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Le Dernier Monde

« Inclassable, alliant un suspense très efficace à une poésie singulière, ce roman, qui n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction, apparaît comme l'un des plus inspirés, des plus originaux de ces dernières années. Cette odyssée du dernier homme sur la Terre emprunte avec une étonnante puissance verbale à la technologie contemporaine comme aux plus anciennes sagas de l'humanité. »

Troisième roman et premier pavé pour Céline Minard, ce vaste bouquin de 514 pages intrigue.

Il intrigue parce qu'il est publié dans une collection mainstream. Or, il commence dans une station spatiale. Dans cette station se trouve Jaume Roiq Stevens, le héros de l'histoire. Un incendie s'y déclare, et tout le monde évacue. Tout le monde sauf Jaume, parce qu'il est jeune et rebelle, mais surtout convaincu que l'incendie ne présente aucun danger. Une fois ce dernier éteint, il apprécie les délices de la solitude spatiale, tout en gardant un contact radio avec la Terre. Jusqu'à ce que le contact soit rompu. Jaume pense d'abord à une avarie technique. Puis il envisage la folle hypothèse de la disparition de l'humanité… et décide de rentrer sur Terre, à Cap Canaveral. Il se rend alors compte que son intuition était juste : les humains semblent avoir disparu de la surface de leur planète. Point d'apocalypse nucléaire ou autre, puisque la nature est luxuriante. L'homo sapiens semble s'être évaporé en plein milieu d'une journée ordinaire. Jaume se demande donc où est passé le nageur dont il trouve le maillot de bain au fond d'une piscine — je vous fais grâce de la marque : si vous voyez Céline sur la plage cet été, regardez la marque de son maillot, l'auteure l'aura peut-être eu gratuitement contre cette petite séquence publicitaire… Puis Jaume a l'idée de visionner les vidéos de surveillance d'un centre commercial. Une étrange catastrophe semble avoir pris tout le monde au dépourvu, si l'on en croit ces films muets en noir et blanc. Etrange catastrophe qui n'a frappé que les humains, puisque tout est intact. Jaume décide alors de partir de Cap Canaveral pour parcourir le monde à la recherche d'éventuels survivants. Comme il est seul dans son coin de Floride, on comprend facilement qu'il n'ait que ça à foutre. Au volant d'une voiture empruntée, il se lance à travers les USA. La suite de son périple le conduira sur les autres continents, à la recherche d'éventuels survivants.

Vous l'aurez compris, nous ne sommes pas dans un roman de S-F.

Frottez-vous les yeux, pincez-vous : oui, nous ne sommes pas dans un roman de science-fiction. C'est bel et bien ce qu'affirme le site de Denoël, dont l'exergue de cette critique est tiré.

Certes, les satellites et les hommes dans l'espace ou sur la Lune sont une réalité. La science-fiction n'en a plus le monopole. Mais tout de même ! La disparition de l'homme, le dernier homme sur Terre, ce n'est pas de la S-F ? Car pour autant qu'on sache, l'homme n'a pas (encore) disparu. Le Monde enfin de Jean-Pierre Andrevon serait-il alors du mainstream publié dans une collection de S-F (en l'occurrence, « Rendez-vous ailleurs ») ?

Pourtant, le site de Denoël nous l'affirme haut et fort : « Ce roman […] n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction. » Oui, vous avez bien lu. Pincez-vous à nouveau, frottez-vous à nouveau les yeux : « Ce roman […] n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction. » Passons donc outre nos légitimes réticences sur cette spoliation, et penchons-nous d'avantage encore sur « ce roman, qui n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction ».

Curieux début, puisque le roman commence au milieu d'un verbe, qui semble conjugué au conditionnel. Oui, à la seconde moitié d'un verbe coupé en deux. Pourquoi donc ? Vous le saurez si vous tenez jusqu'à la page 480. Et oui, pour comprendre le mystère de ce premier chapitre, il faut endurer stoïquement près de 450 pages d'inepties. En effet, comment juger autrement cette vaste odyssée coprolalique du dernier homme sur Terre ? Les descriptions qui lorgnent vers le Ballard des Vermilion sands ne sont qu'un alignement de fadeurs plates, profondément ennuyeuses et totalement creuses. On pourrait aussi penser par moment que l'auteur lorgne vers William Burroughs. Sauf qu'en lieu et place des délires dévergondés du génial junky, nous avons ici droit à un alignement consternant de scènes érotiques profondément soporifiques qui se veulent trash, et n'en sont que plus ennuyeuses et pitoyables. N'est pas Samuel Delany (Hogg) qui veut, loin de là !

Je ne résiste d'ailleurs pas au plaisir de vous en faire partager un petit florilège :

« Le barrage de Gezhouba est comme un Prince-Albert sur la bite de la Chine, il traverse l'urètre et ressort sur le frein, quand les eaux gonflent, le lit gonfle, le piercing s'incurve. » (p. 260) « Le gode en pénétrant faisait un petit bruit de pet mouillé. » (p. 261) « Wei lâcha une série de pets parfumés, lui colla sa chatte juteuse dans la bouche et pissa violemment au moment où l'Echampson affolé perdait pied et partait en pétard. » (p.264)

Le lecteur, frustré, ne saura pas à quoi les pets de cette Wei imaginaire, issue des délires de Jaume, étaient parfumés. Mais admirez tout de même le passage du pet au pétard, ou comment cette écriture pétaradante ne brasse finalement que du vent. Pardon : des vents.

Je vous fais grâce des pages précédentes, inoubliables variations sur la scatologie porcine. Leur seul intérêt est de nous mettre, en quelques dizaines de pages, la matière dans tous ses états : solide (étrons), liquide (urine) et gazeux (vents). De quoi combler les amateurs de hard science…

Finalement, « ce roman, qui n'appartient pas du tout au genre de la science-fiction », illustre une chose fondamentale : le sectarisme peut avoir du bon. Lisez les livres de S-F conseillés ce mois-ci. Lisez simplement de la S-F : vous éviterez ainsi Céline Minard, qui n'en écrit pas. Tant mieux pour la S-F.

