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La Paix éternelle

Voici donc, 25 ans après La Guerre éternelle, La Paix éternelle qui, en dépit d'un évident clin d'oeil, n'est nullement une suite du précédent. Néanmoins Joe Haldeman, qui fut blessé au Viêt-Nam, a conservé une aversion toujours aussi vive pour la guerre. Désormais, il ne se contente plus de la dénoncer, il veut l'éradiquer et aspire à une paix éternelle autre que celle des cimetières.

Le background de ce roman mérite une attention toute particulière. En 2043, les Etats-Unis (et l'Occident riche et « Blanc » avec eux) sont en guerre avec les Ngumi (les « métèques ») des pays pauvres du Sud. Bref, une situation à laquelle on s'attend dès à présent. Par contre, on est fort surpris de l'« évaporation » de l'entreprise privée, de la bourse, des forces du marché. Il n'en est à aucun moment question.  À l'inverse, le poil du gouvernement est à nouveau dru, soyeux et brillant à souhait, resplendissant de santé. Et cela grâce à la nanotechnologie qu'il contrôle, dont les nanoforges sont les sites de production, véritables cornes d'abondance d'où sortent diamants, robots de combat ou accélérateur de particules géant sur orbite circumjovienne… Bien entendu, le Sud n'a pas de nanoforge et seuls les pays soumis peuvent en espérer l'usufruit.

Cette société dégage une forte odeur de communisme. L'essentiel est gratuit, le superflu (alcool, divertissements, etc) rationné avec tickets sauf pour les militaires. L'armée est apparemment la seule activité lucrative, bien plus que la physique en tout cas. La guerre elle-même apparaît comme un état de fait sans cause bien définie et sans qu'Haldeman le dise — autant comme un rempart contre la vacuité intérieure que contre les Ngumi. La Paix éternelle s'inscrit, bien sûr, dans la veine de grandes oeuvres antimilitaristes telles que le célèbre Catch 22 de J. Heller ou La Guerre définitive de Barry N. Malzberg. En filigrane, Haldeman ouvre la spéculation sur les motivations futures de la guerre ; celle du roman trouvant écho dans la réalité contemporaine à travers une même destruction à sens unique de la Serbie et des Ngumi, pure expression d'une volonté de puissance et d'asservissement à une culture et une pensée uniques.  À défaut de raisons économiques, un prétexte moral qui lui aussi transparaît, servant de justification.. Mais, comme le dirait Valerio Evangelisti, « le problème des droits de l'homme n'était soulevé que pour les états qui perturbaient l'équilibre international » (in « Sepultura », nouvelle publiée dans Le Monde du samedi 24 juillet 99).

En 2043, tout va donc bien : les massacres s'enchaînent avec toute la fluidité voulue et l'alcool n'est pas rationné aux militaires afin qu'ils puissent se saouler pour oublier les horreurs qu'ils commettent…

Le sergent Julian Class dirige à distance un commando de robots presque indestructibles à raison de dix jours par mois grâce à une interface neurale. Le reste du temps, il enseigne la physique à Houston. Sa compagne, Amélia Harding, physicienne elle aussi, travaille sur le projet Jupiter — la construction d'un accélérateur de particules vraiment géant sur une orbite complète autour de Jupiter afin de recréer les conditions du « Big Bang ». Dans un club, ils fréquentent entre autres Marty Larrin, l'inventeur de l'interface neurale grâce à laquelle il est possible de diriger les « petits soldats » (robots) à distance, comme si on y était. Mais Class et Harding ne tardent pas à se trouver à la conjonction d'événements qui vont radicalement changer la face du monde…

Il va sans dire que La Paix éternelle est un roman riche d'interrogations. Sur le pourquoi d'une guerre sempiternelle entre le Nord et le Sud alors que la richesse pourrait être partout disponible. Sur les conséquences économiques et sociales d'une nouvelle technologie majeure (la nanotechnologie) et sur l'impact politique de son éventuelle nationalisation. Sur l'existence (aux USA en particulier) de nombreux fanatiques vouant un culte à l'apocalypse. Il interroge sur le principe de responsabilité : faut-il, au nom du savoir, expérimenter à tout prix quitte à risquer une catastrophe (finale en l'occurrence). Enfin, dans le cadre plus vaste de la création, ce roman nous demande si l'univers n'est pas effacé et ramené à son origine à chaque fois que la première des espèces qui s'y développe parvient à un stade précis de civilisation. Vaste perspective…

