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Coïncidence

En se penchant sur les faits divers (dans Le Degré zéro de l'écriture), Roland Barthes avait déjà noté que ce qu'on retenait dans ceux-ci tenait à l'étonnement qu'ils suscitent et à la suspicion sous-jacente du hasard se confondant avec le destin. Les coïncidences troublantes participent de cette pensée magique et c'est pour en avoir été victime que Georges, un auteur de livres ésotériques, décide d'enquêter sur le sujet. Au passage, le lecteur a droit à un bel aperçu des coïncidences extraordinaires recensées par l'auteur, comme la fameuse comparaison des biographies de Lincoln et Kennedy. L'esprit critique et rationaliste de Georges table sur des phénomènes de synchronicité mais s'efface progressivement devant la difficulté à justifier les coïncidences, non pas qu'elles soient impossibles, mais parce que leur quantité les rend suspectes. À force de les traquer, ne finit-on pas par les provoquer ? Ainsi, il découvre sur de vieilles photos de famille un enfant jumeau dont il ignorait tout. Parvenant à retrouver sa trace, il apprend qu'il aurait été donné par ses parents à un couple ami sans enfants. Mais ce jumeau est un escroc qui a la pègre aux trousses. Ce dernier saisit là une bonne occasion d'échanger sa vie avec celle de l'écrivain qui n'y voit pas malice et devient la victime des tueurs à gage…

C'est ici que tout dérape. L'intrigue, qui semblait prendre la voie d'un thriller forcément décevant vu les fantastiques attentes du début, débouche sur un vertige spéculatif qui n'est pas sans rappeler Simulacron 3 de Daniel Galouye et Le Maître du haut-château de Dick. Malgré une lenteur de mise en place, la narration est suffisamment bien menée pour soutenir l'intérêt. Coïncidence se révèle cependant un cran en-dessous de L'Homme qui se prenait pour lui-même et Superstition (également chez J'ai Lu), deux des quatre romans (Ambrose est aussi l'auteur de Cyber Killer, disponible au Livre de Poche) traduits à ce jour de ce scénariste de cinéma (D.a.r.y.l., Amityville 3) qui excelle dans la remise en question de la réalité.

Bonheur 230

L'humanité en est à sa deux-cent-trentième utopie, qui ne sera probablement pas la dernière. On s'y livre évidemment aux activités de son choix. Mais pour cela l'individu doit choisir à sa majorité la part de sa personne qu'il préfère : la tête pour les Glagols, les bras et le torse pour les Rouks, le tronc et les jambes pour les Nogs. L'autonomie est assurée par une boîte, invention révolutionnaire du Grand Entrepreneur. Les parties rejetées du corps reviennent à la communauté, recyclées en pièces de rechange. Glagolien, le narrateur, sait parfaitement justifier les plaisirs qu'il retire de l'observation des autres ; il est, du reste, très doué avec sa langue et son nez. C'est un contemplatif. C'est surtout un velléitaire qui n'épouse aucune cause ni ne se satisfait d'un absolu quelconque. Aussi, lorsqu'un monstre de foire, Triplote à l'image de l'ancienne humanité avec ses trois parties de corps empilées, l'amène à découvrir l'envers du décor, révélant que le Grand Entrepreneur se sert surtout des parties délaissées pour des plaisirs pervers, Glagolien perd bien des illusions mais n'est pas pour autant décidé à dénoncer les mensonges, même lorsqu'on lui offre un poste qui lui en donne l'occasion. Mais l'indécision est également un choix ; et un choix se paie toujours…

Cette curieuse fable qui se fonde sur la segmentation est en partie justifiée par la lecture d'un journal intime des temps anciens dans lesquels Glagolien voit les prémisses de sa société : la dichotomie du corps assujetti à l'esprit (Pourquoi mon esprit serait « je » et mon corps « il » ?), par la façon de surinvestir certaines parties du corps, par les choix de vie, finalement, qui ne mobilisent qu'une partie du corps et empêchent de se réaliser pleinement. Réduction ou spécialisation ? Il est sûr en tout cas que l'irrésolution égoïste de Glagolien reflète bien nos sociétés confites dans des bonheurs futiles, de même que l'utopie dans laquelle il vit est une métaphore de nos sociétés segmentées et amputées de bien des façons. Une satire sociale dans l'esprit des contes philosophiques, pas prétentieuse pour un sou, plus pétillante que caustique, et bien agréable pour ce qu'elle donne à réfléchir.

Poétique de l'égorgeur

YAGUDIN. Sept lettres, une signature — YGDN — et un nom qui terrifient le puissant royaume de Norvège. YAGUDIN, le ravisseur d'épouses, l'égorgeur d'enfants, l'homme aux mains percées qui n'hésite pas à se planter un poinçon dans le flanc — jusqu'à la garde — afin de passer pour mort. YAGUDIN, l'assassin hors du commun qui tue dans six villes différentes au même moment pour prouver que les hommes qui ont exterminé son peuple ont fait de lui un démon.

YAGUDIN, tel est le nom du personnage malfaisant que Nils Immarskjöld Dugay a inventé et qu'il met en scène chaque soir en racontant une histoire à ses filles, Marnie et Emeline, l'histoire extraordinaire de l'homme aux mains percées. Nils est universitaire ; il voudrait être écrivain. Sa jolie épouse lui dit d'écrire l'histoire de Yagudin sur fond de saga norvégienne, cette histoire si cruelle et si perverse dont raffolent leurs filles. Mais Nils souffre du syndrome de la page blanche. Et bientôt l'être malfaisant envahit sa vie : lettres vides, coups de téléphone anonymes. Et il y a pire : cette menace hindoue, proférée par un restaurateur excédé : « que ta maison soit détruite », cette menace qui à force de planer en vient à obscurcir le ciel.

