Voici un ouvrage assez singulier dans la bibliographie de Clifford D. Simak. Comme d'autres recueils, Visions d'antan n'a pas d'équivalent en langue anglaise et nous sommes donc, lecteurs francophones, seuls à bénéficier de la réunion sous forme d'un volume unique des quatre nouvelles ici proposées, textes qui, pour la plupart, parurent entre 1953 et 1956 (l'exception étant La Maison des pingouins, qui date de 1977 — Simak avait alors plus de 70 ans !). Autre particularité : Visions d'antan est un recueil récent — publié en juin 1997. Voilà qui prouve bien l'intérêt porté à Simak par certains grands groupes éditoriaux, ce qui n'est certes pas le cas de tous les ténors de l'Age d'or. Il est, à ce titre, le dix-huitième volume de Simak à figurer au catalogue de l'éditeur de la rue de Grenelle, catalogue qui s'impose, concernant cet auteur, comme le plus riche de l'édition française (on signalera au passage que l'entièreté ou presque de ces titres sont disponibles et régulièrement réédités, ce qui mérite d'être salué). Enfin, si ce recueil ne propose que des rééditions (une surprise, quand on connaît la qualité de certains textes encore inédits en langue française), ces dernières bénéficient néanmoins d'une nouvelle traduction bien venue — on ne se privera pas, toutefois, de souligner que l'éditeur du présent ouvrage se garde bien d'indiquer l'antériorité de publication de ces rééditions, procédé pour le moins limite, à fortiori quand l'un des textes du sommaire provient du même catalogue J'ai Lu : réédité ici sous le titre éponyme de Visions d'antan, on le retrouve dans le recueil Les Epaves de Tycho sous un autre titre, à savoir La Littérature des sphères. Bref…
Quatre textes, donc, soit quatre novellas.
Le recueil débute avec Visions d'antan (So Bright the vision), une nouvelle parue dans Fantastic universe en août 1956, intense et faste période de créativité pour Simak. Le texte part d'un postulat riche de décalages et fort séduisant : l'idée que, dans toute la Galaxie, parmi la kyrielle de peuples qu'elle abrite, les terriens sont les seuls à avoir la capacité de… mentir ! Une particularité unique qui n'a pas permis aux terriens de conquérir l'univers (hautement improbable chez Simak) ; non, rassurez-vous, la Terre est toujours une planète de seconde zone et ses habitants de minables petits magouilleurs. En revanche, cette capacité à dire n'importe quoi a conduit les terriens à se spécialiser dans la création littéraire. Ainsi, la Terre inonde-t-elle quotidiennement la Galaxie d'un nombre d'histoires considérable, manne dont dépend désormais l'économie terrienne. Notre planète n'est plus qu'une vaste usine à produire des bouquins, une activité qui touche toute la population ou presque, libraires, éditeurs, concepteurs de « narrateurs » (curieuses machines à écrire toujours plus perfectionnées), imprimeurs et, naturellement, écrivains. Visions d'antan narre les déboires de Kemp Hart, un de ces auteurs populaires du futur, pauvre gars désargenté et frustré de ne pouvoir s'offrir le « Classique », véritable merveille technologique, un « narrateur » high-tech qui lui permettrait à coup sûr de pondre best-seller sur best-seller. Jusqu'à ce qu'il fasse une étrange rencontre extraterrestre au fin fond d'une ruelle, en la personne ( ?) d'une couverture pourvue d'un semblant de visage et dotée de pouvoirs d'empathie… Texte grinçant et plein d'humour, d'une construction narrative remarquablement élaborée, Vision d'antan est une réussite incontestable.
Il en va différemment de la seconde novella du recueil, Génération terminus (Target generation), initialement publiée dans Science fiction plus en août 1953 sous le titre Spacebred generations. Une histoire au thème archi-classique (il l'était déjà en 1953 !) de pionniers enfermés dans le cœur d'un vaisseau géant à la recherche d'une nouvelle Terre, un but si ancien qu'il a été oublié depuis des lustres par des colons qui ne savent plus où ils se trouvent ni pourquoi. Evidemment, les pendules ne vont pas tarder à être remises à l'heure alors que le vaisseau approche d'un nouveau système solaire : une révolution va balayer l'ordre obscurantiste et religieux régnant depuis des générations chez les descendants des premiers colons. Un texte qui n'est pas radicalement mauvais, loin s'en faut, mais qui souffre d'une narration linéaire, statique, et surtout d'une longueur excessive.
