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La Puissance de Carthage

[Critique commune à La Guerrière oubliée, La Puissance de Carthage et Les Machines sauvages.]

Quatre épais volumes en « Lunes d'encre » pour un Cycle de Cendres couronné par le British Science Fiction Award : le lecteur français découvre enfin l'œuvre singulière de Mary Gentle. Après le déjà très bon Les Fils de la sorcière (disponible en Folio « SF » et inscrit dans la lignée des romans d'ethno-S-F à la Ursula Le Guin), « Cendres » révèle une autre facette du talent de Gentle, via le récit épique d'une capitaine de mercenaires dans le dernier quart du XVe siècle. De la fantasy historique donc, mais pas seulement. D'abord parce que Gentle pimente son scénario d'un échange épistolaire électronique entre le chercheur/traducteur du manuscrit original et son éditrice, (l'ensemble se passant de nos jours), ensuite parce que Gentle est une femme, et que les considérations du livre sont justement féministes, à des années lumière des cycles machistes et puérils où de gentils héros masculins finissent par détruire le royaume du mal après avoir décapité çà et là quelques dragons forcément méchants. La nationalité anglaise de Gentle est également à prendre en considération, tant ce pluvieux pays produit des auteurs subtils, intelligents, drôles et bien connus pour leur dynamitage en règle des clichés des genres (passez par la case Banks, avancez jusqu'à Harrison, arrêtez-vous sur Gentle… Et revenez contents).

Avec Cendres, Gentle montre qu'il est encore possible de faire de la fantasy intelligente, tout en se jouant des pièges inhérents à ce type de littérature, via des allers-retours permanents entre l'Histoire telle que nous la connaissons et « l'Histoire oubliée de la Bourgogne ». Dès lors, le roman échappe à toute classification, relevant autant de la S-F pure et dure que de l'uchronie, et prenant logiquement place au rayon littérature générale de l'imaginaire, sous le label « Ne pas rater ».

En attendant le quatrième et dernier tome (normalement prévu en 2005), le lecteur peut déjà se précipiter sur les trois premiers qui, malgré leurs tailles respectables, n'ont finalement rien à voir avec un cycle au sens propre du terme. Tout au plus s'agit-il d'une seule et même longue histoire, étalée sur à peine quelques mois. Gentle prend son temps, exercice auquel elle est habituée, mais c'est d'une lenteur salutaire qu'il s'agit, un petit pied de nez aux adeptes d'une littérature vidéoclipée à l'extrême.

À travers la vie de Cendres, jeune femme de 19 ans à la tête d'une compagnie de mercenaires de toutes nationalités, Mary Gentle revisite un pan méconnu de l'Histoire de France : avant l'unité et l'établissement des frontières entre Royaume de France, Empire des Habsbourg et autres vieilles puissance européennes, il fallait compter avec le Duché de Bourgogne, territoire évidemment plus vaste que la Bourgogne telle que nous la connaissons aujourd'hui, et dont le rayonnement atteignait alors son apogée.

Quelque quarante années après le passage de Jeanne d'Arc au méchoui, Cendres reprend en quelque sorte le flambeau, dans la rôle de la fille « qui entend des voix » (en l'occurrence, des conseils tactiques très avisés durant batailles et sièges, conseils que Cendres prend pour la voix d'un saint), menant sa troupe de conflits larvés en guerres ouvertes, avec un succès indéniable et une intelligence remarquable. Les choses se corsent quand des envahisseurs carthaginois débarquent à Gênes, rasent la ville avec un zèle industrieux, avant de s'attaquer à Milan et Venise. Pour les potentats du vieux monde, la chose est intolérable, d'autant que l'ennemi est le plus fort. Contraints à une trêve que tous savent temporaire, les royaumes concluent un cessez-le-feu. Seul le Duché de Bourgogne se décide à combattre ces étranges envahisseurs, aidés par ce qu'il faut bien appeler des golems et commandés par une femme, la Faris. Autre souci, la faculté qu'ont les carthaginois à éteindre le soleil à mesure que leur croisade progresse vers le nord…

Pour Cendres, la guerre n'est après tout que porteuse de contrats, mais son destin bascule quand elle se rend compte que la Faris lui ressemble comme deux gouttes d'eau et entend exactement les mêmes voix. Sœur, clone ? C'est à Carthage que Cendres espère trouver la vérité, mais le lecteur s'en doute, les choses sont bien plus compliquées qu'une simple guerre entre Nord et Sud… Derrière les carthaginois, de sinistres entités veillent. Leur rêve, éradiquer la Bourgogne, mais dans quel but ? Et par quels moyens ?

