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Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction

[Critique commune à Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, Les Enseignements de Dune et Dune : le mook.]

Cette année 2020, qui a marqué les 55 ans du roman de Frank Herbert, aurait dû voir la sortie d’une nouvelle adaptation au cinéma, reprogrammée pour l’instant en octobre 2021. Les projets éditoriaux autour de Dune se sont multipliés, notamment ceux voulant en décortiquer le contenu.

Dans Dune, un chef-d’œuvre de la science-fiction, Nicolas Allard ne propose point d’explication sociologique ou scientifique de l’univers abordé. L’auteur cherche avant tout à resituer Dune en tant qu’œuvre de fiction : dans quelles conditions Frank Herbert l’a écrite, les messages qu’il a voulu faire passer, ses différentes influences. Mais également en esquisser la descendance en littérature, au cinéma (un chapitre entier est consacré à Star Wars), en série et dans l’imaginaire de façon générale. Divisé en huit chapitres thématiques (le Jihad, l’écologie, les femmes, le mythe du héros, etc.), Dune, un chef-d’œuvre… fait un tour d’horizon, complet mais subjectif, de l’œuvre en tant que création. Seul léger bémol, en dehors d’une couverture et de son pendant en noir et blanc fortes, les illustrations d’Emmanuel Brière Le Moan semblent bien ternes. Un peu trop inspirées par le travail d’Alejandro Jodorowsky sur son projet d’adaptation du roman ?

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Le Janissaire

Les janissaires étaient des soldats-esclaves, recrutés de force dès l’enfance pour intégrer un corps d’armée redouté par les ennemis de l’empire ottoman jusqu’au XIXe siècle : Olivier Bérenval s’inspire de cette tradition militaire et la prend pour prétexte d’un retour à l’univers de son roman Nemrod. Le Janissaire semble se dérouler à une époque antérieure à celle de son prédécesseur : sans lien narratif évident entre les deux textes, il serait difficile de déclarer qu’il en constitue à coup sûr la préquelle.

Après un space opera faisant la part belle aux périls cosmiques, place donc à un planet opera se déroulant sur une planète aride, en cours de colonisation et en partie arriérée. Y vit un variant de l’humanité adapté à ses conditions hostiles, porté au secret, dont certains membres s’opposent à l’ordre du pouvoir central qu’incarne un genre de proconsul aussi cruel que décadent. Comme le lecteur s’en rendra compte, il ne manque presque rien — hormis l’Épice, peut-être… et encore… — pour que la citation de Dune (après celle entre autres d’Hypérion dans Nemrod) soit sensible. Toute œuvre se nourrissant de celles auxquelles son auteur a eu accès au préalable, il n’est pas étonnant que Le Janissaire ait une apparence de collage littéraire.

Certains éléments du collage s’assemblent assez bien : Kimsè, le Janissaire éponyme, est de toute façon lui-même un collage humain et informatique dont les souvenirs sont au moins en partie truqués ; l’enquête policière, destinée à résoudre l’énigme de l’assassinat d’une huile, ne saurait être menée à bien par un individu isolé ; enfin la révolte qui décidera du sort du monde va dépendre d’actions décentralisées. Malheureusement, d’autres éléments du collage ne convainquent pas. Que cherchait au fond à nous raconter l’auteur de ce texte ? S’agissait-il de sense of wonder pur et simple ? Voulait-il nous parler de ce qui fait l’essence de l’identité humaine ? Désirait-il donner à voir une révolte victorieuse ? Quelle qu’ait été son intention, c’est le texte lui-même et sa construction qui perdent le lecteur, à tel point que le seul bon moment de ce livre finit par être celui où on le termine. On pourra regretter que ce sentiment ne se soit présenté qu’au terme de cinq mille pages ressenties…

