Connexion

Actualités

Demain, la Commune !

[Critique commune à Demain, l’écologie ! et Demain, la Commune !]

Avec ces deux nouvelles sorties, la collection « ArchéoSF » poursuit son travail, après des anthologies dédiées notamment aux uchronies (Une autre histoire du monde : 2500 ans d’uchronies) et aux révolutions (Demain, les Révolutions !). Comme son nom l’indique, l’originalité de la démarche consiste à excaver des textes d’anticipation sur des thèmes soit eux-mêmes anciens, soit actuels. Pour la Commune, il s’agit en effet d’aller dénicher des écrits postérieurs à l’événement, ayant la caractéristique de le prolonger par la réflexion et, surtout, l’imagination. Pour l’écologie en revanche, il s’agit plutôt de considérer l’enjeu environnemental contemporain à la lumière d’un temps où ces questions se formulaient à peine.

De Demain, l’écologie ! on retiendra tout particulièrement les nouvelles « La Fin du monde » de Mérinos (alias Eugène Mouton, 1872), ainsi que « Gaîtés de la semaine. Le bacille-homme » de Grosclaude (1885). La première prévoit le réchauffement climatique d’origine anthropique et annonce, sur un ton badin, la mort de la Terre. La seconde, beaucoup plus courte, se place aussi du point de vue de la planète et considère les tremblements qui la rongent comme une réaction épidermique à l’homme, ce vilain microbe (nous sommes en pleine révolution pastorienne et l’éruption du Krakatoa n’est pas un souvenir lointain). La plupart des autres textes – on ne comprend pas d’ailleurs pas très bien pourquoi en avoir choisi autant du même type – parlent de chasse, à ceci près que le chasseur tue désormais des canards ou des tigres mécaniques…

Demain, la Commune ! nous livre également quelques beaux épis, mais la moisson est somme toute frugale (pour un lecteur lambda moyennement intéressé aux spécificités de cette époque). À noter aussi qu’ici, les nouvelles sont sensiblement plus longues (d’où la taille du volume). Si on ne devait en retenir qu’un texte, ce serait sans doute la belle fable d’André Léo, « La Commune de Malenpis » (1874). Tissant sa trame sur fond de la récente Commune, l’auteur narre avec brio – et une joie communicative — l’histoire mouvementée de cette petite commune sise entre deux royaumes, qui gagne, puis perd à nouveau sa liberté.

Soyons francs : pour apprécier ces textes, il faut avoir un intérêt pour le XIXe siècle et son langage. Pour s’attacher durablement à leur lecture, il vous faudra goûter l’humour bourgeois (un bon nombre de ces nouvelles paraissent dans des revues humoristiques) et le style suranné de la France de Napoléon et des Expositions universelles. Mais si c’est le cas, alors ces deux ouvrages sont pour vous !

Le livre écorné de ma vie

« Mon nom, Thomas Cradle, n’est pas des plus répandu, mais lorsque je suis tombé sur un livre écrit par un autre Thomas Cradle alors que je consultais mes œuvres sur Amazon (un passe-temps auquel je m’adonne fréquemment, comme de nombreux auteurs), je n’y ai guère prêté attention, m’inquiétant surtout de savoir si ce Cradle nouveau et inconnu n’était pas supérieur au Cradle connu. » page 11.

Donc… un écrivain à succès, qui se présente volontiers comme riche, découvre l’existence d’un homonyme trop ressemblant qui a écrit une fantasy contemporaine, La Forêt de thé, publiée directement sous forme de livre broché. Un ouvrage qui n’a pas eu un grand succès, mais s’avère fascinant. Pour percer le secret de la forêt de thé, située dans le delta du Mékong, et comprendre Cradle 2, Cradle 1 se rend en Asie du sud-est. Là, il loue un bateau avant de rédiger une petite annonce où il propose une croisière tous frais payés contre des faveurs sexuelles régulières. Contrairement au sexpatrié lambda, il choisit parmi les candidates non pas une jeune indigène désargentée, mais une Anglaise cultivée dont la consommation quotidienne d’opium n’est pas le moindre vice. Le voyage peut commencer…