Entre les longs chapitres consacrés à Cendres, Mary Gentle parsème son texte d'emails échangés entre le traducteur (un chercheur universitaire persuadé d'avoir mis le doigt sur le texte iconoclaste qui le rendra célèbre) et son éditrice. C'est le coup de génie de l'auteur d'ancrer son roman dans l'Histoire classique, les deux personnages découvrant avec la même stupéfaction les divergences invraisemblables entre ce que relatent les manuscrits et l'Histoire officielle. De fait, ranger les pages de cendres au rayon « conte médiéval » paraît inévitable, mais c'est sans compter la découverte de ruines wisigothes près de la Carthage classique. La théorie patiemment et timidement élaborée par le chercheur trouve ici un écho stupéfiant, d'autant que des golems sont également mis à jour dans le plus grand secret. Dès lors, la confusion entre ce qui a toujours été et ce qui en a été relaté atteint son maximum. Qui croire ? Des textes qui attestent l'existence d'une technologie ahurissante en plein XVe siècle ? Des textes qui légitiment le mythe au profit des faits ? Mais si les faits contredisent véritablement l'Histoire, n'est-ce pas toute notre Culture qu'il faut remettre à jour ?

La dernière page du tome quatre laisse le lecteur en haleine, recette classique de tout bon best-seller. Mais loin de toutes les grosses ficelles du genre, Mary Gentle déploie tout son talent à travers une fresque hallucinante, violente, brutale, mais toujours intelligente et subtile. L'art de l'ellipse est ici remarquablement bien utilisé, l'auteur réussissant la prouesse d'évacuer les questions les plus pressantes au profit d'une action savamment menée, autour de personnages aussi réussis qu'attachants. Passionnant et divertissant, le Cycle de Cendres est un texte de toute beauté à conseiller sans modération. Amateurs de haches maudites et autres quêtes épiques, passez votre chemin, Gentle ne fait pas dans le gros. Place à la vraie littérature dans un monde de brutes. On en redemande.

La Guerrières oubliée

[Critique commune à La Guerrière oubliée, La Puissance de Carthage et Les Machines sauvages.]

Quatre épais volumes en « Lunes d'encre » pour un Cycle de Cendres couronné par le British Science Fiction Award : le lecteur français découvre enfin l'œuvre singulière de Mary Gentle. Après le déjà très bon Les Fils de la sorcière (disponible en Folio « SF » et inscrit dans la lignée des romans d'ethno-S-F à la Ursula Le Guin), « Cendres » révèle une autre facette du talent de Gentle, via le récit épique d'une capitaine de mercenaires dans le dernier quart du XVe siècle. De la fantasy historique donc, mais pas seulement. D'abord parce que Gentle pimente son scénario d'un échange épistolaire électronique entre le chercheur/traducteur du manuscrit original et son éditrice, (l'ensemble se passant de nos jours), ensuite parce que Gentle est une femme, et que les considérations du livre sont justement féministes, à des années lumière des cycles machistes et puérils où de gentils héros masculins finissent par détruire le royaume du mal après avoir décapité çà et là quelques dragons forcément méchants. La nationalité anglaise de Gentle est également à prendre en considération, tant ce pluvieux pays produit des auteurs subtils, intelligents, drôles et bien connus pour leur dynamitage en règle des clichés des genres (passez par la case Banks, avancez jusqu'à Harrison, arrêtez-vous sur Gentle… Et revenez contents).

