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Bioshock Rapture

Outre une poignée de nouvelles, on a pu lire de John Shirley La Ballade de City, un remarquable roman dans la mouvance cyber-punk (paru en 1986 chez Lattès, ce qui ne nous rajeunit pas). Plus récemment, deux romans alimentaires, l’un tiré du jeu Watch Dog et l’autre de la franchise Predator. Veine alimentaire dans laquelle se situe aussi Bioshock-Rapture, qui constitue la préquelle d’un jeu vidéo. N’étant pas joueur, le présent roman sera ici traité en tant que tel, sans référence aucune au jeu qui l’a inspiré et dont j’ignore tout.

Andrew Ryan est devenu milliardaire aux États-Unis où il est arrivé tout jeune, fuyant la révolution bolchévique en Russie. Mais l’Amérique est loin d’être assez libérale pour lui qui exècre l’état et son corollaire, l’impôt, ne jurant que par la libre entreprise et l’économie de marché. Ryan serait un thuriféraire avant l’heure des Friedrich Hayek et Milton Friedman… En 1945, persuadé que le monde court à la ruine nucléaire, Ryan décide de fonder son utopie ultralibérale là où il pourra jouir de la plus parfaite extra-territorialité : au fond de l’océan. Et notre Ryan de poser d’emblée la question qui fâche : « Ce qu’un homme obtient par son travail, à la sueur de son front… Cela ne lui revient-il pas de droit ? » Il rêve ainsi d’une cité où les artistes n’auraient pas à craindre la censure, les scientifiques ne seraient pas inhibés par l’éthique… Mais qui peut devenir milliardaire à la sueur de son seul front ? Comme dit le proverbe corrigé : l’avenir appartient à ceux qui ont des ouvriers qui se lèvent tôt. D’emblée, le ver est dans le fruit. Les dés sont pipés puisque tout appartient à Ryan. Le capitalisme repose sur le fait qu’il y a des ressources naturelles que chacun pourrait (théoriquement) exploiter par son travail pour s’enrichir. Rien de tel à Rapture. Ryan invite dans son utopie des gens embrassant le même credo libéral que lui. Il tient à en écarter les parasites – syndicalistes, communistes, croyants et même simples altruistes. Il a fait sienne l’idée que seul l’égoïsme forcené mènera à une « utopique » justice sociale. « À leur arrivée, on avait imposé à la plupart des habitants de la cité sous-marine de changer leurs dollars américains en dollars de Rapture, Ryan ponctionnant sur le change une part destinée à assurer les frais de maintenance des divers services de la ville. » (page 105). Au temps pour l’utopie sans impôts !

Rapture est aussi un univers totalement clos sur lui-même, ce qui ne facilitera guère le libre-échange… car, si on y entre, on n’en ressort pas, même si ça tourne mal.

Et il advient ce qui devait advenir : l’utopie ultralibérale vire fissa à la dystopie la plus totalitaire tandis que gronde le mécontentement, puis la révolution…

Rétro-anticipation politique, virulente critique de l’ultralibéralisme, avec Bioshock-Rapture, John Shirley met parfaitement en relief tous les mécanismes de l’inévitable échec d’une utopie qui tourne à la tragédie, quand bien même l’auteur laisse à la fin une minuscule touche de ciel bleu dans un immense océan de noirceur. Contre toute attente, Bioshock-Rapture s’avère un bon roman, pas un chef-d’œuvre, non, mais une excellente surprise, tant on ne s’attendait pas à trouver là une critique politique aussi acerbe.

Reste le livre en tant qu’objet. Joli, certes. Mais à 28 euros, on se demande si le prix n’est pas en soi une illustration du propos…

Métaquine

La métaquine. Molécule miracle, psychotrope au spectre large, le produit semble une véritable panacée chimique pour les laboratoires Globantis qui espèrent en tirer un maximum de profit sans s’embarrasser de ses éventuels effets secondaires. On ne compte plus les usages d’un médicament tellement efficient qu’il échappe aux prévisions les plus optimistes de ses concepteurs. La métaquine réconforte les anxieux, soigne les TOC, guérit les psychoses aigües. Elle apaise aussi les troubles bipolaires, rétablissant les fonctions synaptiques endommagées, contourne les blocages ou inhibitions. Elle calme les bouffées délirantes des schizophrènes et combat même les addictions les plus retorses. Mais surtout, elle facilite la concentration des enfants hyperactifs, les transformant en agneaux dociles, en éponges prêtes à absorber les connaissances sans rechigner. Bref, la métaquine crée des individus parfaitement ajustés à la réalité de la société.