La première chose qui frappe en lisant Le Livre écorné de ma vie est son extrême richesse, les ponts qu’il tisse avec de très nombreuses œuvres, Au cœur des ténèbres / Apocalypse now bien entendu, mais aussi certains romans de Stephen King et d’Ernest Hemingway. Cradle (le berceau, en français) ne remonte pas un fleuve vers sa source, il le descend comme on descend aux enfers. Contrairement à la plupart des occidentaux qui visitent l’Asie du sud-est, rien ne le fascine sur place : ni les gens ni leur histoire ni leur culture. D’une certaine façon, il ne s’intéresse qu’à lui-même, à son succès et à son pénis, révélant par ce biais ce qu’il apporte au monde et surtout ce qu’il lui retire. Avec son argent, son pouvoir, son ego, sa libido, il vide l’âme d’une géographie magnifique. Et c’est sans doute là que bat le cœur du texte, Thomas Cradle est corrompu, toxique. Il endommage (au mieux) tout ce qu’il touche, mais il est aussi en quête d’une épiphanie.

Le lecteur qui acceptera d’accompagner ce personnage abject dans un sud-est asiatique qui n’est pas le nôtre sera grandement récompensé. Le Livre écorné de ma vie est un texte brutal et virtuose. Sa métaphysique hante longtemps.

Si ça saigne

Pour les (deux ou trois) lecteurs et lectrices ne connaissant pas encore Stephen King, sans doute Si ça saigne fera office d’éclairante introduction à l’œuvre du maître de Bangor. Cette réunion de quatre longues nouvelles – celle donnant son titre au recueil frisant même la novella – constitue en effet une idéale synthèse des personnages et thèmes chers à King.

Le récit liminaire, « Le Téléphone de M. Harrigan », a pour protagonistes un jeune garçon prénommé Craig et un homme âgé du nom de Harrigan. Vivant dans un de ces recoins des États-Unis épicentres de la topographie kingienne, le duo ainsi formé fait écho à nombre d’autres imaginés par l’écrivain. Fruit du hasard – voisin de Harrigan, Craig gagne un peu d’argent de poche en lui faisant la lecture –, cette relation se mue au fil du temps en une sorte d’amitié teintée d’une dimension grand-paternelle. Celle-ci évoque le lien à la fois affectif et initiatique forgé par Danny et Hallorann dans Shining, ou bien encore celui réunissant Bobby et Brautigan dans la nouvelle« Crapules de bas étage en manteau jaune » ( Cœurs perdus en Atlantide). Nimbé par ailleurs d’une confuse et inquiétante dureté qu’éclairera le basculement du récit dans le fantastique, ce motif du vieil homme et l’enfant renvoie aux déclinaisons plus sombres qu’en a faites King. Comme dans la novella «  Un élève doué » (Différentes saisons) ou dans le récent Revival. À l’instar de ce roman, la nouvelle fait de la mort et de sa non acceptation son thème central, tout en conférant une fonction surnaturelle au téléphone de M. Harrigan. Cet ensorcellement d’un banal smartphone ancre un peu plus « Le téléphone de M. Harrigan » dans la mythologie de son auteur, riche en objets du quotidien possédés par une force surnaturelle (« La Presseuse » dans Danse macabre, Christine, etc.)

Combinant avec succès une caractérisation des personnages tout en humanité et une narration allant impeccablement crescendo (ces deux fondements de l’art kingien), « Le Téléphone de M. Harrigan » compte parmi les meilleurs textes du recueil. S’y joint « Rat », une nouvelle mettant en scène une autre figure récurrente chez King : celle de l’écrivain en proie aux affres de la création. L’histoire de Drew Larson, un auteur au succès aussi modeste que passé parti chercher l’inspiration dans un chalet de montagne, s’inscrit dans la lignée de Shining et autre Misery. À peine moins névrotique que le Jack Torrance du premier, Drew va faire dans sa retraite montagnarde la rencontre d’une très singulière sorte de muse, aussi inquiétante que la Annie de Misery. Et l’on pourrait encore ajouter à ces échos internes à l’œuvre de King le motif de la catastrophe climatique renvoyant – dans des proportions ici certes plus modestes – à La Tempête du siècle, ainsi que celui de l’animal diabolique. Le rat se substituant ici au chat de Simetierre, comme semble malicieusement le suggérer la couverture du recueil…