On s'étonnera sans doute qu'un roman de cette envergure ait trouvé sa place dans une collection comme « Rendez-vous ailleurs », plutôt orientée vers le divertissement kilométrique, en compagnie d'auteurs comme Marion Zimmer Bradley, Anne McCaffrey ou David Eddings. Ceci dit, il y a déjà eu un précédent : ainsi se souviendra-t-on de La Jeune fille et les clones de David Brin. La richesse de la problématique ne fait pas de La Paix éternelle un livre abscons ; il est à la portée de chacun tout en offrant la fluidité narrative et la facilité de lecture qui sont l'apanage, pour le meilleur et pour le pire, de la collection. On se serait davantage attendu à trouver Rupture dans le réel, l'aventureux space opera de Peter F Hamilton sous ce label et inversement, La Paix éternelle, dont l'ambitieux questionnement est plus conforme à l'image de marque d' « Ailleurs et Demain », chez Laffont. Mais qu'importe de savoir d'où viennent les bonnes surprises…

Si La Paix éternelle n'a pas encore obtenu de récompense française, ses Hugo et Nebula n'ont vraiment pas été volés.

Lentement s'empoisonnent

On n'a pas souvent l'heur de lire Joëlle Wintrebert dans les collections pour adultes, et encore moins d'inédits, alors, autant profiter de l'occasion. Lentement s'empoisonnent s'inscrit dans la série des enquêtes de Mark Sidzik, labelisée « Quark Noir » et sous-titrée « La science kidnappe le polar », où se sont déjà illustrés entre autres Pierre Bordage et Richard Canal. Mark Sidzik, ex-astrophysicien devenu enquêteur au service d'un comité d'éthique, est donc de fait un héros partagé.

Peu de temps après avoir reçu d'Otto Hagen, président d'une ONG, un e-mail fort compromettant pour son expéditeur, Sidzik apprend que celui-ci s'est noyé dans le lac de Genève avant d'avoir pu se mettre à table. Cherchant à en savoir davantage, il voit toutes les portes se fermer devant lui, parfois de manière définitive. Mais trop tard : le lièvre est levé. Avec l'aide de son copain Fred, qui est à Sidzik ce que Bill Ballantine est à Bob Morane, faire-valoir et accessoire narratif, il progresse en dépit des risques croissants, ses énigmatiques adversaires ne reculant pas devant des moyens expéditifs.

Dans un jeu où se croisent multinationales de l'industrie pharmaceutique, ONG de développement en Afrique, l'OMS, des investisseurs de capital-risque, une société de recherche spécialisée dans les organismes transgéniques (OGM) destinés à la production de vaccin, et des sociétés écrans : les mises sont plutôt élevées. Vu les coûteux délais et les parcours du combattant qui président à la commercialisation d'un nouveau vaccin et à la production de transgènes, il faut bien s'attendre à ce que la légalité soit circonvenue. Inévitablement. Tout le monde étant compromis avec tout le monde…

Joëlle Wintrebert joue fin. Plutôt que d'épaissir grossièrement la sauce en présentant des sociétés transnationales comme des criminels sans scrupule aucun ainsi que l'eût naguère fait une certaine SF politique, elle montre combien l'appât du gain des fonds de pension conduit à un déficit éthique. Lequel constitue une faiblesse qui peut être exploitée par d'autres. Trop souvent en effet, la morale s'arrête où commence l'intérêt.

 À défaut de tenir un chef-d'oeuvre, on a là un roman qui allie l'utile à l'agréable.  À un thriller divertissant, Lentement s'empoisonnent joint un coup de projecteur sur les mécanismes qui conduisent à des affaires de « vaches folles » ou de « sang contaminé », où il apparaît que la rétribution du capital est plus nocive que les transgènes. Bref, c'est certain, voici une belle occasion de ne pas lire idiot.

L'Éperon de Persée

Julian May bien que n'appartenant pas à une quelconque nouvelle génération d'écrivains anglo-saxons, est peu connue sous nos longitudes.  À l'instar de ses consoeurs Anne Mc Caffrey et Marion Zimmer Bradley, elle produit des récits d'aventures relativement bien menés. En France, on a pu lire d'elle Les Trois amazones, une fantasy écrite en collaboration avec Zimmer Bradley et André Norton – tâcheronne de la même génération et encore moins connue qu'elle de ce côté de l'océan –, ainsi que les trois tomes disponibles chez J'ai Lu de La Saga des exilés (critiquée en ces pages dans un précédent Bifrost), dont les deux premiers avaient connu une précédente édition chez Temps Futurs en 1982.

