Sur sa faim. Voilà comment on est en sortant du roman de Banker, Le Prince d'Ayodiâ. Vous me direz que c'est un peu normal, puisqu'il s'agit du premier volet d'une saga qui doit en comporter sept. Pourtant, entre nous, cela n'explique pas tout…
Le projet de Banker est à la fois vaste et ambitieux : il s'agit de réécrire la geste de Râma, l'un des héros du florissant panthéon hindou. C'est l'une des trois grandes épopées indiennes, relatant comment Vishnou, incarné dans son avatar le prince Râma, vainc le démon Râvana pour sauver l'ordre cosmique. Evidemment, on pense immédiatement au roman de Silverberg, Gilgamesh, roi d'Ourouk, qui s'attaquait au mythe fondateur mésopotamien. Ce n'est pas le seul du genre, certes, mais c'est sans doute celui dont le projet est le plus proche. Ça fait un sacré prédécesseur. Et n'est pas Robert Silverberg qui veut, surtout quand on commence à parler écriture de mythes…
L'histoire est donc celle du jeune prince, évidemment doté de toutes les qualités possibles, et de sa lutte contre les forces du Mal pour sauver le monde, et particulièrement sa cité d'Ayodiâ. Ce premier tome est celui de sa première mission : permettre au brahmârishi Visvâmitra, le plus puissant brahmane de son temps, d'accomplir son « yajna » en protégeant son « ashram » (son ermitage) des « râksasha » (les démons) qui pourraient l'attaquer durant cette longue cérémonie. Malheureusement, le danger de l'entreprise est grand car cela suppose de débarrasser la forêt maudite, la « Bayanak-Van », des démons qui y ont élu domicile. Mission quasi impossible pour le jeune homme de quinze ans, et l'un de ses frères qui a tenu à l'accompagner.
Là, il faut digérer le « merveilleux » propre aux « récits mythiques », parce que l'auteur ne nous en fait pas grâce. À grands coups de mantras inculqués aux jeunes garçons en un éclair par Visvâmitra, ils deviennent capables de lutter contre des centaines de démons que des armées entières ne sauraient vaincre… On adhère ou pas : personnellement, j'avoue qu'on frôle souvent la caricature. Notez : c'est un mythe… Mais bon, sur la couverture, c'est écrit « Fantasy »… Et j'ai revérifié : c'est pas du Pratchett. Il faut donc bien tout prendre au premier degré. Alors bon, le gars qui déracine un arbre pour en faire un pont à la force des bras, euh… comment dire… c'est, euh… un peu tape-à-l'œil, quoi… D'autant que l'œuvre se veut une « réécriture moderne » du Râmâyana. En fait de réécriture moderne, on parlerait plus justement d'une « traduction/adaptation romancée » du mythe. Parce que rayon modernité, c'est « Waterloo, morne plaine ». Ne cherchez pas un brin de S-F là-dedans. C'est là qu'on se dit que Silverberg… Et même si l'on se tient à la stricte fantasy à la Tolkien, on a l'impression que le sujet résiste à l'adaptation, que la sauce ne prend pas. Bref, on reste dans le mythe, point.
C'est dommage, parce que le roman commence magnifiquement bien : Banker nous tient plus de 300 pages sur une demi-journée sans qu'à un moment on se lasse. C'est balzacien, c'est tolkienien, c'est herbertien… Bref, c'est fait avec maîtrise et élégance, et ça vous emporte dans Ayodiâ sans que vous le sentiez. Il faut reconnaître à Banker un talent de conteur et de peintre assez rare, et on le sent extrêmement amoureux de son sujet. Il ne décrit pas Ayodiâ, il en est un habitant ; il ne raconte pas les intrigues du palais, il les vit avec ses héros.
Le récit s'ouvre sur un cauchemar prophétique de Râma, à qui les démons annoncent la chute d'Ayodiâ. Le matin qui suit constitue un nœud gordien pour les héros, qui voient tous leur existence bouleversée. Depuis une vingtaine d'années, le royaume est en paix, il prospère… Mais le Maharadja Dasaratha est incurablement malade. Il le sait. Il a soixante ans, trois épouses et quatre fils. C'est lui qui a triomphé, à la fin de la dernière guerre, des démons, et il tient à la paix plus que tout. Son règne est celui de la sagesse, de la prospérité et de la sécurité. Ce matin-là, il retourne vers sa première épouse, Kausalyâ, la mère de Râma, après l'avoir délaissée quinze années durant au profit de sa seconde épouse. Il lui annonce qu'il couronnera roi leur fils le jour de son seizième anniversaire, soit quinze jours plus tard, car le fardeau du pouvoir lui est devenu trop lourd. Le problème est que sa seconde épouse, ancienne princesse guerrière, personnage hautement antipathique, mais qui suscite néanmoins la compassion, n'admet pas que son propre fils soit écarté du trône. Soumise entièrement à l'influence de son ancienne nourrice — une vieille sorcière bossue vouée à Râvana, le dieu à dix têtes qui règne sur le monde des démons, Endash —, elle accumule les esclandres. C'est également un jour particulier pour les Ayodiens : on célèbre le premier jour d'Hôli, une fête de sept jours marquant l'arrivée du printemps, qui rassemble des populations venues de tout le royaume.
C'est le jour que choisi Visvâmistra pour rompre un isolement de plus de deux cents ans et venir réclamer son « guru-daksinâ » : le droit, pour un brahmane, de faire appel aux Kshatrya (les guerriers) et le devoir pour eux d'accéder à cette demande, quelle qu'elle soit. En l'occurrence, emmener Râma en mission (la fameuse évoquée plus haut). Mais il est aussi porteur de dramatiques nouvelles : les démons, qui depuis vingt-deux ans ne se sont pas manifestés, après avoir été repoussés par les forces ayodiennes jusque dans les régions infernales, ont préparé leur revanche. La guerre est imminente, et elle sera décisive pour l'univers entier. Après moult négociations et consultation du peuple, son « guru-daksinâ » est accepté, au grand désespoir du Mahradja.
À partir de là, deux fils romanesques s'entrecroisent, dans lesquels le temps ne va pas à la même vitesse : d'une part, à Ayodiâ, les évènements sont toujours aussi abondants et le temps s'étire. On est à peine au soir de la première journée quand le premier volet se termine… Malgré cette apparente lenteur, jamais on ne s'ennuie : bien au contraire, le suspense est parfaitement maintenu. D'autre part, pour le sage et ses deux guerriers, plus d'une semaine va passer, avec une ellipse temporelle de six jours… Et ce qui se passe est d'un « convenu » absolu : le prince ne peut que gagner contre les démons, le suspense est inexistant. C'est l'une des raisons pour lesquelles on reste sur sa faim : on a nettement l'impression que le récit de « l'accomplissement » de la mission — elle semblait pourtant si périlleuse — est trop bref, comme bâclé, relégué au rang d'épisode secondaire, au profit de moments descriptifs, d'analyses psychologiques ou d'histoires mythiques racontées aux jeunes garçons. Quant à la cérémonie si importante du brahmane, on n'en aura aucun détail. Il y a un réel déséquilibre entre ce qui est supposé au départ, à savoir que cette mission va être le noyau de l'œuvre, et la manière dont l'auteur la traite. Pas glop…
La seconde source de frustration, c'est que l'on a du mal à « digérer » l'univers de Râma. Banker utilise à profusion les mots indiens. Treize pages de glossaire, et encore, certains mantras ne sont pas traduits… Du coup, la lecture devient parfois pénible. À contrario de certains récits dans lesquels les mots « exotiques » ou inventés aident au réalisme et à la mise en confiance du lecteur, ici, on a l'impression de rester à la porte d'un monde étranger. Dans les premières pages, on imagine pourtant que le côté « couleur locale » nous permettra de nous familiariser avec l'univers romanesque. Mais rapidement, on se sent presque l'envie d'apprendre le sanskrit, l'hindou, et de s'initier à la culture locale avant de continuer à lire. Pas glop pas glop…
Qu'on se rassure tout de même : on reste aussi sur sa faim, surtout, parce que l'on voudrait bien la suite ! Tant pour le suspense que pour le talent d'écrivain de Banker. La structure romanesque, qui fait toujours alterner au moins deux fils de récits différents, est une impressionnante mécanique de précision. Tout est pesé, articulé avec soin, bref, l'auteur force l'admiration. Il génère véritablement un flot d'écriture parfaitement contrôlé, ayant son rythme propre, comme les strophes d'un poème épique. En bref, c'est à lire, autant pour apprécier un beau texte que parce qu'il nous donne l'envie de découvrir une culture autre. Et de revenir au mythe source pour mieux comprendre les nuances de sa réécriture. En outre, Banker sait donner vie à des héros bien construits, crédibles, et toujours fascinants, tant dans leurs qualités que dans leurs faiblesses, souvent poignantes plus que révoltantes. Aucun personnage n'est jamais négligé : tous ceux que l'on rencontre prennent corps, dans leurs diversités, et nous interpellent. Un beau roman, donc, dont on espère ardemment que les tomes suivants ne se feront pas trop attendre. Faites de la place sur vos étagères…