Mais si ce recueil réunit deux beaux échantillons de la matière kingienne, il en comprend aussi de bien moins brillants. Les poussifs « La vie de Chuck » et « Si ça saigne » rappellent en effet que le très prolifique King ne frappe pas toujours juste. Notamment lorsqu’il s’éloigne par trop du fantastique – sa terre d’élection, celle en laquelle il est un maître définitif – pour s’essayer à un semblant de littérature blanche (« La Vie de Chuck ») ou policière (« Si ça saigne »).

À moitié convaincant, Si ça saigne n’en reflète somme toute que mieux les contours d’une œuvre essentielle, bien qu’oscillant entre ombres et lumières littéraires.

Dernières nouvelles et autres nouvelles

« La mort… Connais pas ! » : voici sans doute l’avis le plus courant quant à la grande faucheuse dans notre monde occidental. En ces temps pandémiques, certains semblent même en nier jusqu’à la réalité…

Et pourtant, la mort existe ainsi que le rappellent les trois textes ouvrant Dernières nouvelles et autres nouvelles. Appartenant aux rares récits non fantastiques d’un recueil relevant pour l’essentiel de ce genre, ce triptyque évoque le passage d’un correspondant de guerre étasunien à Sarajevo durant et après le siège. S’y déploie la peinture d’abord pointilliste puis se muant en fresque d’une condition humaine fondamentalement définie par sa mortalité. « N’oublie pas que tu vas mourir… » rappelle ainsi d’emblée William T. Vollmann à ses lecteurs et lectrices, à qui il affirme ensuite l’impossibilité de se jouer de pareille issue. « Le Trésor de Jovo Cirtovich », première incursion du volume dans le surnaturel, met ensuite en scène un riche marchand de Trieste au xviiie siècle s’essayant vainement à conjurer la mort à l’aide (entre autres artefacts occultes) d’un très prodigieux médaillon. Une aventure dont Vollmann restitue la folie obsessionnelle par une écriture envoûtante, agrégeant selon une manière qui lui est propre érudition extrême et poésie visionnaire. Sertissant l’ensemble dans l’écrin d’un conte, « Le Trésor de Jovo Cirtovich » dépeint l’éphémère grandeur puis l’inexorable déchéance d’un homme qui crut possible de se rendre maître de la mort, en en perçant le secret.

Véritable équivalent littéraire du motif iconographique de la danse macabre, Dernières nouvelles… ne fait cependant pas uniquement office de fascinant memento mori. Car l’on ne se contente pas d’y parler de la mort, on y parle avec les morts. Hantés qu’ils sont au sens le plus fantastique du terme, ces récits ont le plus souvent pour protagonistes fantômes et autres morts-vivants. Les uns sont à peine ectoplasmiques, tel l’évanescent « Fantôme des tranchées », diluant sa spectrale présence à travers quelques-uns des champs de bataille du Siècle des extrêmes européen. D’autres trouvent à s’incarner au travers de divers états de la matière. Dernières nouvelles… compte son lot de zombies, arrachant leurs chairs putréfiées de l’humus d’une nécropole de la Mitteleuropa passée (« La Promesse du juge ») ou d’un cimetière des actuels États-Unis (« Quand nous avions dix-sept ans »). Autant de corps décomposés auxquels s’ajoute celui fait de bronze du défunt écrivain Domenico Rossetti De Scander, parcourant grâce à sa statue la Trieste contemporaine (« Déesse chatte »). Et ce ne sont là que quelques-uns des non-morts qu’amènent à croiser ces Dernières nouvelles…, redessinant le monde à l’aune d’une topographie fantomatique faisant se côtoyer les Balkans et l’Amérique centrale, la Scandinavie et l’Extrême-Orient.