Des sept romans français que j'ai extrait de la rentrée littéraire 2004 pour les lire, plus par curiosité qu'envie, dont le goncourable et insipide Les Désaxés de Christine Angot et l'épouvantable et vomitif Partouz' de Yann Moix, Poétique de l'égorgeur est de loin celui qui m'a le plus intéressé, arrivant même à me passionner malgré ses défauts criants. En effet, ce roman kafkaïen légèrement marqué par le double sceau du « Horla » de Maupassant (pour l'ambiance paranoïaque) et du Fight club de Palahniuk (narration à la première personne, style très proche), fait partie de ces œuvres qui rétrogradent au lieu de monter en puissance. Les 144 premières pages sont parfaites ou presque, les 96 suivantes beaucoup moins satisfaisantes car y interviennent l'inévitable onze septembre 2001 et l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, dix jours plus tard. En fin de compte, peu importe, l'ombre de Yagudin assassine notre relative déception… Et grâce à ce roman d'une rare richesse, siège d'une critique sociale aussi amusée que cruelle, Philippe Ségur fait désormais partie des rares écrivains étant parvenu à créer leur — ou plus simplement — un « Keiser Söze ». YAGUDIN = N. I. DUGAY.

Earthwind

Dans sa novella de 1980, « Earth and Stone » (« La Terre et la pierre », in Dans la vallée des statues et autres récits), Robert Holdstock nous présentait un voyageur temporel, un scientifique qui s'était installé — des milliers d'années avant la naissance de Jésus Christ — au sein d'une communauté des îles britanniques à peine sortie de la préhistoire. Dans Earthwind (1977), antérieur donc, l'auteur nous parle d'Elspeth, la femme-bijou (belle trouvaille), qui étudie un village paléolithique de la planète Aera Aurigae IV (il s'agit en fait de descendants de colons qui ont tout oublié de leurs lointaines origines terriennes). Au moment où elle commence à s'intégrer à cette société qui rappelle grandement une civilisation celtique disparue des milliers d'années avant Jésus-Christ, apparaissent le NavisMagister Karl Gorstein et le rationaliste Peter Ashka. Ceux-ci sont venus proposer quelque chose aux indigènes, les traceurs, une technologie qui va définitivement changer leur vie et risque bien de sonner le glas de leur minuscule civilisation organisée autour d'un oracle.

Contrairement à ce que nous annonce le quatrième de couverture, la société aerane découverte par Elspeth n'est pas la copie exacte d'une civilisation d'Irlande disparue deux mille ans avant notre ère. Elle est différente, tout en étant assez ressemblante pour faire vaciller les certitudes des trois personnages venus de la Terre. Différente ? Oui : on y chasse les ailes noires — des oiseaux capables de se téléporter très brièvement — avec des emmêlianes, et on utilise ces même lianes-fouets pour se suspendre à un arbre avant de faire l'amour avec son ou sa partenaire, chacun imbriqué et perdu dans le bercement de l'autre. Ressemblantes ? Oui, et de façon vertigineuse, car à chaque moment crucial de leur existence les indigènes inscrivent des signes « celtiques » dans la pierre, dont le plus important, le plus énigmatique, semble être l'earthwind. Par ailleurs, l'architecture de leur village est résolument paléolithique et européenne.

Bien plus accessible que Le Souffle du temps  mais moins ambitieux d'un point de vue thématique, Earthwind ne lasse pas de surprendre, notamment en mélangeant les thèmes celtiques et écologiques, la divination par le Yi King et la rhétorique particulière du planet opera (cependant, on est ici plus proche de l'ethno-SF pseudo-réaliste d'Ursula K. Le Guin que du dépaysement aventureux et total cher à Jack Vance). Le plus étonnant dans cette mixtion, unique pour ce que j'en sais, c'est l'utilisation généralisée de la divination ; en effet, Peter Ashka utilise le Yi King pour prendre ses décisions et influencer celles de Karl Gorstein. Grâce au Yi King, il sait qu'il va mourir paisiblement sept mois après son arrivée sur Aera. Il sait, mais il se trompe.

Le Yi King (Le Livre des transformations) est probablement l'écrit le plus ancien de la civilisation chinoise. Dans cette « bible asiatique » tout l'univers (visible ET invisible) est ramené à deux forces opposées et se complétant : le yin et le yang — le mal/le bien, l'ombre/la lumière, la passivité/l'action, le féminin/le masculin… Cette touche de mysticisme extrême-oriental, filée tout au long du récit, est à mon sens l'unique concession de ce roman de 1977 faite aux thématiques de prédilection de la science-fiction britannique des années 70. Philip K. Dick s'était grandement inspiré du Yi King pour construire son célèbre Maître du haut-château (1962 — prix Hugo 1963) ; Holdstock l'utilise pour exacerber les dualités de son œuvre alors en gestation, dont la plus prégnante reste l'opposition entre progrès nécessaire et fascination pour la société primitive. Pour preuve, l'extrait ci-dessous :

« En effet, les qualités qu'elle associait au nom de « civilisation » étaient bien plus présentes dans cette culture paléolithique que dans n'importe quelle autre société car, tout primitifs qu'ils fussent, ils avaient au moins appris à communiquer et coopérer avec la nature, et à l'utiliser sans pour autant provoquer de catastrophe écologique. » (Page 88.)