Ici, c'est de space opera pur jus qu'il s'agit. De facture on ne saurait plus classique. Et le moins que l'on puisse dire c'est qu'on ne se prend pas le chou avec ce bouquin. Pour avoir une idée raisonnable de la mixture, prenez la trilogie des Conquérants de Timothy Zahn dans la même collection, ajoutez y du Pierre Barbet couleur David Maine à bonne dose, l'Anarchaos de Donald Westlake le polardeux (PdF, Denoël) et de l'ADN recombinant pour faire la mesure. L'Éperon de Persée devrait sortir du shaker si vous avez pris soin d'adjoindre une fragrance de Carl Hiaasen pour la note de tête. L'éditeur ne s'y est d'ailleurs pas trompé en rédigeant la quatrième de couverture comme s'il s'était agit là d'un polar floridien. Juste, au début, l'odeur de Carl Hiaasen… Pas le talent !

Il y a quand même un fils de ponte qui picole comme un trou, pilote un sous-marin jaune pour touristes et se retrouve à roussir à cheval sur une comète, un père avec un Stetson et un crapaud de mer qui bouffe une baraque. Celle de notre héros, d'ailleurs, qui a hérité à la traduction du nom aussi charmant qu'improbable de Helmut Glaçon (Icicie). Il est un flic financier déchu et le fils de Simon Glace (Frost) — autre coup de génie de la traductrice — , PdG de Rempart, petite firme multimondiale en butte aux manoeuvres de Gala-pharma en vue d'une OPA agressive aux fins des plus craignos.

En 2229, le monde ressemble à celui de 1999 comme deux gouttes d'eau bien qu'il y ait des astronefs… Le pouvoir politique central est de plus en plus battu en brèche par celui des firmes géantes qui considèrent la diplomatie comme étant de leur ressort, et qu'entre leurs mains elle ne favorisera que mieux les affaires et maximisera les bénéfices. Vous pouvez même louer une Jaguar (groupe Ford aujourd'hui), car la marque existe toujours… même si le charme british a cédé au kitsch psychédélique des Cadillac californiennes.

De telles réminiscences donnent à penser que la trame de ce roman a hésité jusqu'au dernier moment entre devenir un polar contemporain ou un space opera. On a l'impression d'une adaptation à la va-vite sans qu'il y ait cependant lieu de s'en plaindre. C'est un roman d'aventures spatiales, vif et alerte, comme il y en a treize à la douzaine mais meilleur que beaucoup… Du divertissement kilométrique comme il en faut, plutôt bon dans sa catégorie. On conseillera cependant d'attendre la réédition en poche ; malgré le confort de lecture dû au grand format, 139 FF c'est trop cher pour du tout-venant. Un bon moment et puis basta. C'est plaisant, certes, mais on en a pas vraiment pour son argent. Rapport qualité/prix insuffisant.

Des hommes, des dieux et des extraterrestres

Au cours des années 1960-70, une étrange littérature fit son apparition. Dans des livres qui se voulaient sérieux, on pouvait lire que des extraterrestres étaient venus sur Terre à plusieurs reprises et qu'ils avaient déclenché l'évolution de l'humanité. Cette théorie, dite des « Anciens Astronautes », avait pour ambition de traiter non seulement de l'origine de l'homme mais aussi de son destin futur. Elle s'intégrait dans une vaste fresque théologico-cosmologique où se retrouvaient aussi bien le thème des archives cachées révélant les secrets de l'Univers, que celui des continents engloutis ayant abrité des civilisations très développées, ou encore celui des envoyés du ciel aux pouvoirs extraordinaires, etc. D'ailleurs, le souvenir de leur passage figurait — pour qui savait les lire — dans les mythologies du monde entier, et des vestiges de leurs pistes d'atterrissage ainsi que d'autres constructions monumentales se trouvaient chez les Incas, les Aztèques et les Égyptiens. Ces ouvrages (dont les plus célèbres furent ceux de Louis Pauwels et Jacques Bergier, de Robert Charroux et d'Erich von Däniken), aussi absurdes qu'ils puissent paraître, se vendirent à plus de cinquante millions d'exemplaires dans le monde.

