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L'Exégèse T2

[Critique du premier volume par ici.]

Il y a, un peu avant la moitié de l’ouvrage, un émouvant passage, où Philip K. Dick imagine qu’il questionne Dieu sur ses visions de février-mars 74. Dieu lui dit qu’il est l’infini : tous les raisonnements que l’auteur pourra jamais élaborer ne déboucheront sur rien qu’une pensée saurait enfermer. Chaque proposition de thèse et antithèse se solde par la même réponse : « Me voici ; voici l’infini. » De régressions en nouveaux échafaudages, à chaque illumination, patiemment, Dieu réplique à l’identique. Il le met au défi : « Chaque pensée conduit à l’infini, n’est-ce pas ? Trouves-en une qui n’y conduise pas. »

Rien n’est plus poignant que ces pages où Dick, qu’on suppose infiniment malheureux, s’obstine et recommence sans aboutir à un résultat. Voilà six ans et demi qu’il livre cette formidable bataille intellectuelle, croyant une nuit trouver une solution puis s’apercevant le lendemain qu’un élément de l’hypothèse ne correspond pas. Toute L’Exégèse est traversée d’exclamations comme « j’y suis, j’ai compris, ça y est, c’est évident, c’est extraordinaire, j’en suis convaincu, pas étonnant que, dire que je ne m’en étais pas encore rendu compte », litanie accompagnée d’un retentissant « cette fois ! », qui n’est jamais définitif.

Il s’agit, réellement, d’une tragédie, soit la victoire du destin sur la volonté, dont l’essence est selon lui la collision de deux absolus. Dick repart malgré tout à l’assaut, car il ne trouve intellectuellement aucune satisfaction. Il convoque Heidegger et le Bardo Thödol à la suite des philosophes et des gnoses qu’il a déjà interrogés, y mêle hardiment les présocratiques et le tao de la physique, constructions d’improbables théories traversées d’éclairs de génie, étayées de fulgurantes intuitions sur la réalité comme champ unifié, sur la perception de l’univers comme système d’information, où matière et esprit seraient les facettes d’un seul et même objet, hasardeux bricolages de vacillants édifices conceptuels à la borgésienne profusion. Ils n’en soulignent pas moins l’immensité de sa culture, l’ampleur de la tâche et la douleur métaphysique qui la provoque : « Seul de mon espèce, j’ai choisi de devenir fou en affrontant la souffrance au lieu de la nier. » Car il a, par éclipses, conscience de son désordre mental, avouant qu’il s’agit d’un choix assumé, l’irrationnel étant la seule voie possible pour penser un univers où la causalité n’est qu’illusion.

Il obtient malgré tout, on l’a dit, des réponses partielles, et parvient même à une conclusion en creux, l’aporie de sa démarche devenant la preuve qui la justifie : « Le but véritable de cette exégèse n’est pas de trouver la réponse mais de consigner l’expérience  », celle qui l’a ébranlé dans son être et mis en branle l’extravagant projet : «la quête a autant de valeur que le but de la quête ; la quête est la vie dynamique de l’esprit. (…) J’apprends donc je suis », écrit-il au terme de près de huit mille feuillets. Et c’est au final cette obstination, avec ce qu’elle suppose d’abnégation et de souffrance, qui le restaure dans sa dignité d’homme ; l’héroïsme est la seule attitude permettant de l’emporter sur le tragique.

Cette radicalité est aussi éthique quand Dick refuse la confortable avance d’Hollywood pour rédiger ou autoriser une novélisation de Blade Runner, qui supposait aussi le retrait des« Androïdes rêvent-ils de moutons électriques » à son sens plus chargé de Vérité, afin de pouvoir écrire à la place son dernier opus dicté par l’urgence, malgré un misérable à-valoir. Il voyait dans le « matérialisme pessimiste » le Mal absolu, générateur du tort fait à la vie, dont il voulait racheter l’humanité, expiant dans le même temps les crimes qu’il se reproche, le scarabée torturé dans l’enfance ou le rat qu’il a mal tué, en léguant au monde cette Exégèse qu’il voyait comme un troisième testament.

Sa lecture est passionnante mais exigeante. Elle est aussi éprouvante, à vouloir suivre la superposition aberrante de constructions intellectuelles et leur interprétation sans cesse mouvante, mais elle reste une aventure intellectuelle aussi brillante que roborative.