Naïf ? Oui, beaucoup trop (ce qui a ses avantages, car cela empêche le roman d'être profondément réactionnaire). Cette naïveté politique, amplifiée par des « tunnels de dialogue » soporifiques et des trous dans le scénario dignes de la faille de San Andreas, empêche Earthwind de se classer parmi les grandes réussites de l'auteur. Dommage, car les ultimes pages du récit sont d'une cruauté inimaginable qui confine à l'inoubliable. Au lecteur un tantinet attentif à l'œuvre d'Holdstock, ce roman apparaîtra sans mal comme le brouillon annonçant Le Souffle du Temps, bien entendu, et La Terre et la pierre. Earthwind n'est pas un grand livre, ce n'est même pas un bon livre, d'autant plus qu'il est proposé ici dans une traduction aux écueils aussi rares que contrariants. Pourquoi la traductrice n'a pas jugé bon d'utiliser le mot « triskèle » à la place du mot earthwind ? Mystère et boule de gomme… Toutefois, la parution tardive de ce roman « de jeunesse » — où les thématiques du meurtre et de la divination sont souvent exploitées avec justesse — devrait faire quelques heureux : les fans de Robert Holdstock, car ils détiennent désormais, en attendant la parution du Bois de Merlin chez Mnémos et d'Ancient echoes chez Denoël, une clef supplémentaire pour appréhender/apprécier l'œuvre titanesque de cet anglais trop discret.

25 histoires de mort

« Gros gibier », la première des vingt-cinq nouvelles de ce recueil, véritable perle, met en scène un couple de riches agents immobiliers — Mike et Nicole Bender — qui, accompagnés de leur fille, vont passer quelques jours dans le Ranch Safari Africain de Bernard Puff, perdu au sud-est de la San Joaquin Valley (Californie). Là, pour quelques milliers de dollars, on peut tirer sur un vieux lion abandonné par un cirque ou une hyène rachetée à un zoo au bord de la faillite. Nicole, tireuse d'élite émérite récompensée par la National Rifle Association, s'offre (au propre comme au figuré) quelques jolis cartons jusqu'à ce que Mike — véritable pile atomique rechargée à l'autosatisfaction — décide de « chasser » la seule éléphante du ranch, une bête âgée, certes, mais qui n'a pas du tout envie de mourir loin du fameux cimetière des éléphants. Le résultat de cette confrontation sera pour le moins… étonnant.

Plus avant, dans l'implacable « L'Amour de ma vie », on suit le parcours tragique et judiciaire d'un couple d'étudiants qui, après un accouchement artisanal dans un motel, jettent leur bébé dans une benne à ordures avant de retourner à leurs cours comme si de rien n'était. Cette critique éclairée d'une société consumériste poussée dans ses pires retranchements où, pour assurer sa position sociale, on peut se sentir obligé de commettre la pire des atrocités, est de loin l'un des textes les plus durs du recueil.

Dans « Tranquillité d'esprit », une vendeuse d'alarmes utilise de sanglants faits divers pour fourguer sa camelote à des clients qu'elle finit par terroriser.

« C'était un Noir, dit-elle en baissant la voix et en y laissant filtrer un léger trémolo, un Noir qui s'était collé un masque de Reagan sur la figure. Il force la serrure, il déboule tranquille dans la pièce de devant, il a le journal du matin à la main, à croire qu'il vient livrer des fleurs ou autre… Alors, au début, ils ont cru que c'était une blague. […] Il a humilié la femme, enfin sexuellement, vous voyez ? Et il y a pire. Figurez-vous qu'il est allé chercher un vieil enregistrement tout rayé de Soul Man, oui : Soul Man de Sam and Dave, dans leur collection de disques et qu'il les a obligés à l'écouter sans arrêt pendant qu'il pillait la maison. » Page 187.

Chez T.C. Boyle, violent détracteur de l'autodéfense, la tranquillité d'esprit a un prix.

Juste après, « Le Roi des abeilles », chronique cauchemardesque d'une adoption qui tourne mal, est à mon sens le meilleur texte du recueil ; on y suit la descente aux enfers d'un couple plutôt sympathique, légèrement bobo, qui va se heurter à la folie de leur fils adoptif Anthony. Ce dernier, quand il ne les menace pas de mort ou d'un sort bien pire, se gave de gelée royale et se prend, bien évidemment, pour le roi des abeilles. Un récit qui ne se situe pas très loin du film Candyman de Bernard Rose inspiré d'une nouvelle de Clive Barker, ou de certains des meilleurs textes de Peter Straub…

Dans le tragi-comique « La Mouche humaine », on suit l'impresario, assez quelconque, de la Mouche Humaine — une sorte d'acrobate casse-cou suicidaire qui veut par-dessus tout ses quinze minutes de célébrité, voire plus.

On notera que parmi ces vingt-cinq histoires de mort, plusieurs flirtent avec la littérature de l'imaginaire ou en relèvent franchement comme « Le Diable et Irv Cherniske » ou « Ma veuve » ; malheureusement ces textes imaginaires ne sont pas les plus réussis de l'ouvrage.