Responsable du marketing chez Globantis, Curtis ne doute pas un seul instant du succès de son plan de développement. C’est le client qu’il faut atteindre directement, quitte à zapper l’étape institutionnelle. L’argument ne laisse en tout cas pas insensible Clothilde, une élue très remontée contre le lobbying outrancier de l’entreprise pharmaceutique. Il inquiète fortement aussi Sophie, spécialiste du cerveau à la retraite qui s’est prise d’affection pour Régis, le voisin du dessus. D’une imagination débordante, le petit garçon a le seul tort de ne pas être assez attentif en classe, ce qui fait de lui une cible idéale pour la molécule. Heureusement, il peut compter sur son beaup, Henri, pour s’opposer au traitement. Le bougre a déjà recueilli sa mère Aurélia, une cybertox au stade terminal. Hélas, il flirte avec le burn-out et les envies de meurtre. Dans un monde aux contours incertains, où les faux-semblants abondent, malgré les avertissements de Ferdinand A. Glapier, le lanceur d’alerte omniscient du Web, tous semblent victimes du même tropisme. Une affinité irrésistible pour les collines boisées de La Guillane qui agit comme un attracteur étrange sur leur conscience.

Bien connu des amateurs du genre, François Rouiller ausculte depuis quelques années la science-fiction et ses représentations. Les plus chenus ont peut-être lu son essai Stups & fiction et le guide qu’il a consacré à la SF chez Les Empêcheurs de penser en rond. Le voici qui passe de l’autre côté du miroir pour nous livrer avec Métaquine® un récit tenant davantage du roman coupé en deux que du diptyque.

Au-delà de la simple dénonciation du milieu pharmaceutique, l’auteur suisse réveille de multiples réminiscences, mettant son érudition au service de son propos. En lisant Métaquine®, on pense à la « Trilogie Chronolytique » de Michel Jeury, à Nancy Kress ou à Greg Egan. Mais au jeu des références, c’est bien entendu Philip K. Dick qui s’impose en raison de thématiques assez proches des obsessions de l’auteur américain. Les fables de la gnose et du catharisme entrent ainsi en résonance avec les simulations hyperréalistes des ordinateurs à qubits, pendant que la physique quantique se coltine aux neurosciences pour redéfinir la conscience et la perception du réel. François Rouiller s’aventure sur un terrain aux frontières mouvantes, armé des outils de la science-fiction, pour susciter ce vertige spéculatif si familier à l’amateur du genre. Il bouscule nos certitudes sur le réel à grand renforts de superpositions d’univers, d’état quantique et de conduction synaptique, transformant nos crânes en boîte de Schrödinger. Et il nous abandonne, épuisé mais heureux, au terme de 800 pages d’un crescendo constant et maîtrisé.

Avec Métaquine®, François Rouiller met sur la sellette le fameux cogito de Descartes, en faisant entrer dans l’équation les neurosciences. Il propose ainsi au lecteur de quoi phosphorer longtemps sur la nature de la réalité : un remède contre l’ennui à ne pas rater, assurément.

Note : On renverra les convaincus vers le site suivant, histoire de prolonger l’expérience : http://www.metaquine.com/

La Faim du loup

La dynastie Wylie reste un grand mystère et la mort de son aîné Ben, dont on vient de retrouver la dépouille nue, lovée dans la neige de l’Alberta, ne risque pas de modifier ce fait. Parfaite incarnation du mythe du self-made-man, la famille a bâti sa fortune, la huitième plus importante du monde, en amassant les milliards sur trois générations grâce aux médias, au pétrole et à l’immobilier. Réputés surtout pour leur avarice, les Wylie ont toujours fui les univers de la politique et de la célébrité, leur préférant l’ombre des marchés financiers. Pourtant, leur plus grand secret n’est pas celui de leur réussite. Il se trouverait plutôt caché dans leur demeure du Grand Nord canadien. Fils de ses gardiens, James Cabot en sait long sur le sujet. Il espère d’ailleurs en tirer un maximum de profit, histoire de s’offrir une vie dorée à New York…