Attribuer ce succès à la crédulité de nos contemporains — au énième retour de l'irrationnel — n'explique rien. Plus pertinente est la démarche qui consiste à retracer avec précision la généalogie de ces idées, comme l'a fait Wiktor Stoczkowski dans le livre qui nous occupe, un ouvrage au demeurant passionnant. On y apprend ainsi que cette théorie n'est pas née dans l'esprit déréglé de quelques auteurs en mal de reconnaissance, mais qu'au même titre que la littérature fantastique du début du siècle, dont elle s'inspire d'ailleurs, elle trouve sa source dans l'occultisme et la tradition théosophique du XlXe siècle, voire dans le gnosticisme antique. C'est toutefois dans le contexte historique des années 1950-60, où se développaient l'idéologie de la conquête spatiale et la vogue des extraterrestres et des soucoupes volantes, que la théorie des Anciens Astronautes lut véritablement élaborée. Ainsi, on comprend mieux pourquoi cette théorie eut un si grand succès auprès d'un public sensible aux spéculations de son époque et qui, s'il ne lisait pas lui-même les occultistes du siècle dernier ou leurs épigones, en connaissait et en appréciait déjà les grandes articulations par l'intermédiaire de la littérature fantastique et de la science-fiction.

Mais au-delà d'une méticuleuse histoire des idées, ce livre est aussi une pertinente réflexion sur l'ineptie de l'opposition convenue entre rationnel et irrationnel. Car, tout compte fait, ces hommes qui ont cru que la venue de mystérieux astronautes expliquait l'origine de l'humanité n'étaient pas des fous ou des simples d'esprit. Leur erreur, selon Stoczkowski, fut de chercher à confirmer à tout prix cette croyance aux Anciens Astronautes sans essayer de la mettre en doute. Cela explique pourquoi les constatations archéologiques et les découvertes textuelles n'ont pas précédé leur croyance, mais comment au contraire c'est cette dernière qui les a générées. Stoczkowski est conscient que cette erreur épistémologique est très courante, puisque chacun de nous la commet quotidiennement afin de pouvoir vaquer à ses occupations sans trop se poser de questions. Mais dans ce cas précis, le simple fait que nos auteurs aient fait de leur croyance un absolu qu'ils étaient incapables de remettre en cause les a rendus aveugles aux contradictions et absurdités qu'elle entraînait. C'est pourquoi, à notre tour, nous ne devons pas juger cette croyance à partir d'autres certitudes absolues. Trop souvent, les pourfendeurs de parasciences ne font ainsi que marcher dans les traces de leurs adversaires quand ils supposent que les idées qu'ils combattent sont nécessairement aberrantes et quand ils cherchent uniquement à confirmer ce jugement. Pour éviter de tomber dans des pièges similaires, il nous faut donc régulièrement remettre en cause nos croyances et ainsi passer du côté de ceux qui croient savoir à celui de ceux qui savent qu'ils croient.

En sommes-nous vraiment capables ?

Tableaux du délire

Ce recueil de l'homme qui a promu la science-fiction et le fantastique en France, grâce notamment à ses notules dans Fiction et ses anthologies chez Casterman et Denoël, a des allures de testament. Fabienne Leloup, dans sa préface, montre en quoi ces nouvelles sont des tableaux romantiques, symbolistes, surréalistes, où la femme occupe une grande part.

Mais on peut y repérer un autre fil conducteur, celui, chronologique, des principales étapes de la vie : de la révolte de l'adolescente pour « L'Habitant des étoiles », on passe aux divers émois amoureux de la jeunesse, surtout caractérisés par la timidité et les déceptions ; la femme paraît souvent inaccessible ou prédatrice (« Sur un air de fête », « Aurora »), et l'homme en vient à préférer des substituts : il tombe amoureux d'un mannequin d'exposition (« Seuls, toi et moi, mon amour ») ou décide de se faire fabriquer la femme modèle.  À la recherche de l'Autre idéal, les êtres se manquent : à la fenêtre d'en face n'apparaît qu'un fantôme, mais parfois, on finit par rencontrer la femme entrevue en rêve (« La nuit du Vert-Galant »). Le narrateur constate pourtant que le bonheur est monotone, une fois la quête achevée et la vie rangée. Monotonie à laquelle essaie d'échapper l'homme mûr qui établit une rupture dans son quotidien en partant à l'aveuglette et se découvre un nouvel amour (« Carrefour du temps »). Avec « Fin d'un amour » vient la rupture. « L'heure du passage » rappelle que nous ne faisons que passer en ce bas monde. Quelqu'un, quelque part, a forcément tenu une liste de nos erreurs et de nos méfaits (« La Convocation »).  À quoi ressemblera le passage vers l'Autre Côté ? Dans « Deux personnages dans un décor vide », plus que jamais il s'agit de trouver des réponses derrière les signes et les symboles. Hasardeuses visions, ensemble de textes brefs dont certains titres sont éloquents (« Inventaire de la mort », «L'œil de l'abîme »), clôt cette chronologie en se risquant encore un peu plus avant dans la connaissance de cet au-delà, où le jardinier de l'Eden se prénommerait Phil.

Le dernier texte, écrit en collaboration avec Fabienne Leloup, est un hallucinant récit qui reprend les thèmes majeurs de l'auteur ; une artiste acharnée à aller au bout de sa quête artistique sculpte avec des lames et des couteaux, à même la chair humaine.

Entre Kafka et Buzatti, ces textes fantastiques, classiques dans leur facture, sont envoûtants par le charme de l'écriture, d'une indéniable poésie. Dorémieux va à l'essentiel en peu de phrases, campant un décor, une situation avec une élégance mesurée dans la précision et l'économie des mots.

Éros Vampire

La figure du vampire ne cesse de changer selon les époques, preuve s'il en est que sa survie littéraire est assurée par sa capacité à se nourrir de l'âme de chaque société. Ce dévoreur va toujours s'abreuver à la source même de la vie, quelle qu'elle soit ; ses prédations sont donc un bon moyen de reconnaître ce qui fait l'essence d'une époque.

Il est bien loin, le ténébreux séducteur buveur de sang. Aujourd'hui, c'est un jouisseur avide des plaisirs les plus extrêmes. La sève qu'il vole n'est plus forcément rouge. Voilà bien les pages les plus torrides qu'on ait pu écrire sur ce thème ! La sexualité la plus brûlante mais aussi les amours les plus débridées s'y étalent et ce n'est pas sans fascination qu'on découvre les vampires de Robert Devereaux, bêtes de sexe s'abreuvant de leur sang en autarcie.

Certains textes ne manquent pas de poésie ni de finesses d'écriture dans l'évocation des amours débridées avec ces créatures de la nuit, d'autres affichent une brutale crudité qui, dans ses excès même, semble vouloir transcender la réalité. Mais entre le mythe et la réalité, il y a le fossé infranchissable du rêve. C'est le constat que fait le jeune homosexuel prostitué de Berlingue : la déception le pousse à dépecer la vampire qui lui a fait entrevoir l'ineffable la veille et qui ne trouve derrière la chair « que le spectacle banal de la viande qui refroidit ».

C'est cette ambiguïté qui fait la malédiction du vampire ; la fascination qu'il exerce masque la vérité de son état : il n'est que l'expression de la faim, titre d'une nouvelle de Wayne Allen Salle. Cet appétit monstrueux pousse la vampire de « Dans une âme de femme » au suicide en s'exposant à la lumière du jour.

Comme le note Poppy Brite, l'appétit du vampire n'est plus uniquement sanguinaire. Il peut aussi se révéler avide d'émotions (« Géraldine », « Calices vides »). Le vampire de White Chapel élève la cruauté au rang d'un art : à l'instar du colonel d'Apocalypse now, il estime que « la beauté, la sainteté de la vie, ne réside ni dans la joie ni dans le bonheur elle réside dans les souffrances de la chair ».

Les vampires n'apparaissent plus forcément comme des êtres négatifs : mutants ou victimes d'une malédiction, ils se révèlent parfois si humains qu'ils pourraient donner bien des leçons aux vivants.

Poppy Z. Brite, qui s'est imposée, avant trente ans, dans le firmament de la littérature fantastique avec seulement trois romans et un recueil de nouvelles, a révélé ses talents d'anthologiste avec ce recueil de vingt nouvelles qui réunit les grands noms de la littérature fantastique et impose de jeunes espoirs. Cette réédition est probablement le recueil le plus troublant et le plus sulfureux de ces dernières années.