Revisitant par ailleurs les périodes les plus diverses, ces nombreuses rencontres avec les (pas tout à fait) disparus sont – fantastique oblige — frappées du sceau formel et narratif de l’extraordinaire. Mais le plus surprenant à leur propos tient peut-être au fait qu’elles font à chaque fois la preuve que les morts aident en réalité à vivre. Se faisant les révélateurs d’épisodes oubliés de l’Histoire ou bien encore de pans refoulés de nos psychés, les fantômes de Vollmann sont autant de guides pour les vivants. Du moins lorsque ces derniers ne vivent ni dans l’ignorance, ni dans le déni de la mort. Tandis que nous voici dans l’an II de la pandémie, Dernières nouvelles… s’impose comme un vade-mecum aussi fascinant que fructueux.

Ormeshadow

L’un des textes les plus longs de la collection « Une heure-lumière » est paradoxalement l’un de ceux qui laissent le moins place à l’Imaginaire. Ormeshadow nous emmène en Angleterre, sous le règne de Victoria, et nous parle de dragon… N’y cherchez pas pour autant un récit steampunk, fantastique ou de la fantasy épique, comme nombre de récits d’Imaginaire se situant à cette époque. Ce court roman naturaliste qui tient plus de Charles Dickens ou de Jane Austen que des œuvres de J.R.R. Tolkien (malgré une certaine parenté pastorale) ou de Bram Stoker. Au début de l’histoire, le jeune Gideon Belman doit quitter la ville de Bath avec ses parents, ruinés, pour rejoindre la ferme familiale. Là, il découvrira son oncle tyran domestique – jaloux de son jeune frère et sa famille. Là, il découvrira peu à peu la cruauté d’une existence rustique et du déclassement, et surtout la façon dont les relations empoisonnées entre les adultes peuvent « désaxer les enfants » à coup d’indifférence et de mauvais traitement. Ses seuls instants de joie seront les balades sur la colline de l’Orme avec son père, les légendes que celui-ci lui raconte sur l’origine draconique du promontoire et les trésors qu’il recèle. Las, le père disparaît et la situation de Gideon s’aggrave, jusqu’au dénouement féérique final.

Dans Ormeshadow, Priya Sharma ne s’inspire pas du réalisme magique comme a pu le faire Gabriel Garcia Marquez ou Isabel Allende. Après avoir posé des bribes, présentées comme des contes pour enfants, elle fait appel à une petite touche d’imaginaire à la toute fin de son récit. Peut-être pour offrir un peu de rêve à son lecteur ? Ormeshadow fait en effet partie de ces romans où, à l’aide de peu de mots, l’autrice dépeint la maltraitance des femmes et des enfants, mais également le carcan social d’une époque. Elle dépeint la façon dont la jalousie, l’absolutisme patriarcal et la naïveté vont de génération en génération détruire peu à peu les corps et les âmes d’une famille entière. Son écriture simple, mais précieuse, à l’image de Gideon et son père John Belman, ensorcèle dès la première page et ne lâche plus le lecteur jusqu’à la dernière. Un exercice de style plus que réussi, mais à la limite du hors-genre – ce qui ne l’a pas empêché de rafler les prix Shirley Jackson et British Fantasy… Et si Ormeshadow était l’un des textes choisis pour infiltrer « Une-heure-lumière » dans la bibliothèque d’un public qui ne jure que par la littérature blanche ?

Cyberpunk’s not dead

Qu’est-ce que le cyberpunk ? Que nous dit ce courant né au début des années 80 sur le futur qu’il rêvait ou cauchemardait, et sur notre époque actuelle ? À lire le sous-titre de ce nouvel essai, «Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et posthumanité », on pourrait espérer que Cyberpunk’s Not Dead réponde à ces deux questions.

À la première, Yannick Rumpala choisit de concentrer son étude sur le cyberpunk littéraire, majoritairement tel qu’il est paru entre 1981 et la nouvelle « Johnny Mnemonic » de William Gibson, et 1993 avec le roman Les Synthérétiques de Pat Cardigan. S’y ajoutent deux exceptions spatio-temporelles : Inner City (1996) du Français Jean-Marc Ligny, et Moxyland (2008) de la Sud-Africaine Lauren Beukes. En se recentrant sur l’Amérique du Nord blanche, ce choix de corpus écarte tout un pan d’interrogations presque mystiques sur l’interaction homme-machine tels que décrit dansBlade Runner au cinéma, les franchises Ghost in the Shell, Gunnm et bien d’autres.