T.C. Boyle (sorte de frère siamois et mainstream de Neal Stephenson), que certains des lecteurs de Bifrost ont découvert avec le brûlot écologiste Un Ami de la Terre, n'est pas tendre avec l'espèce humaine ; certaines de ces nouvelles écrites entre 1979 et 2001 sont extrêmement éprouvantes, et ce malgré le refus de leur auteur de sombrer dans la moindre description gore — Boyle ne décrit pas l'horreur, probablement dénuée de valeur propre à ses yeux, il décrit l'humain quand il marche dans les ténèbres (« Le Roi des abeilles ») ou y plonge comme un kamikaze (« La Mouche humaine »). Au final, cette compilation nourrie de nombreuses références S-F (Alien, Star Wars…) et plus généralement contre-culturelles (Bruce Springsteen hante plusieurs des textes), est un coffre à bijoux aussi horrible et hilarant que le Destin. Voilà un des tous meilleurs recueils américains publiés depuis Les Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski. Si vous aimez la grande littérature de la déglingue, nourrie de cynisme et de provocation post-voltairienne, ne passez pas à côté.

Douce apocalypse

Moi, j'aime bien Le Diable Vauvert. Voilà un éditeur indépendant qui fait des choix. Des vrais. Qui nourrit une politique d'auteurs. Qui propose (souvent) des textes inattendus et passionnants. Et quand on regarde le catalogue du Diable, on sait de suite que l'amateur d'Imaginaire trouvera ici de quoi se sustenter, et de jolie manière — Aguilera, Gaiman, Gibson, Brite… Bref, moi, j'aime bien Le Diable Vauvert.

Quant au jeune James Flint (il est né en 1968), pour tout dire, il faut bien avouer que son premier roman, Habitus, m'avait laissé sur le cul, et pas qu'un peu — ce qui ne signifie pas qu'il soit exempt de défauts, loin de là…

Enfin quoi, autant dire que c'est avec pas mal d'impatience et un peu plus qu'un a priori positif que j'ai ouvert Douce apocalypse, premier recueil de notre auteur (ceci étant, et avec le recul, en voyant le sous-titre du bouquin, « Douze récits pour le nouveau millénaire », j'aurais peut-être dû me méfier…).

Ainsi donc, deux heures, douze récits ( ?) et 180 pages plus tard, j'aime autant vous dire que je ne suis pas mécontent de ne pas avoir eu à payer pour lire pareil truc.

Premier constat : si on entend par recueil un ouvrage qui réunit des nouvelles, c'est-à-dire des histoires, Douce apocalypse n'en est pas un. Plutôt un assemblage de textes épars (chroniques satiriques pour l'essentiel — un seul des douze textes, « Rêves d'un futur parfait », méritant finalement le nom de nouvelle, texte qui a été repris dans le dernier numéro de la revue Galaxies ; on se demande bien pourquoi) destiné à tracer une cartographie du monde d'aujourd'hui tout en évoquant ce qu'il pourrait être demain.

Second constat : l'auteur énonce des évidences comme d'autres enfilent des perles : l'exercice est vain, ennuyeux, voire pénible.

Troisième constat : que reste-t-il du bouquin après l'avoir refermé ? Rien. C'est bien simple, j'ai feuilleté le livre quelques semaines après l'avoir lu : j'en avais oublié les deux tiers…

Douce apocalypse est un livre concept, mode et tendance. Parfois drôle, globalement ennuyeux, remplis de pas grand-chose et vide de beaucoup ; une déception réelle à un prix prohibitif. À oublier, ce qui sera fort simple ; voyez, c'est déjà fait…

Serpentine

Serpentine, donc, regroupe dix nouvelles. Comme l'ouvrage est publié par Léa Silhol, préfacé par Michel Pagel et dédicacé à Lisa Tuttle, on voit en un clin d'œil à quel public il s'adresse : à ceux qui s'intéressent aux vampires, au fantastique contemporain, à la culture goth et underground. Et ce n'est pas la première nouvelle, « Serpentine », maestria de tatouages, de meurtres et d'oubli, qui me contredira.

« Du bout des doigts, il effleure la surface de mon torse, toile vivante sur laquelle il va œuvrer. Pourquoi se contenter de papier quand on peut disposer d'un corps humain en guise de support vierge ? C'est un talent redoutable que le sien : imprimer un peu de soi sur la peau d'autrui et y laisser sa marque indélébile. Nikolai m'a confié qu'il s'arrange pour caser dans chaque dessin une forme évoquant un N : sa signature. » Page 22.

Comparées à Arlis des Forains, les nouvelles de Serpentine sont hautement plus maîtrisées, d'une belle densité et d'une formidable sensibilité. Outre le déjà cité « Serpentine », j'ai particulièrement apprécié le gothic-rock « Matilda » et « Rêves de Cendres ». Deux textes m'ont semblé sortir du lot : « Mémoires des herbes aromatiques », une jolie fantasy urbaine où interviennent Ulysse, Circé et Médée, et « Ghost Town Blues » qui clôt le recueil, un western fantastique manquant peut-être un peu de fluides corporels, mais qui m'a néanmoins rappelé l'étonnant Cinq cartes à abattre de Henry Hathaway (film tiré du roman éponyme de Ray Gaulden).

Forte d'une pertinence psychologique qui ne se révèle visiblement que sur la forme courte, Mélanie Fazi n'a pas volé son Grand Prix de l'imaginaire 2005, catégorie nouvelle… Alors, il ne vous reste plus qu'à acheter son recueil, histoire de récompenser ce nouveau talent, cette ambition sensible dont on attend désormais beaucoup. Quant au mot de la fin, je le laisse à la narratrice de « Rêves de Cendres » : « Il m'a traitée de goth et je lui ai ri au nez. »

Arlis des Forains

« Gloire à toi, Seigneur des Moissons. C'est en paix que nous venons vers ton autel. Accepte nos offrandes, toi qui est le dernier et le premier, l'alpha et l'oméga, celui qui est, qui était et qui vient. Je sais où tu demeures : c'est là qu'est le trône de Satan. C'est en ton nom, Seigneur des Moissons, que sera versé le sang de l'agneau. Car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire. » (Pages 80-81.)

