Gnomon
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Gnomon : « qui est dans la connaissance ». Le titre dit l’ambition de l’auteur : accomplir une œuvre totale. Et il y a de ça dans ce pavé découpé en deux tomes qui pèsent au total près de mille pages, brassant et accumulant les thèmes sans jamais perdre de vue, malgré des digressions multiples, sa proposition initiale. Car Gnomon est d’abord un roman policier, un bon polar cyberpunk qui sort à jets savamment orchestrés d’une plume que se disputent Agatha Christie, Georges Orwell et Jean Baudrillard : un « Masque » pour amateurs de cadavres exquis et d’énigmes technophiles qui ne livrent leur vérité qu’à l’ultime rebondissement d’une enquête allant, entre duplicités et faux-semblants, rêve et réalité truquée, train d’enfer dans un Londres futuriste voué au bien commun, à la sécurité, à la transparence.
C’est que le paysage sociétal de la perfide Albion a bien changé. Exit la monarchie constitutionnelle parlementaire. À la place, le Système, sorte de logiciel de gouvernance, a remis le citoyen au centre de la vie politique et institutionnelle en l’incitant (comprendre : en l’obligeant) à consacrer un certain temps de cerveau disponible à voter sur tous les sujets, majeurs ou insignifiants, qui permettent le fonctionnement normal de la nation ainsi que de faire prospérer une certaine idée de liberté et de la justice.
Tout cela sous la surveillance constante du Témoin. Émanation du Big Brother d’Orwell, le Témoin est cette interface omnisciente qui utilise la totalité des ressources en caméras, objets connectés et données numériques de Grande-Bretagne pour épier la population, punir ou (mieux) prévenir les crimes, et souvent même coacher les individus à leur demande. Sous sa couverture de polar, Gnomon est aussi un grand roman d’espionnage à la John Le Carré, où l’espion est la société elle-même.
Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Pourtant, quelques citoyens suspects ne s’épanouissent guère dans cet idéal de démocratie directe pilotée par les algorithmes, et se font un malin plaisir à dissimuler leurs activités subversives aux yeux – pourtant kaléidoscopiques – des autorités. Reste que le Témoin, pour adoucir les mœurs et normaliser les comportements, dispose d’une méthode d’interrogatoire sous forme de lecture mentale, d’où les indociles ressortent légèrement reprogrammés, plus doux que des agneaux. Enfin, quand l’animal humain se révèle vraiment trop sauvage ou trop étrange, « les inspecteurs sont là, médiateurs-procurateurs de l’État de surveillance ».
Mais voilà qu’advient l’improbable : la dissidente Diana Hunter, auteur de livres devenus introuvables et objet de culte auprès d’une petite communauté d’érudits et de libres penseurs, meurt au cours d’une séance de lecture mentale. L’inspectrice d’investigation Mielikki Neith, secondée par le Témoin lui-même (dans le rôle d’un Dr Watson électronique), se voit priée par le Système de découvrir au plus vite la cause de cette défaillance, d’identifier les vices de procédure, voire d’en désigner les responsables éventuels, et surtout d’expliquer comment Hunter, avant de se débrancher, a pu faire échec à la question du Témoin. Celui-ci est censé être parfait ; s’il n’est plus infaillible ou même compromis, alors tout l’édifice menace de s’effondrer…
En s’injectant dans le cerveau la mémoire de la victime, afin de revivre la séance d’interrogatoire fatale, Mielikki ne soupçonne pas un instant que son enquête, et peut-être même son existence, viennent de lui échapper. Car au lieu de lire les souvenirs de l’écrivaine, c’est à ceux d’un requin grec de la finance qu’elle se trouve confrontée, avant de devoir revivre tour à tour l’histoire d’une alchimiste éplorée du bas-empire romain, d’un peintre éthiopien réfugié à Londres, et d’un être aussi mystérieux que tout-puissant, toutes personnalités présentant de troublantes similitudes mais derrière lesquelles la véritable Diana Hunter reste insaisissable. Au fil d’une traque labyrinthique, conduite comme une descente aux Enfers et scandée par les appels de plus en plus pressants de ces vies imaginaires qui se répondent comme des miroirs, l’inspectrice va progressivement perdre ses dernières illusions et se rapprocher d’un noyau d’indicible.
Gnomon est un roman hénaurme, un voyage dans l’imaginaire nourri par une vaste érudition, qui menace souvent de s’effondrer sous le poids de ses références littéraires et cinématographiques, mais parvient de justesse à les incorporer pour maintenir un certain équilibre. Au-delà des Foucault, Jung, Dick, Gibson, on confesse avoir beaucoup pensé à certains livres de Dantec, dont Gnomon partage les boursouflures et un certain verbiage, mais aussi cette façon radicale de sublimer les genres : de la science-fiction à la science de la fiction, le verbe de l’apocatastase – c’est-à-dire du recommencement – rejoint le mot de la fin dans une malicieuse parabole où est réaffirmé le pouvoir de la littérature.