Fournaise

Prosper Grégoire Leung — surnommé Spur — vit sur Walden. Ce monde a été acheté par un riche propriétaire qui a décidé d'y installer l'Etat Transcendant fondé sur la « simplicité volontaire ». Tout colon qui désire s'y rendre doit prôner le retour à la terre et l'abandon de toute technologie superflue (restent quand même de nombreux artefacts technologiques bien pratiques tels que matériel hospitalier ou camions). Toutefois, Walden était précédemment peuplée des seuls Pukpuks, qui admettent mal devoir partager leur planète avec de nouveaux arrivants, surtout quand ceux-ci ont une fâcheuse tendance à étendre peu à peu leur zone d'habitation…

Ce court roman — cette novella, en fait — est directement inspirée par la vie et les idées du philosophe transcendantaliste américain Henry David Thoreau (1817-1862), auteur notamment de La Désobéissance civile (1849) et fervent défenseur de la condition humaine. Durant deux ans, entre 1845 et 1847, Thoreau s'isole volontairement du monde pour vivre dans une cabane au bord de l'étang de Walden, d'où le nom de la planète dans le roman de Kelly. Ce dernier se livre ici à une transposition de la pensée de Thoreau dans un cadre science-fictif. Spur et les siens s'isolent ainsi délibérément du monde d'en haut, tout en ayant parfaitement conscience de son existence ; Spur ouvrira néanmoins la boîte de Pandore en contactant l'un des citoyens d'en haut, qui décidera de se rendre sur Walden. La confrontation entre les deux civilisations sera riche d'enseignements pour chacun des camps, même si l'indifférence du monde d'en haut envers la destinée de l'Etat Transcendant confortera Spur dans sa volonté de rester sur son monde. Mais, pour Kelly, l'utopie n'est pas toujours possible, car il existe parfois des désirs incompatibles : ainsi, les Pukpuks voient d'un mauvais œil le reboisement de la planète pourtant cher aux nouveaux colons de Walden… Il n'existe pas de bonheur ultime, d'utopie valable pour tous, et la solution est loin d'être unique. Un constat amer.

Au-delà de son propos, ce livre est tout de même assez étrange. On ne sait pas trop où veut vraiment nous emmener l'auteur, et certains personnages ont des motivations plutôt obscures (ceux d'en haut) ou des réactions bizarres (les amis de Spur acceptent beaucoup trop facilement l'arrivée de ceux d'en haut). De plus, beaucoup de thèmes sont effleurés ; on aurait notamment souhaité connaître plus en détail ces pukpuks, ou les raisons de la présence de si nombreux artefacts technologiques sur une planète censée les réprouver. Cette brièveté de traitement procure le sentiment d'un texte agréable, mais sans véritable relief. À cette époque de gros pavés, Kelly a la bonne idée de nous proposer un texte court ; paradoxalement, il pâtit justement de ce choix, car il n'a pas la possibilité d'approfondir. La transposition de la pensée de Thoreau en S-F était une bonne idée, celle de lui faire prendre la forme d'une novella une moins bonne.

Zoulou Kingdom

Imaginez quarante mille zoulous, tout droit sortis du Natal, se ruant sur la plus puissante cité d'Occident de la fin du XIXe siècle, le Londres de la vieille reine Victoria… Argument totalement délirant, projet littéraire déjanté, un Fort Alamo à l'échelle d'une mégalopole auquel se colle ici Christophe Lambert dans son troisième livre « adulte », après le peu mémorable Les Etoiles meurent aussi en 2000 (Flammarion) et le très recommandable La Brèche en 2005 (déjà au Fleuve Noir). Une uchronie, en somme, mâtinée de fantasy africaine pour poser l'argument (dans le très court premier chapitre) d'un livre qui démarre à cent à l'heure pour ne plus décélérer jusqu'à la dernière page.

Christophe Lambert a fait ses armes d'auteur dans la belle collection jeunesse « Autres Mondes » des éditions Mango, pépinière de talents orchestrée par l'éditeur Denis Guiot au sein de laquelle notre auteur fait désormais figure d'incontournable. Doté d'un style nerveux, sans fioriture mais remarquablement visuel, Lambert est en passe de devenir l'un des raconteurs d'histoires français les plus efficaces du domaine, quelque part entre Pierre Bordage (sans le côté délayé et moraliste) et Michel Pagel.

Zoulou Kingdom est une métaphore, la rencontre brutale, destructrice et définitive, entre deux mondes incapables de communiquer : d'un côté l'Afrique, ses valeurs, ses croyances, ses archaïsmes, de l'autre l'Occident, son matérialisme et, bien sûr, son impérialisme. La Nature (incarnée par le peuple Zoulou) rencontre l'Industrialisation (personnifiée par Londres), en somme, et la Nature gagne (ce qu'elle est bien en train de faire, d'ailleurs, cette Nature, en promettant de nous foutre sur la gueule sévère dans les décennies à venir…). Un livre lourd de sous-entendus, mais conçu, comme toujours chez Lambert, à la manière d'un pur divertissement, ce qui peut parfois s'avérer frustrant.

D'un strict point de vue narratif, le roman nous place au cœur de Londres par le biais du parcours de quelques personnages centraux qui traverseront les événements. Cette narration éclatée ne s'intéresse pas aux Zoulous. Ils sont la force brute, la Nature incarnée, des manières de fantômes vengeurs qui ne s'expriment pas — l'auteur le dit d'ailleurs lui-même : « Cette histoire de ne traite pas des Zoulous. » Ils sont une force agissante, destructrice, point. C'est un choix, discutable, sans doute, mais parfaitement efficace. Zoulou Kingdom est un roman catastrophe. On suivra donc ceux qui subissent cette catastrophe, ce drôle de Blitz, les Londoniens. Les chapitres, très courts, se succèdent à un rythme effréné, et ainsi zappe-t-on d'un personnage à l'autre (les figures historiques sont nombreuses, du jeune H. G. Wells — le roman étant d'ailleurs, comme l'avoue là encore Lambert, par bien des côtés une réécriture de La Guerre des mondes — à Joseph Merrick, en passant par Karl Marx), avec pour chacun des persos une histoire propre, un but particulier (qui, pour tous, se résumera tôt ou tard à simplement survivre). La construction est donc plutôt ambitieuse, et fort bien maîtrisée.

Reste qu'on ne peut se départir d'une certaine frustration. On l'a dit, notre auteur est devenu un « faiseur » hors pair, sans conteste l'une des toutes meilleures plumes françaises. Zoulou Kingdom est un bon bouquin, un roman qui se lit avec grand plaisir, pour peu qu'on agrée avec le postulat de départ assez tiré par les cheveux (mais après tout, pas davantage que l'idée d'une invasion martienne, non ?). Pour peu qu'on oublie, aussi, quelques poncifs agaçants propres aux choix de l'époque victorienne comme toile de fond et quelques personnages un tantinet caricaturaux. Pour l'écrire, il ne fait pas de doute que l'auteur a intégré une documentation impressionnante (à ce titre, l'appendice en fin d'ouvrage, « Sources historiques et inspirations diverses », est passionnant). Un travail préparatoire considérable pour un roman qui, au final, ne sort pas réellement du tout venant du très bon divertissement. Christophe Lambert est un auteur pressé. Il va vite. Trop, peut-être. Il pose ici beaucoup de personnages. Avec talent, certes, mais certains n'en sont pas moins guère plus qu'esquissés. C'est dommage. De même, l'ensemble du matériel accumulé pour l'écriture du roman aurait pu laisser croire à davantage d'ampleur. Il ne s'agit pas de faire long par plaisir. Non. Simplement de prendre le temps de davantage caractériser, afin d'impliquer le lecteur.

Zoulou Kingdom est une tempête. On le prend en pleine tronche, ça souffle fort et on en ressort sacrément ébouriffé. Mais ce n'est pas encore un ouragan. Avec sa gestation, ses origines, ses flux et reflux, ses périodes de calmes succédant à la folie furieuse, son développement, sa vie, en somme. Alors monsieur Lambert, à quand votre cyclone ? Bientôt, sans doute.

La Route des Confins

Jamais je n'aurais parié le moindre kopeck sur une quelconque nouvelle édition française d'un livre de Bertram Chandler. À la question : quel auteur va avoir l'heur de nouvelles publications françaises, j'aurais pu évoquer cent noms sans citer Chandler et, une fois que l'on me l'eût soufflé, j'aurais placé les Moutons électriques tout en fin de la liste des éditeurs susceptibles de s'engager dans pareil projet… Autant dire que j'ai été fort surpris.

Je n'avais pas de souvenir précis de mes lectures des deux premiers romans de Bertram Chandler publié en France, si ce n'est que c'était plutôt bien. J'avais lu Le Long détour à sa sortie en 1980, chez Albin Michel, et Rendez-vous sur un monde perdu, paru au Fleuve Noir en 1963, encore avant. J'ai mis à profit le temps nécessaire à ce que La Route des confins me parvienne pour relire ses deux prédécesseurs. Deux courts romans d'aventures spatiales tout à fait sympathiques.

Dans sa postface, André-François Ruaud, l'éditeur, décrit fort bien le type de space opera auquel on a ici affaire. À savoir, des histoires d'aventures maritimes transposées dans l'espace qui inscrivent A. Bertram Chandler dans la continuité de C. S. Forrester et Patrick O'Brian.

La Route des confins commence sur Terre, en Australie, pays d'adoption de l'auteur, né en Angleterre en 1912. Le jeune enseigne John Grimes, héros récurrent de Chandler — que l'on retrouvera au faîte de sa carrière dans Le Long détour mais pas dans Rendez-vous…, pourtant situé dans le même univers — embarque sur un cargo spatial pour sa première affectation. Bien que le roman soit des plus courts, l'action tarde quelque peu à démarrer. Près de la moitié du roman est consacré à la mise en place du contexte et à brosser le portrait des personnages. Et encore, à aucun moment nous ne ferons connaissance des méchants pirates de Waldegren. Cependant, si l'action est lente à prendre son essor, le lecteur n'a toutefois nullement le temps de s'ennuyer, et, une fois lancée, elle est menée au pas de charge.

Il est intéressant de comparer les trois livres traduits en France de l'auteur à d'autres romans du même type, parus aux mêmes époques (la VO du présent Chandler date de 1967). Peu après Rendez-vous sur un monde perdu, le Fleuve Noir publiait sa dernière traduction (hors Perry Rhodan) : L'Astronef pirate de Murray Leinster. Des auteurs de la même génération bien que Chandler n'ait commencé à écrire que sur le tard, à près de 50 ans. Les deux romans sont très proches. Quand, presque vingt ans plus tard, on pose en regard du Long détour, La Poussière dans l'œil de Dieu de Larry Niven et Jerry Pournelle (de nouveau disponible au Belial', réédité dans une traduction revue sous le titre La Paille dans l'œil de Dieu) également publié par Albin Michel, un roman où il est aussi question d'officiers et de marine spatiale, on perçoit très clairement que le space opera a évolué. Ce n'est pas parce que La Paille… est l'un des meilleurs space op' que l'on ait pu lire, mais parce que la suspension de l'incrédulité doit être différemment mise en œuvre. En fait, on ne croit déjà plus au roman de Chandler ni à ceux de Jack Williamson ou d'E.E. « doc » Smith dont les cycles de La Légion de l'espace et des Fulgurs étaient publiés dans la même collection qui sortait là ses derniers titres. Mais que dire lorsqu'à côté de La Route des confins on pose Succession (Les Légions immortelles et Le Secret de l'empire, de Scott Westerfeld, tout juste publié chez Pocket) ? Il faut pour apprécier les anciens space opera un second degré de suspension de l'incrédulité, sans préjuger de la qualité ni du plaisir trouvé à lire de tels ouvrages. Il faut adopter une démarche comparable à celle qui permet d'apprécier une comédie de mœurs d'une autre époque.

Peut-être les aventures de John Grimes sont-elles devenues cultes en Allemagne ou aux USA, mais elles n'en prennent malheureusement pas le chemin chez nous. La couverture est particulièrement hideuse. Le texte contient le lot habituel de coquilles qui semble être la marque de fabrique de cet éditeur, sans parler d'une traduction calamiteuse… Quoique d'un prix abordable, ce livre aurait mérité d'être mieux édité. Reste une lecture sympathique, et l'on peut d'ores et déjà prendre rendez-vous non pas sur un monde perdu, mais en 2008 pour la suite annoncée (avec, espérons-le, un autre traducteur).

Pavane

Il y a quarante ans ou presque, en 1968, Pavane paraissait en anglais. Depuis, la réputation de cet ouvrage n'a cessé de croître et d'embellir. Tout cela parce qu'il contenait les éléments de deux courants important de la science-fiction actuelle. Que l'on parle d'uchronie ou de steampunk, et aussitôt Pavane vient à l'esprit.

À cette époque, l'uchronie existait déjà, bien sûr, mais elle n'était pas rattachée à la S-F. Elle trouvait place en marge du roman historique. La science-fiction était, elle aussi, un genre beaucoup plus étriqué qu'il ne l'est aujourd'hui, malgré les évolutions apparues depuis la fin de la guerre. La speculative fiction était encore dans ses premières années. Pavane ne peut même pas prétendre à l'antériorité. Ainsi, Le Maître du haut château était paru depuis quelques années déjà, non sans succès. Mais Dick est Dick, avant tout. Pavane est donc un chef-d'œuvre qui a impacté tant l'uchronie que la science-fiction en rattachant l'une à l'autre. Le steampunk n'existait pas, quant à lui. C'est Pavane, La Machine à explorer l'espace de Christopher Priest et Les Aventures uchroniques d'Oswald Bastable de Moorcock qui allaient signer son acte de naissance. Aujourd'hui, tant l'uchronie que le steampunk sont courus à l'intérieur de la S-F, et la Lady Margaret a eu une fort nombreuse descendance. Pavane marque donc l'histoire littéraire car c'est justement par l'accouchement du steampunk que le lien entre l'uchronie et la S-F a été noué. Par le biais d'une dimension technique. Tout l'enjeu de Pavane, c'est la technique. Un monde, pire, une Angleterre, où, au XXe siècle, il n'y a pas encore eu de révolution industrielle. Ça, c'est bel et bien une problématique de S-F. A contrario, Le Complot contre l'Amérique (cf. critique in Bifrost n°44) de Philip Roth, qui voit la victoire électorale de Charles Lindbergh et l'Amérique devenir antisémite, est une uchronie politique qui ne relève en rien de la S-F. Pavane était bien à l'avant-garde, bien à sa place dans la new wave britannique des Moorcock, Ballard et autre Aldiss.

Steampunk et uchronie se caractérisent par la pratique d'un recyclage historique. C'est du révisionnisme, techniquement parlant, mais explicitement utilisé comme fiction, selon le principe de la suspension de l'incrédulité indispensable à la science-fiction. C'est aussi un concept éminemment postmoderne. La S-F est un genre radicalement moderne, qui croit, qui a foi en un quelconque avenir. Si, comme l'appelle de ses vœux l'intellectuel réactionnaire Francis Fukuyama, ce devait être la fin de l'histoire, l'uchronie et, dans une moindre mesure, le steampunk, sont paradoxalement des moyens de proposer des histoires alternatives. Pavane a été écrit comme il le fallait, quand il le fallait. Le Zeitgeist s'est cristallisé sur l'ouvrage, l'élevant au rang de livre culte au fur et à mesure de l'entrée du monde dans la postmodernité.

Le roman en est à sa quatrième édition française. C'est plutôt bien. L'Histoire telle que nous la connaissons a dévié le jour où Elizabeth 1ère a été assassinée et l'Invincible Armada a triomphé. L'Angleterre, conquise, est devenue catholique et la Réforme a été balayée. Au XXe siècle, le pouvoir temporel du pape reste énorme et nul souverain n'ose rien contre son avis. Les évolutions techniques sont systématiquement mises à l'Index.

En six mouvements, Keith Roberts va nous montrer ce qu'était la vie des gens dans le sud de l'Angleterre en ce temps qui ne fut jamais. La vapeur régnait. C'était l'âge d'or des locomotives routières. On entre dans cet univers alternatif en rencontrant Jesse Strange, dont le père vient de partir pour un monde dit meilleur, et on découvre la véritable héroïne de cette pavane, la Lady Margaret, l'une de ces locomotives emblèmes de leur époque. Jesse Strange aime ses machines, mais il va se forger un empire dans le transport en sublimant son amour pour une femme qui l'a rejeté… Margaret. La force de Keith Roberts est de nous faire vivre cette époque à travers des personnages très solides, denses, épais. De véritables personnalités par les émotions desquelles on en vient à ressentir ce monde, tout l'opposé de vecteurs de l'action. Même, surtout, une simple machine, comme la Lady Margaret, est ressentie et vécue par le lecteur, et il n'est certainement pas fortuit qu'elle figure sur la plupart des illustrations de couverture de ce roman.

Quittons un temps les Strange pour ce second mouvement. Outre la vapeur et bien malgré elle, l'Eglise a aussi dû laisser s'implanter un vaste réseau de sémaphores. Le second mouvement, « Le Signaleur », nous présente donc en flash-back cette corporation fondamentale mais très fermée et jalouse de ses secrets, qui détient le monopole de la communication. On va découvrir la fascination qu'elle peut exercer ainsi que son prestige. Keith Roberts en profite pour introduire un brin de magie dans cet univers, une fantasy en filigrane, cultivant l'ambiguïté, certes, mais signifiant que ce monde n'est pas totalement désenchanté par la technocratie.

Dans « Le Bateau blanc », texte absolument superbe — peut-être bien mon préféré — qui était absent du sommaire dans la version publiée au « CLA » mais que l'on pouvait lire dans le recueil Les Seigneurs des moissons (« Galaxie bis », OPTA), on sent poindre les tous premiers frémissements de la révolte à venir. Pour Becky, fille d'un pauvre pêcheur brutal, la venue du bateau blanc dans la baie où, sa vie durant, elle semble vouée à devoir relever des casiers à homards, apporte un parfum de changement, de liberté, d'espoir. La promesse d'un ailleurs. Et c'est dans une sorte d'état second qu'elle manque de se noyer en tentant de le rejoindre à la nage. Les marins, des contrebandiers, la prennent à bord le temps d'une traversée où elle est malade comme un chien. Elle n'en chapardera pas moins une pièce de la cargaison de contrebande comme souvenir, petit morceau d'une liberté qui n'est pas pour elle…

Avec « Frère Jean », la révolte s'intensifie encore, car plus il y a de contrainte, plus il faut contraindre. Travaillant dans une abbaye spécialisée en lithographie, Jean flirte parfois dangereusement avec l'hérésie, ce qui lui vaut d'être envoyé dans une ville voisine pour réaliser un ensemble de dessins sur les méthodes et le travail de la Sainte Inquisition à l'égard des hérétiques — les autorités religieuses escomptant l'édification des bonnes gens et la sienne accessoirement. Au lieu de rentrer docilement dans le troupeau, cette âme sensible pète les plombs devant tant de cruauté et d'horreur. Errant à demi-fou par monts et par vaux, il se retrouve, à la tête d'une hérésie, traqué par tout ce que la foi compte de soldats et conduit au martyr.

Il est temps, dans ce cinquième mouvement, « Seigneurs et gentes dames », de revenir aux Strange, Jesse et sa nièce Margaret, ainsi qu'à la Lady. La fin de la vie pour lui, le début pour elle. Jesse a ruiné toute concurrence dans le sud de l'Angleterre, et ses locomotives règnent sans partage quoiqu'il ne sache pas vraiment pourquoi il s'est montré si avide de pouvoir et impitoyable en affaires. Mais il n'en meurt pas moins. Encore une de ces tranches de vie où le talent de Keith Roberts donne sa pleine mesure. Margaret Strange y croise sir Robert de Wessex, bourgeoisie d'affaire et noblesse de campagne ; elle entre chez le seigneur de Purbeck, à Corfe Gate. Tout est en place pour le dernier acte.

Dernier mouvement qui se jouera à « Corfe Gate », une génération plus tard. Ce sixième mouvement est à Pavane ce que l'Ode à la Joie est à la Neuvième. C'est aussi le plus résolument tourné vers l'action. À force de refuser tout progrès technique susceptible d'améliorer la vie des gens, la tension est à son comble. Profitant de l'absence du roi parti au Nouveau monde, les affidés du pape décident de mater préventivement les châtelains progressistes telle Lady Eleanor qui tient désormais Corfe Gate. La guerre et le siège dureront jusqu'au retour du roi, et si la papauté semblera sortir victorieuse du conflit qui verra la chute de la féodalité et la destruction des places fortes telle que Corfe Gate, ce sera une victoire à la Pyrrhus. Comme un ressort, l'Histoire se détendra. L'heure de sa fin n'avait pas encore sonné.

Pavane est une livre d'une grande richesse par l'un des auteurs les plus fins qu'Albion nous ait donnés, trop injustement méconnu de ce côté-ci de la Manche. Cette réédition n'est rien moins qu'indispensable. C'est l'un des plus grands chefs-d'œuvre des littératures de l'imaginaire. Absolument magnifique, profond et sensible, brillant et fort bien pensé. C'est la gorge sèche que l'on referme Pavane, à regret, certain que ce n'est pas de sitôt que l'on pourra lire quelque chose d'aussi fort.

Destination vide

1966 correspond à la moitié de l'histoire de la S-F moderne. Il est alors intéressant de comparer ce roman avec celui, écrit sur la même base du premier voyage interstellaire, de E.E. « doc » Smith, La Curée des astres, pour avoir idée du chemin parcouru. On pourra aussi comparer avec ce qui s'est écrit depuis, Le Problème de Turing de Harry Harrison & Marvin Minsky, par exemple…

Ce n'est pas parce que le cadre en est un vaisseau spatial que Destination : vide est un space opera. En fait, c'est un thriller métaphysique à huis clos entre Bickel, Prudence Weygand, Raja Lon Flatterie et Timberlake.

On serait plutôt quelque part entre La Stratégie Ender de Orson Scott Card et « Le Monde du temps-réel » de Christopher Priest. L'astronef Terra doit atteindre Tau Ceti avec son équipage de clones sacrifiables. Plus qu'une mission sans retour, c'est mission impossible. Juste un leurre. Six astronefs identiques ont déjà été perdus. Réussir ou mourir, encore et encore. Comme dans La Stratégie Ender, les personnages sont conditionnés dans un dessein précis, et, à l'instar de la station dans la nouvelle « Le Monde du temps-réel », le vaisseau n'est pas ce qu'il paraît. Il n'est pas avant tout un vecteur spatial mais, comme l'était la planète Dosadi dans le roman éponyme, quoiqu'à une échelle plus réduite, un laboratoire, le lieu d'une expérience. C'est un générateur de stress.

Peu après le départ, les cerveaux biologiques infaillibles censés mener le navire claquent les uns derrière les autres : les quatre clones doivent désormais se relayer aux commandes de la machine folle pour un voyage de quatre siècles alors que déjà les dysfonctionnements se multiplient.

Ils ont été placés dans une situation où ils n'ont d'autre échappatoire que de créer une intelligence artificielle. C'est ce qui est attendu d'eux. Plus exactement, il s'agit de créer un système conscient artificiel…

Et là, à l'innombrable cohorte d'abrutis qui persistent à ne vouloir voir dans la S-F qu'une sous-littérature exclusivement focalisée sur des gadgets en fer blanc, Frank Herbert oppose le plus cinglant démenti. Le premier problème qui se pose aux quatre personnages chargés, à leur corps défendant, de créer cette conscience artificielle, est bien entendu de définir la conscience. C'est-à-dire définir l'humain. Un problème auquel toute littérature générale se heurtera avec violence. Posez-vous la question : En quoi, du point de vue cognitif, êtes-vous conscient ? On aurait tendance à répondre que c'est là une évidence première. Or, Bickel ne nous laisse pas ce loisir. « Ne dites jamais évidemment », rétorque-t-il (en parlant de conscience) au psychiatre aumônier Flatterie (page 148). Et que font psychiatres et aumôniers si ce n'est s'occuper de conscience mentale ou morale ?

Il est deux manières d'appréhender l'idée de conscience. Selon la première, serait conscient ce qui a la faculté de réagir de façon adéquate aux stimuli de l'environnement, comme les animaux. La seconde tend à considérer comme conscient ce qui a un inconscient. Elle considère que je suis conscient si je dis « je ». Ce qui est significatif n'est nullement le fait d'être mais celui de dire, et en l'occurrence de « le » dire, d'utiliser un langage, car cela implique l'adjonction d'une dimension symbolique dans la pensée. Tout comme la carte n'est pas le territoire, le mot n'est pas l'objet ni le signifiant le signifié. Le langage engendre donc un champ d'illusion qui double la réalité et permet un feed-back, une rétroaction. Dès lors, l'existence du conscient implique celle de l'inconscient. Enfonçons le clou pour les cohortes… Herbert n'était pas informaticien bien qu'il nous parle d'ordinateur, mais (entre autre) psychanalyste ! Une conscience artificielle doit donc être à même de produire du langage, des symboles et pas seulement les régurgiter sur un mode algorithmique. C'est ce qu'essayera de traduire Herbert avec le tout dernier mot du roman. La musique, la poésie, les mathématiques doivent être dans son potentiel.

Entre la version 66 et celle de 78, Herbert a lu Frankenstein, le chef-d'œuvre de Mary Shelley, considéré comme le premier roman de science-fiction. Le vrai problème de Frankenstein est la responsabilité d'avoir créé un être conscient. C'est une problématique fondamentale de la S-F, que l'on retrouve aussi bien dans Colossus de D.F. Jones que dans Le Problème de Turing co-écrit par Harry Harrison et le pape de la recherche en intelligence artificielle, Marvin Minsky, La Semence du démon de Dean R. Koontz et, bien sûr, le célébrissime 2001 l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke qui pourrait avoir été influencé par la version de 66, bien que 2001 privilégie un point de vue mystique là où Herbert reste matérialiste.

Le propre d'une conscience est peut-être de pouvoir défendre ses intérêts propres ; aussi, même si cette conscience est artificielle, elle ne saurait être bridée par… les Trois Lois de la Robotique d'Asimov. Bickel considère que le « bœuf » (la machine appelée à devenir consciente) doit disposer des moyens du pouvoir comme préalable à la possibilité de n'y point recourir. C'est-à-dire à l'émergence d'une morale concomitante à la conscience. Le Moi et le Surmoi freudien formant une boucle rétroactive à défaut de laquelle on se situerait dans l'univalence animale de HAL. La morale nécessite la dimension symbolique, l'illusion du langage dont la condition pourrait être que la capacité de traitement soit supérieure au potentiel d'entrée de l'information dans un système qui soit au-delà d'une complexité critique. La question qui taraude l'équipage de la Nef est celle de la création d'un monstre tel celui de Frankenstein ou HAL, et celle de sa destruction. Question qui hantait l'IA du Problème de Turing et conduisit à son sacrifice. L'ambivalence de la morale et de la conscience de soi est bien traduite par l'ultime phrase du roman ; la question posée par la Nef : « De quelle manière vous allez Me Vénefrer » ?

Les personnages étant des techniciens (sauf Flatterie) ayant à résoudre un problème technique, la prose d'Herbert est ici ardue et Destination : vide un de ses livres les plus difficiles avec La Mort blanche. Frank Herbert ne se contente pas d'examiner le problème éthique posé par la création d'une conscience, il relève le gant d'une tentative de définition matérialiste. Et ça en fait un livre passionnant, porteur de ces réflexions qui font de la S-F une littérature semblable à aucune autre, qui en justifie l'existence et font que l'on peut la préférer à toute autre. Difficile, peut-être, mais quel chef-d'œuvre !

Demain, une oasis

Fin du siècle ou bien début du prochain, la monde va comme il va… Bien. Mal. Bien mal. En fait, ça dépend de quel monde on parle. Le riche Occident se répand dans l'espace. L'Afrique crève. N'en finit pas de crever. Les Européens soit s'en foutent, soit n'en savent même rien et Ponce Pilate s'en lave les mains.

En Afrique, le désert avance. Et le désert est fait de sable. Et le sable de grains… Tout un désert, ça fait beaucoup de grains pour enrayer la belle machine spatiale européenne lubrifiée à la bonne conscience, voire à l'inconscience pure et simple et dûment éduquée à la politique de l'autruche. Tel est le monde du narrateur, médecin de formation, technocrate sans conviction. Sa vie va comme elle va…

Jusqu'au jour où il est enlevé, tabassé et drogué parce que d'autres vont se charger de faire aller sa vie où eux le veulent. Au fin fond du désert Est africain : dans un village comme il n'aurait jamais cru qu'il en existât. Pauvre et sale. Il n'est captif que du désert et doit se replonger dans ses années d'internat — d'où son sobriquet : l'Interne — pour faire ce que jamais il n'a fait : pratiquer. Redécouvrir ces pathologies d'un autre âge qui survivent dans ce véritable zoo bactérien qu'est l'Afrique : la lèpre, le scorbut, le typhus, la tuberculose, le béribéri, la dysenterie, le palu et autre rachitisme… Autant de signes extérieurs de la richesse nosologique de la pauvreté.

Il rencontre ses kidnappeurs. Golden, un psychiatre ; le Chat, un chirurgien doué ; Soufi et Marité, des terroristes reconvertis dans l'humanitaire ; et Dziiya, chef de la bande si l'on excepte le président Siyani. Après avoir eu le temps de découvrir cet autre monde — le tiers — il parvient à leur fausser compagnie et à regagner l'Europe. Il reçoit même une promotion. Cependant, il a menti quant à son séjour africain et les barbouzes le guettent. Pour une raison que nous laisse ignorer Ayerdhal mais qui est bien connue sous le nom de syndrome de Stockholm, l'Interne ne dénonce pas ses ravisseurs et ne tarde pas à faire cause commune avec eux. Il devient leur agent dans les instances genevoises de l'OMES, l'Organisation Mondiale de l'Expansion Spatiale. Il renseigne l'Af-East, détourne des informations, du matériel, oriente des crédits, fait du lobbying, véritable taupe à la solde du président Siyani. Petit à petit, la pression monte et il se retrouve sur le grill quand ça devient chaud bouillant. Il échappe de justesse à l'élimination physique grâce à ses « amis ».

Grillé frit. Carbonisé. Le voilà de retour en Af-East, promu là aussi. Il est du sérail désormais. Il a choisi son camp, un peu forcé, certes, mais on ne le voit plus du même œil et des portes s'ouvrent. D'intéressantes choses lui sont montrées. L'Afrique va très mal, mais moins mal qu'elle ne le laisse croire. Dans l'ombre des vieux satellites piratés — « Nulle part à Liverion », en quelque sorte —, en secret, l'Afrique a déjà commencé à panser ses plaies.

Ayerdhal est un idéaliste et il est ici optimiste. Il rêve d'un jour où, comme Peyrefitte l'avait prédit pour la Chine, l'Afrique s'éveillera. Au terme de son long chemin de croix. Il rêve que, demain, l'Afrique sera une oasis. Et qui, se prétendant progressiste, ne rêve pas d'une Afrique débarrassée de ses dictateurs à toque en peau de léopard et de ses présidents pour qui démocrate veut dire vendu à l'OMC, au FMI, à la Banque Mondiale et soumis au Dow Jones ? Le pillage aurait enfin cessé — faute de richesses à spolier — et l'Afrique rendrait la menue monnaie de sa pièce à l'Occident, repu et dédaigneux, en détournant non l'utile, ni le nécessaire, pas même l'indispensable, non, juste le vital ! Ayerdhal a été assez malin pour situer son roman dans un futur encore proche mais suffisamment éloigné pour le rendre crédible. Et si l'auteur a parfois une tendance moralisatrice souvent casse-pieds, il nous l'épargne ici. Ce qui tend à être lourd dans un space opera va bien passer dans une fiction politique. C'est tant mieux parce que l'Afrique et surtout les Africains ont un besoin vital que l'on s'intéresse à eux pour autre chose que les réduire en esclavage, les coloniser, puis les décoloniser pour les piller mieux encore, s'emparer du cuivre et du café, du pétrole et des diamants, leur vendre des armes pour tuer ceux que le SIDA aurait négligé. Il faut éviter que les vocations humanitaires ne soient détournées comme dans le roman. L'unique défaut de ce livre : ne pas expliquer pourquoi la conquête de l'espace détournait le monde riche de l'Afrique.

Ayerdhal nous prouve une fois de plus qu'il est un conteur des plus efficace, qu'il sait narrer une histoire tout en laissant la part belle à la problématique qu'il tient à soulever, à même de faire passer ses idées, son éthique, à la manière d'un Norman Spinrad. Voici donc une réédition bienvenue d'un court et bon roman paru naguère au Fleuve Noir « Anticipation » (puis réédité chez J'ai Lu). Elle coïncide curieusement avec l'édition à l'Atalante d'une nouvelle version très étendue du roman de Jean-Marc Ligny, AquaTM, dont l'ancienne avait également vu le jour au Fleuve dans les années 90 sur des thèmes fort voisins. Demain, une oasis n'est pas un chef-d'œuvre, mais un livre nécessaire, à mettre entre toutes les mains.

Contes glacés

Quatre-vingt-dix-neuf textes. Une nouvelle et quatre-vingt-dix-huit vignettes ultracourtes, s'étendant sur une page environ, pas plus de deux et souvent même quelques lignes seulement. Quelques centaines de caractères d'imprimerie suffisent à Jacques Sternberg là où un Stephen King se déploie sur un nombre semblable de pages… Jacques Sternberg, grand ami de Gérard Klein, nous a récemment quittés pour un de ces mondes en impasse dont il avait le secret mais d'où, à l'instar de tant de ses personnages, l'on ne revient pas.

Sternberg nous propose un art qui n'appartient qu'à lui. Un art qui tient à la fois de Fredric Brown et (davantage) de Dino Buzzati tout en lui restant propre. Comme le canon d'une arme à feu : plus la forme est courte, moins elle est précise. C'est au tireur ou à l'auteur d'avoir le talent nécessaire à toucher sa cible. Il n'y a donc nul lieu d'être surpris du nombre de textes qui tombent plus ou moins à plat ; au contraire, il y a de quoi s'émerveiller qu'autant fassent mouche.

L'humour, le plus souvent noir, est fréquemment au rendez-vous, et l'absurde plus souvent encore. À le lire, comme ça, au débotté, on voit tout de suite pourquoi son œuvre forme un triangle équilatéral avec celles d'André Ruellan et de Roland Topor. Un triangle où dansent sans fin le rire et la mort, tantôt en pavane, tantôt en sarabande. Et, bien sûr, le lecteur est entraîné, imprégné de ce qui est plus que tout une esthétique et un jeu…

Les univers de Jacques Sternberg sont piégés. L'enfermement y est un thème récurrent qui court tout au long de ces contes glacés. Entendre dans l'escalier le pas lourd des voisins qui montent au-delà du dernier étage y est un moindre mal parce que, chez Sternberg, ce n'est pas parce que votre chambre d'hôtel a des portes qu'elle a une sortie.

Voilà une œuvre marginale, étrange, qui ne ressemble à nulle autre sinon de loin et dont on ne saurait faire l'économie d'autant plus que, maintenant que Jacques Sternberg est parti, elle risque, étant à ce point l'antithèse de la grosse horreur commerciale, de ne plus guère se voir rééditée. Il faut en profiter d'urgence, tant qu'il en est encore temps. Vite.

Les Chrysalides

John Wyndham (1903-1969). Hormis les connaisseurs et les plus vieux lecteurs, le nom n'évoque plus grand-chose, sauf, peut-être, Le Village des damnés, titre des œuvres cinématographiques adaptées de Les Coucous de Midwich, dont la plus récente remonte à 1995 (par John Carpenter) — de cette même année date en France la dernière réédition de l'ouvrage, sous le titre du film et chez Denoël en « Présence du Futur ». Si Wyndham n'a pas été un auteur particulièrement prolifique, son œuvre n'en fut pas moins abondamment traduite en français. Mais qu'en reste-t-il ?

Wyndham a publié sur près de quarante années, de 1931 à 1968, avec une interruption causée par la seconde Guerre mondiale et un essor qu'il lui fut bien difficile de reprendre après ce hiatus forcé. De la première période où il signait John Beynon ou John Beynon Harris, nous reste principalement Passagère clandestine pour Mars, qui compte parmi les premiers numéros du « Rayon Fantastique ». Suivra Le Péril vient de la mer, qui sera réédité en « Présence du futur » chez Denoël, principal éditeur de cet auteur en France avec quatre des dix titres existants : Les Coucous de Midwich, Le Temps cassé et L'Herbe à vivre étant les trois autres. À la même époque, le Fleuve Noir « Anticipation » n'était pas encore exclusivement francophone et, outre Vargo Statten, adaptait d'autres auteurs anglo-saxons dont, par deux fois, Wyndham. En 56 tout d'abord, avec The Day of the Triffids, également porté à l'écran, puis, en 58, avec The Chrysalids, sous l'intitulé Les Transformés. Titre qui sera repris en 1976, chez OPTA, couplé avec l'ultime roman de Wyndham, Chocky, dans l'onéreuse collection du « CLA », tandis que Le Jour des triffides était repris en « Anti-Monde » chez le même éditeur. Deux recueils de nouvelles allaient encore paraître : La Machine perdue au Masque « SF » et un « Livre d'Or » dû à Denis Guiot et Patrice Duvic chez Pocket, en 87. Et depuis, plus rien. Aussi, l'initiative de Terre de Brume, qui a déjà exhumé Le Jour des Triffides au tout début 2005 (roman qui vient d'être réédité en poche chez Folio « SF ») est-elle à louer et soutenir. Entretenir, c'est-à-dire publier et faire lire le patrimoine de la science-fiction, est une nécessité qui, ici, fait apparaître la filiation, à travers la tradition anglaise du roman catastrophe, qui relie Wells à Ballard.

Les Chrysalides est une histoire de mutants. Il en existe deux types principaux. Dans le premier, les mutants usent de leur pouvoir pour dominer leur environnement. L'Homme démoli, Le Pouvoir, L'Echiquier du mal, la série Perry Rhodan illustrent cette façon. Dans le second, les mutants sont persécutés, ainsi dans À la poursuite des Slans, Les Enfants de Darwin ou bien ici.

Bien après une guerre nucléaire — qui est souvent le prétexte au thème du mutant — ayant ravagé l'Amérique du Nord, une communauté rurale survit au Labrador. Y règne la grenouille — et surtout le crapaud — de bénitier. Toute une population de fermiers non seulement confite en dévotion, mais encore fanatique de la pureté et de la conformité à l'Image de Dieu qui traque les déviations, offenses ou blasphèmes que sont les mutations. Les créatures ou végétaux frappés de difformités sont détruits ou tués, les êtres « pas » humains sont stérilisés et bannis dans l'Orée qui borde les Terres Maudites — irradiées et contaminées. On sait aujourd'hui que de telles difformités, imputables à des radiations, auraient tendance à se raréfier avec le temps et à tendre vers la normale grâce à la redondance diploïde de l'ADN. Mais en 55, quand Wyndham publiait Les Chrysalides, la découverte de l'ADN ne remontait qu'à deux ans et une communauté de bouseux comme celle qu'il met en scène aurait tout simplement rejeté un tel savoir comme déviant. Le propre du fanatisme étant sa totale imperméabilité aussi bien à toute raison qu'à la moindre émotion.

Le décor et l'action apparentent Les Chrysalides au western. La Bible dans une main, le fusil dans l'autre. Ainsi le père mène-t-il une horde de cavaliers assoiffés de sang sur la piste de son propre fils avec le dernier acharnement. On voit aussi une sœur refuser à l'autre un arrangement qui aurait permis que vive un bébé à peine difforme.

Le thème du mutant faisait florès dans les années 50, où l'on croyait encore volontiers à l'avènement d'un homo superior doté de facultés psi (télépathie, télékinésie, hypnose, etc.). En un demi-siècle, cette thématique a déserté la science-fiction, ne subsistant que sous forme de thrillers (Harris, Simmons), le diptyque de Greg Bear faisant figure d'exception quoiqu'il n'y soit pas question de pouvoir psi. Ce thème a également glissé du côté de la magie et donc de la fantasy. C'est le cas d'une conjecture qui était, mais n'est plus, rationnelle. Ainsi, Dan Simmons, dans son Echiquier du mal, ne cherche-il pas à expliquer pourquoi ceux qui ont le pouvoir l'ont, il ne met en scène que la manière dont ils l'utilisent.

Si on peut lire Les Chrysalides comme une fable sur la tolérance et une condamnation forte du fanatisme, le message de John Wyndham est davantage à rechercher du côté métaphorique du titre, l'idée qui court l'œuvre de Wyndham étant que le mieux adapté survit. C'est parce qu'ils sont mieux adaptés que les mutants survivent, et c'est le refus fanatique du changement qui condamne les communautés labradoriennes. Bien sûr, c'était avant que Larry Niven ne popularise en S-F l'idée que la tendance de nos sociétés à assister les moins adaptés inhibe le potentiel évolutif de l'espèce.

À défaut d'être le chef-d'œuvre annoncé, Les Chrysalides est un roman toujours efficace après cinquante ans, intéressant et dynamique, où les personnages principaux ont l'épaisseur nécessaire à leur rôle. Une réédition fort bienvenue. À redécouvrir sans plus attendre.

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