Bailey Creek, Arkansas (du moins c'est ce que Mélanie Fazi voudrait nous faire croire).

Arlis James — gamin de onze ans ignorant tout de ses origines — , vient d'arriver en ville avec la minuscule troupe de forains à laquelle il appartient. Il y a dans le lot un plantigrade placide, un cul-de-jatte prénommé Jared, une dresseuse de serpents, des chevaux, deux ouistitis, mais aucune femme à barbe, pas d'homme illustré, aucun monstre à tête d'éléphant… Bref, pas de quoi faire un remake de Freaks.

Le jour de son arrivée, Arlis rencontre Faith, la fille du pasteur local qui le drague éhontément en lui offrant un sucre d'orge récemment chapardé dans l'épicerie du coin. Après quelques manœuvres d'approche nécessaires, Faith va faire participer Arlis à une série de sacrifices pseudo-sataniques dédiés au Seigneur des Moissons, utilisant comme autel l'épouvantail qui règne sur les grands champs de Bailey Creek… Piégé par le jeu un tantinet pervers de Faith, Arlis ne tardera pas à s'apercevoir qu'on ne réveille pas les fantômes impunément.

Difficile de critiquer ce livre ennuyeux, dégraissable d'un bon tiers si ce n'est de la moitié, sans le massacrer purement et simplement ; dommage, car les histoires d'amour/d'amitié entre préadolescents peuvent être particulièrement touchantes, d'autant plus dommage que Mélanie Fazi, vingt-sept ans à peine et déjà lauréate du Grand Prix de L'Imaginaire pour sa nouvelle « Serpentine » dont on reparlera plus loin, semble promise à une grande carrière littéraire.

Arlis des forains se situe dans l'Amérique Profonde de Shérif fais-moi peur, pourquoi pas, sauf que Mélanie Fazi ne connaît visiblement pas assez les mentalité et civilisation nord-américaines pour rendre son récit crédible. Pour tout dire, on n'y croit JAMAIS et on se demande pourquoi l'autrice n'a pas situé son récit en Beauce, à Romorantin ou en Dordogne. Petit exemple : le pasteur et révérend de Bailey Creek, veuf, a trois filles (jusque-là, c'est normal), mais il officie dans une église en pierre, décorée avec un christ crucifié (l'édifice en question étant baptisée St Mary Magdalene ! — soyons fair play le trait d'humour est savoureux). Preuve est faite que Mélanie Fazi ne sait pas faire la différence entre une église et un temple protestant, entre la religion catholique et les principales branches de la religion protestante (baptiste, calviniste, anglicane, luthérienne). Tout aussi problématique, son récit semble se situer tantôt peu après la Seconde Guerre Mondiale, tantôt de nos jours. Résultat : cette approximation dans la datation amoindrit la force évocatrice des passages les plus réussis. Autre problème, Fazi est incapable d'ancrer son récit dans les détails du quotidien ; elle ne dit rien du coût des choses, des marques que l'on trouve à Bailey Creek, des marques de voiture, des gens qui se rendent en ville faire leurs courses… À peu de choses près, son Amérique est celle de La Petite maison dans la prairie avec un frigo dans la caravane, histoire qu'on comprenne bien qu'on se trouve au vingtième siècle. Et de ce grand pays (peuplé d'obèses et d'enfants de Dieu) qui n'a quasiment pas connu dix ans de paix durant le vingtième siècle (Première et Seconde Guerres Mondiales, Corée, Viêt-nam, Panama, Irak), Mélanie Fazi en a tout simplement oublié les anciens combattants, le shérif, le salut au drapeau, la place des Noirs dans la société, l'ombre de JFK… Tout ce qui fait la pesanteur de l'Amérique Profonde a été oblitéré. Quant à L'Arkansas… Mélanie Fazi semble même ignorer son statut d'état du Sud (l'Arkansas fait frontière commune avec la Louisiane et l'état du Mississipi).

En s'attaquant à l'Amérique des gens du voyage et en détournant le folklore de la « Moisson de Sang », Mélanie Fazi rivalise involontairement avec plusieurs grands écrivains américains : Harry Crews, La Malédiction du gitan ; Ray Bradbury, La Foire des ténèbres ; Paul Auster, Mr Vertigo ; Theodore Sturgeon, Cristal qui songe — sans parler des incursions en la matière de Dean R. Koontz et Stephen King. Faute d'une écriture totalement maîtrisée ou d'un point de vue réellement original, ce second roman (après le pénible Trois pépins du fruit des morts, sorti en septembre 2003 chez Nestiveqnen) s'enlise dans les traces trop profondes de ceux qui ont ouvert la voie (Ray Bradbury en tête). Faisant preuve, par moments, d'un grand professionnalisme et d'une certaine sensibilité, Arlis des forains n'est pas un roman totalement nul, c'est juste une œuvre de jeunesse dont le plus grand intérêt, sinon le seul, est de nous donner envie de (re)lire Cristal qui songe et La Foire des ténèbres. Toutefois, histoire d'atténuer mon propos, je vois une catégorie de lecteurs qui pourraient être intéressée : celle qui dévore la  Comédie Inhumaine de Michel Pagel. Car sans aller jusqu'à traiter Pagel de père spirituel de ce Arlis des forains, il me semble discerner une certaine filiation entre Pagel et Fazi, un cours d'eau littéraire qui les lie, remontant jusqu'à La Vouivre et aux romans fantastiques de Claude Seignolle. Une filiation, fantastique intimiste et quasiment de terroir, que semble confirmer le sommaire du recueil Serpentine, puisqu'il est préfacé par l'auteur de L'Équilibre des paradoxes.

L'Ange de l’abîme

« Archange Saint-Michel, donne-nous la victoire, sois notre protecteur contre les pièges, contre la perfidie du malin.

— Dis-moi, mon fils, qui est-ce ?

— Saint-Michel.

— Qui ? !

— Saint-Michel ?

— Et qu'est-ce qu'il a fait ?

— Il a chassé Satan hors du Paradis. »

 (Dialogue tiré du film de Martin Scorcese Gangs of New York et auquel je n'ai cessé de penser en lisant L'Ange de l'abîme de Pierre Bordage.)

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, revenons un peu en arrière : il y a deux ans environ, un éditeur poche dont je tairais évidemment le nom et qui savait que j'avais beaucoup apprécié Les Fables de l'Humpur me demanda de lire L'Evangile du serpent — Prix Bob Morane 2002) afin de lui dire si l'ouvrage valait à mon sens l'à-valoir « goût Himalaya » demandé par Marion Mazauric pour son exploitation poche. Après avoir lu un tiers de L'Evangile du serpent, et buté sur ce qui me sembla être des opinions politiques sous-jacentes diamétralement opposées aux miennes, des clichés gros comme des icebergs, j'avouai à mon commanditaire qu'à mes yeux, jugement purement subjectif et donc fortement dénué de valeur, ce roman, premier opus d'une trilogie, était grotesque, parfois puant et souvent doté de sales relents new age — un labyrinthe de rochers naufrageurs qui ne valait pas un clou de cercueil et certainement pas un à-valoir enjolivé de quatre zéros. Un livre que je ne finirai pas, nah !

Deux ans plus tard, poussé par l'inaction des autres critiques de ce sommet de bon goût qu'est la revue Bifrost, me voilà candidat-kamikaze pour lire la suite de L'Evangile du serpent, suite qui n'en est pas vraiment une, mais peu importe ; voyons plutôt de quoi parle cette road-story…

Demain. L'Europe.

Une ligne de front qui va de la Baltique à la Mer Noire sépare deux camps qui se livrent une guerre sans merci : à ma gauche, les chrétiens de l'Archange Michel ; à ma droite, les Ousamas, les islamistes. Dans cette troisième guerre mondiale — véritable avalanche de bombes, de meurtres, de suicides, de viols, de mesquineries et de délations — un gamin, Pibe, et une adolescente, Stef (surnommée Fesse), décident de tracer la route vers l'est, vers la citadelle roumaine dans laquelle vit l'Archange Michel (hum hum… il n'y a que chez Pierre Bordage que les dictateurs vivent à portée de fusil du pays auquel ils ont déclaré la guerre ; il n'y a aussi que chez Pierre Bordage que les islamistes sont majoritairement intégristes et va-t-en guerre).

Servi par une construction élaborée et une narration hypermaîtrisée qui emmènent le récit à la vitesse d'un bulldozer énervé, ce livre se voulant très politique semble être l'œuvre d'un auteur qui, pour son travail de recherches, s'est contenté de lire L'équipe, le « Que sais-je ? » sur l'Islam et un ou deux reportages de Penthouse sur les ex-pays du bloc communiste (à côté de cet Ange de l'abîme, la série inachevée F.A.U.S.T de Serge Lehman fait figure de traité géopolitique visionnaire).

Au fil de la lecture, il est de plus en plus difficile de croire à la guerre sainte qui nous est proposée, à laquelle se livrent une Europe chrétienne et un Orient islamiste fondamentaliste. Difficile ? Impossible pour tout dire, si on a le mauvais goût de posséder un minimum de culture historique, car au final, l'avenir que nous propose Bordage est le résultat d'un faisceau de raccourcis douteux, voire criminels dans le contexte actuel. De plus, le récit, incohérent sur bien des points (résistance du minuscule état israélien alors que l'Europe courbe l'échine), n'a de cesse d'invoquer de nombreuses questions auxquelles Pierre Bordage répond très mal (et quand il répond, c'est beaucoup trop tard, aux alentours de la page 350)…

En voici trois :

1/ D'où vient l'argent des islamistes qui bombardent allégrement l'Europe avec des obus à l'uranium enrichi et qui possèdent des sous-marins nucléaires ? Du pétrole de la péninsule arabique ? Peut-être…

2/ Si c'est le cas, alors que font les Chinois (gros importateurs d'acier et d'or noir), qui dès aujourd'hui ont besoin plus que tout autre pays au monde de pétrole ? Et que fait l'Arabie Saoudite, allié des Américains contre Saddam Hussein ?

3/ Et d'ailleurs, que font les Américains (alliés historiques de l'état d'Israël) et les Russes (aussi menacés que l'Europe, si ce n'est plus, par le terrorisme islamiste) ?