Aussi, ce n’est pas sans compassion qu’on voit Dick, terrassé par la lassitude, reconnaître n’être arrivé à rien au terme de vingt ans de réflexion, puis écrire à nouveau, quelques jours avant son décès : «Bien. Recommençons de zéro pour la milliardième fois. »

Lui qui se voyait Prométhée n’aura été que Sisyphe. Un semblant de sérénité apparaît cependant dans le dernier quart, le sentiment de n’avoir pas accompli ces efforts en vain. Aussi peut-on conclure avec Camus : «  Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Pour ce que cette somme lui a coûté, on réserve à Dick admiration et tendresse.

Certains ont disparu et d'autres sont tombés

Joël Lane (1962-2013) est un auteur peu connu par chez nous – deux nouvelles et un article traduits, article qui plus est paru dans Phénix, une revue belge (et réduite à l’état de webzine depuis longtemps)… Il n’en est pas moins un écrivain reconnu par ses pairs, poète et critique, auteur de deux seuls romans mais de quelques deux cents nouvelles, lauréat d’un prix World Fantasy et de deux British Fantasy. Jean-Daniel Brèque, qui n’est pas seulement le traducteur, mais le compilateur de ce recueil, dit que ses connaissances appréciaient son intelligence, sa sincérité, sa générosité et son intégrité, qualités qu’on retrouve dans cette trentaine de nouvelles.

On y relève un sens certain du macabre et de l’horreur urbaine. Il est indéniable que l’auteur écrit en direction des opprimés et des défavorisés, ceux dont on n’entend jamais la voix. Ce n’est pas seulement l’ère de Margaret Thatcher qu’il met en scène, mais celle, bien contemporaine, de l’Angleterre des friches industrielles abandonnées, des licenciements, des enfants des rues et des hôpitaux sans moyens ( « Pour leurs propres fins »).

Les symboles jouent un grand rôle dans ces récits, ils suffisent à donner une coloration fantastique ou mythologique avec des versions contemporaines de Moloch ou du Minotaure. Symbole d’enfants imprudents, les papillons de nuit se précipitant dans la bouche d’un jeune homme ( « D’autres sont tombés »), mutilations volontaires, cicatrices des ailes d’un ange (« Albert Ross ») ou marques de reconnaissance de gens à la dérive, coupures de rasoir contre brûlures de cigarettes, qui voient dans la scarification «autant de raisons que de cicatrices » et dans la peau «le lieu où se rejoignent monde intérieur et monde extérieur » ( « La Dernière Galerie »).

La souffrance est omniprésente, essentiellement psychologique, causée par des disparitions tragiques génératrices de fantômes, mais surtout par un mal de vivre faite d’errances et de rencontres sans lendemain, d’addictions multiples, alcool notamment, vodka souvent, drogue également, avec son pourcentage de prostitution, de délinquance et d’avilissement, qui expriment une lassitude de la vie, la désespérance sur fond de crise économique. La cruauté n’est plus l’apanage des créatures fantastiques, comme l’exprime si justement un des derniers vampires : «La nuit n’est plus à nous, la nuit c’est vous » ( « Derrière le rideau »). De même, quand un nécrophage assumé apprend que sa collègue de bureau s’est suicidée en raison de la pression au travail, il observe que lui, au moins, ne se nourrit pas de vivants. Le Moloch contemporain est la grande machine broyant les ouvriers nus qui, sur fond de fermetures d’usine, lui vouent à présent un culte («  Réveil dans Moloch »). Image forte de ce grignotage des chairs humaines, les antigens, créatures récurrentes qui arrachent aux plus faibles l’organe, poumon, foie, qui les emportera ( « Sans Esprit : toujours la dépression »). Les policiers plusieurs fois mis en scène ne sont pas des redresseurs de torts mais les témoins de la nécrose urbaine. « Certains ont disparu » indique clairement la cause de ce marasme : «  Le contraire de l’amour, c’est l’indifférence. » Souvent, le suicide est la porte de sortie que choisissent ceux qui ne savent comment lutter (« Un Chant d’hiver »).

Joël Lane est un auteur engagé dont les récits sordides sont autant de dénonciations d’une société sans âme ni dignité, seule responsable des cruautés et des drames qu’elle suscite chez les plus fragiles. On trouve, derrière ce lot de misères humaines, de la tendresse et de poignantes étreintes, comme ce marin qui retrouve, pour une nuit, son amant disparu en mer. Si l’auteur n’a jamais caché son homosexualité, comme en témoignent nombre de récits, il met en scène avec la même subtilité et une égale justesse tous ses personnages, un talent qui est d’abord la preuve de sa grande humanité. Des titres comme « Le Dernier Cri », « Ma voix déjà se meurt » illustrent son désir d’offrir sa plume à tous les déshérités.

C’est une plume riche, par la densité du récit et la concision de la phrase. La narration est parfois âpre, jamais dénuée de poésie, même si cette grande qualité d’écriture est volontiers mise au service d’un récit aussi efficace et brutal que la colère qu’il exprime. Il faut remercier Jean-Daniel Brèque qui a su, à travers ce recueil, faire entendre la voix de cet auteur disparu pour qu’il ne tombe pas dans l’oubli. Chapeau bas — et un accessit spécial au (micro)éditeur Deampress. com, auprès duquel on commandera directement le présent ouvrage sur son site internet, faute de le trouver en librairie

24 vues du Mont Fuji, par Hokusai

« Kit est en vie, alors qu’il est enterré près d’ici ; et je suis morte, même si je regarde les traînées de nuages rosâtres du crépuscule au-dessus de la montagne lointaine… » La première phrase, d’une intrigante contradiction, donne le ton du récit. Afin de faire son deuil, Mari entreprend un pèlerinage insolite, emportant avec elle un ouvrage contenant vingt-quatre des Trente-six vues du Mont Fuji d’Hokusai (qui en comprend quarante-six) pour retrouver l’emplacement de leur composition et le comparer avec le XIXe siècle. Mais de quel deuil s’agit-il ? La narratrice annonce d’emblée qu’elle vient pour tuer et que cette quête à la fois physique et symbolique, erratique en apparence, si elle est le moyen de comprendre ce qui s’est passé, constitue aussi le cheminement indirect qu’elle a choisi pour atteindre son but.

Les estampes sont donc le moyen et la clé, comme l’illustre la première du récit, un artisan à l’intérieur du cercle parfait du tonneau en cours d’assemblage, à travers lequel se distingue le triangle du mont Fuji : chacun des courts chapitres s’orchestre autour d’une de ces vues. Prises depuis des lacs ou la mer, des collines ou vallées environnantes, elles représentent le mont à différentes saisons ou moments de la journée. Son éloignement est souvent tel que sa présence est anecdotique dans l’illustration, davantage centrée sur les activités humaines, pêche, scierie, transport de marchandises ou pose de tuiles. Il est pourtant impossible de l’ignorer, tant il investit le paysage de sa présence discrète mais insistante. C’est d’ailleurs lui que l’on cherche d’une estampe à l’autre, de même que Mari guette à chaque instant qui l’espionne ou la suit.

Par accumulation, la succession des scènes finit par mettre en évidence la fragilité de l’homme face à la nature, son opiniâtreté aussi devant des forces qui le dépassent mais contre lesquelles il n’abdique pas, qualités qui sont aussi celles de Mari face à un adversaire quasi omnipotent. Le récit, qu’il ne convient pas de déflorer ici, car il doit, par capillarité, imprégner tout un chacun, distille les mêmes impressions : le pèlerinage en apparence bucolique laisse planer une menace qui explique la nécessité pour Mari de se cacher, d’éviter les réceptions hôtelières dévolues à un univers numérique à la fois proche et lointain, à l’image de l’omniprésent mont Fuji. Ce que Mari cherche à fuir et combattre se manifeste à travers des détails dans le paysage qui dénaturent la vision qu’elle en a et son rapport à la nature. Tout est dit, rien n’est dit : au lecteur de cheminer de concert pour laisser affleurer la vérité.

C’est un récit tout en finesse et en sensibilité que Zelazny propose, à l’image des estampes qui l’ont inspiré. Ajoutons à cela une comparaison entre passé et présent enrichie de considérations littéraires très variées, Chaucer, Rilke, Lovecraft, Cervantès ou Dostoïevski apparaissant comme autant de coups de pinceau parachevant le tableau – quand ils ne font pas l’objet d’emprunts directement inclus dans le texte.

S’il n’est pas étonnant que la novella ait été finaliste du Nebula et lauréate du Hugo en 1986, il faut se demander pourquoi, alors que l’auteur a toujours été bien considéré en France, il aura fallu attendre trente ans pour la voir traduite. Sous une belle couverture d’Aurélien Police, Le Bélial’ répare ici une injustice patente.

Autorité

D’une certaine façon, ouvertement décalée, Autorité commence là où Annihilation (le premier volume de la «  Trilogie du Rempart Sud ») s’arrêtait. La douzième expédition dans la zone X s’est soldée par un échec retentissant. Qui est mort, qui a survécu ? Même cette double question pose problème. Arrivé à Rempart Sud, John Rodriguez commence par se faire appeler Control (on se croirait alors dans une de ces excellentes séries d’espionnage, mâtinées de science-fiction, des années soixante, tels Le Prisonnier et Chapeau Melon et bottes de cuir). John/Control va donc découvrir le Rempart Sud : son architecture en U, sa sous-directrice récalcitrante, l’équipe de scientifiques qui y travaillent, ses documents en relation directe avec la zone X et ses trois « prisonnières ». Dans le lot, John s’intéresse tout particulièrement à la biologiste.

Annihilation évoquait violemment Stalker des frères Strougatski, une version forestière et pluviale du classique russe. Autorité et ses fougères en point d’interrogation font penser à un autre roman des Strougatski, un autre classique de la SF russe : L’Escargot sur la pente, où l’Administration est en charge de l’étude d’une mystérieuse et parfois incompréhensible forêt.

Autorité souffre un peu des mêmes défauts qu’Annihilation, mais ce second roman est presque deux fois plus long ; une longueur qui paraît À la lecture totalement injustifiée. Les deux cents trente premières pages racontent peu ou prou l’arrivée de John à Rempart Sud, l’action (si l’on veut) ne commençant qu’après cette longuette introduction. Et si la suite (pages 230 à 336) gagne en intérêt, c’est parce que l’auteur distille à un rythme régulier (à défaut d’être soutenu) des révélations sur la zone X, John, Central, etc. Il ne se passe rien ou presque avant les cinquante dernières pages (partie « Après-vie ») qui sont, d’un seul coup, extrêmement denses, mais aussi très réussies. Autre défaut commun aux deux premiers romans de la trilogie : l’hétérogénéité du style. L’auteur alterne prose soutenue (voire magnifique, dès que la nature est de la partie) et littérature de gare. Certains passages « espionnage » sont un peu ridicules et il ne suffit pas de reprendre certains ressorts de John Le Carré pour faire du John Le Carré.

Les amateurs d’action échevelée pourront sans mal rester à l’écart de la zone X ; quant à ceux qui aiment les romans d’ambiance, les romans étranges qui posent bien plus de questions qu’ils n’apportent de réponses, ils pourront à moindre coût lire Annihilation en poche et se faire leur petite idée sur cette trilogie paradoxalement aussi intéressante que surévaluée.

Le Mariage entre les zones Trois, Quatre et Cinq

Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq de l’écrivaine nobélisée Doris Lessing forme le deuxième volume d’un cycle intitulé « Canopus dans Argo : Archives  ». Initiée par Shikasta (cf. Bifrost n°85 et sa critique au lance-flamme), cette série compte au total cinq livres dont les trois derniers – jusque-là inédits en français – sont annoncés chez La Volte pour 2018 et 2019. Doris Lessing y a développé un univers singulier, agrégeant en une marqueterie fictionnelle complexe des emprunts aux littératures dites blanches ainsi qu’à celles de l’Imaginaire. Et en effet, ce Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq combine en un même espace romanesque introspection psychologique la plus fine, science-fiction à la dimension allégorique assumée et fantasy d’inspiration ethnologique plutôt que mythologique. Soit une entreprise transgénérique qui n’est pas sans entretenir quelque parenté avec celles développées par Ursula K. Le Guin ou bien encore Jacques Abeille, l’une dans le « Cycle de Terremer », l’autre dans celui des «  Contrées  ».

Plus précisément, Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq dépeint ce qui pourrait aussi bien être une planète lointaine que notre Terre en un temps indéterminé, à la surface de laquelle des peuples s’organisent en Zones. Ces sortes de pays n’ont d’autres toponymes que des chiffres à l’instar des Zones Deux, Trois, Quatre et Cinq apparaissant dans le roman. Si chacune d’entre elles s’administre selon des règles sociales et politiques propres, toutes sont cependant soumises à une autorité lointaine mais impérieuse : celle des Pourvoyeurs. Relevant apparemment plus d’entités extraterrestres que de principes divins – Doris Lessing reste fort évasive à leur propos… –, les Pourvoyeurs interviennent parfois dans les affaires des Zones pour en (ré)orienter le devenir. C’est ainsi qu’un jour Al.Ith, souveraine de la Zone Trois, et Ben Ata, roi de la Zone Quatre, se voient signifier l’ordre de convoler en justes noces. Puis un autre mariage sera bientôt ordonné entre, cette fois-ci, Ben Ata et Vahshi, maîtresse de la Zone Cinq.

Si ces décisions des Pourvoyeurs ne s’accompagnent d’aucune explication, ces unions sont bientôt interprétées comme une possible réponse au mal obscur frappant de langueur la végétation, la faune, de même que les habitants des trois Zones. On y constate en effet que depuis quelques temps les plantes perdent en vigueur, tout comme les animaux et les humains aux fécondités en berne. Un étiolement qui tient, peut-être, au clivage strict qui préside à la géopolitique régissant les rapports entre les Zones. Chacune vit en effet repliée sur elle-même, sûre de la supériorité de son modèle civilisationnel et ne portant au mieux qu’un regard méprisant sur sa voisine. À moins qu’elle n’entretienne avec elle une guerre chronique dont les combats ne se déroulent qu’après que les combattants se soient équipés de systèmes respiratoires appelés « boucliers ». Car l’atmosphère des Zones voisines est considérée comme littéralement irrespirable…

C’est donc à la rencontre de l’autre que sont contraints de partir les protagonistes de ce roman. Et ce au sens large du terme car l’altérité à laquelle sont confrontées Al.Ith, Ben Ata et Vahshi touche aussi bien à l’identité culturelle qu’à l’identité de genre. Certes complexe, souvent même douloureuse, l’entreprise s’avèrera in fine salvatrice pour les souverains comme pour les peuples des Zones. Car, là encore à l’instar de Ursula K. Le Guin et de Jacques Abeille, Doris Lessing use remarquablement des potentialités de l’Imaginaire pour affirmer la fertilité collective et intime du métissage.

Ce qui divise

Suite des aventures de la Spire, cette compagnie de transports interplanétaire dont le premier tome nous contait la naissance, dans un style qui fleurait bon son Robert Heinlein de la grande époque. Pour cette deuxième partie, Laurent Genefort reprend les mêmes et recommence, à quelques détails près. Certains personnages ont changé de rôle, expansion oblige, les aventuriers d’hier sont devenus les gestionnaires d’aujourd’hui, bon gré mal gré, pendant qu’une nouvelle génération d’explorateurs a pris leur place. Ce qui divise continue de mêler récit d’aventure spatiale et intrigues politico-économiques. Au fur et à mesure de sa croissance, la Spire est devenue une cible de plus en plus tentante pour certains, et les enjeux n’en sont que plus dramatiques. Surtout, à ce stade de son évolution, la question qui se pose pour la compagnie est de savoir si elle peut rivaliser avec ses principales concurrentes sans perdre son âme, ce qui fait à la fois sa spécificité et son succès. Question d’autant plus cruciale que les menaces dont elle est la cible viennent de l’intérieur aussi bien que de l’extérieur. Dans le même temps, on assistera entre autres à une révolte d’intelligences artificielles, on ira faire un tour sur un monde dirigé par des fondamentalistes religieux qui feraient passer les Mormons pour de joyeux partouzeurs, et on découvrira un nouveau mystère lié aux fameuses portes de Vangk. Laurent Genefort est toujours aussi à l’aise pour rendre vraisemblable ces virées dans l’espace, sans noyer son récit sous des pages entières d’explications scientifiques ni abuser de jargon pseudo-technologique. Tout cela est parfaitement rythmé et se lit d’une traite. À la fois pastiche de l’âge d’or de la SF américaine (outre à Robert Heinlein, on pense beaucoup à Poul Anderson) et space opera tout à fait moderne dans sa façon de traiter le genre, Spire continue d’être un pur plaisir de lecture qu’on recommandera sans réserve aucune.