L’annonce de la création de la collection « Exofictions » chez Actes Sud a suscité chez l’amateur de science-fiction une curiosité teintée de scepticisme. Fallait-il y voir une victoire à la Pyrrhus du genre ? Dans un monde où la science-fiction apparaît partout, l’hypothèse venait-elle confirmer les propos des thuriféraires d’une dissolution du genre dans le quotidien ? Près de trois ans plus tard, avec désormais plusieurs livres inscrit au catalogue, les choses semblent plus claires. Un Big commercial space opera, un feuilleton post-apocalyptique, plus quelques autres romans guère stimulants, si l’on fait abstraction de Lafferty, et peut-être de Vollmann, les choix de l’éditeur ne font que conforter les préjugés à l’encontre de la science-fiction et relèvent d’un traitement subliminal du genre. Et ce n’est hélas pas La Faim du loup de Stephen Marche qui viendra bouleverser la donne. On devrait d’ailleurs s’en tenir à la lecture de la quatrième de couverture qui place la barre très haut en matière de faux ami. Adonc, le roman de Stephen Marche serait un conte sanglant ? Le seul sang répandu dans La Faim du loup est celui reproduit sur la toile Le Loup attribué à Paul Klee. L’histoire serait également une « subtile et glaçante métaphore de la bestialité du capitaliste » ? Le mot est lâché : métaphore. À croire que la science-fiction et le fantastique se réduisent à ce procédé littéraire. L’image plutôt que la réflexion. Le cliché plutôt que la transgression. En fait, le roman de l’auteur canadien s’apparente surtout à une immense supercherie où l’argument fantastique n’apparaît qu’à la marge. Le loup-garou est ainsi utilisé comme une figure de style, un prétexte déroulé en mode mineur pour filer la métaphore et ponctuer l’histoire d’une touche d’étrangeté. À vrai dire, les mâles de la dynastie Wylie auraient été affligés d’un eczéma purulent au moment de la pleine Lune, cela n’aurait pas changé grand-chose à l’affaire. Bref, oubliez tous vos classiques, La Faim du loup n’est rien d’autre qu’une énième fresque familiale, celle d’un empire multinational, dont la construction balaie avec nonchalance le XXe siècle. Un récit monotone et nombriliste, où le fric sert de leitmotiv et où même les sarcasmes se révèlent dépourvus de mordant.

On renverra donc les aficionados de la lycanthropie vers Glen Duncan, autrement plus incisif et ironique avec la trilogie initiée par Le Dernier loup-garou. Entre l’ersatz et l’authentique, mieux vaut privilégier le second.

Un chant de pierre

Une journée d’hiver, en pleine campagne. Au milieu d’un paysage marqué par les combats chemine une marée humaine dont le ressac vient battre les berges d’une route boueuse, déposant une laisse d’épaves calcinées ou pillées. Des hommes, des femmes, des enfants, jetés pêle-mêle, indistincts les uns des autres, harcelés par des groupes d’irréguliers aux armes dépareillées. Une foule de piétons angoissés obstruant le passage des rares véhicules qui tentent de se frayer un chemin parmi eux. Une déroute, en temps de guerre.

Abel et Morgan ont fui leur demeure, un château ancestral entouré de douves, abandonnant un refuge désormais trop exposé aux coups de la technologie militaire moderne. D’un regard volontiers cynique, Abel observe le spectacle désolant de la horde des réfugiés. Morgan se contente de le suivre, compagne silencieuse et un tantinet effrayée par l’inconnu et la violence latente imprégnant l’atmosphère. Les voilà bientôt contraints de rebrousser chemin, sous la bonne garde d’un groupe de soldats, vers leur château aux défenses bien dérisoires. Prisonnier du Lieutenant, une jeune femme dangereuse et inquiétante, ils vont assister au renversement inexorable de leurs valeurs.

Lorsqu’il signe ses romans sans l’initiale « M » insérée entre ses nom et prénom, Iain Banks troque le sense of wonder de la science-fiction contre les visions plus terre-à-terre de la fiction contemporaine ou contre des textes plus insolites mettant en scène l’absurdité de l’humanité. Un Chant de pierre relève de cette dernière catégorie. On pardonnera au chroniqueur d’afficher d’emblée un enthousiasme sans détour pour ce roman sombre, magnifié par une écriture impeccable. Mais que voulez-vous, difficile de résister lorsque la tragédie se pare de si beaux atours.

Un Chant de pierre est en effet un requiem, celui d’un monde à l’agonie dont on perçoit les ultimes soubresauts. Mais le roman s’apparente aussi à une complainte d’où ne ressort aucune noblesse d’âme ni aucun idéal. On serait d’ailleurs bien en mal de déceler la moindre rédemption dans ce récit cruel, à l’humour grinçant, où Abel, un bien piètre narrateur, nous relate ses derniers jours et la chute irrémédiable de sa maisonnée. Adressant ses derniers mots à sa compagne de jeu et d’amour, muette une grande partie du texte, il lui confie des pensées teintées de sadomasochisme, décrivant la relation perverse qui s’amorce entre eux et le Lieutenant. Son récit s’apparente à un huis clos angoissant, à une parade nuptiale placée sous le signe de la lutte des classes, de l’humiliation et de la paranoïa.

Situé en un temps indéfinissable, dans une contrée anonyme, le décor du roman évoque ces innombrables contrées frappées par les malheurs de la guerre. Un Chant de pierre se pare ainsi d’une résonance universelle, évoquant à la fois le passé de grands empires et le présent d’une multitude de conflits contemporains, y compris fratricides. Aussi vieille que l’humanité, la guerre et son cortège de fléaux accompagnent l’homme, imposant à l’ordre ancien le chaos et la loi du plus fort. L’instinct de survie se substitue à la morale, les premiers devenant les derniers dans une funeste comédie où se rejoue le même scénario. La guerre apparaît ainsi comme le grand égalisateur, réduisant la condition des uns et des autres à peu de choses.

Après Efroyabl angel, les éditions L’Œil d’or nous offrent donc un nouvel inédit indispensable de Iain Banks. Servi dans un écrin de qualité et bénéficiant d’une traduction de Anne-Sylvie Homassel rendant justice à la langue originale, Un Chant de pierre séduit par son caractère atypique et le charme vénéneux de son histoire. Ce serait un crime de le négliger.

La Maison dans laquelle

La Maison est un pensionnat où se retrouvent pour sept ans des garçons et des filles que l’on a envoyés là parce qu’à l’Extérieur, ils sont trop inadaptés, à cause d’un handicap lourd, physique ou psychologique, ou bien, plus tristement encore, parce que personne ne veut s’occuper d’eux. Ils en sortiront à leur majorité, qu’ils le veuillent ou non. Chassés du Dehors vers le Dedans, ils forment une communauté divisée en groupes qui se nomment pour certains d’entre eux Faisans, Rats, Oiseaux, Chiens… Chacun de ces groupes a son chef, son code vestimentaire, ses coutumes. Parmi ces gamins extraordinaires, quelques-uns se distinguent par leur charisme : le tout puissant Aveugle, maître de la maison et de ses passages secrets vers d’autres dimensions ; Sphinx, phénix et manchot ; Lord, à la beauté fatale ; l’angélique Macédonien, qui paie le lourd tribut du miracle ; Fumeur, le mécréant aux baskets rouges ; la brute Noiraud ; l’excentrique et flamboyant Chacal Tabaqui, prince du verbe, monté sur son destrier de fer ; sans oublier les Filles, et en tout premier lieu l’âpre Rousse et la discrète Sirène. On y trouve quelques adultes : un petit nombre d’enseignants médiocres, un directeur violent mais impuissant nommé Requin, et quelques surveillants parmi lesquels Ralf, qui saisit le mieux le fonctionnement des pensionnaires.

L’autre grand personnage, bien entendu, c’est la Maison, qui ne connaît guère de limites, pleine d’ailes, de greniers et de recoins. Elle laisse bruire une voix bavarde de ses murs recouverts de graffiti, poèmes et petites annonces en tout genre, autant d’inscriptions qui appellent l’élucidation prophétique. Et elle a ce terrible double, cette Forêt dans laquelle quelques pensionnaires, riches d’un don qui les effraie, peuvent « sauter », d’un degré de réalité à un autre, au risque de n’en jamais revenir.

Pendant près de mille pages, au sein de cette demeure, nous allons voir ces adolescents se créer un monde de légendes, parcourir des nuits sans fin à s’enivrer de contes, d’alcools forts et de cigarettes, découvrir la mort et l’amour, et enfin se préparer à la sortie, si tant est qu’elle est possible. L’univers de la Maison sera perçu à travers les lentilles colorées et légèrement déformantes de la personnalité de ses pensionnaires, ce qui contribuera grandement à donner au récit sa tonalité fantastique.

Tout est légende dans ce livre, et en premier lieu sa propre histoire : roman unique d’une parfaite inconnue, dont le manuscrit circule obscurément depuis quinze ans et qu’un hasard sauve d’un anonyme naufrage en le déposant dans la boîte d’un éditeur. Sa légende noire se rehausse avec brillant des éclats d’argent parsemés sur la très belle couverture sombre du volume, qui semble un morceau de mur détaché de la Maison.

Ce livre est bien plus qu’un nouveau récit, fantastique, de l’initiatique adolescence : on ne pourra plus lire sans lui tous les grands prédécesseurs qui hantent ses pages, comme Dickens, Carroll, Hammett, Bach, Golding, Borges, Andersen, Rilke, l’Ecclésiaste même, mêlés à Peak, Rowling, ou encore Bob Dylan et John Lennon… Par son ton, sa richesse, sa profondeur, La Maison dans laquelle rappelle que des lecteurs adultes, ça n’existe pas, et que nous sommes tous des adolescents, fragiles et blessés, doués du verbe qui métamorphose, et sauteurs perpétuels d’un univers à un autre. Franchissons au plus vite le seuil de cette Maison !

Exil

L’action se déroule aux États-Unis. Un homme, dont on ne connaîtra jamais le nom, attend dans une limousine allemande. Chaque soir, il transporte des prostituées de luxe vers un rendez-vous qui change à chaque fois. Pour tuer le temps, il fume en lisant ce qu’on pourrait appeler de la littérature facile. Il n’est rien d’autre que cette attente et ce transport dont il ignore tout. Jusqu’au soir où la prostituée qui regagne le véhicule est blessée mortellement et lui remet avant d’agoniser une carte électronique qui, selon toute apparence, lui a coûté la vie. Une folle course-poursuite s’enclenche avec les hommes qui cherchent à récupérer cette carte. En tentant de gagner la frontière canadienne, l’homme finit par échouer dans un village perdu, Grey Lake, qui condense tout ce que l’Amérique peut avoir de plus attardé. Il y devient malgré lui l’adjoint d’un shérif vieillissant et se met à enquêter sur une série de meurtres atroces qui viennent d’avoir lieu. Ceux-ci ne se révèleront pas sans lien avec sa propre histoire, que le lecteur découvre peu à peu au fil de flashbacks de son enfance mais aussi de sa jeunesse, passée dans la Silicon Valley avec les pionniers de l’informatique…

Exil est le quatrième roman du Suisse Frédéric Jaccaud et le troisième à la « Série noire » après La Nuit et Hécate (2014). On y navigue entre une atmosphère de polar et un fantastique esquissé, rempli d’horreur et proche de l’absurde. Mais qu’on ne s’attende pas à trouver un réel dénouement : tout le ressort de l’intrigue repose sur l’identité d’un inconnu qui se révèle être la clé d’un code dont on comprendra à demi-mot seulement quel noir projet il permet de réaliser. Ce roman se fait l’écho de notre société moderne, contrôlée mystérieusement par des puissances obscures qui ne sont que les filles dénaturées des utopies hippies de la fin des années 60, mais aussi de celles des années 90 où l’on rêvait le hacker comme nouvel homme libre. Ce sont donc Allen Ginsberg, William Burroughs, Philip K. Dick, William Gibson et tant d’autres de cette trempe que F. Jaccaud convoque au fil de son texte pour nourrir son écriture.

Au final, nul sens général à dégager sinon pointer presque métaphysiquement vers un sujet qui, hélas, ne sait rien de lui-même, perdu dans un univers un peu convenu… Frustrant.

Jouer des parties de jeu de rôle

Le jeu de rôle « sur table » est une pratique vieille d’une quarantaine d’années, si on la fait débuter avec la publication de Donjons & Dragons, en 1974. Dans la forme la plus classique de cette activité, un petit groupe d’amis se rassemble dans un endroit tranquille. L’un d’eux, le meneur de jeux, prépare la structure (ouverte) d’un récit, dont les autres joueurs vont incarner les personnages, construisant l’histoire à travers un dialogue à la forme assez libre. Si la réflexion sur le jeu de rôle a atteint le monde universitaire, peu de livres existent qui s’adressent au grand public des joueurs et traitent non pas d’un jeu en particulier, mais du jeu de rôle en général.