Avec Cendres, Gentle montre qu'il est encore possible de faire de la fantasy intelligente, tout en se jouant des pièges inhérents à ce type de littérature, via des allers-retours permanents entre l'Histoire telle que nous la connaissons et « l'Histoire oubliée de la Bourgogne ». Dès lors, le roman échappe à toute classification, relevant autant de la S-F pure et dure que de l'uchronie, et prenant logiquement place au rayon littérature générale de l'imaginaire, sous le label « Ne pas rater ».

En attendant le quatrième et dernier tome (normalement prévu en 2005), le lecteur peut déjà se précipiter sur les trois premiers qui, malgré leurs tailles respectables, n'ont finalement rien à voir avec un cycle au sens propre du terme. Tout au plus s'agit-il d'une seule et même longue histoire, étalée sur à peine quelques mois. Gentle prend son temps, exercice auquel elle est habituée, mais c'est d'une lenteur salutaire qu'il s'agit, un petit pied de nez aux adeptes d'une littérature vidéoclipée à l'extrême.

À travers la vie de Cendres, jeune femme de 19 ans à la tête d'une compagnie de mercenaires de toutes nationalités, Mary Gentle revisite un pan méconnu de l'Histoire de France : avant l'unité et l'établissement des frontières entre Royaume de France, Empire des Habsbourg et autres vieilles puissance européennes, il fallait compter avec le Duché de Bourgogne, territoire évidemment plus vaste que la Bourgogne telle que nous la connaissons aujourd'hui, et dont le rayonnement atteignait alors son apogée.

Quelque quarante années après le passage de Jeanne d'Arc au méchoui, Cendres reprend en quelque sorte le flambeau, dans la rôle de la fille « qui entend des voix » (en l'occurrence, des conseils tactiques très avisés durant batailles et sièges, conseils que Cendres prend pour la voix d'un saint), menant sa troupe de conflits larvés en guerres ouvertes, avec un succès indéniable et une intelligence remarquable. Les choses se corsent quand des envahisseurs carthaginois débarquent à Gênes, rasent la ville avec un zèle industrieux, avant de s'attaquer à Milan et Venise. Pour les potentats du vieux monde, la chose est intolérable, d'autant que l'ennemi est le plus fort. Contraints à une trêve que tous savent temporaire, les royaumes concluent un cessez-le-feu. Seul le Duché de Bourgogne se décide à combattre ces étranges envahisseurs, aidés par ce qu'il faut bien appeler des golems et commandés par une femme, la Faris. Autre souci, la faculté qu'ont les carthaginois à éteindre le soleil à mesure que leur croisade progresse vers le nord…

Pour Cendres, la guerre n'est après tout que porteuse de contrats, mais son destin bascule quand elle se rend compte que la Faris lui ressemble comme deux gouttes d'eau et entend exactement les mêmes voix. Sœur, clone ? C'est à Carthage que Cendres espère trouver la vérité, mais le lecteur s'en doute, les choses sont bien plus compliquées qu'une simple guerre entre Nord et Sud… Derrière les carthaginois, de sinistres entités veillent. Leur rêve, éradiquer la Bourgogne, mais dans quel but ? Et par quels moyens ?

Entre les longs chapitres consacrés à Cendres, Mary Gentle parsème son texte d'emails échangés entre le traducteur (un chercheur universitaire persuadé d'avoir mis le doigt sur le texte iconoclaste qui le rendra célèbre) et son éditrice. C'est le coup de génie de l'auteur d'ancrer son roman dans l'Histoire classique, les deux personnages découvrant avec la même stupéfaction les divergences invraisemblables entre ce que relatent les manuscrits et l'Histoire officielle. De fait, ranger les pages de cendres au rayon « conte médiéval » paraît inévitable, mais c'est sans compter la découverte de ruines wisigothes près de la Carthage classique. La théorie patiemment et timidement élaborée par le chercheur trouve ici un écho stupéfiant, d'autant que des golems sont également mis à jour dans le plus grand secret. Dès lors, la confusion entre ce qui a toujours été et ce qui en a été relaté atteint son maximum. Qui croire ? Des textes qui attestent l'existence d'une technologie ahurissante en plein XVe siècle ? Des textes qui légitiment le mythe au profit des faits ? Mais si les faits contredisent véritablement l'Histoire, n'est-ce pas toute notre Culture qu'il faut remettre à jour ?