Le problème est que Yannick Rumpala ne répond pas réellement à la question sur la partie « Laboratoire du futur ». Son livre aborde le cyberpunk sous cinq angles différents (l’informatique et le code, l’économie à travers le capitalisme et les corporations, l’urbanisme décrit, tant réel que virtuel, les modifications corporelles et le rôle de l’humain) et l’exercice s’apparente le plus souvent à un commentaire comparé des textes choisis, avec des liens plus que ténus de la réalité qui a inspiré les différents auteurs (hormis la fascination de William Gibson pour les joueurs en salle d’arcade assez souvent répétée). Les quelques allusions (impression 3D de prothèses vue par le prisme des fab-labs et non de la pratique hospitalière, notamment pour la préparation de chirurgie complexe, Uber, Deliveroo and co, pilotés par algorithme) sont mentionnées en une ligne ou deux avant d’être rapidement évacuées pour revenir à l’analyse de texte pure. Et pourtant, de la cyberguerre entre États et entreprises à coup de pirates informatiques (ou cowboys tel que Gibson les appelle dans Neuromancien), à l’aliénation de l’être humain par addiction à la technologie et par l’existence de toute une économie du clic et celle de l’attention générée par les réseaux sociaux, sans oublier les craintes d’un remplacement de l’homme par le robot ou l’IA, il y avait de nombreux sujets abordés dans le pan du cyberpunk choisi par Yannick Rumpala qui se sont matérialisés ou, au contraire ont été largement détournés, dans notre XXIe siècle.

Après avoir refermé ses 256 pages, Cyberpunk’s Not Dead donne l’impression d’être un essai, certes étayé et documenté, mais datant de la fin des années 90 – comme le sujet qu’il traite. Ce qui, pour la première fois dans la collection « Parallaxe », pourrait bien frustrer le lecteur.

Comment écrire de la fiction ?

Écrivain spécialiste du genre, (on pense à sa saga de fantasy des « Dieux sauvages », en cours de publication), Lionel Davoust enseigne aussi la narration et l’écriture et co-anime le podcast Procrastination dédié à l’écriture. C’est donc tout naturellement qu’il signe, pour le premier ouvrage hors fiction des jeunes éditions Argyll, un livre consacré à l’écriture de fiction.

À qui s’adresse-t-il ? En théorie, aux plumes novices qui rêvent de coucher sur le papier leurs histoires, mais qui ne savent pas comment s’y prendre. En pratique, tout le monde pourra en retirer quelque chose. Les vieux de la vieille de l’écriture fictionnelle y trouveront peut-être une astuce par-ci, un truc par-là, ou une occasion de secouer la tête en se disant « mais non mon p’tit Lionel, tu te goures, moi je fais plutôt… », voir un peu des trois. Les simples lecteurs, eux, y découvriront les coulisses d’un processus de fabrication des romans, tout en s’amusant beaucoup au long des pages.

Attention : Comment écrire de la fiction n’est pas une thèse de littérature comparée, ni un manuel du type recette de cuisine. Il s’agit plus d’un cours magistral, délivré à l’écrit, par un professeur qui connaît suffisamment son domaine pour prendre par la main ses élèves et les rassurer tout en leur inculquant les principes de base, comme savoir construire son histoire et la terminer. Le tout en agrémentant son propos d’exemples venus des quatre coins du monde littéraire (y compris Cinquante nuances de Grey) ou cinématographique, voire géographique. Ainsi, l’image de la circulation automobile dans Montpellier pour illustrer les errements de l’auteur se laissant porter par son histoire est particulièrement parlante pour qui connaît le dédale mouvant de la métropole héraultaise. Et il répond au passage au mystère de la douche, à savoir pourquoi les idées géniales apparaissent toujours au moment des ablutions quand personne n’a de carnet ou de dictaphone sous la main pour les noter. Le tout avec de nombreuses notes de bas de page, parfois drôles, et un ton très vivant, quitte à bousculer l’écrivain débutant qui le lirait. Une approche pragmatique, en somme, mais ô combien utile.