Troisième et avant-dernière novella, La Maison des pingouins est le plus récent des textes à nous être ici proposé. Il fut publié outre-Atlantique en 1977, avant de nous arriver en France en 1981 dans le recueil Des souris et des robots réuni par Patrice Duvic en « Titres SF » chez Lattès. Le plus récent des textes, peut-être, le plus simakien, le plus nostalgique, le plus passéiste aussi, et, sans doute, le plus beau. La Maison des pingouins nous raconte l'histoire de David Latimer, un artiste peintre à la recherche d'une retraite paisible afin de consacrer quelques mois à son art. Alors qu'il semble s'être égaré, il découvre une vieille et immense demeure à louer sur un front de mer désert. Après s'être procuré les clés à l'agence de location du coin, il entreprend la visite de la majestueuse villa solitaire. Il en ressort enchanté, bien décidé à louer la demeure. Comme il s'apprête à regagner sa voiture, Latimer s'aperçoit subitement que la nuit est tombée et que son véhicule a disparu. Désappointé, il regagne la maison pour constater qu'un serviteur en livré l'y attend et l'introduit bientôt dans la vaste salle à manger désormais richement meublée. Il y fait connaissance de ceux qui vont devenir les compagnons de sa captivité dorée, sept artistes, comme lui. Dans quel but ont ils été réunis, où sont ils et, surtout, quand sont-ils ? Autant de questions auxquelles Latimer devra répondre… Jouant avec bonheur sur le double registre de l'angoisse et d'un bien-être confortable, La Maison des pingouins est une merveille de précision stylistique et d'économie d'effets. À déguster comme on le fait d'une bonne bouteille, au coin du feu et en prenant son temps. Pas de doute, nous sommes ici en présence d'un petit chef-d'œuvre.
C'est à L'Immigrant qu'incombe la lourde charge de clore Visions d'antan. Publié en mars 1954 dans Astounding, voici probablement le texte le plus campbellien du recueil (de par sa foi en une humanité capable d'apprendre et s'améliorer, son éloge du travail, de la ténacité, son élitisme, etc.) et peut-être, partant, le moins simakien (on notera d'ailleurs qu'il prend pour cadre une planète étrangère, ce qui est peu courant chez notre auteur). Bishop est un génie. Et qui plus est, un génie travailleur. Grâce à ses extraordinaires capacités et un concours d'admission extrêmement sélectif, il a gagné le droit d'émigrer sur Kimon, une planète secrète et mystérieuse qui n'accepte sur son sol que les meilleurs des Terriens. Bishop sait qu'il va devenir riche et qu'il lui sera possible, depuis Kimon, de subvenir aux besoins de sa famille. Il sait aussi qu'il va accéder aux formidables connaissances des Kimoniens. Mais il lui faudra d'abord se familiariser avec l'environnement et les us et coutumes locaux, et ça, c'est une autre paire de manches… L'Immigrant est un récit typique de ce qu'il était possible de lire au milieu des années cinquante dans Astounding. Une œuvre probablement assez peu personnelle, écrite par un auteur qui avait alors cinquante ans et maîtrisait parfaitement ses capacités d'écrivain. Bref, un texte tout sauf incontournable, quoique mené en bon « faiseur », sans brio particulier mais avec efficacité.
Nous voici en fin de compte avec un recueil de niveau fort inégal. On y trouve toutefois deux très bons textes, dont La Maison des pingouins qui justifierait à lui seul l'achat du volume. Quant à l'absence d'inédit, elle est contrebalancée par deux points. D'abord, certains des textes proposés étaient inaccessibles depuis longtemps ; ensuite, cette nouvelle traduction est, répétons-le, plus qu'adéquate. À découvrir, si ce n'est déjà fait.