Petit Blanc

Albert Villeneuve rêve de richesse. Pour y parvenir, il entreprend en cette année 1895 de franchir l’océan pour les colonies, accompagné de sa femme et de sa fille, et armé de cette soif inextinguible de faire fortune en tant que futur propriétaire et exploitant de caféiers. Mais les voies capricieuses du destin en ont décidé autrement : emportées par la maladie durant cette périlleuse traversée, épouse et enfant ne verront jamais le Nouveau Monde. Dépourvu de statut conjugal et confronté à une administration retorse, notre protagoniste ne peut dès lors faire valoir son droit de propriétaire. Face à ce revers de fortune, il se traîne de bouge en bouge, noyant dans les vapeurs d’alcool malheurs et frustrations. Et c’est tout imbibé qu’il provoque une dispute avec le cruel sergent Arpagon, lequel, humilié, va dès lors employer son art et son influence pour exiger réparation. Reste la fuite. Se fondre dans la forêt vierge, où sa rencontre avec le Noir Arona et son perroquet Siwane lui permettra d’échapper aux griffes du revanchard. Et notre trublion de découvrir de bien étranges mœurs, loin de toute civilisation, rassuré de pouvoir jouir d’un refuge des plus salvateurs. Pour un temps, du moins…

«?Je hais les voyages et les explorateurs?», nous expose d’emblée Lévi-Strauss dans Tristes tropiques. Il est vrai que le voyage entrepris par l’anthropologue est aux antipodes de tout exotisme candide, tout comme l’est celui entamé par Albert Villeneuve. L’un et l’autre dépeignent les méandres de l’âpre réalité humaine. En se détournant du processus civilisationnel de sa culture européenne, toujours aussi soucieuse d’éduquer le sauvage – fût-il bon –, Albert fait la connaissance de l’Autre, figure ô combien insaisissable pour notre pauvre hère… Confronté à l’hermétisme de cette pensée sauvage et magique, il se laisse alors emporter par le flot dévastateur d’une série d’enchaînements au dénouement surprenant.

De cette rencontre inattendue, opposant le civilisé au sauvage, Nicolas Cartelet nous dresse dans ce conte philosophique un portrait sans équivoque de notre chère humanité. Qu’elle soit traditionnelle ou moderne, cette dernière ne cesse de se fourvoyer dans des logiques pour le moins délétères, l’auteur se gardant bien ici de vouloir entreprendre une quelconque hiérarchisation. Si les colons se singularisent par leur individualisme forcené, d’autres singularités, d’autres mèmes sont à l’œuvre chez les populations indigènes, pour le moins insondables au regard des Petits Blancs – référence aux Petits Blancs des Hauts, premiers habitants d’origine européenne et au faible statut social ayant peuplé l’île de la Réunion.

Petit Blanc donne à voir une belle et sombre incursion en territoire colon, dans une Sainte-Madeleine imaginaire, sous le couvert d’une écriture soignée et poétique. Étrange et envoûtant voyage en Absurdie, où l’amertume semble être la seule richesse d’une utopie virant au cauchemar. Soulignons la superbe illustration de couverture, signée Kévin Deneufchatel, achevant de faire du jeune label Mu porté sur les œuvres transfictionnelles un espace éditorial qui ne manquera pas de retenir toute notre attention, la dimension imaginaire se déployant ici entre les interstices ténus du réel.

L’Anomalie

Après avoir essuyé une tempête inédite de mémoire de pilote, le vol Paris-New York AF006 s’apprête à effectuer son atterrissage, en ce 10 mars 2021, avec à son bord ses 243 passagers. Mais les autorités aéroportuaires certifient que l’atterrissage dudit vol a été enregistré… trois mois plus tôt. Vent de panique auprès de tout ce que les USA comptent comme autorités civiles et militaires. Et tout le gotha de scientifiques, d’intellectuels, de religieux et autres savants de se réunir en vue d’élucider cette anomalie déroutante… Trou de ver de Lorentz à masse négative, réplication par photocopieuse et hypothèse Bostrom font partie des conjectures retenues par la communauté scientifique, avec une prédilection affichée pour cette dernière. Qui postule que notre monde serait une simulation informatique issue de notre civilisation future, dont les connaissances technologiques permettront un jour de telles prouesses démiurgiques. Et les enquêteurs d’associer cette anomalie à un potentiel bug informatique, dont l’éventuelle intentionnalité ne cesse d’interroger…