Les Fabricants de rêves

Aujourd’hui plus connu comme auteur de polars (Prix du quai des Orfèvres 2010 pour Au pays des ombres), Gilles Bergal, alias Gilbert Gallerne, œuvrait déjà dans les années 1980 en tant qu’auteur de SF (un peu – notamment sous le pseudonyme de Milan), de terreur (pas mal), de gore (si !) et déjà de thrillers, mais hantait aussi les conventions et festivals pour recueillir les propos de ses collègues, s’intéressant plus particulièrement au métier d’écrivain, à ses joies et à ses vicissitudes.

Ce livre reprend des interviews réalisées entre 1981 et 1985, pour la plupart lors du Festival de Metz, dont certaines furent publiées dans des revues et des fanzines de l’époque. On y retrouve des grands maîtres anglo-saxons et francophones, des écrivains en devenir – dont certains, hélas, se révélèrent des feux de paille –, et l’ensemble constitue une photographie – à signaler que chaque écrivain a droit à sa photo, une initiative bien inspirée – de « l’état de l’art » tel qu’il se présentait à cette époque.

Bref, une sorte de capsule temporelle, avec un fort parfum de nostalgie pour un temps où tout semblait possible.

Quel intérêt alors pour le lecteur d’aujourd’hui ?

Il est double. Primo, ce livre témoigne d’un frémissement, d’un basculement perceptible qui ouvrait de grands espoirs pour la littérature d’horreur et de suspense. Secundo, il rend compte de la situation de divers auteurs sur lesquels on plaçait de grands espoirs et permet, avec le recul, de faire un bilan parfois douloureux mais toujours lucide.

Cerise sur le gâteau : Bergal a choisi ses questions pour amener ses interlocuteurs à parler de leur métier avant tout, passant le plus souvent sur le côté autobiographique cher à un Richard Comballot pour creuser la question des méthodes de travail, des relations avec le cinéma et autres média. De ce point de vue, c’est passionnant et – hélas – toujours d’actualité.

Par ailleurs, comme ces entretiens étaient pour la plupart destinés à paraître dans des revues grand public – Fantastik, Ère comprimée –, Bergal savait qu’il s’adressait avant tout à des profanes, et donc n’hésitait pas à poser des questions banales pour l’édification des foules. Par conséquent, le lecteur d’aujourd’hui, qui ne connaît pas nécessairement les auteurs interviewés, est pris par la main et ne peut que sortir édifié de la lecture de ce livre.

Résultat : une photographie du genre SF/fantasy/fantastique au début des années 1980, parfois brute de décoffrage. Un regret : l’absence de mise à jour genre « que sont-ils devenus ? » faisant le point sur les projets et les espoirs des divers interviewés. Et je ne parlerai pas de la relecture hasardeuse et des nombreuses coquilles pour ne pas décourager les bonnes volontés (1).

Notes :
Bonnes volontés qui se procureront le présent ouvrage directement via le site de Rivière Blanche, l’éditeur n’étant pas distribué en librairies, ni même, semble-t-il, sur l’amazon… [NdRC]

Les Tambours du dieu noir

Phenderson Djèli Clark arrive en France auréolé d’un prix Nebula de la meilleure nouvelle (pour « The secretLife of the nine negro teeth of George Washington ») et de pas loin de 20 nominations aux principales récompenses américaines ces cinq dernières années. Et à la lecture des Tambours du dieu noir, qui réunit la novella éponyme et une autre nouvelle, on lui reconnaîtra très volontiers un talent certain.

À mi-chemin entre urban fantasy et steampunk, Les Tambours du dieu noir se déroule en 1880 à la Nouvelle-Orléans, dans une Amérique qui n’a pas survécu à sa guerre civile. On y suit Jacqueline « la Vrille », une gamine des rues de 13 ans, aussi débrouillarde que tête à claques, qui découvre par hasard qu’un complot menace la cité et ses habitants. Avec l’aide de quelques personnages locaux hauts en couleurs – une capitaine de dirigeable haïtienne, une paire de nonnes et une enfant sauvage –, elle devra faire en sorte qu’une puissante magie ne tombe pas entre de mauvaises mains.