La dernière page du tome quatre laisse le lecteur en haleine, recette classique de tout bon best-seller. Mais loin de toutes les grosses ficelles du genre, Mary Gentle déploie tout son talent à travers une fresque hallucinante, violente, brutale, mais toujours intelligente et subtile. L'art de l'ellipse est ici remarquablement bien utilisé, l'auteur réussissant la prouesse d'évacuer les questions les plus pressantes au profit d'une action savamment menée, autour de personnages aussi réussis qu'attachants. Passionnant et divertissant, le Cycle de Cendres est un texte de toute beauté à conseiller sans modération. Amateurs de haches maudites et autres quêtes épiques, passez votre chemin, Gentle ne fait pas dans le gros. Place à la vraie littérature dans un monde de brutes. On en redemande.

Forêts secrètes

Qualifié par quelques personnes mal intentionnées de « Miracle sur pattes », Francis Berthelot est un auteur trop rare pour passer à côté. La publication d'un recueil de nouvelles au Bélial' relevant définitivement de l'événement, le lecteur curieux peut se précipiter sans risque, tant les huit nouvelles qui composent le livre sont de celles qui réconcilient avec l'existence. Poétiques, délirantes, tragiques ou violentes, les nouvelles de Berthelot sont le fruit d'un travail d'orfèvre, d'un ciseleur de mots dont la qualité littéraire et le très haut niveau laissent pantois.

S'il est évidemment hors de propos de résumer ici les nouvelles de Forêts secrètes, il est néanmoins utile de s'attarder sur « Le Serpent à collerette », superbe texte d'une violence sourde, consacré à l'horreur de la reconstruction familiale et aux viols (figurés ou non) qu'elle engendre. La nouvelle gratte là où ça fait mal, mais tout en retenue, pudeur et compassion.

Plus loin, changement radical de style avec « La Nouvelle Alice », délirante et improbable rencontre entre une impertinente Alice (de retour de l'autre côté du miroir) et du vieillissant (mais encore très libidineux) Marquis de Sade. Absurde, légère et drôle, « La Nouvelle Alice » fait oublier la tristesse tragique de « Mérélune », autre tour de force qui nous rappelle que l'Océan est un grand mangeur de vie et que les fantasmes sont parfois douloureux.

Pour enfants, pour adultes, pour tout le monde, Forêts secrètes fait partie de ces recueils à classer au rayon des chefs-d'œuvre. Tout simplement. Achetez-le avant qu'on l'interdise.

Le Canal Ophite

Après une longue et inacceptable indisponibilité, Le Canal Ophite est aujourd'hui réédité en Folio « SF ». Une bonne nouvelle pour les fans de John Varley, mais également pour les autres, ce premier roman (publié en 1977) valant largement le détour. Pas encore devenu Monsieur John Varley, l'auteur y fait preuve d'un talent inquiétant, via une forme narrative novatrice et un impressionnant souci du décorum. Au passage, le lecteur glane des notions spéculatives particulièrement bien vues, notamment sur le thème du clonage, traité ici avec une rare acuité. Bref, si Le Canal Ophite fait bien sentir que le meilleur de Varley est encore dans l'œuf, il n'en reste pas moins un excellent roman, malin (pour ne pas dire roublard) ; drôle et joyeusement cynique.