Le Grand Silence

Ils ont atterri, déclenchant le pire incendie que la Californie ait jamais connu. Ils adoptent des formes diverses, mais tous refusent de communiquer avec l'humanité. Dans les villes de la Terre, ils se promènent, au milieu d'une foule frappée de stupeur – impériaux, invincibles, incompréhensibles. Les extraterrestres sont là, et rien ne sera plus comme avant.

Bientôt les Entités prennent les rênes du pouvoir au niveau mondial, et les pitoyables rébellions sont châtiées, d'abord par des black-out planétaires, puis par une pandémie.

Pourtant, les Carmichael, une famille de soldats, choisissent la résistance, s'entêtent à œuvrer pour le jour lointain où les envahisseurs seront chassés. De génération en génération, elle va poursuivre la lutte, et c'est cette chronique familiale que Le grand silence raconte.

À lire ce résumé, et, à vrai dire, les premières pages de cette roman, on pourrait croire que Silverberg a choisi d'écrire sa version d'Independence Day. Pourtant, dès le début, le ton est donné, car, en dédiant son livre à H.G. Wells, l'auteur entreprend de brouiller les cartes. Roman ? Recueil de nouvelles, histoire du futur sur un demi-siècle. Invasion extraterrestre ? Intrusion, plutôt, pour des motifs difficiles à saisir et qui resteront toujours dans l'ombre. Exaltation de l'esprit de résistance et de combat ? Pas si sûr…

Malin comme un singe, l'écrivain retourne tous les clichés, subvertit le classicisme de son propos et crée avec Khalid, le tueur de sang-froid ultime, un de ses personnages les plus fascinants, cousin des deux héros survivants du Livre des crânes dans sa transcendance mystique et du David Selig de L'Oreille interne dans son humanité perdue et retrouvée.

Pour moi, cet ouvrage n'est rien moins que l'œuvre majeure de Silverberg depuis son retour à l'écriture en 1979. Si son auteur, comme il le promettait dans une excellente interview publiée voici peu par nos confrères de Galaxies, s'en tient désormais à écrire les livres qui lui plaisent, au lieu de ceux qui lui rapportent, et si Le grand silence est bien le prélude à cette nouvelle métamorphose, de belles heures de lecture nous attendent.

Aventures lointaines 01

Avec sa première livraison, Aventures lointaines n'évitera sans doute pas la comparaison avec les autres productions de l'anthologiste, comme Étoiles vives. Et il est vrai que l'on y retrouve, en (un peu) plus policé, le ton unique, à la fois provocateur et naïf, de Gilles Dumay. Cela plaît aux uns, cela déplaît aux autres, mais les textes parlent d'eux-mêmes, et la qualité de ce volume qui privilégie les textes d'une certaine longueur est tout à fait remarquable.

« La Tentation du Dr Stein », de Paul J. McAuley se situe dans l'univers que l'auteur a déjà exploré dans l'envoûtant Les Conjurés de Florence (Denoël, « Présences »). Ici, encore, l'Italie d'une Renaissance uchronique disposant déjà de la technologie du XIXe siècle sert de cadre à une enquête policière qui flirte avec les mythes fondateurs, justement, de la science-fiction… Mais cette mise en abyme ne nuit pas à la jouissance de lecture, totale, que l'on éprouve à suivre ce court roman qui renoue avec l'esprit des feuilletonistes.

On reste dans l'uchronie avec l'étrange « Tu ne toucheras plus jamais terre », de Stephen Baxter, où Hermann Göring découvre l'Axe, mais pas celui auquel on pense en général. je vous en laisse la surprise… Quant à Michael Swanwick, c'est au mythe Arthurien qu'il s'attaque dans un texte cinglé où Mordred, cocaïnomane invétéré et businessman averti, réduit au désespoir par les mauvais traitements que le genre humain inflige à la Terre, se résout à sortir du cocon où il dort depuis des siècles… Merlin soi-même. On y lira aussi un bel hommage coquin à l'Excalibur de Boorman.

La découverte, cependant, c'est le court roman de Michael Rheyss. « L'Apopis Républicain » — une uchronie, encore — décrit la découverte sur Titan d'un observatoire que certains croient d'origine divine et d'autres de facture extraterrestre. Mais les Francs-Maçons prévoient de renverser Cyprien II Bonaparte et de tuer son fils, l'Aiglon, chef de l'expédition vers le satellite de Saturne dans cet univers où la religion égyptienne a permis à la dynastie napoléonienne de garder le pouvoir. Mais l'enjeu n'est-il pas ailleurs ? Le meilleur texte français de SF de l'année, ambitieux, efficace, qui ne déparerait pas au sommaire d'un magazine anglo-saxon.