P. Djèli Clark met en scène un casting presque exclusivement féminin dans une aventure fort bien rythmée, et plonge le lecteur au cœur d’une Louisiane bouillonnante de vie et de dangers, dont il rend à merveille toute la richesse et l’exubérance. En puisant dans les mythes et traditions haïtiennes, il confère à son univers une originalité bienvenue et fait de ce texte une lecture tout à fait réjouissante.

« L’Étrange affaire du djinn du Caire » qui lui succède est presque aussi réussie. L’action se déroule un continent plus loin et quarante ans plus tard. Fatma El-Sha’Arawi, agente spéciale du ministère égyptien de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités surnaturelles, est chargée d’enquêter sur la mort suspecte d’un djinn. On retrouve ici la même énergie et le même dépaysement que dans le texte précédent, et un personnage principal tout aussi attachant. Tout au plus pourra-t-on regretter que l’action apparaisse un peu trop précipitée, les pièces du puzzle s’emboîtent un peu trop facilement. On aimerait se laisser transporter plus longtemps par les univers de P. Djèli Clark, distrayants au possible. Ça tombe bien, au moment où vous lirez ces lignes, L’Atalante aura publié son deuxième livre, Le Mystère du tramway hanté.

Pourquoi l’Amérique ?

Des deux côtés de l’Atlantique, la science-fiction n’en finit plus de contaminer la littérature générale. Dernier exemple en date : Pourquoi l’Amérique, recueil de treize nouvelles dans lequel Matthew Baker met en scène des sociétés en apparence proches de la nôtre mais qui s’en distinguent par au moins un élément significatif : un monde surpeuplé où les vieux sont invités à se suicider pour céder leur place aux jeunes, un autre où la surconsommation est une tare sociale inacceptable, un troisième où les prostitué(e)s ont le statut de véritables artistes, etc. Le ton varie beaucoup, allant de la franche comédie (« Pourquoi l’Amérique », qui voit une petite ville américaine faire sécession et réformer ses lois) à la tragédie (« Les âmes perdues » et ses enfants inexplicablement mort-nés).

Pour un lecteur de SF lambda, la plupart de ces textes ne se distinguent pas vraiment par leur originalité, et Matthew Baker donne parfois l’impression de vouloir réinventer la roue. Difficile à la lecture de « Le Sponsor », dans lequel les marques commerciales sont omniprésentes dans la vie de ses protagonistes, de ne pas comparer son traitement somm toute très prévisible à celui de quelques classiques, Planète à Gogos de Pohl et Kornbluth en tête. Même chose lorsque, dans « À lire en sens inverse », il raconte l’histoire d’un homme, de sa mort à sa naissance, dans un univers où le cours du temps est inversé.

De manière générale, Matthew Baker s’interroge moins sur l’avenir de la société américaine que sur son présent. Parfois ça fonctionne fort bien, comme dans « Apparition », où pour parler xénophobie et immi-
gration il imagine que des foules entières d’êtres humains surgissent de nulle part un peu partout dans le pays. D’autres fois il se plante lourdement, en particulier dans «  Une sale journée en Utopie », où pour dénoncer les violences faites aux femmes l’auteur tient un discours aussi outrancier que caricatural et imagine une société féminine qui, en matière de cruauté et de cynisme, parvient à être pire que la nôtre.

Là où Matthew Baker excelle en revanche, c’est pour nous faire percevoir l’intimité de ses personnages. Ils sont souvent gauches, décalés, mal dans leur peau et dans leur société. Dans ce registre, la plus belle réussite est sans doute « La Transition », texte dans lequel un jeune homme souhaite se faire numériser pour se débarrasser de son corps, suscitant l’incompréhension et la colère de sa famille. Une fois évacués tous les arguments prévisibles dans ce type de débat, reste au final les émotions et les souffrances de chacun, et la capacité ou non d’accepter l’autre tel qu’il est. De la science-fiction à conseiller à ceux qui n’aiment pas la science-fiction ?

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug