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La Stratégie Ender

Avec la réédition du chef-d’œuvre d’Orson Scott Card La Stratégie Ender (1985, prix Nebula la même année et prix Hugo l’année suivante), « Nouveaux millénaires » confirme la part viable de ses objectifs, qui est de proposer des classiques de la science-fiction dans de nouvelles traductions, éventuellement accompagnées d’inédits et d’éléments critiques.

L’excellence du travail ainsi mené sur Philip K. Dick laissait à penser que la collection avait trouvé son ton, après des débuts sans véritable direction qui donnaient l’impression d’une foire à la farfouille. Outre son intérêt en soi, La Stratégie Ender se devait d’être remis sous les feux de l’actualité avec la sortie fin 2013 de son adaptation au cinéma par Gavin Hood.

Bien. Cela étant dit, rappeler en quoi consiste l’histoire d’Ender est aussi exaltant pour un critique de science-fiction que, pour un historien du cinéma, de pitcher Autant en emporte le vent ou, pour un lecteur de romans policiers, d’expliquer qui est Sherlock Holmes. Nous dirons pour reprendre des chemins tout tracés que le roman figure dans le panthéon guerrier de la veine militariste, dont le spectre idéologique est très large, au côté de pièces majeures qui comptent le cycle « Berserker » (Mazer Rackham et la bataille de la ceinture chez Card doivent beaucoup à la bataille de « L’Essaim de pierre » de Fred Saberhagen), Starship Troopers (que l’on préférera au titre emprunté à Guy Béart) de Robert Heinlein ou La Guerre éternelle de Joe Haldeman. A quoi l’on ajoutera la seconde vague de choc avec par exemple Le Vieil homme et la guerre de John Scalzi et, pourquoi pas, le cycle « Hunger Games » puisque Suzanne Collins expose elle aussi une objectalisation de l’enfance en vue d’un usage combattant aussi bien que politique. Cela pour le contexte en amont et en aval qui justifie donc, si besoin était, la reprise chez J’ai lu.

Tout serait alors bel et bon et l’on saluerait un certain dépoussiérage linguistique privilégiant des termes comme « réseaux » et « joueurs », rattrapant ainsi le fait avéré que Card anticipait dès le milieu des années 80 les modifications en profondeur des comportements sociaux s’il n’y avait… vingt-cinq coquilles et fautes de syntaxe sur trois cent quatre-vingts pages. 25 sur 380 !

Il n’y a plus de correcteurs chez « Nouveaux millénaires » ? Que fait l’hégémon de chez J’ai Lu à part attendre que se pointe l’Andrew Wiggin de la relecture ? On déconseillera donc vivement l’achat de l’ouvrage puisqu’à l’évidence, aucun frais de suivi du texte n’a été engagé. Mais comme je ne suis pas chien, mon exemplaire annoté est à disposition. Non, non, laissez, ça me fait plaisir. 

Misericordia

Angleterre, première moitié du XVIIIe siècle. Fasciné par l’étude du vivant, le jeune Tristan Hart quitte son Oxfordshire natal et un milieu familial tourmenté pour suivre à Londres des études de médecine. Durant son apprentissage, il réside chez Henri Fielding, ami de son père et auteur du fameux roman Tom Jones jugé licencieux. Tristan apprend auprès des plus grands praticiens et démontre très rapidement de réelles prédispositions pour l’art médical, principalement la chirurgie, tout en développant ses propres théories, notamment sur la douleur. Est-elle nécessaire, présente-t-elle des vertus positives ? Cet intérêt scientifique va bientôt se doubler d’un attrait sensuel. Le jeune Tristan ne peut prendre son plaisir qu’en infligeant des sévices aux prostituées, ce qui libère en lui une énergie créatrice aussitôt réinvestie dans ses recherches. L’apprenti médecin trouve ainsi son équilibre et on lui prédit déjà le plus bel avenir. C’est compter sans les apparitions dont les plus étranges ne sont pas illusoires, gitans et fillette à corps de chauve-souris, qui vont contraindre Tristan à se confronter au passé…

Dans la lignée de L’Etrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde, considéré comme archéotexte, Misericordia appartient à cette veine typiquement anglaise du roman historique médical, au même titre que Le Cercle de la croix d’Iain Pears et plus encore L’Homme sans douleur d’Andrew Miller, dont il explore en contrepoint une thématique proche. Jack Wolf décrit la douleur, qu’elle soit morale ou physique. La première prend le tour de la folie ou tout du moins de phases délirantes ; les lecteurs qui ont apprécié Drood de Dan Simmons s’y retrouveront, et même plus. Mais c’est bien la douleur physique qui dans Misericordia frappe de plein fouet le lecteur. Elle est sublime au sens que lui donne le philosophe Edmund Burke (1729-1797) dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757). La douleur sublime frappe l’esprit de stupeur, provoque chez celui qui l’éprouve exaltation ou abattement. Son expression la plus parfaite réside dans la terreur : « Aucune passion ne dépouille aussi efficacement l’esprit de son pouvoir d’agir que la peur. » Force est de reconnaître que la lecture de Misericordia est parfois insoutenable, notamment lors d’une scène d’amour avec Katherine, l’héroïne de quatorze ans, ébats dont la seule pénétration est celle d’un scalpel, ou lors de la scène de torture de Simmins, le malheureux inverti qui aime Tristan. Ajoutons la beauté de l’écriture, servie par la traduction de Georges-Michel Sarotte, écrivain trop rare, et une forme d’humour très particulier, cynisme du désespoir qui fait de ce roman une véritable expérience limite. Une lecture littéralement, hautement recommandée.