Mener des parties de jeu de rôle est un recueil d’articles abordant un grand nombre de sujets du savoir-faire rôlistique, à savoir comment, en tant que meneur de jeu, animer des parties agréables, intéressantes et mémorables. Le livre ne se vend pas explicitement comme tel (et c’est un tort), mais sa lecture est tout à fait recommandable pour les meneurs débutants. On y trouve nombre d’évidences (organiser des parties, enseigner un jeu, commencer…) que j’ai rarement vues abordées ailleurs. Les articles sont longs, fouillés, et explorent une belle gamme de sujets. Les plus « classiques » (improviser, décrire, incarner des PNJs, jouer en musique) n’apprendront que peu de choses aux meneurs expérimentés, mais même ceux-ci trouveront leur bonheur dans les articles les plus théoriques (rassembler et diviser, dompter la linéarité, animer les scènes spéciales…). J’ai aussi été intéressé par les articles sur le jeu procédural (avec génération de donjon semi-aléatoire), le jeu à distance, ou les techniques de narration partagée.

Le livre est sérieux, touffu, bien dirigé, avec une approche quasi-universitaire. Tout meneur de jeu trouvera des idées et des techniques à y piocher, amenées sans dogmatisme avec la volonté affichée de théoriser un peu notre pratique pour enrichir l’expérience de tous.

Je regrette toutefois que le livre ne se soit pas encore plus tourné vers les débutants. La mise en page est austère, les exemples rares, les illustrations absentes. Sérieux, mais pas très attirant, donc pas évident à recommander. De même, le livre est basé sur la conception « classique » du jeu (un meneur prépare une partie en avance pour un petit groupe de joueurs). Même s’il permet des incursions vers des façons plus modernes et expérimentales de jouer (jeu à distance, Old school renaissance…), il ne va pas au fond de cette pratique classique. Voici quelques titres d’articles que j’aurais aimé y lire : Que faites-vous ? : passer et reprendre la parole, relations de personnages et relations de joueurs, utiliser et dépasser le cliché : la construction d’un imaginaire commun, mener pour des enfants, faire croire à son univers, mener une histoire en temps contraint

Bref, Mener des parties de jeu de rôle est une lecture passionnante, mais il reste de la matière à traiter ! À quand un tome 2 ?

Le Fantôme de la Mary-Celeste

4 décembre 1872, au large des Açores. La Mary Celeste, un brigantin américain qui faisait la traversée de New-York à Gênes, est découvert, à la dérive et vide de tout équipage, par le Dei Gratia, un navire britannique qui suivait la même route. À bord, aucune trace de violence, et même si le bâtiment est endommagé, il est encore en état de naviguer. Remorquage, spéculations, procès, le temps passa mais nul ne sut jamais ce qu’il était advenu du capitaine Benjamin Briggs, de sa femme Sarah et de leur fille Sophia, ainsi que du reste de l’équipage. L’époque se passionna pour ce mystère, puis l’oublia. Valerie Martin y revient aujourd’hui dans un roman touchant dont le point central n’est pas la résolution de l’énigme, mais bien plutôt la manière dont celle-ci a impacté la vie de beaucoup, proches ou étrangers. Il est surtout l’occasion d’une plongée dans le XIXe siècle anglo-saxon, époque troublée entre spiritualisme, romantisme, explosion du champ littéraire et féminisme naissant.

Le Fantôme de la Mary Céleste est un roman difficile à décrire. Bifrost oblige, disons qu’il contient un peu de fantastique, mais très peu ; cela ne l’empêche en rien d’être d’une lecture fort agréable. En effet, Martin offre au lecteur un texte qui rappelle fortement les œuvres épistolaires (même si on n’y trouve que peu de lettres) du XIXe avec leur ton gothique plein de mystère, de morts tragiques, de drames familiaux, de jeunes filles énamourées ou inconsolables. La narration est chronologique mais éclatée. De 1859 à 1898, des USA à Londres, de passages narrés à fragments de journaux intimes, de télégrammes officiels à extraits de romans, l’ouvrage est une frise chronologique sur laquelle se succèdent les rédacteurs, chacun dans son style propre. Si trois personnages se détachent?– la médium Violet Petra, la journaliste Phoebe Grant, le célèbre Conan Doyle –, ceux-ci sont surtout des projecteurs éclairant la réalité d’un siècle contrasté. On y croise des femmes qui, progressivement, s’affirment dans une époque qui peine à leur faire une place (de l’anonyme « Femme du capitaine » du premier récit jusqu’à Violet et Phoebe – qui paient leur émancipation d’un célibat définitif – sans oublier la suffragette Mrs Atlas). On y voit des filles amoureuses de l’idée même de mariage dans une société où ceux-ci unissent non des individus mais des lignées. On y constate la stratification sociale rigide et inégalitaire ainsi que le racisme naturaliste d’intellectuels comme Conan Doyle lui-même qui exécra l’Afrique et ses habitants. On s’y amuse de la folie spiritualiste qui saisit la bonne société (jusqu’à Conan ‘Holmes’ Doyle) alors même que le progrès scientifique avançait à grands pas. Mais plus que tout, Le Fantôme de la Mary Celeste est, en pointillé, l’histoire de la vie si triste de Violet, dont la haute société fit son animal domestique. Choyée mais jamais libre, hébergée puis transmise de famille en famille au gré des caprices de ses protecteurs, Violet est une figure tragique qui passe à côté de sa vie comme, chez Ishiguro, James Stevens passa à côté de la sienne.

L'Infernale Comédie

Paradis, Purgatoire, Enfer, les trois romans traitent de trois planètes sur lesquelles l’humain s’est posé, pour le plus grand malheur de celles-ci. Chaque volume de la trilogie débute avec la même fable bien connue du scorpion traversant la rivière sur le dos d’un crocodile après lui avoir promis qu’il ne le piquerait pas, sans quoi il se noierait. Mais la morale diffère : le scorpion tue le crocodile non parce qu’il n’a pas pu s’en empêcher, mais « parce que c’est l’Afrique ». Autour de cette rhétorique, l’avant-propos précise astucieusement que cette fable n’a rien à voir avec le récit qui suit, pas plus que Peponi, Karimon, Faligor, n’ont à voir avec le Kenya, le Zimbabwe ou l’Ouganda.

Dans Paradis, le narrateur qui a interviewé encore jeune un chasseur ayant connu la planète des ouïes-bleues, surnommés les Régis, quand elle n’était pas encore cartographiée, devient malgré lui le spécialiste de Peponi, recueillant par la suite les confidences des colons expatriés, celle du président après l’indépendance, et, des années plus tard, des témoins de la triste évolution vers le chaos. Découpé en quatre parties, « Aube », « Midi », « Après-midi » et « Crépuscule », le récit, par le jeu des entretiens, détaille les étapes d’une colonisation ayant décimé la faune sauvage, dévasté les terres, semé la violence et apporté la misère.

La faute incombe clairement à l’Homme, qui exploite sans vergogne et impose sa vision des choses. L’histoire se répète dans Purgatoire malgré un contrôle accru de la République, qui veille à ce que l’humain n’impose rien aux espèces reptiliennes de Karimon mais qui, cyniquement, sait qu’elle s’épargne une conquête coûteuse en laissant les entreprises manipuler les autochtones. En effet, pour se lancer dans la prospection minière, la chasse à outrance et le tourisme de masse, les multinationales savent mentir mieux que les Serpents, offrant temporairement des cadeaux ici et fournissant des armes aux clans rivaux, avant de créer le conflit qui leur profitera. Les accords commerciaux ne sont que des finasseries auxquelles les Serpents, qui n’avaient jusqu’ici aucune notion de monnaie, n’entendent rien. Le désastre écologique et humain tient lieu d’intrigue, à travers un exposé rigoureux des principales étapes, où divers personnages occupent le devant de la scène, la figure dominante étant celle de Violette Jardinier de la Société de Développement du Bras Spiral. Pas de dramatisation inutile : les épisodes donnant lieu à des scènes spectaculaires ou aventureuses sont rapportés comme au théâtre par des dialogues qui dressent un état des lieux autrement plus édifiant.

L’Enfer est atteint avec Faligor, malgré les bonnes intentions affichées : « Cette fois, nous allons bien faire les choses », annonce Arthur Cartright, qui, pour mieux aider l’espèce surnommée Jason (en raison de son épaisse toison) à se développer, tient la République à l’écart. Comme l’explique Resnick sur le site ActuSF, l’Ouganda connaîtra trois tyrans successifs, parmi les pires de l’Histoire humaine.

C’est bien l’histoire tragique de ces trois pays qui est racontée sous une forme allégorique, le démarquage étant transparent dans les noms des tribus, des lieux et des animaux, les évènements étant des transpositions fidèles de l’Histoire, de sorte que chaque pays est identifiable. En apparence, la science-fiction ne fournit que le cadre, purement cosmétique. Pourtant, il aurait été impossible de raconter l’Histoire telle quelle ; Mike Resnick a simplifié des épisodes complexes foisonnant de personnages, a resserré les intrigues et mis en évidence les traits saillants. De même que la fable ne raconte pas réellement des histoires d’animaux, le recours à la SF permet de mettre en perspective ce qu’il importe de retenir. La fluidité du récit et la clarté d’exposition sont un autre atout de la trilogie. Moins qu’une chronologie, c’est une réflexion sur la colonisation à laquelle se livre l’auteur.