Aventures lointaines montre encore le talent de défricheur de Dumay et prouve s'il en était besoin la vitalité du genre, toujours tel qu'en lui-même il se renouvelle. Souhaitons bon vent à l'entreprise (petite, mais certainement bienheureuse).

Escales 2000

C'est derrière une magnifique couverture de Stan & Vince qu'il nous faut chercher ce qui est probablement la plus grosse déception de l'année : Escales 2000, second volet de la série anthologique initiée il y a près de deux ans par Serge Lehman et son très remarquable Escales sur l'horizon. Car tout ou presque irrite dans l'objet, à commencer par le quatrième de couverture. Où 1' on peut lire, je cite : « La nouvelle génération des écrivains francophones de science-fiction s'est réconciliée avec son public. En imaginant un futur aussi rempli d'images choc qu'un film de Besson, les auteurs rassemblés ici montrent qu'ils ont parfaitement assimilé les leçons des grands auteurs américains et qu'ils sont même capables d'aller plus loin dans la démesure. »

Plus débile, tu meurs.

1/ Parce que comparer de la littérature de science-fiction à la Sci-Fi telle que la filme Luc Besson (inventivité proche du zéro absolu, pas la moindre once de réflexion sur notre futur) est un crime.

2/ Parce que si l'on compare Escales 2000 à Starlight 2, la dernière grande anthologie d'inédits anglo-saxons avec au sommaire (entre autres) « Story of your life » de Ted Chiang, « Divided by infinity » de Robert Charles Wilson, « Congenital Agenesis of Gender ideation » de Raphael Carter, « Brown Dust » de Esther M. Friesner, « Mrs Mabb » de Susanna Clarke et « The House of expectations » de Martha Soukup… Escales 2000 reste sur le carreau, ne contenant aucun texte aussi maîtrisé, intéressant et réussi que le moindre de ceux cités plus haut (les textes de Wilson, Chiang et Carter étant parmi les dix meilleures nouvelles publiées en 98 outre-Atlantique).

Ce quatrième de couverture se place tout à fait dans la tendance actuelle où Les Crépusculaires de Gaborit est un best-seller, où Laurent Kloetzer c'est aussi bien qu'Umberto Eco et Arturo Perez-Reverte (il manque Italo Calvino et Borges à la liste), où Le Grand Silence de Silverberg c'est le nouveau Autant en emporte le vent (il manque Guerre et Paix, En attendant Godot et Ulysse pour que tout cela soit exhaustif ; il est probablement méchant d'écrire que Le Grand Silence, tout compte fait, c'est sans doute moins bon que L'Oreille interne, ou Un jeu cruel d'un certain Silverberg… seulement parfois ça fait du bien d'être méchant).

Mais entrons dans les détails, c'est à dire les textes. Après une introduction fort honnête de Jean-Claude Dunyach, Fabrice Colin ouvre le feu avec un texte décousu, illisible tant il est mal écrit, mal construit et ponctué de verbes « être ».  À éviter. Suivent les longs textes de Sylvie Denis et Francis Valéry qui sont peut-être intéressants si on arrive à les lire jusqu'au bout. Est perdu au milieu de ces fleuves d'ennui le premier texte méritant un tant soit peu qu'on s'y arrête : « La Mécanique des profondeurs » de Thomas Day. Comme dans « La Mère des colères » (in Bifrost 08), le narrateur est ici une narratrice, une mutante, une femme-poisson payée pour « nettoyer » les bas-fonds d'un Amsterdam futur noyé sous les eaux, une héroïne poursuivie par la figure mythique d'un père serial-killer qu'elle n'a pas connu. Un texte riche de sève auquel on reprochera toutefois une fin bâclée manquant d'ampleur. Jusqu'ici, pourtant, sans doute aucun le meilleur texte de l'antho.

Et nous voilà page 253 (sur 630) pour débuter la nouvelle de Jean-Louis Trudel qui, comme on le craint toujours chez cet auteur, est un article de hard science mal déguisé en récit d'aventures. Le bonheur sera de courte durée et il est dû à David Calvo : Frank Sinatra défiguré dans un attentat se rend sur la face caché de la Lune pour y retrouver le meilleur des chirurgiens esthétiques. Calvo est fou et ça c'est diablement jouissif !