Micro

Sous une couverture du plus vif écarlate orné d’un splendide cafard en relief avec un minuscule bonhomme sur le dos se présente l’ultime roman de feu Michael Crichton, qui nous a quittés en 2008, le laissant inachevé. Ce n’est pas parce que la poule aux œufs d’or n’est plus qu’il ne faut pas en couver les derniers. Auteur de best-sellers s’il en fut, spécialisé dans le technothriller au point d’en être littéralement l’incarnation, Michael Crichton ne se compare guère qu’à Tom Clancy ; à ceci près qu’il préfère le monde de l’entreprise à celui de l’Armée et du renseignement. Encore fallait-il lui trouver un remplaçant qui soit à la hauteur, susceptible de terminer l’ouvrage laissé sur le métier. Le choix de Richard Preston, qui a déjà plus que fait ses preuves en la matière, s’imposait comme l’un des plus pertinents.

Le roman dégage bien cette forte odeur de fabrique qui est l’apanage de ce genre d’ouvrage, pensé, conçu dès l’origine pour remplir le contrat avec le lectorat de masse et, par extension, en vue de son adaptation cinématographique. Ce type de roman est un produit, au sens commercial du terme. La personnalité des auteurs se retire autant que faire se peut. Crichton — et Preston — connaissent bien le monde de l’entreprise moderne et ont une grosse culture technoscientifique qu’ils exploitent. « Je vais vous raconter une histoire pleine de cloportes et d’asticots et vous allez aimer ça ! » Le pari n’est pas gagné d’avance. Il faut ce réel savoir-faire que Crichton et Preston maîtrisent parfaitement.

Ça marche. Oui. Mais on en vient à se demander si de tels auteurs sont bien des écrivains. S’ils font vraiment œuvre littéraire ? Comme l’auteur de « Montez vos placards vous-même », ils connaissent leur sujet, s’expriment avec précision dans une langue claire et intéressent leurs lecteurs. Cette littérature pratique mobilise des quantités d’auteurs professionnels qui gagnent ainsi leur vie sans pour autant être des écrivains. Cette littérature n’est pas littéraire. Et quantité de best-sellers ont la même odeur de colle et de sciure. Est-ce là l’avenir de la littérature populaire ? Peut-être bien. Espérons que non. Les marchands s’en accommoderaient fort bien et s’appuient sur des romans comme ce Micro pour affirmer que le livre est un produit comme les autres. La littérature, qu’elle soit populaire ou bourgeoise, ne demande pas l’effacement de l’écrivain derrière une prose insipide. La bonne bouffe, ce n’est pas la cuisine internationale ! Si l’art culinaire est un art, c’est bien parce qu’il permet d’exprimer une personnalité dans une créativité à nulle autre pareille. Il faut qu’il y ait une communication, voire une communion. Tout le monde se satisfait de la cuisine internationale comme des best-sellers : le contrat est rempli, certes, mais cela suffit-il ? Peut-être à passer le temps d’un vol entre deux restaurants d’aéroport, sonorisé avec quelques-uns des disques les plus ennuyeux de Brian Eno (Music for airports). Que reste-t-il au bout du compte ? Un tel livre a-t-il le pouvoir de nous changer un peu ? En garde-t-on des années durant un souvenir ému ? Non.

Dans ses meilleurs romans, Crichton s’emparait d’une idée sociale tout juste éclose et la poussait dans ses derniers retranchements, jusqu’à la retourner comme un gant. Pas cette fois. Ici, l’idée de base est qu’en soumettant des êtres ou des choses à des champs magnétiques extrêmes, il devient possible de réduire un homme à la taille d’une fourmi. Le postulat n’est pas davantage capillotracté que ceux de Sphère (de Gregory Benford) ou de Prisonniers du temps (du même Crichton). Une fois l’incrédulité suspendue sur ce postulat de départ, Crichton/Preston s’interrogent à savoir qui investit en attendant retour sur une telle technologie : la pharmacie et l’armée. Ceci posé, ça déroule. Un chef d’entreprise paranoïaque à souhait, des jeunes gens réduits et lâchés dans l’univers des insectes et des araignées…

Le contrat est rempli. Il ne devrait plus y avoir de roman de Crichton… bof !

L’écrivain est un créateur, un artiste. Le « à la manière de » est un exercice dont on se demande quel sens il peut avoir vis-à-vis de Michael Crichton qui apparaît davantage comme un excellent artisan qu’un artiste. Il construit, fabrique, grâce à son expérience et son savoir-faire indéniable mais ne crée point, pas vraiment. Du divertissement avec de la matière grise ? Peut-être, mais sans génie en tout cas. La littérature doit permettre au lecteur de s’enrichir en établissant une communication avec l’auteur par-delà l’espace, le temps et les cultures. Pas ce genre de roman. Ce n’est pas, mais alors pas du tout, comme ne plus avoir de livre de Roland C. Wagner, écrivain populaire s’il en fut. La disparition de Crichton n’altère malheureusement pas le potentiel global de la littérature ; elle n’engendre ni manque ni vide. Un autre — Preston — fera actionner le tiroir-caisse. Un moment agréable mais un peu vain en fin de compte.