Il se sert pour cela des récurrences, comme l’impression d’abondance évidemment illusoire, la notion erronée de paradis perdu variable selon les époques, filtrées par la nostalgie, l’absence de prise en considération des différences culturelles qui dénaturent n’importe quelle action jugée utile, et surtout l’absence de notion d’argent, laquelle s’avère désastreuse chaque fois que les autochtones comprennent son utilité. Les traditionnels discours de justification qu’avancent les colons sont introduits et démontés, depuis les bienfaits de la civilisation, alphabétisation, médecine et confort, jusqu’au fait de rebaptiser chaque chose, premier signe d’appropriation, en apparence anodin et pourtant crucial. À ceux qui font observer que les autochtones ont commis pire, il est répondu que si l’humain n’a pas créé les monstres, il a créé les conditions de leur apparition. Comme l’explique un protagoniste : « La démocratie n’est peut-être pas bonne pour toutes les races et toutes les planètes. » C’est surtout la rapidité avec laquelle le progrès est introduit qui se révèle délétère.

À l’heure où le continent africain s’apprête à passer directement de la première à la troisième révolution industrielle, la réédition de cette trilogie parue chez Denoël dans les années 90 est, sous une belle couverture cartonnée, une lecture prenante, émouvante, essentielle sinon indispensable.

Le Camp

Le Camp, troisième roman du toulousain Christophe Nicolas, est présenté par son éditeur comme « un thriller d’une efficacité redoutable, entre paranormal et science-fiction ». Mazette ! Hélas, on est bien loin du compte…

Ici (un bled non loin d’Alès) et maintenant. Flora revient s’installer dans le hameau de son enfance, La Draille, voisin d’une base militaire. Avec elle, pour l’aider à déménager, Cyril, le compagnon de Marie, sa meilleure amie. Prise par son travail, cette dernière n’a pu les accompagner, elle les rejoindra demain, par le train. C’est le plan. Mais quand, à l’heure prévue, Marie arrive à la gare proche, personne n’est là pour l’accueillir. Prise en pitié par un aimable autochtone qui l’emmène à La Draille, elle ne peut qu’y constater l’incroyable : la disparition non seulement de Flora et Cyril, mais aussi de la vingtaine d’habitants du hameau. Seuls restent deux vieillards décédés et un bébé abandonné.

De là, le récit se déroule sur plusieurs fils plus ou moins entrelacés. Marie, la recherche des disparus, et les évènements terribles des mois suivants. Cyril et la mystérieuse réalité vécue de la séquestration, puis de la traumatisante libération dans un monde devenu inconnu. Le passé (six ans avant), avec un premier mystère mis à jour par un gendarme local lors d’une enquête, un gendarme que tous prennent depuis pour un fou. Quel est le fin mot de l’histoire ? Qui s’en sortira et comment ? Il faudra lire jusqu’aux dernières pages pour le savoir. Le suspense est donc là. Mais c’est tout.

Le roman n’est satisfaisant ni sur le fond ni sur la forme. Sur le fond, l’histoire est complètement invraisemblable ; on dirait un mauvais scénario de jeu de rôles. Sans compter un parallèle aussi évident que maladroit avec l’Occupation et l’inévitable sanglot algérien de l’homme blanc français, épicés d’un bon nombre de clichés et de quelques affirmations définitives et presque puériles sur le mal que l’homme fait et les nécessités de résister. La Controverse de Valladolid est aussi régulièrement invoquée dans le texte ; pauvre controverse, on a oublié que ce n’est pas son sujet qui en fait la valeur mais son dispositif argumentatif. Les personnages non plus ne sauvent pas le récit, ils portent leur personnalité et leur « message » sans subtilité aucune dans un manichéisme désespérément adolescent. Sur la forme, car c’est d’abord de leur forme incantatoire que pâtissent les appels tout sauf subtils du roman, ce n’est vraiment pas bon. L’ensemble du texte est écrit dans un style très plat, quelconque, qui devient vraiment faiblard lorsqu’on remarque quelques concordances des temps qui ne semblent pas très heureuses, des tournures ou des images bancales, ou l’explicitation lourde d’éléments qui n’ont pas besoin de l’être. À éviter.

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