Avec un sens de la construction très cinématographique, Varley fait du Tarantino avant l'heure, décalant sa caméra, multipliant les plans audacieux, coupant çà et là au montage pour dynamiter toute forme de linéarité temporelle, le tout dans un récit explosif et misanthrope. Au menu du travelling déjanté, Lilo, jeune femme aux multiples facettes : condamnée à mort pour avoir un peu trop louché du côté du génome humain, elle est récupérée in extremis par le politicien Tweed, raclure sans scrupule, clonée, évadée, reclonée et réévadée, dans une sorte de chasse à l'homme (en l'occurrence, à la femme) cosmique échevelée. En marge du très attachant personnage de Lilo et de ses nombreux clones (formant autant de personnages à part entière), le conflit avec les extraterrestres entre dans une nouvelle phase : présents sur Terre depuis quelques siècles, les aliens (délétères et peu substantiels) ont réglé le problème de la résistance humaine en annihilant l'essentiel des artefacts autochtones (routes, villes, etc.). Mais si l'humanité ne les intéresse guère (ils ne se manifestent aucunement et semblent invulnérables), le flot d'information en provenance de la constellation de l'Ophiucus les concerne. Depuis 600 ans, les terriens en exil dans leur propre système solaire le reçoivent, à tel point que l'ensemble de leur technologie en dépend. Aussi, quand un message nouveau leur parvient, décodé en « maintenant payez, ou on vous pète la gueule » (on résume), les Hommes se disent (avec raison) que certains problèmes se profilent à l'horizon…

Complètement largué, parfois récupéré de justesse mais toujours souriant, le lecteur se plait à saisir çà et là quelques bribes de scénario, pour un ensemble (et c'est ainsi que Varley est grand) d'une très grande cohérence et d'un humour sous-jacent permanent. La crédibilité de l'histoire n'est jamais prise en défaut, et ce malgré l'invraisemblable et délirante accumulation de n'importe quoi et d'imagination amphétaminée.

Drôle, tragique et effroyablement cynique à l'égard des petites fourmis que nous sommes, Le Canal Ophite est un excellent ticket d'entrée dans l'univers très personnel de John Varley. 300 pages en poche rapidement lues et aimées…

Le calligraphe de Voltaire

Peu connue en France malgré l’ombre immense d’un certain Borges, la littérature Riodelaplatesque (entendre : argentine, uruguayenne et sud paraguayenne) possède presque toujours une dimension fantastique, curieuse ou simplement troublante. De Andahazi (et son excellente Villa des mystères en Métailier et Folio « SF »)  à Quiroga, ce coin de terre produit régulièrement des OVNIS littéraires aussi bien fichus que divinement écrits, avec cette touche sud-américaine inimitable qui fait leur charme singulier.

Œuvre d’un argentin remarqué pour La Traduction et le sublime Théâtre de la mémoire (tous deux chez Métailier), Le Calligraphe de Voltaire confirme un talent inquiétant. Avec une touche délétère d’Hoffmann et ses automates fous, une petite goutte des visions labyrinthiques de Borges et un sens du tragicomique qui n’appartient qu’à lui, Pablo De Santis revisite brillamment les thèmes classiques du fantastique, tout en s’offrant le luxe de ne jamais vraiment franchir la ligne.

On comprendra donc que Le Calligraphe de Voltaire est à réserver aux amoureux du langage et des jeux littéraires, même si son tortueux cheminement est susceptible de plaire à beaucoup de monde.

Fraîchement débarqué sur le Nouveau Monde, un certain Dalessius dévoile ses souvenirs, avec pour seule compagnie l’urne contenant le cœur de Voltaire. Calligraphe de formation, expert dans l’art de l’encre invisible ou empoisonnée, Dalessius perd son innocence et sa jeunesse au service du célèbre et vieillissant philosophe, bien décidé à déjouer un complot jésuite qui vise à réinstaurer un ordre religieux fort en éliminant toutes les avancées laïques des Lumières. Au passage, Dalessius écrit des messages à même le corps de femmes nues, tombe amoureux, subit les foudres d’un père terrorisé, tout en comprenant peu à peu ce qui se cache derrière l’ombre du mystérieux Silas Darel, grand maître des calligraphes, apparemment surveillé de près par un étrange fabriquant d’automates… Car si le complot est roi en ces années de guillotine, l’écriture est un excellent moyen de tuer. Même les morts.

Délicieusement pervers, magnifiquement écrit (et magnifiquement traduit par René Solis), intelligent, subtil et (d’une certaine manière) hilarant, Le Calligraphe de Voltaire fait partie de ces œuvres qui laissent un goût étrange au lecteur, un sentiment d’inachèvement et de contentement très argentin. Fantastique diffus, ambiance sombre et moite, révélations progressives, le dernier roman de Pablo De Santis possède tout ceci et bien plus. Un excellent cru, épais, trouble, enivrant et lourd, puissant et tout simplement délicieux.

Tristes revanches

[Critique commune à La petite pièce hexagonale et Tristes revanches.]

Si la littérature fantastique japonaise est peu représentée en France, certains éditeurs (principalement Picquier et Actes Sud) s’offrent parfois des immersions dans un genre pourtant très noble au pays du soleil levant. Respectée des esthètes de la langue comme des amateurs de modernité, Yoko Ogawa incarne bien cette nouvelle vague d’écrivains japonais, essentiellement décalés, fascinés par la mort ou obsédés par le détail.

Avec La Petite pièce hexagonale, court texte proposé sous une jolie couverture, Ogawa revisite deux thèmes qui lui sont chers, la solitude et l’incommunicabilité : curieusement intriguée par une femme quelconque après une séance de natation, une jeune fille désœuvrée décide de la suivre, jusque dans une banlieue glauque comme il en existe tant au Japon. Soumise à cette attirance incompréhensible, la jeune fille découvre un bâtiment en piteux état qui semble servir de lieu de rassemblement à des personnes disparates. Au centre d’une sorte de salle d’attente, on y trouve une petite pièce hexagonale. Vide, sombre et nue, seulement meublée par une chaise dure, cette pièce joue le rôle de déversoir. Chacun peut s’y asseoir, bien à l’abri des regards, pour y dévoiler son histoire, ses états d’âme, ses peurs ou ses regrets. De cette atmosphère mystérieuse, Ogawa tisse une histoire d’une grande simplicité, dont la pudeur révèle pourtant beaucoup. Aucun élément fantastique ne trouble la crédibilité de la nouvelle, juste cette ambivalence propre aux grands textes, ces petits riens qui font que tout est possible et cet étonnement perpétuel face aux coïncidences qui tissent la trame de la vie.

Changement de décor radical avec Tristes revanches, recueil de onze nouvelles qui forment pourtant un seul et même roman, toutes liées entre elles par des personnages ou des lieux, et dont l’achèvement boucle un cercle mortel comme Ogawa sait les tracer. Patience, écriture tranchante et douloureusement précise, l’attente vénéneuse est parfaitement distillée au fil des pages, dans une sorte de long travelling littéraire, dont la caméra s’attarde sur certains personnages ou quelques détails apparemment insignifiants : une épouse délaissée, décidée à se confronter à sa remplaçante ; une infirmière lassée par les éternelles promesses de divorce de son amant ; un adulte qui se rend aux funérailles de sa mère adoptive ; un chauffeur écrasé dans un accident qui recouvre la route de tomates fraîches — chaque pièce du puzzle se met lentement en place, avec en ligne de fond cette profonde nostalgie d’une époque où tout était plus simple, plus doux et plus beau, une époque définitivement perdue, qui ne reviendra jamais. Splendides, superbes de tristesse et de désarroi, parfaits jusque dans l’horreur, le sang et les fluides corporels, les textes qui composent Tristes revanches n’ont l’air de rien, mais sont d’une prodigieuse efficacité. Fidèle à la tradition qui veut que la somme des parties soit supérieure au tout, Tristes revanches est une leçon de littérature et de construction. Le vrai chef-d’œuvre qu’on attendait après la relative déception du Musée du silence et d’Une parfaite chambre de malade.

La Petite Pièce hexagonale

[Critique commune à La petite pièce hexagonale et Tristes revanches.]

Si la littérature fantastique japonaise est peu représentée en France, certains éditeurs (principalement Picquier et Actes Sud) s’offrent parfois des immersions dans un genre pourtant très noble au pays du soleil levant. Respectée des esthètes de la langue comme des amateurs de modernité, Yoko Ogawa incarne bien cette nouvelle vague d’écrivains japonais, essentiellement décalés, fascinés par la mort ou obsédés par le détail.

Avec La Petite pièce hexagonale, court texte proposé sous une jolie couverture, Ogawa revisite deux thèmes qui lui sont chers, la solitude et l’incommunicabilité : curieusement intriguée par une femme quelconque après une séance de natation, une jeune fille désœuvrée décide de la suivre, jusque dans une banlieue glauque comme il en existe tant au Japon. Soumise à cette attirance incompréhensible, la jeune fille découvre un bâtiment en piteux état qui semble servir de lieu de rassemblement à des personnes disparates. Au centre d’une sorte de salle d’attente, on y trouve une petite pièce hexagonale. Vide, sombre et nue, seulement meublée par une chaise dure, cette pièce joue le rôle de déversoir. Chacun peut s’y asseoir, bien à l’abri des regards, pour y dévoiler son histoire, ses états d’âme, ses peurs ou ses regrets. De cette atmosphère mystérieuse, Ogawa tisse une histoire d’une grande simplicité, dont la pudeur révèle pourtant beaucoup. Aucun élément fantastique ne trouble la crédibilité de la nouvelle, juste cette ambivalence propre aux grands textes, ces petits riens qui font que tout est possible et cet étonnement perpétuel face aux coïncidences qui tissent la trame de la vie.

Changement de décor radical avec Tristes revanches, recueil de onze nouvelles qui forment pourtant un seul et même roman, toutes liées entre elles par des personnages ou des lieux, et dont l’achèvement boucle un cercle mortel comme Ogawa sait les tracer. Patience, écriture tranchante et douloureusement précise, l’attente vénéneuse est parfaitement distillée au fil des pages, dans une sorte de long travelling littéraire, dont la caméra s’attarde sur certains personnages ou quelques détails apparemment insignifiants : une épouse délaissée, décidée à se confronter à sa remplaçante ; une infirmière lassée par les éternelles promesses de divorce de son amant ; un adulte qui se rend aux funérailles de sa mère adoptive ; un chauffeur écrasé dans un accident qui recouvre la route de tomates fraîches — chaque pièce du puzzle se met lentement en place, avec en ligne de fond cette profonde nostalgie d’une époque où tout était plus simple, plus doux et plus beau, une époque définitivement perdue, qui ne reviendra jamais. Splendides, superbes de tristesse et de désarroi, parfaits jusque dans l’horreur, le sang et les fluides corporels, les textes qui composent Tristes revanches n’ont l’air de rien, mais sont d’une prodigieuse efficacité. Fidèle à la tradition qui veut que la somme des parties soit supérieure au tout, Tristes revanches est une leçon de littérature et de construction. Le vrai chef-d’œuvre qu’on attendait après la relative déception du Musée du silence et d’Une parfaite chambre de malade.

L'Odyssée des sirènes

Alaet possède un don certain pour se plonger dans les pires ennuis. Dans la ville balnéaire de Jinjamandou, il tombe dans un piège grossier qui le mène droit dans les cales d'un navire-prison. Au milieu de pirates et de crève-la-faim, Alaet doit survivre. Mais le destin tourne lorsque les sirènes demandent aux prisonniers de les aider dans une quête incroyable : retrouver leur déesse cachée au Bord du Monde ! Après quelques tours de magie, nos apprentis marins se retrouvent sur des eaux noyées d'embûches…

Alaet, le héros récurrent des livres jeunesse de Laurent Genefort, est de retour. Après avoir combattu le temps dans le précédent volume (Le Sablier maléfique), il trouve la grande aventure sur les océans. Genefort s'est fait plaisir en écrivant un roman maritime où se croisent légendes, superstitions, monstres et combats de pirates. On retrouve l'ambiance tendue qui devait régner sur les embarcations d'antan. Ainsi que des personnages pittoresques qui parsèment le livre de petites touches humoristiques. Dans des chapitres très courts, les péripéties se succèdent à un rythme endiablé, donnant un souffle permanent à l'action. Les héros ont rarement le temps de se reposer ; le lecteur aussi.