Hervé Le Tellier est l’auteur de plus d’une trentaine de publications touchant au roman, à la nouvelle, à la poésie ainsi qu’au théâtre. Président depuis 2019 de l’Oulipo, notre sieur sait manier la plume, au point de voir L’Anomalie intégrer les sélections finales des prix Goncourt, Médicis, Renaudot et Décembre. Excusez du peu?! Certes, le récit offre son lot de satisfactions au travers de personnages bien campés, d’une intrigue bien ficelée et de questions métaphysiques bien esquissés. Toutefois, il ne soumet pour nos littératures que peu de perspectives étayées. En effet, la divergence mentionnée s’avère à peine exploitée : mathématicien de formation, Le Tellier aurait pu jouer cette carte-là et ouvrir des perspectives abyssales. Il est vrai que les théories de Nick Bostrom mentionnées dans le récit, renvoyant au principe anthropique et aux simulations informatiques, laissent entrevoir des projections fascinantes. Autant d’approches conceptuelles réduites ici à leur plus simple formulation, oblitérant l’ampleur de l’axiome clarkien selon lequel toute technologie suffisamment avancée se montre indiscernable de la magie.

Notre auteur préfère ici prétexter ce point de divergence pour mettre en perspective les questionnements existentiels des passagers du vol AF006 confrontés à leur copie. C’est un choix. Manque une analyse plus approfondie des tenants et aboutissants d’une histoire au capital prometteur pour asseoir totalement notre adhésion. Le récit répond en cela davantage aux exigences d’un excellent synopsis pour La Quatrième Dimension ou X-Files qu’à celles d’une œuvre science-fictionnelle pleinement aboutie. Par l’entremise de ce parti pris phénoménologique, Hervé Le Tellier se contente d’esquisser certaines problématiques, sans pour autant les confronter entre elles. Souhaitons néanmoins à L’Anomalie de remporter l’un des prix susmentionnés, permettant à nos littératures de genre une meilleure reconnaissance, quand bien même celle-ci se ferait par l’entremise d’une publication en «?Collection Blanche?», Gallimard oblige (1)…

Note
(1). Souhait exaucé, le bouquin d’Hervé Le Tellier ayant obtenu le prestigieux et très rémunérateur Prix Goncourt entre la rédaction de ce papier et l’heure où nous mettons sous presse. [NdRC]

Sous l'ombre des étoiles

Soldat participant à la guerre qui oppose l’humanité à une race extraterrestre, les Salamandres, Kee Carson ne survit que de justesse à la destruction du navire spatial sur lequel il sert. Placé en stase, il se réveille 250 ans plus tard sur une planète coupée du reste de la galaxie, Seinbeck, alors que la guerre est depuis longtemps terminée. Recueilli par une tribu de nomades, il lui faut désormais s’adapter à cette nouvelle vie et, sans espoir de rentrer chez lui, lui trouver un nouveau sens.

Initialement paru en 2014 chez Rivière Blanche, Sous l’ombre des étoiles s’appuie en premier lieu sur un petit groupe de personnages attachants et sur les liens qu’ils tissent au fil de leur périple. Perdu en terre étrangère, Kee Carson se voit contraint de remettre en cause tout ce qu’il croyait acquis, y compris sa haine viscérale pour les Salamandres, qui cohabitent désormais avec les humains et qu’il lui faut côtoyer au quotidien. Une autre espèce menace à présent les uns et les autres, les Seinbecks, les obligeant à unir leurs forces pour leur faire face. Mais là encore, la haine qui les oppose est-elle inéluctable ?

Sans être particulièrement original, Sous l’ombre des étoiles est un roman fort agréable à lire. S’il manque une pincée d’exotisme dans la description de cette planète, Thomas Geha se montre en revanche particulièrement inspiré lorsqu’il s’agit de décrire le quotidien de ses nomades, mais également leur culture et leurs traditions. Le genre de roman qui, au siècle dernier, aurait sans mal trouvé sa place dans la collection « Anticipation » du Fleuve Noir, et y aurait figuré dans le haut du panier.