Ensuite Marie-Pierre Najman nous livre « Les Points de vue d'Europe » : on dirait une mauvaise nouvelle d'Eric Brown. Une réflexion sur l'art dans le cadre de la science-fiction qui n'a pas la puissance des textes du même genre signés par Joe Haldeman ces dernières années (on citera juste For White Hill). On ne s'étendra guère sur « Les Clans du delta » de Claire et Robert Belmas qui, comme toujours chez ces auteurs, est un récit médiocre où brillent quelques idées intéressantes. Ni sur « T'ien-Keou » de Laurent Genefort, ambitieux, certes, mais non abouti. Comme dans Escales sur l'horizon, Yves Meynard se distingue avec ses « Soldats de sucre », récit surprenant, excellent. « La lecture des nouvelles » de Joëlle Wintrebert et Johan Heliot ne rachète malheureusement pas l'ensemble alors que, cerise sur le gâteau, la conclusion  « À vos plumes » permet à l'anthologie de virer au grotesque : c'est sans doute la meilleure nouvelle du lot et il est regrettable que Jean-Claude Dunyach ait oublié de la signer.  À la décharge de ce dernier, j'affirmerai néanmoins que c'est aux auteurs de se défoncer (ce que, dans l'ensemble ils n'ont pas fait) et non à l'anthologiste de limiter les dégâts : un chef d'orchestre est impuissant si tous ses solistes jouent faux.

Cette anthologie a au moins un mérite, celui de prouver combien l'anthologie Futurs Antérieurs de Daniel Riche était réussie.

Enfin, pour conclure, ne soyez pas si tristes : après tout les meilleures nouvelles de Starlight 2 seront probablement traduites un jour. Un jour…

La Voie du Cygne

Après un premier roman, Mémoire vagabonde, salué par tous et couronné en 1998 par le prix Julia Verlanger, Laurent Kloetzer revient avec cette Voie du cygne, fantasy à la mode Renaissance comme il en paraît de plus en plus, mais dont on n'a pas encore réussi à se lasser. Première originalité de cette histoire, celle de s'inspirer du jeu de l'oie, amusement enfantin qui à priori semble peu propice à stimuler l'imagination. Pourtant, quand on voit le résultat auquel Kloetzer est arrivé, on se prend à rêver que, pour son prochain livre, Serge Lehman s'inspire des petits chevaux. Ou Dunyach des sept familles (« C'est ce qu'il a fait pour Étoiles mourantes », me souffle une petite voix perfide. Passons.)

L'action se situe dans le domaine de Dvern, ville portuaire dirigée par le jeune prince Melki. Jeophras Denio est un universitaire, respecté, si ce n'est sa passion et son acharnement à construire un engin volant, lubie qui n'est pas du goût de tous. Mais ses projets connaissent un sérieux coup d'arrêt lorsqu'il apprend que Carline, sa fille adoptive, a été arrêtée et est fortement soupçonnée du meurtre du prince Nerio, dirigeant d'un domaine voisin en visite à Dvern. Denio va faire tout son possible pour prouver l'innocence de sa fille, aidé en cela par Jaran, le propre frère de Melki, qui le charge de mener l'enquête en son nom.

La Voie du cygne se présente donc sous la forme d'une enquête policière classique, Denio tentant au fil de ses rencontres de reconstituer les événements qui ont entraîné la mort de Nerio. En parallèle, Kloetzer met en scène d'autres situations, survenues vingt années plus tôt et qui, on s'en doute, joueront un rôle crucial dans la résolution de cette affaire. Soyons clair, ce roman est passionnant de bout en bout. Le récit est d'une fluidité exemplaire, sa construction parfaite. Que manque-t-il pour en faire un chef-d'oeuvre ? Pas grand chose, une petite dose d'inventivité, un soupçon d'excentricité, dont ont su faire preuve récemment, et dans un registre proche, des auteurs comme Hervé Jubert ou David Calvo.

Alors quoi ? La Voie du cygne n'est pas un chef-d'oeuvre ? Et alors ? Tel quel, c'est un livre tout à fait réjouissant, un authentique plaisir de lecture. On attend la suite avec délectation.

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