L'auteur a beau expliquer les tenants et les aboutissants de sa troisième guerre mondiale aux allures d'apocalypse théocratique, ben, on n'y croit pas (surtout au retour de la chrétienté en Europe, le Dieu chrétien est mort à la fin du XIXe siècle comme le savent les lecteurs de Nietzsche, résultat, un siècle plus tard, la majorité de la population européenne est attachée à la notion de laïcité). Epuisé, le lecteur noyé dans une furia de situations désespérées voit bien que tout est bidon : les troupes chrétiennes appelées légionnaires (aux deux L croisés, Lance et Loi, qui rappellent une croix nationale-socialiste de sinistre mémoire), les bombardements islamistes à l'uranium appauvri, les dialogues djeun's de Pibe et Stef, les camps de la mort anti-ousamas (décalque souvent maladroit, parfois saisissant, des camps de la Shoah), la télé européenne unique, l'interdiction de l'Internet, la fusillade finale qui sent le « tout ça pour ça ? ». Bidon…

Et qu'est-ce qui rime le plus chez Bifrost avec bidon ? Poubelle !

Une poubelle à laquelle Pierre Bordage échappe de peu grâce à son indéniable métier de raconteur d'histoires (c'est écrit comme du Stephen King, c'est donc d'une efficacité redoutable 99% du temps).

Voilà un livre qui aurait pu être formidable, mais qui, au final, se résume à un enchaînement de scènes plus sordides les unes que les autres (ah ! cette obsession pour les rapports sexuels sans sentiments, lubrifiés à la va-vite). Trop simpliste pour un roman qui se veut réaliste, trop réaliste pour un roman qui se serait peut-être bonifié en se déconnectant complètement de l'actualité, L'Ange de l'abîme est un ersatz de Mad Max, sauce Bible et Coran ; un roman qui anéantit avec rage son sujet plutôt que de le creuser. J'y vois juste un livre de brute dans un monde de brutes ; vous voilà prévenus…

Cid « Bouddha est grand gros » Vicious

Le Prince d’Ayodiâ

Sur sa faim. Voilà comment on est en sortant du roman de Banker, Le Prince d'Ayodiâ. Vous me direz que c'est un peu normal, puisqu'il s'agit du premier volet d'une saga qui doit en comporter sept. Pourtant, entre nous, cela n'explique pas tout…

Le projet de Banker est à la fois vaste et ambitieux : il s'agit de réécrire la geste de Râma, l'un des héros du florissant panthéon hindou. C'est l'une des trois grandes épopées indiennes, relatant comment Vishnou, incarné dans son avatar le prince Râma, vainc le démon Râvana pour sauver l'ordre cosmique. Evidemment, on pense immédiatement au roman de Silverberg, Gilgamesh, roi d'Ourouk, qui s'attaquait au mythe fondateur mésopotamien. Ce n'est pas le seul du genre, certes, mais c'est sans doute celui dont le projet est le plus proche. Ça fait un sacré prédécesseur. Et n'est pas Robert Silverberg qui veut, surtout quand on commence à parler écriture de mythes…

L'histoire est donc celle du jeune prince, évidemment doté de toutes les qualités possibles, et de sa lutte contre les forces du Mal pour sauver le monde, et particulièrement sa cité d'Ayodiâ. Ce premier tome est celui de sa première mission : permettre au brahmârishi Visvâmitra, le plus puissant brahmane de son temps, d'accomplir son « yajna » en protégeant son « ashram » (son ermitage) des « râksasha » (les démons) qui pourraient l'attaquer durant cette longue cérémonie. Malheureusement, le danger de l'entreprise est grand car cela suppose de débarrasser la forêt maudite, la « Bayanak-Van », des démons qui y ont élu domicile. Mission quasi impossible pour le jeune homme de quinze ans, et l'un de ses frères qui a tenu à l'accompagner.

Là, il faut digérer le « merveilleux » propre aux « récits mythiques », parce que l'auteur ne nous en fait pas grâce. À grands coups de mantras inculqués aux jeunes garçons en un éclair par Visvâmitra, ils deviennent capables de lutter contre des centaines de démons que des armées entières ne sauraient vaincre… On adhère ou pas : personnellement, j'avoue qu'on frôle souvent la caricature. Notez : c'est un mythe… Mais bon, sur la couverture, c'est écrit « Fantasy »… Et j'ai revérifié : c'est pas du Pratchett. Il faut donc bien tout prendre au premier degré. Alors bon, le gars qui déracine un arbre pour en faire un pont à la force des bras, euh… comment dire… c'est, euh… un peu tape-à-l'œil, quoi… D'autant que l'œuvre se veut une « réécriture moderne » du Râmâyana. En fait de réécriture moderne, on parlerait plus justement d'une « traduction/adaptation romancée » du mythe. Parce que rayon modernité, c'est « Waterloo, morne plaine ». Ne cherchez pas un brin de S-F là-dedans. C'est là qu'on se dit que Silverberg… Et même si l'on se tient à la stricte fantasy à la Tolkien, on a l'impression que le sujet résiste à l'adaptation, que la sauce ne prend pas. Bref, on reste dans le mythe, point.

C'est dommage, parce que le roman commence magnifiquement bien : Banker nous tient plus de 300 pages sur une demi-journée sans qu'à un moment on se lasse. C'est balzacien, c'est tolkienien, c'est herbertien… Bref, c'est fait avec maîtrise et élégance, et ça vous emporte dans Ayodiâ sans que vous le sentiez. Il faut reconnaître à Banker un talent de conteur et de peintre assez rare, et on le sent extrêmement amoureux de son sujet. Il ne décrit pas Ayodiâ, il en est un habitant ; il ne raconte pas les intrigues du palais, il les vit avec ses héros.

Le récit s'ouvre sur un cauchemar prophétique de Râma, à qui les démons annoncent la chute d'Ayodiâ. Le matin qui suit constitue un nœud gordien pour les héros, qui voient tous leur existence bouleversée. Depuis une vingtaine d'années, le royaume est en paix, il prospère… Mais le Maharadja Dasaratha est incurablement malade. Il le sait. Il a soixante ans, trois épouses et quatre fils. C'est lui qui a triomphé, à la fin de la dernière guerre, des démons, et il tient à la paix plus que tout. Son règne est celui de la sagesse, de la prospérité et de la sécurité. Ce matin-là, il retourne vers sa première épouse, Kausalyâ, la mère de Râma, après l'avoir délaissée quinze années durant au profit de sa seconde épouse. Il lui annonce qu'il couronnera roi leur fils le jour de son seizième anniversaire, soit quinze jours plus tard, car le fardeau du pouvoir lui est devenu trop lourd. Le problème est que sa seconde épouse, ancienne princesse guerrière, personnage hautement antipathique, mais qui suscite néanmoins la compassion, n'admet pas que son propre fils soit écarté du trône. Soumise entièrement à l'influence de son ancienne nourrice — une vieille sorcière bossue vouée à Râvana, le dieu à dix têtes qui règne sur le monde des démons, Endash —, elle accumule les esclandres. C'est également un jour particulier pour les Ayodiens : on célèbre le premier jour d'Hôli, une fête de sept jours marquant l'arrivée du printemps, qui rassemble des populations venues de tout le royaume.

C'est le jour que choisi Visvâmistra pour rompre un isolement de plus de deux cents ans et venir réclamer son « guru-daksinâ » : le droit, pour un brahmane, de faire appel aux Kshatrya (les guerriers) et le devoir pour eux d'accéder à cette demande, quelle qu'elle soit. En l'occurrence, emmener Râma en mission (la fameuse évoquée plus haut). Mais il est aussi porteur de dramatiques nouvelles : les démons, qui depuis vingt-deux ans ne se sont pas manifestés, après avoir été repoussés par les forces ayodiennes jusque dans les régions infernales, ont préparé leur revanche. La guerre est imminente, et elle sera décisive pour l'univers entier. Après moult négociations et consultation du peuple, son « guru-daksinâ » est accepté, au grand désespoir du Mahradja.

À partir de là, deux fils romanesques s'entrecroisent, dans lesquels le temps ne va pas à la même vitesse : d'une part, à Ayodiâ, les évènements sont toujours aussi abondants et le temps s'étire. On est à peine au soir de la première journée quand le premier volet se termine… Malgré cette apparente lenteur, jamais on ne s'ennuie : bien au contraire, le suspense est parfaitement maintenu. D'autre part, pour le sage et ses deux guerriers, plus d'une semaine va passer, avec une ellipse temporelle de six jours… Et ce qui se passe est d'un « convenu » absolu : le prince ne peut que gagner contre les démons, le suspense est inexistant. C'est l'une des raisons pour lesquelles on reste sur sa faim : on a nettement l'impression que le récit de « l'accomplissement » de la mission — elle semblait pourtant si périlleuse — est trop bref, comme bâclé, relégué au rang d'épisode secondaire, au profit de moments descriptifs, d'analyses psychologiques ou d'histoires mythiques racontées aux jeunes garçons. Quant à la cérémonie si importante du brahmane, on n'en aura aucun détail. Il y a un réel déséquilibre entre ce qui est supposé au départ, à savoir que cette mission va être le noyau de l'œuvre, et la manière dont l'auteur la traite. Pas glop…

La seconde source de frustration, c'est que l'on a du mal à « digérer » l'univers de Râma. Banker utilise à profusion les mots indiens. Treize pages de glossaire, et encore, certains mantras ne sont pas traduits… Du coup, la lecture devient parfois pénible. À contrario de certains récits dans lesquels les mots « exotiques » ou inventés aident au réalisme et à la mise en confiance du lecteur, ici, on a l'impression de rester à la porte d'un monde étranger. Dans les premières pages, on imagine pourtant que le côté « couleur locale » nous permettra de nous familiariser avec l'univers romanesque. Mais rapidement, on se sent presque l'envie d'apprendre le sanskrit, l'hindou, et de s'initier à la culture locale avant de continuer à lire. Pas glop pas glop…

Qu'on se rassure tout de même : on reste aussi sur sa faim, surtout, parce que l'on voudrait bien la suite ! Tant pour le suspense que pour le talent d'écrivain de Banker. La structure romanesque, qui fait toujours alterner au moins deux fils de récits différents, est une impressionnante mécanique de précision. Tout est pesé, articulé avec soin, bref, l'auteur force l'admiration. Il génère véritablement un flot d'écriture parfaitement contrôlé, ayant son rythme propre, comme les strophes d'un poème épique. En bref, c'est à lire, autant pour apprécier un beau texte que parce qu'il nous donne l'envie de découvrir une culture autre. Et de revenir au mythe source pour mieux comprendre les nuances de sa réécriture. En outre, Banker sait donner vie à des héros bien construits, crédibles, et toujours fascinants, tant dans leurs qualités que dans leurs faiblesses, souvent poignantes plus que révoltantes. Aucun personnage n'est jamais négligé : tous ceux que l'on rencontre prennent corps, dans leurs diversités, et nous interpellent. Un beau roman, donc, dont on espère ardemment que les tomes suivants ne se feront pas trop attendre. Faites de la place sur vos étagères…

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Au-delà du gouffre

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