Redrum

Redrum est la quatre-vingt dixième publication proposée par les éditons de l’Arbre vengeur, et l’occasion pour nous d’apprécier ici ses choix éditoriaux et la qualité de ses livres en tant qu’objets. S’il existe encore quelques indéfectibles adorateurs du papier, ceux-là savent que leur bibliothèque regorge de bouquins au format peu maniable, aux illustrations honteuses et sans aucune recherche de quelque esthétique que ce soit, jusque dans le choix d’une typographie ne serait-ce que lisible. Bref… Voici un livre de bonne tenue, et c’est bien agréable, même si, parce qu’il y a toujours moyen de ronchonner, quinze euros pour un petit format de moins de deux cent cinquante pages, cela place le rapport qualité/prix à la limite du raisonnable. Ceci étant dit, rentrons dans le vif du sujet.

D’abord l’auteur, Jean-Pierre Ohl. Ancien professeur de français, aux manettes de la librairie Mimésis à Bordeaux, il est aujourd’hui libraire chez Georges, dans la même région. Déjà auteur de deux romans parus chez Gallimard, Monsieur Dick ou le dixième livre et Les Maîtres de Glenmarkie, il a aussi publié en 2011 une biographie de Charles Dickens parue chez Folio. Libraire et écrivain, donc, mais apparemment assez éloigné des contrées imaginaires qui nous animent par ici…

Sauf qu’avec Redrum, on peut sans trop de risque affirmer que le pas est franchi, et que c’est plutôt réussi. Stephen Gray, spécialiste de cinéma et en particulier de celui de Stanley Kubrick, est invité avec d’autres cinéphiles à participer à un colloque sur l’île écossaise de Scarba, berceau de ses ancêtres. Leur hôte n’est autre que le célèbre Onésimos Némos, milliardaire et inventeur de la sauvegarde, procédé technologique virtuel permettant de sauvegarder les morts et de pouvoir les visiter. Les invités sont accueillis par des clones, sosies d’actrices de légende, les bungalows individuels sont recréés aux couleurs de décors de cinéma, mais le maitre des lieux se fait attendre. Sur fond de conflit en Asie pouvant dégénérer en guerre nucléaire, Stephen se retrouve sur cette île totalement surréaliste et va petit à petit découvrir quel lien particulier le lit avec Némos. Variation sur les paradoxes de la réalité, Redrum pousse aussi à la réflexion sur notre droit individuel à l’oubli, à la mémoire et au souvenir. Le style de Ohl est limpide, accompli, travaillé et pourtant, la construction du roman peut parfois sembler déroutante. Pas désagréable, loin de là, mais elle n’accorde aucune facilité au lecteur. La meilleure manière, selon nous, de respecter ce dernier, tout en le sollicitant. A titre d’exemple, le personnage troublant d’Onésimos Némos n’apparait « réellement » que tardivement dans l’intrigue. On pourrait y voir le travers d’une écriture encore un peu « jeune », mais vous aurez compris qu’il n’en est rien. Jean-Pierre Ohl est dans une maîtrise assurée de ce qu’il souhaite bâtir au service de son sujet : réalité, construction de la réalité, fantasme, fiction, rêve… et c’est avec beaucoup d’habileté qu’il contrôle le plot point de son histoire. Une lecture exigeante, donc, faisant de Redrum l’un de ces textes que l’on peut relire plusieurs fois tant ses angles de lecture et ses invitations à la réflexion, aux interprétations, sont multiples. Par-delà les références cinématographiques, le thème de la réalité, guère novateur, a déjà été très largement traité. Mais même si Jean-Pierre Ohl ne révolutionne pas la thématique, il y participe avec un regard fort légitime — et une mention spéciale, au passage, pour le chapitre où les protagonistes visitent les films de Kubrick de l’intérieur.

Fantasmagorique et jubilatoire. Un bon bouquin…

Olium - La Constellation du Diadème

Bon. Pour être tout à fait honnête, à la réception de l’ouvrage à chroniquer, difficile de s’empêcher de lutter contre certains a priori, histoire de traiter le sujet correctement, entendez, avec le plus d’objectivité possible. Parce que oui, nous sommes des humains chez Bifrost, si, si ! On a, nous aussi, nos préjugés, nos faiblesses, et il est parfois difficile de les garder à distance. D’abord il y a l’éditeur, Orbit, dont les choix et le positionnement sur le marché du livre n’est pas sans rappeler celui d’un autre grand nom de l’édition souvent égratigné dans ces mêmes pages. Ensuite, il y a le livre lui-même. Pas loin de quatre cent cinquante pages, en grand format, tapé en caractères huit et cent deux chapitres ! Avec la bonne petite citation racoleuse : « Un space opera qui égale les meilleurs du genre », selon SF Chronicles. OK, super ! Et enfin les auteurs. Brian Herbert & Kevin J. Anderson, ceux de la franchise « Dune ». Cycle à rallonge, planche à billets évidemment, libéralisme oblige. On aime ou on n’aime pas, mais en tout cas il n’y a aucune unanimité sur ces deux messieurs. Heureusement, la quatrième de couverture est plutôt sobre et il y a surtout l’illustration de Manchu dont le travail est toujours aussi bon. Cette planche étant particulièrement réussie, presque vertigineuse. Sauf pour ceux qui n’aiment pas le bleu… Bref, on se lance.

Le général Tibère Maximilien Adolphus mène une révolte militaire contre la gouvernance corrompue de la constellation dirigée par le machiavélique Diadème Michella. Supérieure en nombre et en puissance, l’armée rebelle devra pourtant s’incliner face à l’éthique militaire douteuse que lui oppose le Diadème. Prix de la défaite, le général Adolphus et ses rebelles sont exilés sur Fendelhofer, le Fond de l’Enfer, planète stérile de la Zone Profonde dévastée quelques siècles plus tôt par un astéroïde. Chef de guerre respecté de tous, meneur d’hommes reconnu, Adolphus va tout mettre en œuvre pour dompter ce monde et finalement y installer une communauté dans des conditions de vie acceptables. Car l’hostilité de la planète cache en son sein des ressources rares et prisées par la Constellation, mais aussi, peut-être, le secret d’une civilisation extraterrestre disparue (?). Voilà pour le pitch. Les auteurs nous y ont déjà habitués et ce roman n’y coupe pas : il souffre de quelques longueurs. On aime les textes ciselés et celui-ci aurait mérité un bon scalp d’au moins cent pages. On n’échappe pas non plus à quelques descriptions stéréotypées : certains personnages sont attendus, voire convenus, les idylles sont transparentes, les intrigues… Vous avez dit intrigues ? Et pourtant, oh magie, l’ensemble se tient finalement assez bien. Comme quoi, il y a un savoir-faire certain, il faut bien l’admettre et pourquoi pas l’apprécier. A titre d’exemple, on reconnaitra à Herbert & Anderson un réel talent de créateurs de monde. Une écriture croisée très visuelle qui nous plonge rapidement dans l’univers d’Olium. Cela parait simple, comme ça, mais ce n’est finalement pas si courant. On n’est pas ici dans un roman d’envergure sociologique, politique, intellectuel… mais bien dans un space opera de loisir. Et il n’y a rien de dénigrant dans ce propos. Juste un constat. Du bon et du moins bon, donc, mais au final on se laisse agréablement attraper. C’est peut-être ça la vraie difficulté pour le lecteur de SF. Accepter de se taper un quintal de cheval par mois en pensant que c’était du bœuf (ah, ah, ah) ; de temps en temps, se laisser surprendre par des textes simplement plaisants, et rarement, mais heureusement encore, de temps en temps, se faire littéralement scotcher par des auteurs puissants et exigeants : Peter Watts, Lucius Shepard, George R. R. Martin, Ian McDonald… Ni le meilleur du genre, ni le plus mauvais, Olium se trouve en milieu de peloton. Un bon livre pour un moment de lecture de détente. On verra pour la suite…

Utopiales 2012

A l’instar du Beaujolais, l’anthologie Utopiales suscite tous les ans l’impatience d’un lectorat avide de nouvelles science-fictives, rappelant par la même occasion aux éventuels étourdis la tenue du plus important festival de SF de l’Hexagone. Pour l’année 2012, le thème général était celui des origines. Doté d’un sommaire alléchant, le cru s’annonçait sous de bons augures. Hélas, il a fallu vite déchanter face à une mise en bouche décevante.

Et cela commence dès la préface nous invitant à lâcher prise pour succomber au plaisir régressif de la célébration du passé. On a connu plus inspiré comme passage de témoin… D’ailleurs les deux premiers textes, ceux de Pierre Bordage et de Sara Doke, se vautrent dans les clichés les plus poussifs d’une SF égocentrée. Ces dangereuses visions pour bisounours, supposées drôles ou tendres, apparaissent surtout comme un summum de ringardise, dignes des pires élucubrations du fanzinat. On passe.

Heureusement, avec le contingent anglo-saxon, les choses sérieuses commencent. On côtoie enfin les sommets vertigineux d’une fiction spéculative renversante. « L’Observatrice » de Robert Charles Wilson et « La Finale » de Nancy Kress usent de concepts scientifiques ardus pour produire de l’émotion, de la réflexion, et déstabiliser le lecteur. On en redemande.

Bénéficiant d’un buzz favorable depuis la parution du premier volet du cycle de « QuanTika » (l’Atalante), Laurence Suhner se contente du minimum syndical. « La Chose du lac » s’avère une nouvelle sympathique et légère, au charme rétro indéniable. Quelque chose entre Agatha Christie et le mythe de Cthulhu avec des réminiscences d’Arsène Lupin. Ça se déguste tout seul, comme une menthe à l’eau dans une chaise longue, mais ne laisse guère de trace.

Puis vient la célébrité du festival 2012, Neil Gaiman. L’auteur britannique que l’on ne présente plus ne joue pas les divas avec « Et Pleurer, comme Alexandre », bien au contraire, il nous régale d’un court texte jouant de manière facétieuse avec le thème imposé. Chapeau l’artiste !

Avec Claude Ecken, on touche à nouveau au cœur de la SF hexagonale. Il faut reconnaître que l’auteur ne se montre pas avare en étrangeté, proposant ici un texte axé sur la mémoire (et son oubli) où la SF peut paraître cosmétique. La remarque doit être cependant nuancée, car sans l’argument science-fictif, « La Fin de Léthé » ne marcherait tout simplement pas. Un léger bémol quand même : le titre en dit trop.

La nouvelle suivante nous emmène de l’autre côté des Alpes. Vrai coup de cœur pour ma part, « Petite Excursion à l’endroit des atomes » se révèle une petite merveille. Le point de vue choisi par Tommaso Pincio, celui d’un enfant, tout en pudeur et naïveté, comble d’aise même le lecteur le plus rétif au genre. Dans une Italie future ravagée par une catastrophe nucléaire et toujours en proie à ses démons, l’auteur parvient à rendre beau l’indicible et l’horreur. On ressort ému de cette nouvelle en ayant un seul mot en tête : magnifique !

De leur côté, Xavier Mauméjean et Laurent Queyssi accouchent sans doute de la meilleure nouvelle francophone du recueil. On ne sait lequel des deux papas a imaginé cette histoire, mais l’alchimie entre eux fonctionne idéalement. Sur l’air du tout est écrit, « En attendant demain » est une bonne surprise, du genre faisant du bien.

Reste la pièce maîtresse de l’anthologie : l’hommage à Roland C. Wagner. C’est Ayerdhal qui s’y colle et, connaissant l’amitié liant les deux écrivains, on se doute qu’il ne sera pas transparent. « RCW » relève du pastiche. Ayerdhal se coule avec brio dans les codes des « Futurs mystères de Paris », empruntant à son créateur la gouaille, les tics verbaux et jusqu’aux jeux de mots laids. Pour qui ne connaît pas l’univers de Roland C. Wagner, ses marottes et prises de bec, voire les guerres picrocholines agitant périodiquement le fandom, notamment un certain fil M sur un forum bien connu, l’exercice de style peut paraître cryptique. Toutefois, il est mené jusqu’à son terme avec suffisamment de savoir-faire pour rester fun. Une qualité que n’aurait sans doute pas désavouée Roland C. Wagner lui-même.

Arrivé au terme de cette chronique, même si on n’a pas éprouvé l’ivresse attendue, on retiendra cependant cinq textes du sommaire. Ceux de Wilson, Kress, Gaiman, Pincio, Mauméjean & Queyssi. Une récolte somme toute moyenne, dans toutes les acceptions du terme.

Le Formidable Événement

Poursuivant son entreprise d’archéologie littéraire commencée avec l’anthologie Chasseurs de chimères, Serge Lehman participe cette fois-ci à l’exhumation d’un roman de Maurice Leblanc, plus connu sous nos longitudes pour le personnage d’Arsène Lupin que pour ce livre de 1921. Nul doute que sa préface donnera plus à réfléchir et polémiquer que le récit qu’elle introduit, tant celui-ci apparaît désuet et léger. Il y creuse en effet le sillon tracé avec Chasseurs de chimères, où il soulignait l’existence d’une SF francophone anticipant de quelques années l’invention de Hugo Gernsback. De là à donner la paternité du genre à la France, du moins au vieux continent, le pas est vite franchi… On laissera aux exégètes la liberté d’en examiner et commenter les arguments.

En attendant, revenons au roman de Maurice Leblanc. Quel est le formidable événement qui lui donne son titre ? Un cataclysme, pas moins. Le brusque exhaussement des fonds marins d’une partie de la Manche, avec pour corollaire un rapprochement contraint entre la perfide Albion et la douce France. Si la rapidité de l’accident géophysique laisse sceptique, celui-ci ne semble pas complètement dépourvu de fondement. Dans la postface d’une autre réédition du même roman — aux éditions de l’Evolution, dans la collection « Science en Fiction » —, Serge Simon relève qu’un tel événement paraît plausible. Maurice Leblanc semble en effet s’être documenté sérieusement sur la géologie des lieux et, s’il choisit de précipiter le cataclysme et d’ignorer ses répercussions sur les deux rives de la Manche, donnant l’impression d’en minimiser les effets, il n’en demeure pas moins que l’origine du phénomène peut être validée par la science.

A la lecture du roman, on sent cependant que la merveille scientifique ne constitue pas le cœur du propos de l’auteur français. Tout au plus fournit-elle un cadre exotique à l’histoire, guère différent de ces récits de monde perdu dont le lectorat se montre si friand à l’époque. En cela, Le Formidable événement relève bien de ce roman populaire, héritier à la fois des feuilletonistes et du roman vernien.

Passé la terreur et l’émerveillement provoqués par l’émergence des nouvelles terres, Maurice Leblanc nous raconte la périlleuse expédition de Simon Dubosc, courageux Normand et non moins estimé patriote français. Avec résolution, le jeune homme traverse à pied l’isthme tout neuf, accomplissant ainsi un exploit à même d’attendrir la morgue aristocratique du père anglais de sa dulcinée. Il ne profite pourtant pas longtemps de son succès. Contraint de retourner dans le no man’s land pour secourir l’élue de son cœur, il fait route accompagné d’un groupe d’indiens aux mœurs moitié saltimbanque, moitié apache (du genre Parisien). L’intrigue s’oriente alors vers le registre du roman d’aventures saupoudré d’un brin d’esprit chevaleresque, voire de western. Car sur ces terres inexplorées pullulent désormais des ruffians de toute sorte. Attirés par la perspective de faire fortune, ils pillent sans vergogne les nombreuses épaves ramenées au sec, n’hésitant pas à s’entretuer et nouant des alliances aussi volatiles que des promesses électorales. De quoi corser l’équipée de Simon Dubosc et lui donner du fil à retordre…

On devine vite que Maurice Leblanc s’est beaucoup amusé en dépeignant ces meutes de va-nu-pieds aux trognes marquées par le vice. Il ne déroge toutefois pas aux recettes et clichés du roman populaire. Linéaire, répétitive et sans surprise, la narration alterne les moments calmes où l’on découvre la configuration des terres émergées, et les moments forts où s’affrontent, parfois dans des batailles rangées homériques, la troupe de Simon Dubosc et des hordes de criminels de tous poils.

Au final, Le Formidable événement apparaît bien comme une vieillerie au style daté dont la monotonie des péripéties et des coups de théâtre parvient à grand-peine à vaincre l’assoupissement du lecteur. Bref, un ouvrage à réserver aux amateurs d’antiquités.

Des larmes sous la pluie

Comme des larmes sous la pluie…

Ainsi va la vie de Bruna Husky. Quatre ans, trois mois et vingt-neuf jours ; tel est le temps qu’il lui reste avant de mourir. Cruelle perspective réveillant dans son esprit des bouffées d’angoisse chaque matin. Avec un compte à rebours en guise d’avenir et un passé contrefait, encodé dans son cerveau par un mémoriste anonyme, Bruna a toutes les raisons du monde de s’abîmer dans la boisson et la dépression. Mais rien n’y fait, rien ne parvient à gommer la réalité. Bruna est un réplicant, autrement dit un androïde. Un humain artificiel haï par les humains naturels dont elle copie l’apparence à l’exception de la pupille de ses yeux, seul signe distinctif de son caractère techno-humain.

En ce début du XXIIe siècle, l’humanité ne semble pas en effet avoir renoncé à ses vieux démons. Après des décennies de catastrophes successives, des guerres et des génocides, l’unification politique du monde a ramené une paix précaire. Cependant, la ségrégation sociale règne, indemne, la paupérisation d’une partie de la population nourrissant toujours la même frange favorisée. Elle donne également de la substance aux discours extrémistes, alimentant une nouvelle guerre froide entre terrestres et mondes en orbite autour de la Terre. Et comme si cela ne suffisait pas, elle alimente un conflit larvé qui oppose le Mouvement Radical Réplicant, défendant l’égalité des droits, aux Suprématistes, partisans de l’éradication des techno-humains. Dans un climat de paranoïa générale, les problèmes patents, crise, réchauffement du climat, pauvreté endémique et exclusion dont sont victimes les bestioles, ces quelques rares extraterrestres vivant sur Terre, ne scandalisent pas grand monde.

Bruna Husky se sent loin, très loin de toute cette agitation, même si son métier lui en fait côtoyer les angles morts au quotidien. Plongée dans un spleen tenace, elle se sait sans passé ni avenir. Alors, elle boit un coup, parce que c’est dur, s’accrochant aux bribes du seul souvenir réel qui lui reste. Celui de son amant, Merlin, mort de la TTT (Tumeur Totale Techno). L’obsolescence programmée promise à chaque répliquant par leur créateur. Elle se rappelle les bons moments passés en sa compagnie. Un processus devenant de plus en plus difficile, car là aussi le temps n’épargne rien. Il efface les visages et arase les sensations. Il modifie aussi les réminiscences, magnifiant les sentiments et recomposant les scènes du passé en leur donnant une touche de fausseté. « Comme des larmes sous la pluie. Tout passerait et tout serait rapidement oublié. Même la souffrance. »

On pourrait intituler le roman de Rosa Montero « Blade Runner redux », tant le film de Ridley Scott imprègne ses pages. Une influence avouée jusque dans le titre, allusion au sublime monologue du réplicant Roy Batty. « J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli comme des larmes sous la pluie. Il est temps de mourir. »

Dans le roman de Rosa Montero, les androïdes ont obtenu des droits égaux aux hommes. Un statut acquis de longue lutte et encore contesté par les extrémistes humains. Un statut ne leur épargnant hélas pas la méfiance de la population et une discrimination rampante. Des larmes sous la pluie ne relève pas de la SF spéculative, toute entière tournée vers la sidération. Rosa Montero sonde d’autres abîmes : ceux de l’âme humaine. A bien des égards, le livre de l’auteure espagnole lorgne du côté de la dystopie, même si son dénouement dévoile une lueur d’espoir, comme une amorce d’évolution positive. Difficile de ne pas voir dans ces Etats-Unis de la Terre un décalque de l’Union européenne. Il est aisé également de percevoir un écho de notre monde en crise. L’action se déroule d’ailleurs essentiellement à Madrid, à l’exception de quelques échappées historiques et géopolitiques dévoilées au cours d’intermèdes informatifs, non sans rapport avec l’intrigue.

Montero use des codes du roman noir. Bruna, détective solitaire et désabusée, ne se distingue pas tellement de ses devanciers, durs à cuire conscients qu’ils ne changeront pas le monde, mais satisfaits s’ils parviennent déjà à redresser un tort. Au fil de l’enquête, pendant que les cadavres s’amoncellent, elle aborde des thèmes plus essentiels. On retrouve cette question de la définition de l’humain, chère à Philip K. Dick, les plus humains n’étant pas forcément ici ceux que l’on croit. L’auteur s’interroge aussi sur la mémoire et la mortalité. Bien des sujets traités dans le mainstream nous dira-t-on à bon droit. Mais la SF ne se cantonne pas ici au seul aspect cosmétique. Elle n’est pas un artifice de l’ordre du décor. Elle offre l’opportunité de multiplier les possibles, permettant à Rosa Montero de souligner quelques travers de notre présent, tout en imaginant d’autres dérives, amusantes ou dramatiques.

Au final, malgré une intrigue un tantinet linéaire et classique, Des larmes sous la pluie se révèle convaincant. Les amateurs de SF et de roman noir éprouveront sans doute une impression de déjà lu. Fort heureusement, ce reproche est vite oublié grâce à une atmosphère addictive à laquelle on succombe d’autant plus facilement qu’elle rappelle celle du film Blade Runner. Toutefois, loin de se limiter au simple hommage, Rosa Montero livre aussi quelques réflexions sociétales pertinentes. Bref, voici de quoi réconcilier les adeptes du mainstream avec les marottes des fans des mauvais genres. Inutile de dire qu’on recommande.

Le Dernier Loup-garou

Jake est une légende. Du genre monstrueux. Dernier de son espèce depuis que l’Organisation Mondiale pour la Prédation des Phénomènes Occultes a éliminé Wolfgang le Berlinois, il s’attend désormais à périr, une balle en argent en plein cœur. Pourtant, la perspective ne lui fait pas peur, du moins elle ne l’effraie plus. Il l’envisage même sereinement, comme une libération, après environ cent soixante-quatre années à fuir, à changer d’identité et à se cacher entre deux pleines lunes. Pour cette raison, il écarte toutes les propositions de Harley, son ami et confident, se refusant à laisser son destin lui échapper une fois de plus. Tiraillé par une faim de loup lui fouaillant sans pitié les entrailles, pourchassé par Grainer, le numéro 1 de la Chasse à l’OMPPO, prêt à sonner l’hallali pour lui donner le coup de grâce, Jake n’a plus guère de temps à perdre pour choisir où il doit mourir.

A l’opposé de la figure spectrale du vampire, le loup-garou incarne dans la littérature et le cinéma fantastique une sauvagerie bestiale. Pont entre l’homme et la bête, ses manifestations se caractérisent surtout par leur férocité impitoyable provoquée par une faim insatiable. A la lecture du Dernier loup-garou, on se rend vite compte que Glen Duncan connaît les fondamentaux de la lycanthropie. Eléments mythologiques et folkloriques comme ajouts cinématographiques, l’auteur britannique a révisé ses classiques. Toutefois, il ne se contente pas de les rejouer, comme un habile faiseur, brodant une énième version de la Malédiction. Il investit le genre avec une bonne dose d’humour, de sexe explicite et de violence, adoptant ici le point de vue de la bête. Quoi de plus naturel dans un monde ayant érigé la prédation en modèle économique. Sous la plume de Jake, l’humanité paraît totalement inhumaine. Plus que le loup-garou qui ne fait après tout que répondre à un impératif inscrit dans sa chair. Lorsque la pleine lune se lève, le monstre se dépouille du libre choix dont se targuent les hommes. Une liberté dont ils usent avec froideur pour détruire le monde, déterminés à le mener à sa perte. Ainsi, le prédateur devient philosophe, auscultant la civilisation humaine d’un œil désabusé, sans pour autant parvenir à abdiquer toute empathie pour elle. Car Jake n’apparaît pas comme un individu satisfait de sa condition, un être dépourvu de toute conscience morale et par voie de conséquence voué au nihilisme. Trop lâche pour se suicider, il lutte constamment contre les instincts de la bête. Un combat voué à l’échec, alors il fume et boit, consacrant une part de sa fortune à redresser quelques torts, à défaut de sauver le monde. Une manière en valant bien une autre pour oublier le tribut sanglant qu’il prélève périodiquement, et le crime épouvantable commis dans sa prime jeunesse monstrueuse. Une façon d’apaiser sa conscience… Qui pourrait le lui reprocher, en ce bas monde comme au-delà, puisque même Dieu est mort ?

A la lecture du Dernier loup-garou, on doit se rendre à l’évidence. La personnalité de Jake est vraiment la grande réussite du roman de Glen Duncan. Ses réflexions désenchantées sur le monde — comme il va mal —, à la limite de la misanthropie, et son ironie grinçante réjouissent autant qu’elles accablent le lecteur. Elles font oublier les ficelles narratives, souvent un peu faciles, d’une intrigue un tantinet convenue, heureusement contrebalancée par quelques rebondissements et autres morceaux de bravoure. Des séquences quasi-cinématographiques propices à une adaptation sur grand écran. Un script serait d’ailleurs en cours de développement, affaire à suivre...

Même s’il n’innove pas — George R. R. Martin a fait de même avec Skin Trade —, en épousant le point de vue du monstre, Glen Duncan tente d’impulser un nouveau souffle à un genre perclus de stéréotypes. Et, s’il ne s’affranchit pas complètement de ceux-ci, l’auteur les utilise d’une façon fort distrayante, accouchant d’un roman adulte, au ton moderne, un tantinet gore, où la décontraction partage le devant de la scène avec la noirceur. On ne vous cache pas que l’on attend avec curiosité la suite, Tallula Rising, d’ores et déjà disponible outre-Manche, et bientôt traduite chez « Lunes d’encre » nous souffle notre petit doigt.

22/11/63

Commençons par être désagréable. Si l’on en croit certains propos récents (sudouest.fr, le 17/08/2012), l’actuelle traductrice de Stephen King semble considérer que faire ses armes chez Harlequin tient lieu d’excellente école de traduction, ce que nous nous garderons bien de contester. Mais force est de constater qu’avoir été à bonne école ne prémunit pas contre les approximations, maladresses et autres faux-amis, et que de toute évidence, la notion de registre de langue n’est pas encore tout à fait assimilée chez ladite traductrice.

Mais pardonnons ces errements — qui seront certainement corrigés dans la version définitive (à l’heure où nous bouclons, nous n’avons eu accès qu’à un jeu d’épreuves non corrigées) —, car King conduit sa machine à voyager dans le temps de main de maître : chaos et nids-de-poule, pour agaçants qu’ils soient, ne parviennent jamais à faire oublier aux passagers la réussite de l’excursion.

Les règles du voyage dans le temps à la sauce Stephen King sont des plus simples : le départ se fait dans la réserve de la caravane où Al Templeton a installé son diner, au fond de la cour d’une usine textile désaffectée de Lisbon Falls, dans le Maine ; l’arrivée, dans la cour de cette même usine, tournant à plein régime, le 9 septembre 1958 à 11h58. Comme chaque passage remet les pendules à l’heure, chaque voyage est le premier voyage. Et peu importe le temps que l’on passe « là-bas », l’aller-retour (pour peu qu’il y ait un retour) ne prend jamais plus de deux minutes.

Voilà ce que Al, presque vaincu par la maladie, sera à même de révéler à Jake Epping, prof d’anglais au lycée de Lisbon Falls. Quelques règles d’un phénomène inconcevable, et, surtout, le fruit d’années de recherches consacrées à ce qui était devenu son grand projet : déjouer l’assassinat de JFK, le 22 novembre 1963 à Dallas. Empêcher la guerre du Vietnam. Sauver Martin Luther King. Eviter les émeutes raciales qui ont suivi. Prolonger le rêve américain, rendre le monde meilleur, peut-être…

En acceptant le défi, Jake ne s’attend pas à une tâche facile : il devra tout mettre en œuvre pour établir avec certitude la culpabilité de Lee Harvey Oswald, s’assurer que celui-ci sera bel et bien le tireur isolé qu’il prétendra être, et pas l’ultime pièce d’une machination qui bien qu’improbable, n’en reste pas moins possible. Lourde responsabilité, d’autant que même avec la possibilité de tout reprendre à zéro (chaque voyage est le premier voyage !), les cinq ans qui sépareront son arrivée dans le passé et la visite présidentielle à Dallas lui interdisent la perspective d’un coup d’essai…

Cinq ans durant lesquels Jake Epping, devenu George T. Amberson, devra surtout vivre une vie riche d’évènements et d’une multitude de choix qui, sans doute, infléchissent l’Histoire aussi sûrement que la mort d’un grand de ce monde. Cinq ans de rencontres avec ces personnages qui peuplent les meilleurs textes de King : attachants, profondément humains, et sans doute tout aussi éprouvés par la vie que par l’irruption du surnaturel. Car ce 22/11/63 n’est pas fait que de voyage dans le temps. Dès les premiers pas en 1958, une ombre s’installe insidieusement. Les règles peuvent-elles vraiment être si simples ? Ces étranges coïncidences, ces « harmonies » entre le passé qui fut et celui qui pourrait être ne sont-elles pas le signe que le passé ne veut pas être changé ?

La tension, le flou qui s’installent entre les possibles nourrissent ainsi l’ensemble du roman. De Derry, maléfique ville (imaginaire) du Maine qui était déjà le terrain de jeux du clown de Ça à Jodie, lumineux contrepoint texan (tout aussi imaginaire) où George Amberson posera un temps ses valises, King laisse libre cours à sa fascination et sa nostalgie pour une époque révolue, enluminée de modes passées, de musiques alors inédites, d’emblématiques marques disparues… Sans jamais manquer de lucidité sur la réalité d’une époque qui porte en germe les travers de la nôtre, il dévoile « son » Amérique, où l’horreur se niche entre un âge d’or impossible et le monde que connaissent et vivent lecteur, auteur et principal protagoniste.

Stephen King, qui a porté ce 22/11/63 près de quarante ans, affirme en postface se réjouir de ne pas l’avoir écrit plus tôt. On ne peut qu’abonder en son sens : ce qui en 1972 n’aurait sans doute été qu’une variation uchronique sur une « blessure (…) encore trop fraîche » est devenu quelque chose de plus grand, un roman d’une profonde maturité, à même de séduire et réconcilier fans et détracteurs : le « Grand Roman Américain » d’un géant de la culture pop.

Alors, qui a tué JFK ? King a tranché, bien sûr, mais au fond, est-ce vraiment important…?

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