Héros secondaires

S.G. Browne est un auteur qui non seulement aime aborder un genre différent à chaque nouveau roman, mais qui surtout parvient à se l’approprier, à lui donner sa tonalité propre, qu’il s’agisse du polar (Heureux Veinard), du fantastique (La Destinée, la mort et moi) ou des histoires de zombies (Comment j’ai cuisiné mon père, ma mère, et retrouvé l’amour). Cette fois-ci, il s’attaque aux histoires de super-héros avec un égal bonheur. Comme on pouvait s’y attendre avec lui, les super-héros qu’il met en scène ne volent pas, ne viennent pas d’une planète lointaine et ne lancent pas de rayons laser avec quelque partie de leur corps que ce soit. Pire : ils ne portent ni cape, ni costume bariolé – quoique, pour certains d’entre eux, ce n’est pas l’envie qui manque. Leurs pouvoirs sont à la fois plus originaux et plus terre à terre. C’est ainsi qu’ils peuvent faire subir à leurs victimes éruptions cutanées, vomissements et crises d’épilepsie ou de narcolepsie. Et si ces pouvoirs ressemblent comme deux gouttes d’eau aux effets secondaires d’un quelconque médicament, c’est sans doute parce que nos héros gagnent leur vie depuis trop longtemps en jouant aux cobayes pour l’industrie pharmaceutique américaine. Héros secondaires raconte donc l’histoire d’une petite bande d’amis qu’une succession de malchance et de décisions hasardeuses a réuni, et comment ils se sont improvisés redresseurs de torts et défenseurs, sinon de la veuve et de l’orphelin, du moins des SDF de leur quartier. Et puis, tandis qu’on suit leurs péripéties, de nouvelles questions se font progressivement jour… Et s’ils n’étaient pas les seuls à avoir subi une telle métamorphose ? Et si d’autres qu’eux bénéficiaient de pouvoirs moins fantaisistes ? Et si, surtout, les individus en question décidaient de mettre leur don au service de leurs propres intérêts, sans se soucier des conséquences ? Héros secondaires fonctionne en premier lieu grâce à la sympathie que l’on éprouve pour ses héros, galerie de personnages maltraités par la vie. Il y a ensuite le traitement goguenard que fait S.G. Browne du thème du super-héros, sa façon de s’amuser de ses stéréotypes sans les dénigrer. Et puis, en creux, il y a la description lucide et effrayante d’une société malade de son industrie pharmaceutique, où les analgésiques et les antidépresseurs sont des produits de consommation comme les autres. Dans sa dernière partie, le roman change brusquement de ton, de Mystery Men on passe à Incassable, tandis que la comédie se teinte de tragique. S.G. Browne gère habilement la transition, et donne au final à Héros secondaires une tonalité douce-amère qui lui sied à merveille.

Bertram le Baladin

On avait découvert Camille Leboulanger il y a six ans avec Enfin la Nuit (chez L’Atalante), roman post-apocalyptique atypique contant une fin du monde presque paisible. Un premier roman prometteur d’un jeune auteur d’à peine vingt ans, et puis plus rien. On le retrouve enfin aujourd’hui, aux éditions Critic, dans un registre bien différent. Bertram le Baladin est un roman de fantasy situé dans un univers médiéval classique, où la magie prend davantage la forme de légendes que de faits avérés. Ce monde possède néanmoins une singularité : l’écriture n’y existe pas, ou plutôt n’y existe plus. Les secrets de la fabrication du papier se sont perdus, et s’est progressivement développée une culture orale, dont les baladins sont les pourvoyeurs. Ils ont pour mission de parcourir ces terres pour y récolter les histoires dont ils feront des chansons qu’ils transmettront un jour à leur apprenti. Bertram est l’un des plus illustres d’entre eux. Mais lorsque le récit débute, il se trouve dans une fâcheuse posture, puisqu’on lui a volé son bien le plus précieux : son luth. Pour espérer le retrouver, il devra passer un accord avec Sans-Nom, une femme qu’une sorcière a dépouillée de son identité et de sa vie, et qu’une paire de mercenaires a capturée pour la vendre comme esclave. Bertram le Baladin est un roman qui affiche beaucoup de qualités. Il y a d’abord son duo de héros, couple que rien ne rapproche à première vue et qui ne va pourtant cesser de renforcer ses liens au fil de ses mésaventures. Ils ne sont ni l’un ni l’autre exactement tels qu’ils nous apparaissent dans un premier temps, et tous deux gagnent en épaisseur chapitre après chapitre, sans forcément en sortir grandis. Il en va de même pour les principaux personnages qu’ils croiseront lors de leur périple, en particulier la fille du seigneur de Strid, à la fois gamine insupportable dont le père cède à tous les caprices et authentique artiste. L’univers que met en scène Camille Leboulanger se révèle lui aussi au fur et à mesure dans toute sa complexité, lorsque l’on découvre progressivement le rôle crucial qu’y joue la guilde des baladins, unique détentrice de la culture et du savoir dans cette société, à la fois source de connaissances mais également structure archaïque peu encline à évoluer. Le roman gagne encore en dynamique lorsqu’un potentat local, dont la puissance repose exclusivement sur ses succès économiques, décide de remettre en question le pouvoir et l’autorité de la guilde. Le récit n’est sans doute pas exempt de tout défaut, notamment dans sa gestion parfois approximative de la chronologie des événements, mais rien de bien grave. Bertram le Baladin est un roman de fantasy original et attachant, qui part souvent dans des directions où on ne l’attend pas, et qu’il est difficile de lâcher avant sa conclusion. Souhaitons juste qu’on aura l’occasion de relire Camille Leboulanger avant 2023.

Le Jeu de la trame

Une réédition inattendue : l’intégrale d’un cycle en quatre romans parus en leur temps au Fleuve Noir « Anticipation », et dus au duo Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne, qui s’exerçait alors dans une multitude de registres, parfois très divers. Avec Le Jeu de la Trame, il s’agissait de livrer une fantasy d’inspiration japonisante, chose devenue peut-être davantage commune depuis, mais qui avait sans doute, entre 1986 et 1988, quelque chose d’original.

Pas de « Japon médiéval parallèle », ici, mais un pur monde secondaire de fantasy, riche cependant d’échos culturels et historiques de l’Extrême-Orient, au travers de détails d’ambiance savamment distillés, outre les sonorités nippones de l’ensemble. Sur la durée du cycle, ce caractère peut tenir plus ou moins du vernis (les deuxième et troisième romans sont à cet égard moins riches que le premier et le dernier, s’ils demeurent des récits de fantasy très efficaces), mais l’atmosphère est là, et l’hybridation avec l’imaginaire fonctionne à plein.

Le monde du Jeu de la Trame est littéralement coupé en deux par la Muraille de Pierre bâtie par l’empereur Soga : d’un côté, les Terres Fertiles – de l’autre, au sud, l’enfer des Terres de Cendre, menace qui pèse sans cesse sur le monde « civilisé » ; en fait d’hiver qui approche, c’est ici le Mal du Feu dont on redoute la propagation. Mais le temps de l’empereur Soga est bien lointain, et rares aujourd’hui sont ceux qui connaissent l’histoire des 39 Portes de la Muraille, plus rares encore ceux qui se souviennent du Jeu de la Trame – un ensemble de 39 cartes, dont chacune confère à son possesseur un pouvoir unique… et le désir de les posséder toutes ?

Une ambition que fait sienne le jeune guerrier Keido, fils du seigneur du Roseau, suite au suicide de son grand amour, Kirike – sa propre sœur… La possession du jeu complet devrait lui permettre de la ressusciter ! Keido se lance sur la piste des cartes à travers le monde entier, en brûlant les navires pour s’interdire tout retour en arrière…

Keido n’est pas un héros. C’est un personnage absolument détestable, affligé de tous les vices, et de tous les défauts. Dans sa quête qui s’avère avant tout soif de pouvoir, il commet les pires forfaits, et n’exprime jamais le moindre remord. Il faut dire que le monde autour de lui n’est en rien plus moral et admirable : on cherchera en vain, dans les Terres Fertiles comme dans les Terres de Cendre, un personnage « positif »… Dans le registre de la fantasy qui se dit dark, Le Jeu de la Trame va probablement bien plus loin que nombre de titres plus célèbres.

Mais cela ne nuit certainement pas à l’appréciation des quatre romans, qui, avec leurs impératifs éditoriaux, impliquant un rythme et une densité particuliers, happent sans peine le lecteur et ne le lâchent plus jusqu’à la fin – même si la conclusion globale a quelque chose d’indéniablement précipité, et donc frustrant.

Qu’importe : le voyage est prenant, l’atmosphère admirable, le style soigné, l’univers riche de détails parfois très inventifs. Le contenu additionnel de cette réédition le confirme, d’ailleurs. Pas de quoi crier au chef-d’œuvre, mais indéniablement un divertissement d’une grande qualité – avec ce qu’il faut d’exotisme et de fond pour maintenir tout du long l’intérêt, au-delà de la seule mécanique de l’aventure, cela dit irréprochable. Une réédition très bienvenue, donc.

Un homme chez les microbes

Après L’Homme truqué il y a quelque temps de cela, L’Arbre Vengeur réédite un deuxième roman de Maurice Renard, mais cette fois dans sa collection « Exhumérante », consacrée aux récits humoristiques – car Un Homme chez les microbes (1928) se partage également entre satire sociale et merveilleux scientifique, en faisant appel à des figures tutélaires tels le Gulliver de Swift ou le Micromégas de Voltaire.

Un jeune homme du nom de Fléchembeau, fou amoureux de Mlle Monenpoix, est éconduit par les parents de cette dernière, non pour les raisons politiques qu’il suppose… mais parce qu’il est bien trop grand : le couple serait si mal assorti, si ridicule ! Par chance, ou pas, Fléchembeau peut compter sur l’assistance scientifique de son ami le docteur Pons, qui, entre deux traits d’esprit parfaitement navrants (et d’autant plus hilarants), a concocté un traitement médicamenteux susceptible de rapetisser Fléchembeau suffisamment pour qu’il constitue un beau parti.

Las, le médicament, non testé, continue de faire rétrécir Fléchembeau bien au-delà de ce qui était requis… Au point où le jeune homme disparaît – mais seulement aux yeux des hommes ! Car, dans son voyage chez les microbes, Fléchembeau découvre enfin un monde de l’infiniment petit, où ceux qu’il appelle les Mandarins, avec leur pompon sur la tête qui leur confère un sixième sens, ont bâti une civilisation allègrement supérieure à celle qu’il connaissait à Saint-Jean-de-Nèves…

Cet homme qui rétrécit n’a pas grand-chose à voir avec celui de Matheson, une trentaine d’années plus tard – dans le dispositif comme dans le ton. Le court roman de Maurice Renard vise avant tout à la satire sociale, en procédant en deux temps : dans la première partie, la moquerie de la bourgeoisie de province, bien servie par une plume, surannée sans doute, mais pas moins riche et savoureuse, suscite nombre de scènes très drôles, auxquelles n’est par ailleurs pas étranger l’humour délibérément affligeant du docteur Pons. Le ton change dans la seconde partie, cette fois le rapport à la première personne de Fléchembeau, mais, si le rire est moins franc, la satire est pourtant toujours là, empruntant aux plus prestigieux modèles de l’utopie et des voyages extraordinaires – bien sûr, la société des Mandarins opère comme un miroir de la nôtre, et notre héros la parcourt avec la fausse candeur d’un Persan de circonstance.

Cependant, le roman va au-delà, et sa dimension « merveilleux scientifique  » s’affirme toujours davantage. Si l’on peut regretter, à plus ou moins bon droit, que les Mandarins soient finalement bien anthropomorphes, le tableau de leur monde comprend quelques belles idées, et les implications cosmiques du récit, au regard de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, sont propres à susciter le vertige caractéristique du sense of wonder. Une dimension qui débouche sur une conclusion étonnante, où Maurice Renard laisse cette fois l’humour de côté pour retrouver des accents qui ne sont pas sans évoquer son modèle H. G. Wells.

Bref, une réédition bienvenue où la SF se mêle à l’humour, et qui, près d’un siècle plus tard, demeure plus que fréquentable.

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