Cette odyssée d'Alaet est une aventure de fantasy classique de bonne facture. Agréable à lire, elle s'inscrit dans la continuité de cette série sympathique qui, après déjà six tomes parus en poche et un en grand format, attend des suites. De nouvelles contrées, de nouveaux monstres, de nouvelles mésaventures…

La loi du plus beau

L'échelle d'Apollon est la loi la plus à la mode. Elle classe les humains selon des critères de beauté. Elle donne à chacun la possibilité de découvrir sa voie dans la société. Une voie que certains trouvent plutôt étroite. Surtout ceux que le grand ordonnateur n'a pas décidé de favoriser physiquement. Comme Karol, qui se retrouve à lutter dans un groupuscule décidé à abolir cette loi…

Christophe Lambert a maintes fois démontré son talent de conteur et sa capacité à développer des réflexions captivantes sur le devenir de l'humanité. Après le clonage et la dérive des sectes dans Petit frère, le voici sur le terrain d'un fléau là encore en prise directe avec notre société : le culte de l'apparence. Un culte étalé à longueur d'images sur les écrans de télé. Un culte qui crée dans la jeunesse d'aujourd'hui des dérèglements psychologiques importants. Lambert a poussé au paroxysme ce que pourrait devenir (deviendra ?) un tel culte utilisé comme politique sociale. Un délire qui semble si réaliste qu'il en fait peur. Lambert nous y plonge dès les premières pages avec un test digne d'un magazine pour ados. Essayez-le, c'est effrayant ! La démonstration est patente…

Mais l'auteur va plus loin et aborde ici un autre des maux d'aujourd'hui : le terrorisme. Ici, il est symbolisé par un groupe qui ne veut que le rétablissement d'une chance pour tous. Voyez la perversion de l'auteur. Il nous apprend à aimer des personnages à propos desquels on se posera l'inévitable question : peut-on justifier leurs choix : tous les moyens au service de la fin ? Et si oui, jusqu'à quelles extrémités ? Cette voie n'est-elle pas que violence démesurée, déni des responsabilités, refus de mesurer les conséquences de ses actes ? Car finalement, qu'est-ce qui différencie les nantis adeptes du charcutage physique des jusqu'au-boutistes aigris sacrifiant des innocents sur l'autel de la révolution ? Où sont les limites ? Comment se faire entendre en évitant l'extrémisme ?

Un flot d'interrogations exposées au travers d'une histoire efficace et rythmée. Lambert nous emmène dans la réflexion à coups d'images chocs, au point qu'on regrette parfois que tout se passe si vite. Les thèmes méritaient peut-être plus d'espace. Et les personnages davantage d'ampleur… Reste un livre passionnant et intelligent.

Alpha Clone

Dans le monde de David, les uns ont le pouvoir et toutes les richesses. Les autres ne sont que des crève-la-faim, exploitables et manipulables. David appartient à la première caste, son clone à la seconde. Mais un jour, David se réveille dans la peau de son clone. Une bien mauvaise surprise qui le mènera de Charybe en Scylla. Jusqu'à ce que les apparences se révèlent plus trompeuses encore…

Alpha Clone est un roman labyrinthique. Un OVNI littéraire à la construction déroutante.

Débutant de manière classique (très !) en exposant une jeunesse nantie vivotant dans un monde manichéen, sans but, sans profondeur ni épaisseur, sans réelles surprises, l'histoire va basculer en même temps que son personnage principal. La chute vers l'inconnu devient inévitable. Le nouveau David est bouleversé, perdu. La narration se transforme et nous fait nous interroger sur la nature réelle du narrateur. David ? Son clone ? David en clone ? Le clone en David ? La perte de repère est désarmante. On se sent presque prêt à lâcher le livre en se disant que l'auteur s'est laissé aller à un délire dont lui seul possède les clés. On hésite, on se tâte. Mais on veut savoir.

Et les rebondissements se succèdent en une spirale vertigineuse. La question du qui est qui n'en devient que plus intéressante. Le labyrinthe dévoile ses faux-semblants. Le puzzle se construit, doucement. Juste de quoi étourdir le lecteur, sans pour autant l'abattre. Et la solution s'esquisse, ambiguë, pleine de force. Etonnant !

Malgré une fin qui aurait mérité un développement plus étoffé, Paul Thiès signe ici un roman troublant où la S-F n'est que prétexte à une plongée dans la psychologie d'un jeune homme face à des problèmes identitaires. La force est là ; le plaisir de lecture aussi.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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