Ce récit est suivi d’une novella sans rapport aucun, « Une Île (et quart) sous la lune rouge », pas tout à fait inédite comme l’indique la quatrième de couverture, mais qui n’avait connu jusqu’alors qu’une diffusion très confidentielle, chose d’autant plus regrettable qu’il s’agit de l’un des meilleurs textes de son auteur. Débutant dans un cadre familier, celui d’une petite île bretonne dont la description semble sortir tout droit d’un roman du terroir – un registre dans lequel l’auteur excellait déjà dans son recueil Les Créateurs –, le récit bifurque assez brusquement vers la science-fiction en développant une idée aussi originale qu’étonnante. Une belle manière de détourner les légendes folkloriques vers les rives de la fiction spéculative, qui démontre s’il en était encore besoin que Thomas Geha est un écrivain aux multiples facettes.

Sauve qui peut – Demain la santé

Trois ans après Au Bal des actifs, qui interrogeait les mutations à venir du monde du travail, la nouvelle anthologie de La Volte, Sauve qui peut, s’intéresse quant à elle à la médecine.

Faute d’être convaincante sur le fond (elle ne fait qu’effleurer son sujet), la nouvelle de Raphaël Granier de Cassagnac qui ouvre les hostilités constitue au moins une introduction intéressante en mettant en scène, dans un avenir relativement proche, différents rapports possibles des individus à la santé. La suite est encore moins enthousiasmante…

Il apparaît très vite que la grande majorité des participants s’est moins intéressée à la santé proprement dite qu’à sa politique. Des progrès de la recherche, de l’apparition de nouvelles maladies ou des questions d’éthique, il n’est quasiment jamais question. Partant de constats difficilement contestables (la privatisation des soins et l’abandon des services publics, la désertification médicale, la pénurie de certains médicaments), nombre d’auteurs – dont les deux-tiers ou presque sont des nouveaux venus – déroulent des futurs dystopiques tellement similaires que l’on a presque l’impression qu’il s’agit d’un univers partagé. Certains s’en tirent mieux que d’autres grâce à leur savoir-faire (Norbert Merjagnan), à une appréciable empathie avec leurs personnages (Chloé Chevalier) ou à un salvateur sens de l’humour (Benno Maté). Les autres se complaisent dans la caricature : vaccinés contre non-vaccinés (Sylvain Palard), guérilleros en lutte contre les laboratoires (Mélanie Fievet), étranges shamans futuristes capables de soigner bien mieux que n’importe quel médicament (Elio Possoz ou Jean-Charles Vidal, ce dernier a priori sans lien avec le dictionnaire médical éponyme). Globalement, ces auteurs semblent privilégier de manière caricaturale et parfois inquiétante une approche « naturelle » aux questions de santé plutôt que de faire confiance à l’industrie pharmaceutique, systématiquement considérée sous ses aspects les plus sombres.

Si Tristan Bultiauw cède lui aussi dans les derniers chapitres de sa nouvelle à cette célébration du retour à l’ordre naturel des choses, il a au moins le mérite de le faire dans un cadre très différent, celui d’un futur lointain dans lequel la population humaine se limite à quelques centaines d’individus, répartis aux quatre coins du système solaire. Et surtout, par la maîtrise de sa narration et l’originalité de l’univers qu’il met en scène, il nous offre l’une des rares bonnes surprises de cette anthologie. Théodore Koshka peut lui aussi faire valoir l’originalité du cadre de son récit, l’histoire d’une psy humaine envoyée sur un monde lointain pour y soigner aliens, I.A. et autres androïdes. Malheureusement, tout cela est écrit sans une once de style et se traîne sur plus de cinquante pages.

Le reste de l’anthologie va de l’anecdotique (Ketty Steward, dont le texte ne relève guère de la SF sinon par la forme) au tellement bizarre qu’on se demande si on n’est pas plutôt, en fait de nouvelle, en présence d’une blague (Lise N. chez qui la maladie est considérée comme une chose à aimer…), en passant par l’inabouti (Lauriane Dufant, dont le texte est intéressant mais terriblement brouillon). Les seules à tirer leur épingle du jeu sont Li-Cam et Sabrina Calvo, la première en poussant les thématiques abordées vers le cyberpunk, genre dans lequel elle est particulièrement à l’aise, la seconde en signant – une fois de plus, serait-on tenté de dire – un récit aussi beau que déroutant qui finit par se défaire du thème imposé pour s’envoler vers ailleurs.

Ces quelques réussites font que Sauve qui peut n’est pas tout à fait la purge qu’elle a failli être (et évitent au bouquin la géhenne de la poubelle bifrostienne). N’empêche que si j’avais su, j’aurais plutôt ressorti mon vieil exemplaire d’Histoires de médecins.

Pour patrie l’espace

Enlevé à ses parents et élevé dès son plus jeune âge pour intégrer la prestigieuse Garde Stellaire, Tinkar Holroy est un pur produit de l’Empire terrien. Son avenir est tout tracé : il combattra jusqu’à la mort pour sa patrie. Mais le sabotage de son vaisseau va faire dérailler son destin. En perdition au milieu de nulle part, il est recueilli par une cité de l’espace et découvre une civilisation humaine aux antipodes de celle qu’il connaît et dont il ignorait l’existence jusque-là.

Quatrième roman signé Francis Carsac, paru en 1962 au Rayon Fantastique, Il est assez tentant de considérer Pour patrie l’espace comme son chef-d’œuvre. En premier lieu pour la richesse de l’univers qu’il met en scène. La société que l’on découvre jusque dans ses moindres détails à travers le regard de Tinkar est d’une grande richesse. Égalitaire et libertaire, elle détonne parmi celles habituellement décrites dans la science-fiction – française en particulier – de cette époque et dévoile ses spécificités au fil des dialogues et des descriptions sans que le récit n’en soit jamais alourdi. Il en va de même pour le monde que le héros a laissé derrière lui, dont on découvre la nature profonde par petites touches au fil des pages.

Pour patrie l’espace est aussi un roman foncièrement pessimiste sur la nature humaine et l’évolution des sociétés. Aussi progressistes soient les habitants des cités de l’espace, ils n’en sont pas moins perclus de préjugés, en particulier vis-à-vis de ceux qu’ils nomment les planétaires – et plus souvent encore les limaces ou les poux de planète. Et l’union de ces deux branches de l’humanité face à un ennemi commun, aussi nécessaire soit-elle pour leur avenir commun, ne semble devoir se réaliser que dans la douleur. Carsac ne se berce pas davantage d’illusions lorsque, après la chute de l’Empire, il fait lui succéder un régime tout aussi violent et corrompu.

Dernier tour de force de ce roman : raconter cette histoire du point de vue d’un personnage que tout, dans les premières pages du livre, nous rend antipathique. Pour patrie l’espace est la transformation de cet individu borné et son ouverture à un monde où, malgré toutes les potentialités qui lui sont offertes, il n’est pas le bienvenu.

Plus d’un demi-siècle après sa parution initiale, Pour patrie l’espace reste l’un des plus beaux fleurons de la science-fiction française, l’un des rares à pouvoir défier sur leur propre terrain les meilleures œuvres américaines des deux décennies précédentes. À lire et relire encore.

Quitter les monts d’automne

Dans un lointain futur, l’humanité a essaimé sur de nombreux mondes, ainsi Tasai, dont la culture préindustrielle est clairement inspirée du Japon du Dit du Genji. Sous la lointaine houlette du Flux, concept nébuleux qui apparaît religieux quand on y devine, de l’extérieur, une dimension technologique, Tasai prise d’autant plus le « Dit » que l’écriture y est interdite et passible de mort ; mais il y a donc les conteurs, ces gens qui ont connu l’expérience mystique du Ravissement – dès lors à même de conter ce qui ne peut pas être lu, en plongeant dans une sorte de transe. Mais tout le monde n’a pas accès au Dit : la narratrice, Kaori, a beau être fille et petite-fille de conteuses, il se refuse à elle – aussi doit-elle se contenter de danser sur les récits des autres.

À la mort de sa grand-mère, pourtant, elle hérite d’un bien singulier trésor : un rouleau calligraphié, dont la simple possession est criminelle. Kaori, intriguée autant qu’effrayée par l’objet, mais tout autant curieuse de savoir d’où elle vient pour savoir qui elle est, doit quitter les Monts d’Automne pour en apprendre davantage. Son périple, sur Tasai même, lui fait envisager un monde bien différent de celui qu’elle a toujours connu — mais elle voyagera à terme bien plus loin, quittant Tasai pour naviguer au sein du Flux et contre lui, et en définitive remonter à sa source : il y faudra des années-lumière de distance, et des siècles d’errance…

Quitter les Monts d’Automne débute comme un roman initiatique assez commun – le cadre japonisant ne lui conférant pas tant de singularité que cela, même s’il n’est pas sans élégance. Dans le meilleur des cas, Émilie Querbalec chasse ici sur les terres d’Ursula K. Le Guin, et non sans habileté. Cette référence vaut sans doute aussi pour la suite, dans la confrontation du caractère « primitif » de Tasai et de Kaori avec la réalité autrement technologique des mondes du Flux – même si ce dernier apparaît bien plus menaçant que l’Ekumen…

C’est bien ce décalage qui fait la saveur du roman – et de la sorte la dimension initiatique du récit se mue, insidieusement d’abord, puis plus brutalement, en une prise de conscience quant à la nature de l’univers qui dépasse et sublime la seule quête d’identité. Mais en des termes communs ? L’expérience vécue par Kaori, si elle évoque aux lecteurs de SF la démesure intimidante et fascinante du sense of wonder, ce vertige si désirable, revêt pour elle quelque chose qui tient de la magie. Cette naïveté participe de son charme – et si l’on a pu critiquer le caractère passif de « l’héroïne » une fois Tasai abandonnée, on avouera que cela nous préserve des fâcheuses lourdeurs si communes dans les récits où figure un(e) élu(e).

Il s’agit bien d’un pur roman de science-fiction, du début à la fin – le caractère en apparence « primitif » de Tasai ne suffit certes pas à lui conférer les atours de la fantasy. Si Quitter les Monts d’Automne donne parfois l’impression de jongler entre les genres, c’est plutôt au travers d’une trame globale qui peut paraître décousue par moments – notamment lors des étapes intermédiaires du voyage spatial, quand une sorte de thriller en huis-clos se met en place. En même temps, ce caractère s’avère pertinent, quand on le lit au prisme de la dilatation spatiale et temporelle qui caractérise la deuxième moitié du roman. Et si le point final a sans doute, comme le point de départ, quelque chose de convenu, peu importe : c’est le voyage qui compte – et il est fascinant.

La plume d’Émilie Querbalec y est pour quelque chose : sans en faire trop, elle sonne juste – et parvient régulièrement à exprimer une sobriété élégante tout à fait à propos. En d’autres occasions, la justesse et la sobriété s’associent pour exprimer la douleur de Kaori avec un impact certain, qu’il s’agisse d’une mélancolie sourde s’inscrivant dans la durée, ou de la brutalité insoutenable d’une très rude scène de viol. Au-delà, cependant, il y a donc ce vertige des grands nombres, suscité et entretenu avec beaucoup d’habileté.

Quitter les Monts d’Automne n’est sans doute pas un roman parfait, mais il fonctionne remarquablement bien, surtout en ce qu’il dépasse le caractère un brin bateau de l’exposition pour convier le lecteur à participer, au côté de Kaori, à une fascinante et surprenante odyssée de l’espace, qui est en même temps, comme de juste, une aventure personnelle.

Les Villes nomades

Chez Mnémos comme en SF, on est friand des Histoires du futur. Après celles d’Heinlein, de Smith ou de Niven, l’éditeur publie celle créée par James Blish dans les années 50 et 60 à travers les quatre tomes du cycle «  Les Villes nomades ». Certains sont des fix-ups, d’autres des romans écrits d’une traite, l’un d’eux a été rédigé des années après les autres et inséré entre les deux premiers tomes de la trilogie initiale, et tous ont subi des révisions en réponse à des points soulevés par les lecteurs. Aux hommes les étoiles décrit une année 2018 où la Guerre Froide est toujours d’actualité, et où, pour combattre l’URSS, les USA se sont transformés à leur tour en un état policier et totalitaire  ; dans l’espoir de préserver la culture occidentale, une cabale initie un projet scientifique secret, notamment un « pont » dans l’atmosphère de Jupiter devant permettre de valider certaines théories alternatives. Dans Villes nomades, l’aboutissement du projet a permis, mille ans plus tard, à des villes entières de s’arracher de la surface de la Terre pour proposer leurs compétences industrielles ailleurs, sur le modèle des Okies, travailleurs migrants de l’Oklahoma des années 20 et 30. Dans La Terre est une idée, on suit les aventures intergalactiques de New York, une des plus prestigieuses de ces villes nomades, menée de main de maître par le (très asimovien) maire Amalfi. Enfin, dans Un coup de cymbales, Blish va au terme de ses 2000 ans d’Histoire future et au bout de celle de l’univers !

La préface se plaît à souligner la solidité scientifique de l’ensemble (Blish, critique à la dent dure, en reprochait l’absence à certains de ses collègues auteurs) et l’importance du cycle dans le corpus SF, quand bien même « il fait son âge ». Une solidité qu’il importe toutefois de nuancer, car ce qui n’a pas été invalidé depuis les années 50/60 est parfois employé de façon abracadabrante, notamment en cosmologie – dans le premier et le dernier roman, on a davantage du technobabillage que de la vraie science, même de son époque. Quant au statut de cycle majeur, on est loin des autres Histoires du futur, d’autant que des quatre romans, seul le troisième présente un réel intérêt. Le premier est poussif pour le peu qu’il a à raconter (qui plus est résumé en quelques paragraphes dans les autres tomes), le second est un roman d’apprentissage très (trop) classique, même si son protagoniste est attachant, et le dernier s’avère trop bancal sur le plan scientifique pour convaincre. Reste à mettre au crédit de l’ensemble un sense of wonder indéniable et un excellent troisième tome.

Le Seigneur des Empereurs

Second volet du diptyque « La Mosaïque Sarantine », Le Seigneur des empereurs fait suite à Voile vers Sarance. Il introduit un nouveau personnage, Rustem, un médecin Bassanien envoyé espionner Sarance, et qui, comme Crispin, est un autre étranger portant un regard extérieur sur les Sarantins. Un homme ordinaire évoluant, bien contre son gré, au cœur des intrigues tissées par trois femmes exceptionnelles pour s’emparer du pouvoir ou le conserver. Kay a toujours particulièrement soigné ses personnages, tout spécialement les féminins, mais il atteint sans doute ici le sommet de son art en la matière. S’il nous place au point où le paradigme bascule, où l’Histoire prend un nouveau cours, dans les pas des souverains et autres hauts personnages, il n’en oublie pas pour autant le sort des gens modestes. D’ailleurs, les scènes de plus grande envergure ne sont pas situées à la fin du roman, mais bien avant, et la conclusion met à nouveau en lumière l’art du mosaïste et celui qui lui donne vie.

La première partie (environ 240 pages) nous fait croire que le rythme restera aussi lent que dans le premier volet ; la seconde nous détrompe, faisant s’accélérer les événements et réservant au lecteur ébahi des scènes d’une intensité dramatique absolument extraordinaire. Si Voile vers Sarance pouvait laisser penser que le diptyque pouvait relever, dans un monde imaginaire où le surnaturel est réel, d’une allégorie du règne de Justinien et de Théodora, dans l’Histoire réelle, Le Seigneur des empereurs, en revanche, donne à ces personnages, ainsi qu’à l’équivalent de Bélisaire, un destin totalement inédit. Ainsi, la remarquable précision de la reconstitution de la Byzance de l’époque, jusque dans le comportement de ses souverains ou dans des citations à peine déguisées de L’Histoire secrète de Justinien, par Procope de Césarée, est mêlée à un cours de l’Histoire différent, et bien sûr à des phénomènes magiques.

Voile vers Sarance était un bon roman pour qui connaissait déjà et appréciait Kay. Le Seigneur des empereurs est d’un tout autre niveau, hissant l’ensemble du diptyque à des hauteurs vertigineuses, dignes du meilleur de sa bibliographie (qui regorge pourtant de très grands romans de fantasy historique). On ne pourra que recommander à qui veut découvrir la prose du Canadien de s’y intéresser (même s’il devra faire preuve de patience, tant la mise en place des dominos est lente – mais leur chute ébouriffante), et on conseillera même à ceux qui ne l’apprécient pas, d’habitude, de se faire violence, tant les événements d’une certaine nuit fatidique sont contés par l’auteur de manière extraordinaire, parfaitement servis par la remarquable traduction inédite de Mikael Cabon.

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