Alors là, si ce n'est pas un beau titre-programme pour une anthologie… Hein ! ? Un thème qui, choisi par Daniel Conrad (à qui nous devons déjà De minuit à minuit, autre anthologie au Fleuve Noir l'an passé), trouve sa légitimité dans la volonté du compilateur de défendre ce qu'il nomme la « littérature de l'angoisse ». Késako ? Pour résumer le point de vue théorique développé dans la préface assez brouillonne, il s'agit d'un avatar moderne du fantastique fondé sur la notion de « malaise », lequel trouve sa source dans les drames considérés comme « irrationnels » de la vie quotidienne — comprenez, ceux auxquels on préfère ne jamais penser — plutôt que dans les trucs un peu « kitsch », du style main d'écorché et revenants divers, que l'auteur classe pour leur part dans le « surnaturel ». Un sous-genre qui ne s'appelle plus dark fiction — expression dont Conrad revendique la paternité — parce que l'anglais, ça ne fait pas « politiquement correct » pour une anthologie francophone. Le recueil se veut donc, en partie au moins, le manifeste de cette nouvelle « littérature de l'angoisse ».
Or, depuis que le XVIe siècle a convenu que la femme était d'un naturel soumis aux passions et qu'Hitchcock nous a donné des sueurs froides sous une douche, le personnage féminin semble s'être imposé comme proie idéale des peurs primales. On ne peut donc que se féliciter du choix thématique de l'anthologiste, et avec une couverture dans le genre plan rapproché du Silence des Agneaux mâtiné de Seven, on se voit parti pour cinq cents pages de suspense, de psychopathes sanguinaires ou, pour le moins, de tendances schizophrènes… Alors ?
Force est de constater que cette anthologie recueille des textes pour le moins divers, de tous les genres et, aussi, de toutes les qualités. Moralité : si vous n'aimez pas l'éclectisme et que vous pensez qu'un titre-programme doit absolument être respecté à la lettre, laissez tomber. Conrad a fait le choix avoué d'accueillir des auteurs issus de toutes les tendances littéraires. D'où une diversité de genre et de style parfois extrêmes. Ainsi, un récit typiquement S-F comme « Venue d'ailleurs », de Maud Tabachnik, côtoiera « Mérélune » de Francis Berthelot, texte ressortissant davantage du merveilleux, ou bien encore « Géhenne » d'Elisabeth Vonarburg, très inspiré de Stephen King, en passant par un fantastique plus traditionnel avec « Albatros », de Patrick Eris. La cohésion du recueil en souffre évidemment, ce qui est regrettable quand on considère qu'il est censé illustrer un genre littéraire particulier. Naturellement, on arguera qu'un genre se crée à partir d'inspirations multiples. Mais là, tout de même, à ce point, ça fait un peu fouillis.
Impression foutraque qui se renforce encore lorsque l'on prend en compte l'axe thématique principal énoncé dans le sous-titre de l'antho. Pour tout dire, les nouvelles qui nous montrent des femmes dans l'angoisse, telles qu'on aurait pu les imaginer à la lecture de la quatrième de couverture, on les compte sur les doigts de la main. Il y a les textes totalement hors sujet, tel « Une Belle invention » de Bruno Léandri, nouvelle par ailleurs fort drôle qui n'est pas sans évoquer Fredric Brown. Et puis ceux, nombreux, ou la femme est en définitive plus prédatrice que victime (« Les Sœurs Ténèbres » de Châteaureynaud, qui choisit de faire des trois personnages féminins de son récits les Parques mythologiques, ou encore l'excellent « Jusqu'à ce que la haine nous réunisse » de Claude Ecken, qui attribue lui aussi à la femme le rôle démoniaque — ce qui n'empêche pas ces deux textes, en dépit de leur « perversion » du cadre revendiqué par l'antho, de s'imposer parmi les tout meilleurs du recueil).
Bon, bien sûr, un certain nombre de textes entrent tout de même dans le cadre tracé par l'anthologiste. Seulement voilà, l'angoisse des femmes est ici principalement existentielle. Si l'on excepte le très bon « Vertige », d'Anne Duguël, qui fait du stade du miroir cher à Lacan un mélange de Faust et de Dorian Gray, le reste des textes en est resté au complexe d'Œdipe, menstrues et problèmes de sexualité primaires…
Finalement, on citera tout de même trois récits qui jouent vraiment le jeu de l'angoisse. « Pussy Cat », de Nicole Caligaris, nous fait passer quelques jours de réel malaise avec son héroïne, dans une ambiance digne des romans gothiques. Un texte étrange, dont l'écriture même, torturée, exprime le trouble du personnage, et que l'on a tout intérêt à relire à la lumière de sa source d'inspiration, Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand. « Buanderie » , de Sholby qui, en dépit d'une relative « naïveté », se penche sur l'effilochement du réel, dans ce que l'on peut considérer comme une métaphore filée étendue aux proportions de la nouvelle tout entière, parcourue d'images de tissus déchirés. Enfin, « Dedans », d'Odile Massé, réexploite le thème du loup-garou dans un style kafkaïen tout à fait remarquable.
Et si l'on ajoute à cela quelques bons textes, comme « Le Casino Rouge » de Daniel Walther, « Mira Tcherbo » de Philippe Claudel — une des perles du recueil, économe dans ses moyens mais implacable dans ses effets —, ou « Rosa la rose » de Andrea H. Japp, on peut dire qu'il y a là de quoi passer de bons moments. Pourvu qu'on ne veuille pas spécialement des histoires de femmes en proie à l'angoisse et que l'on passe rapidement sur les mauvaises.
Bref, une antho très disparate mais qui a néanmoins de quoi séduire.