel Mansour ne saurait l'admettre ; assistée de son compatriote, l'ingénieur Martin Springfield, qui a lui aussi bien des choses à cacher, elle va donc tenter l'impossible pour dissuader les militaires obtus, rétrogrades et inconscients de commettre l'irréparable …

L'action, très enlevée, se déroule essentiellement à bord des vaisseaux spatiaux archaïques de la Nouvelle République, avec quelques détours par Planète Rochard, où la Révolution échappe vite à ses promoteurs. Dans tous les cas, c'est l'occasion pour Charles Stross de s'amuser avec les clichés du space opera militariste (jusqu'à la caricature : les militaires du roman sont tous des crétins finis, l'amiral Kurtz étant même présenté sous les traits d'un grabataire sénile persuadé d'être enceint…) et de donner libre cours à son imagination en multipliant trouvailles farfelues, gags invraisemblables et références jubilatoires (avec une prédilection pour le Docteur Folamour de Stanley Kubrick, auquel il emprunte largement son prétexte de thriller sombrant dans la farce caustique). Ainsi, si Crépuscule d'acier peut être lu au premier degré comme un honnête divertissement correspondant à la proverbiale « bonne série B », c'est pourtant avant tout une bouffonnerie irrévérencieuse et astucieuse qui ne se révèle qu'au travers d'une réjouissante lecture au second degré.

Mais pour être drôle, Crépuscule d'acier n'est pas idiot pour autant. Si les divagations hard science pourront laisser perplexe, passant largement au-dessus du lecteur moyen sans convaincre les critiques plus qualifiés, on reconnaîtra en effet que le thème ultra-classique de l'impossibilité de la communication y est assez joliment traité, de même que celui de la Singularité. Sous la grosse blague, on décèle régulièrement des aspects plus profonds, parfois graves. Le roman ne rattrape pas toujours tous ses boulons, et certains lieux communs peuvent être ennuyeux à la longue (je ne pense pas tant ici à la trame, on ne peut plus linéaire et accumulant les révélations qui n'en sont pas, qu'aux nombreuses séquences saturées de jargon militaro-hiérarchico-technoïde très Star Trek ou Battlestar Galactica, certes indispensables, et parfois amusantes, mais d'un hermétisme vite lassant) ; mais globalement le bilan est très positif et Crépuscule d'acier, sans être un chef-d'œuvre, constitue bien une lecture agréable et palpitante. Pour ma part, c'est avec plaisir que je retrouverai la charismatique Rachel Mansour pour de nouvelles aventures improbables dans Aube d'acier.

À la pointe de l'épée

Deuxième roman publié en France d'Ellen Kushner après Thomas le Rimeur (Folio « SF »), À la pointe de l'épée n'est cependant en rien une nouveauté. Il s'agit en effet du premier roman de l'auteur, paru outre-Atlantique en 1987, et traduit seulement aujourd'hui dans la collection « Fantasy » de Calmann-Lévy. Mais est-ce bien de la fantasy ? À voir… On pourra y chercher longtemps la moindre queue de dragon, la moindre oreille d'elfe. Ce roman ne contient pas davantage de magie, de dieux ou de démons. Ni mythes, ni folklore. De la fantasy, alors ? Pas vraiment. Ou alors, oui, mais pas seulement… À la pointe de l'épée, impératifs commerciaux mis à part, aurait probablement tout autant, si ce n'est davantage, trouvé sa place dans l'autre (excellente) collection de Calmann-Lévy dirigée par Sébastien Guillot, « Interstices ». Rien d'étonnant à cela, dans la mesure où Ellen Kushner, notamment pour ce premier roman, est avec d'autres à l'origine du mouvement américain dit interstitial art, préfigurant — mais avec une vision plus globale encore — les « transfictions » chères à Francis Berthelot. D'ailleurs, si l'on peut bien parler de fantasy pour À la pointe de l'épée, en se focalisant sur son univers « autre » et préindustriel — oscillant en gros entre nos XVe et XVIIIe siècles européens —, il s'agit néanmoins d'une fantasy urbaine, non épique, et tout sauf manichéenne. Pour son « mélodrame d'honneur », Ellen Kushner retient de préférence l'expression de « fantasy de mœurs », calquée sur la so british « comédie de mœurs » (d'aucuns parlèrent même de « mannerpunk » !).

L'intrigue se situe dans une ville anonyme disparaissant sous la neige, une sorte de république aristocratique dont la géographie témoigne des distinctions sociales : la Colline abrite les riches demeures des nobles à la tête de la cité et les commerces des bourgeois, tandis que les Bords-d'Eau sont une sorte de faubourg à la sinistre réputation, où s'entasse pêle-mêle, dans les bâtisses abandonnées, une faune interlope de prostituées et de pickpockets. Et c'est également dans les Bords-d'Eau que l'on trouve les bretteurs, ces épéistes farouches que les nobles — qui ne se battent plus eux-mêmes depuis fort longtemps — emploient pour régler à leur place et dans le sang leurs affaires « d'honneur »… c'est-à-dire de politique, d'argent ou de cœur, le plus souvent. Les bretteurs se donnent en spectacle, le temps de leur brève et tragique carrière de « champions » et d'assassins. Et Richard Saint-Vière est le plus fameux d'entre eux. Il est « à la mode », et les nobles de la Colline se l'arrachent. C'est ainsi qu'il se retrouvera bientôt entraîné, avec son jeune amant Alec (on notera, juste en passant — mais c'est assez rare pour être souligné —, que la bisexualité est la norme dans cet univers, ne suscitant aucun jugement moral, ce qui permet à l'auteur d'en traiter avec délicatesse et naturel, et nous fait donc des vacances…), dans un complexe maillage de complots, tantôt ambitieux, tantôt dérisoires, ourdis dans l'ombre par des nobles conscients de leur nécessaire supériorité sur la fange des Bords-d'Eau, et ne pouvant même pas imaginer qu'un bretteur puisse, lui aussi, avoir un « honneur ».

Un roman de cape et d'épée, alors ? En partie seulement : en suivant les combats de Richard Saint-Vière, on ne peut s'empêcher de penser, bien sûr, à quelques fameux escrimeurs littéraires, les mousquetaires de Dumas en tête. Mais Ellen Kushner, de son propre aveu, n'y voit pas une inspiration essentielle, et À la pointe de l'épée n'a effectivement pas grand-chose d'un roman d'action. D'ailleurs, les joutes verbales prennent bien vite le pas sur les sanglants duels, dans cette brillante mise en abyme du spectacle (amoureux, théâtral, politique, judiciaire…). Aussi, quitte à citer une autre œuvre bien française, l'amoralité générale du roman, son attachement à décrire des personnages complexes et ambigus et leurs manipulations capillotractées, son érotisme diffus et la savoureuse préciosité de sa plume, évoquent davantage les Liaisons dangereuses.

Mais À la pointe de l'épée, plus encore que le classique de Choderlos de Laclos, est un roman « gris », sans bons ni méchants. Les héros apparents ont leurs défauts, les fourbes sont davantage humains que monstrueux. Tous sont le jouet de leurs passions, de leurs émotions. Et c'est ainsi, paradoxalement peut-être, en tout cas à l'encontre des codes propres au genre, que le roman d'Ellen Kushner, à l'instar des « vieilles tragédies de sang et de vengeance » goûtées par le Chancelier du Croissant, parvient « à exprimer une stricte moralité, sans vous coller le museau dedans — à la différence de La Fin du roi, qui souligne son message à trois reprises dès la première tirade ». Le roman d'Ellen Kushner ne juge pas : dans sa « première tirade » (une magnifique introduction, très cinématographique), il se contente de poser qu'ici, il n'y a pas de bons ni de méchants, que cette histoire n'aura rien d'un conte de fées.

Fantasy, alors ? Peut-être. Ou peut-être pas. On rechigne d'autant plus à trancher que le roman, dans un perpétuel entre-deux, fait à bien des égards figure de manifeste opposé à toute forme d'étiquetage… Mais un très bon roman, à n'en pas douter. Et c'est bien l'essentiel. Ellen Kushner est ultérieurement revenue sur cet univers : si ces « suites » sont du même tonneau, on ne peut qu'espérer une prochaine traduction française.

Extrait Archeur

Découvrez gratuitement les premiers chapitres de Archeur de Thierry Di Rollo, à lire en ligne ou à télécharger en PDF !

Scientifiction UP

Si cet univers ne vous plaît pas, allez donc en voir quelques autres… Sur le blog Bifrost, suivez le guide Roland Lehoucq jusqu'à l'entrée des univers parallèles, à gauche au fond de l'espace !

Vélum

Le propos de Vélum est d'une simplicité angélique. Depuis la disparition de Dieu, matérialisée par son trône vide, les anges légitimistes se sont rassemblés autour de Métatron pour constituer l'Alliance. Celle-ci, en l'absence d'autorité transcendante, veut faire du Paradis une république. Le camp d'en face forme la Souveraineté, un rassemblement d'anges qui, au nom de « la Gloire disparue », conteste à Métatron son pouvoir. Tous les protagonistes, qui se nomment eux-mêmes Amortels, convoitent le Vélum, ouvrage renfermant la Création dans ses infinies variations, à la fois Livre des Morts et Livre de Vie, dont une page, vierge à l'exception d'une phrase, contient le sens même de l'existence. En vue de l'affrontement final, les deux bords se dispersent dans la totalité du Multivers pour recruter les derniers rebelles qui refusent de prendre parti. Parmi eux se trouvent Phreedom Messenger et son frère Thomas, ainsi que Seamus Finnan, éternel Prométhée et soldat de fortune, le lecteur suivant la destinée de chacun dans ses multiples incarnations à travers l'espace et le temps.

Dès les premières pages, époustouflantes, le lecteur est confronté à une mise en abîme. Il tient dans ses mains Vélum et voit le Vélum se déployer page à page, cartographie d'une Création dont notre monde est à peine une tâche d'encre. D'ailleurs, certains indices disséminés laissent à penser que la Terre de référence, celle où évoluent les protagonistes, n'est pas la nôtre. L'un des personnages énumère ainsi parmi les compossibles une réalité alternative où un acteur devient président. Le texte d'Hal Duncan passe d'une variation à l'autre, confrontation d'époques ou de lieux qui forment l'éternelle répétition du même. Metraton est aussi le dieu Enki et le prophète Enoch ; Phreedom Messenger est Inanna, (identifiée comme telle p.158 alors que le lecteur avait depuis longtemps compris). Son frère Thomas est Dumuzi et Tammuz, dieu supplicié, noir lynché, soldat faisant face à un peloton d'exécution.

Pour rendre compte des drames qui se jouent et rejouent sans cesse, Hal Duncan se réapproprie le fond universel des récits évoquant maints êtres d'exception. Avec, toutefois, des changements formels (la variation étant dans Vélum à la fois sujet et objet du récit, contenant et contenu), puisque la partie Inanna est distincte des paragraphes de narration, tandis que les références tirées du Prométhée d'Eschyle sont incluses dans le corps du texte. Le texte lui-même est moteur du récit avec la Cryptolangue, langue originelle volée par les Anges dans les cavernes du Néolithique. Composée d'une grammaire agglutinante, elle est perceptible en tous sens comme une toile peinte, « densité pure et simple de la langue » qui peut tordre le réel, tuer un Amortel, et au plus fort de sa puissance… transformer une tasse de thé en expresso.

Car c'est là que le bât blesse. Trop mode, voulant à tout prix marquer l'effet (666 pages, houlàlà), Hal Duncan propose un roman qui n'est pas à la hauteur de son ambition. Bien que l'écrivain invoque dans une interview William Blake, on pense moins à l'auteur de Nobodaddy, et sa fulgurance poétique sur l'absence du Père qu'à Gregory Widen. Le scénariste d'Highlander ? Exact, mais aussi le réalisateur en 1995 de The Prophecy, anciennement titré God's Army, qui voyait deux camps d'anges se disputer la domination des cieux. La comparaison de Duncan à Widen n'est hélas pas forcée. Les anges de l'écrivain sont tendance, habillés de costumes sombres Armani. Metatron porte des dreadlocks, un manteau de cuir noir, et tapote son palm relié de cuir. Sans compter les Amortels qui raffolent des sushi.

Quant au style, Hal Duncan invoque comme maîtres littéraires James Joyce et Borges. Hélas, il ne fait pas oublier le premier et rappelle trop souvent le second. Le texte est parfois surécrit, « infinité du quotidien », Duncan use d'images usées sans parvenir à les rafraîchir — l'aéroport comme lieu de transit entre tous les possibles —, et n'évite pas toujours les maladresses. L'auteur présente par exemple une ruse de Métatron, dont on postule l'intelligence supérieure : il délaisse son nom d'Enki Nudimmud pour ne pas apparaître comme « profil suspect » dans le cadre du Homeland Defense Act. N'importe qui après le 11 septembre (date de sortie du roman, chez nous : groovy !) et l'Irak peut en arriver aujourd'hui à la même conclusion ! Plus fort encore, l'un des personnages tente d'échapper aux recruteurs en se cachant dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. Evidemment, obus et fils de fer barbelés offrent un immédiat effet d'ambiance, reste que pour se planquer il vaudrait mieux opter pour la banlieue de Châlons-sur-Marne un 4 mars 1976.

Alors s'agit-il d'une bouse ? Non, et quand bien même, chacun sait que les reliquats d'anges sentent le gâteau. Hal Duncan est capable d'authentiques finesses littéraires (le début consacré au déploiement du Vélum, le beau portrait de Finnan, sempiternel guerrier et Prométhée page 369). Le roman (sur)abonde en références (de nombreuses occurrences à Lovecraft) comme un exo-squelette dont l'alliage est constitué d'adamantium et de cavorite, ou un clin d'œil à Edward Whittemore avec une montre dont l'aiguille des heures va plus vite que celle des minutes. Voire à la Ruritanie, pays imaginaire d'Europe Centrale dans Le prisonnier de Zenda d'Anthony Hope, ou à Indiana Jones quand, page 399, Hitler envoie un commando SS de la division d'élite Viking pour s'emparer du Livre des Morts, ce qui lui permettrait d'accéder à la langue divine.

Mais on est loin de l'intention initiale, dont le texte garde pourtant ici et là la trace, qui aurait vu en Vélum la description d'une tentative de transcendance par des êtres, anges ou autres, qui n'en ont pas les moyens. D'où l'accumulation quantitative d'époques et d'actions pour tenter — en vain — de reconstituer l'unité qualitative de la transcendance. Ce qu'est aussi le roman, parfois.

Nombreuses concessions à la mode, glamour des anges jamais très loin des vampires d'Anne Rice, Vélum aura toutefois de quoi séduire des jeunes lecteurs désireux, eux aussi, de vouer leur culte à un ouvrage. Ce qui n'est peut-être pas la cible visée par Hal Duncan qui semble pourtant avoir remarqué sa dérive, comme en témoigne le bel aveu page 327 : « Je ne suis pas un ado rebelle. »

Roman pour les vacances, véritable pavé sur la plage, Vélum est un bon bouquin, comme il en existe d'autres. Au fait, cette critique fait 6666 signes.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug