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Capitale Songe

Futur pas si proche. Une île artificielle, Capitale S, abrite au long de ses cinq quartiers aux ambiances variées toute une population hétéroclite d’humains plus ou moins cyborgisés et d’Intelligences Vectorielles (les descendantes des intelligentes artificielles d’antan), qui se nourrissent des rêves des humains. Dans ce décor interlope, les trajectoires de trois protagonistes vont se croiser. D’un côté, Vera rejoint la Dreamsquad, organisation rebelle ayant pour but d’abolir le sommeil et donc affamer les IV. De l’autre, C-29, un « dissimulacre » – être artificiel dont l’existence consiste à servir de réceptacle pour les IV lors de leurs incursions dans le monde réel –, erre dans Capitale S, cherchant à libérer ses semblables du joug de leurs maîtres. Il y a enfin Kiel Phaj C Kaï Red, autre dissimulacre conçu par la puissante IV Nova, qui va plonger dans les bas-fonds les plus ténébreux de l’île. Ces trois personnages vont se croiser de loin en loin, chacun lancé dans des quêtes parallèles dont les enjeux, majeurs, vont se révéler peu à peu…

Les éditions de l’Ogre se sont fait la spécialité de publier des textes de SF cherchant à amener le genre vers d’autres territoires (cf. Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d’Angela Carter, Ravive de Romain Verger ou La Maison des épreuves de Jason Hrivnak, critiqués dans les Bifrost 83 et 86). Cela, au risque de perdre le lecteur au passage, et ce premier roman de Lucien Raphmaj n’y fait pas exception. On ne pourra pas dénier l’ambition de Capitale Songe, sorte de Blade Runner biopunk en plein trip onirique post-exotique, d’autant que sur le papier, tout est là pour séduire : une île artificielle, des IA d’un autre type, un nouveau stade du capitalisme dans lequel les rêves sont devenus une ressource exploitable, un récit porté par une écriture élégante, riche en inventions lexicales (un glossaire d’une vingtaine de pages, établi par un narrateur un brin désinvolte, figure au cœur du livre). Las, comme dans tout rêve, l’obscurité et le flou règnent en maîtres incontestés dans Capitale Songe. Pour qui cherche une histoire clairement dessinée ou des personnages approfondis, ce roman volontiers expérimental déroutera. Le projet est intéressant en tant que tel, mais l’exécution risque fort de ne plaire qu’au plus exigeant des lecteurs.

Sakhaline

Sakhaline est le premier roman « adulte » d’Edouard Verkine, jusqu’ici plutôt abonné à la littérature jeunesse. Il serait du reste intéressant de connaître la nature de ses œuvres pour un public plus jeune, parce que Sakhaline est l’un des livres les plus sombres qu’on ait pu lire récemment. Dans ce qui résonne fatalement avec l’actualité la plus brûlante, un virus empoisonne le monde ; mais l’analogie s’arrête là, car le virus de Verkine (la MOB) transforme les hommes en zombies. Dès lors, seuls les endroits un peu isolés sont préservés. C’est le cas de l’île de Sakhaline, que les Soviétiques annexèrent à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après quatre décennies de partage avec les Japonais. Dans le présent ouvrage, elle est revenue dans le giron du Japon – les Russes ayant majoritairement souffert de la MOB sur le continent – qui, par son protectionnisme, a réussi à la préserver. Lilas, une jeune étudiante en futurologie appliquée, arrive sur Sakhaline en vue de dresser un état des lieux prospectif. Pour sa sécurité, on confie sa protection à un soldat, un « enchaîné à la gaffe », sorte de mercenaire extrêmement puissant ; ensemble, ils vont parcourir un décor dévasté, où le long passé carcéral de l’île a durablement transformé la société, où les violences entre ethnies sont monnaie courante (même si certaines tiennent davantage lieu de défouloir, comme ces séquences de lapidation), où l’on fait commerce des cadavres pour les transformer en combustible pour se chauffer… et où, au final, la mission de Lilas se transforme en lente descente aux enfers sans rémission.

Verkine reprend ici la trame des carnets de voyage d’Anton Tchekhov lors de sa visite à Sakhaline à l’été 1890. Si la lecture de L’Île de Sakhaline - notes de voyage n’est sans doute pas nécessaire, une connaissance un peu plus poussée de l’histoire et de la société de l’île n’est pas superflue, au risque de ne pas saisir tous les codes de ce roman (ce qui, il faut bien l’avouer, est le cas du présent chroniqueur). Bien sûr, il emprunte également au récit post-apocalyptique, mais il le fait d’une manière qui ne ressemble guère à ce qu’on a déjà pu lire (au moins dans la première partie, la deuxième sacrifiant davantage aux codes du genre), car même si la violence reste parfois gratuite, elle est intimement liée au passé de Sakhaline, de ses affrontements russo-japonais et de ses populations opprimées, coréens et aïnous, et fait ainsi sens. Il sera nécessaire d’avoir le cœur bien accroché, car le voyage proposé ici ne sera pas de tout repos, Verkine ayant choisi une narration assez froide, sans effet tape-à-l’œil ni distanciation ironique (même si quelques traces d’humour noir affleurent çà et là). Une aridité qui démultiplie l’effet de cette description des plus noirs abîmes de l’âme humaine, même si l’accumulation de noirceur, un peu trop monolithique, finit par nuire à la crédibilité globale de cet enfer ; il aurait sans doute été souhaitable que ce roman soit un peu dégraissé pour éviter toute dilution inutile. La quatrième de couverture évoqueLa Route de McCarthy ; s’il partage le même désespoir, Sakhaline ne peut prétendre à la force d’évocation de l’œuvre de l’écrivain américain, dont la sécheresse du style répondait à celle de l’univers décrit. On regrettera également le côté un brin mécanique du roman : chaque nouveau personnage voit défiler son curriculum vitae avant de vraiment interagir avec Lilas, et le voyage reste assez sagement linéaire, sans réelle surprise.

Malgré ces imperfections, Sakhaline reste une étonnante descente en enfer, sans concession et irrespirable, dans un décor à la fois dépaysant et effrayant, puisant tant à la source de la littérature russe qu’aux ouvrages de genre : un mélange rare.

Failles

On trouve souvent comme définition du fantastique qu’il consiste en une irruption du surnaturel dans notre monde réel. Rien ne saurait mieux caractériser le nouveau recueil de nouvelles de Claude Mamier. Car il n’y a pas bien loin à aller pour arpenter les mêmes décors que ses protagonistes  : il suffit de pousser la porte, de marcher dans la rue, devant une agence Pôle Emploi, de déambuler dans un parc municipal près d’un manège tournant, voire même de rester chez soi, au fond de son jardin. Pourtant, c’est bien dans ces lieux que s’immisce la menace, que la terreur s’instaure… profitant du moindre accroc dans la toile du monde. À ces failles dans la réalité répondent celles des personnages. Et à la vérité, Mamier s’intéresse davantage à ces derniers qu’à l’intervention de l’irréel : de la mère de famille inquiète du comportement de son fils à l’infirmière dans un EHPAD, de réfugiés tchétchènes à d’anciens globe-trotters qui se remémorent leurs aventures passées, tous présentent nombre de richesses dont il serait dommage de faire l’économie. Ils pourraient être votre famille, vos proches, vos voisins, et vous avez l’impression de les avoir toujours connus ; pourtant, bien qu’ils soient si semblables à vous, à nous, avec leurs peurs et leurs espoirs, ils peuvent d’un coup s’éloigner à mesure que la noirceur les envahit. Mais peu importe les circonstances, ils resteront encore et toujours, indécrottablement, humains. Ce n’est pas nouveau chez l’auteur, on l’avait déjà constaté dans Le Bar de partout, l’empathie constitue sa très grande force, surtout quand il décrit l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile.

Le fantastique, lui, va et vient entre ces protagonistes : tantôt évident (un homme qui tombe toujours sur pile quand il lance une pièce), il sait se faire plus discret et subtil (ces personnages sont-ils vivants ou morts ? tel animal ne serait-il pas la réincarnation d’un être aimé?), voire évanescent, fondu dans clair-obscur où le surnaturel le dispute à la folie. Mamier gomme nos certitudes, sape le sous-sol, créant des failles dans lesquelles le lecteur tombe à son tour.

Pour court qu’il soit, ce recueil n’en est pas moins riche d’émotions : concentré d’humanité brute, dont jamais la force ne faiblit, on y renoue non sans plaisir avec la voix attachante de cet admirable conteur qu’est Claude Mamier.

City

La collection « Rechute » des éditions Goater se veut explicitement (p. 4) la résurrection de la collection « Chute libre » des éditions Champ Libre, la maison de Gérard Lebovici — cette collection créée sur une idée de Jean-Patrick Manchette et dirigée par Jean-Claude Zylberstein. Vingt-et-un titres y furent publiés de 74 à 78, dont, histoire de situer le propos : La Jungle nue et Tarzan vous salue bien de Farmer, Le Chaos final de Spinrad,Vice versa de Delany,La Défonce Glogauer de Moorcock, Venus Plus X de Sturgeon, Orgasmachine de Watson, ou encore La Foire aux atrocités de Ballard. Le tout illustré par des Tardi et autres Mœbius… En fait, « Chute libre » fut en pleine concurrence avec la collection « Contre coup » des éditions du Sagittaire, où l’on retrouve Dick et Malzberg aux côtés de Vonnegut et Platt, pour l’exemple. Les visuels étaient différents, mais dans un esprit proche. Même format et même matière souple et toilée pour les couvertures, à l’instar de Goater. Marianne Leconte reprit dans sa collection de poche « Titres SF » chez Jean-Claude Lattès, une large part de la collection « Chute libre », mais aucun « Contre coup ». Ces deux collections ne publièrent que des anglo-saxons tandis que Goater est ouvert aux francophones.

On l’aura compris, nous voici replongés au cœur de ce que fut la SF politique des années 70/80. Une littérature qui se voulait engagée (à gauche), contestataire, transgressive et tournée vers la sexualité la plus débridée — le Sida n’était pas encore passé par là. « Rechute » propose des œuvres récentes et inédites, à l’exception notable de Joël Houssin, justement, des œuvres engagées, gauchistes — un court recueil d’Ursula Le Guin, Les Filles feu follet et autres textes, et une novella de Samuel Delany, L’Athée du grenier, sont annoncées à l’heure où nous bouclons.

Houssin fut, entre autres, un auteur de SF des années 80, et donna aussi dans le polar noir avec Le Doberman ; voilà qui situe. Une littérature violente, voire ultra, qui cogne sec dans les tripes, mais on en a tant vu… Une littérature coup de poing, au sens propre : dans City, le pouvoir, la présidence, se conquiert sur le ring, entre les cordes, les gants aux poings. De la littérature Red Skins, en quelque sorte. L’univers peint à gros traits par Houssin n’est que la caricature de ce que fut le nôtre, dont il exacerbe les aspects les plus noirs et violents, les côtés les moins ragoutants. City est un vaste jeu de massacre de la différence sur fond de complot capitaliste vu par le flingueur-chef, le tout assaisonné de quelques scènes de sexe pas piquées des hannetons qu’on n’oserait plus écrire sans risque aujourd’hui.

Dans « Multicolore », la première nouvelle à succéder au roman, le statut social ne se joue plus sur le ring mais à la roulette. Une roulette assurément russe, puisque les perdants finissent flingués fissa, dans un contexte sociétal axé sur le jeu, la flambe, la frime, sans aucune opposition. Suit « Cinq cent milligrames d’enfer », où les labos pharmaceutiques règnent en maîtres, se faisant de ces guerres où l’on tire court… Là encore, plus ça change, moins ça change. Thème qui sera aussi celui de « Jolie petite fille », où la rebelle finit comme solution de continuité pour la société en forme de ruche qu’elle tentait de fuir ; le pion qu’elle était atteint la huitième rangée pour se changer en reine.

Excepté le dernier, ces textes ont recours à des artifices typographiques comme il était alors fréquent — des auteurs tels que Daniel Walther s’y adonnaient d’abondance. Des récits typiques de leur époque, on l’a dit. Il y a un gap non négligeable à les ressortir aujourd’hui, tant la société a changé. Tout comme la Chine de Xi Jinping n’a que bien peu à voir avec celle de la Révolution Culturelle et ses Gardes Rouges — ce qui était alors des revendications légitimes a désormais, dans le monde capital-socialiste actuel, accédé au pouvoir, mais ce faisant, s’est également modifié. Corrompu ?

Bien que datée, l’écriture de Joël Houssin n’en reste pas moins dynamique ; on ne s’y ennuie pas. Toutefois, l’écart entre ce qui nous est présenté de potentialité et le monde actuel fera sans doute décrocher certains lecteurs. Il ne faut pas perdre de vue ce que l’on lit : Houssin ne critique pas le monde contemporain, mais celui des années 70/80.

La Sorcière de l’île Moufle

Par un curieux hasard éditorial, ce roman, longtemps inédit en langue française (la VO date de 1920), est sorti courant octobre chez deux éditeurs simultanément. Aux éditions Cambourakis, en poche, sous le titre La Vie seule (n’ayant pas eu cette traduction sous la main, je n’en dirai rien), et donc chez Callidor, avec un titre qui mise moins sur la fidélité à la langue d’origine que sur la poésie, dans une version superbement illustrée et agrémentée d’un intéressant paratexte. De sorte qu’entre le standard et le premium, tout le monde sera servi.

Londres, 1918. Tandis que les bombes allemandes pleuvent sur la ville, Miss Sarah Brown cherche à faire son trou dans une société britannique où les conventions sociales assignent à chaque citoyen un rôle bien défini.

Poussée par sa générosité, mais aussi par désœuvrement, elle a intégré un comité de charité destiné à financer l’effort de guerre et à venir en aide aux indigents. Au cours d’une réunion, les membres voient débouler une étrange jeune femme, « une sorte de Cendrillon » dans laquelle ils identifient une sorcière. Le temps de faire une démonstration de ses talents, et la voilà qui disparaît en laissant derrière elle un balai. Le comité charge Sarah de ramener l’objet à sa propriétaire, dans la mystérieuse pension de l’île Moufle… Un lieu magique, cette pension qui tient autant de l’auberge que du couvent, conçue pour accueillir des gens « différents », souvent blessés par la vie ou inadaptés socialement. Sarah y trouvera provisoirement refuge, avec sa valise et son chien David.

Selon la tradition du récit d’apprentissage (mais sans affrontement destructeur), notre héroïne devra intégrer les règles particulières de la pension, apprendre à se débrouiller grâce à sa volonté et sa gentillesse, et surtout mettre à profit cet espace de liberté pour s’accepter, pour trouver le moyen de développer ses propres dons. Mais cela passe aussi par l’acceptation des relations sociales : or, si elle se montre plutôt avenante et polie, toujours bien intentionnée, elle semble incapable de nouer des rapports plus amicaux. Sarah se veut indépendante, mais cette indépendance se paie au prix de la solitude. Elle apprendra un peu tard qu’elle peut également s’ouvrir aux autres sans pour autant perdre ni ses rêves ni son intégrité morale.

Court roman inclassable, Le Fort intérieur mélange un cadre typique d’Angleterre traditionnelle, presque intemporelle, avec un univers magique qui préfigure celui de Mary Poppins ou les œuvres de J.K. Rowling. L’une des particularités du livre réside dans cet aspect fantastique latent : l’apparition de la sorcière en ville puis la multiplication des phénomènes surnaturels font tourner les têtes, mais personne ne paraît étonné outre mesure. Un peu comme si, face à la technologie, la magie avait cédé du terrain, mais sans disparaître totalement. Tout cela s’accompagne d’une forme de nostalgie, sinon de tristesse. Car la magie est en sursis, et les choses qui disparaissent ne sont pas des pertes provisoires, on continue de les perdre éternellement. Ainsi des rêves, de la naïveté de l’enfance. La jeunesse du monde, immense et interminable, joyeuse et pleine de première fois, est terminée, semble parfois nous dire Stella Benson ; et pourtant il faut tenter de vivre.

Riche en thèmes, mêlant la satire politique et sociale à des considérations sur l’intime, l’espace domestique et la difficulté des relations humaines, Le Fort intérieur est une belle curiosité qui offre quelques saisissants portraits de femmes (dont celui, en creux, de son auteure) en avance sur leur temps. Mais la diversité des registres, des tons, des styles, ainsi que l’intrigue en roue libre, basée sur de constantes digressions, pourront peut-être rendre la lecture laborieuse aux lecteurs les moins expérimentés. Avis aux amateurs.

Les Larmes du cochontruffe

Frontière américano-mexicaine, dans un avenir proche. Ou pas. Pendant que les Protecteurs scrutent l’horizon fermé par le double mur frontalier, en quête d’illégaux à arrêter, les cartels défendent leur conception criminelle de la concurrence libre et non faussée avec les seules méthodes qu’ils connaissent : l’intimidation et la cruauté. Rien de neuf sous le soleil de plomb du sud Texas. On trafique, on corrompt et on exécute dans le désert, loin des caméras, des médias et du chœur outragé des humanitaires. Seul l’objet du trafic change, s’adaptant à la demande nord-américaine. Depuis la grande famine, la vie elle-même est en effet devenue la terre promise des barons du crime. Dans les laboratoires de filtrage implantés près de la frontière, on cultive des chimères génétiques ressuscitant des espèces disparues ou donnant naissance à des créatures issues de l’imaginaire fertile de l’humanité. Veuf éploré, revenu de tout ou presque, Bellacosa s’accommode de ce monde pourri, survivant avec le maigre pécule accumulé au fil de petits boulots flirtant avec l’illégalité. Et même s’il tire un tantinet le diable par la queue, il n’est toutefois pas prêt à dîner avec lui, même avec une longue cuillère. Son association fortuite avec le journaliste Paco Herbert, venu là pour mener une enquête sur de mystérieux banquets clandestins, l’amène à explorer les zones étranges de la frontière.

Premier roman de Fernando A. Flores, Les Larmes du cochontruffe se joue des frontières sous toutes leurs formes, qu’elles soient géographiques ou littéraires. Roman noir mâtiné de dystopie et de réalisme magique, le récit de l’auteur américain a les accents d’un crépuscule désenchanté. La fin d’un monde où prévalait une certaine forme d’éthique, un idéal collectif habité par l’empathie et la chaleur humaine. Désormais irrémédiablement souillé, en proie à l’extinction de masse, à la violence endémique et à la guerre de tous contre tous, le monde où vit Bellacosa semble dépourvu d’espoir, ou du moins d’une bonne cause à défendre. Sur ce substrat de roman noir, l’auteur greffe des éléments surnaturels et science-fictifs. On croise ainsi des vieilles chamanes, des défunts, coincés entre le monde des vivants et celui des morts, et des créatures empruntées au légendaire amérindien dont les songes semblent avoir inspiré notre réalité. Mais on découvre aussi des laboratoires où œuvrent des émules du docteur Moreau, sous la garde de sicarios impitoyables. Sur fond de bistouris, d’incantations magiques, d’agapes décadentes, d’hallucinations stimulées par l’ingestion de peyotl, Fernando A. Flores compose un tableau inquiétant, incontestablement décalé, et un tantinet décousu, hélas, entremêlant la magie primordiale des peuples précolombiens à des préoccupations plus sociétales, écologiques et géopolitiques. Le résultat est étrange, voire déroutant, mais pas complètement déplaisant pour peu qu’on se laisse happer par l’atmosphère et l’aura de mystère nimbant la quête de Bellacosa.

Avec Les Larmes du cochontruffe, « La Noire » de Gallimard ne trahit donc pas sa réputation d’exigence et d’originalité, même s’il faut avoir la suspension d’incrédulité bien accrochée pour suivre jusqu’au bout Fernando A. Flores.

Je n’aime pas les grands

Née sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, la hargne revancharde d’Augustin Petit se nourrit aussi de l’humiliation de la défaite, préalable au traité infâme imposé à la France. Elle prospère surtout dans l’entre-deux-guerres, période qui voit les blonds et les hauts perchés toiser de leur hauteur les petits et autres rase-mottes voués à la basse besogne et à toutes les vilenies. Désormais connu dans tous les livres d’histoire comme le Suprême, le personnage d’Augustin Petit s’enracine ainsi dans le terreau putrescent des tranchées et la certitude irrationnelle d’un complot des grands. Pour comprendre le destin de ce grand parmi les petits et appréhender l’empreinte du petisme sur l’histoire du XXe siècle, nul doute que le livre de Pierre Léauté soit incontournable, du moins aux yeux de l’amateur d’uchronie.

Je n’aime pas les grands compile et prolonge deux romans parus en 2015 et 2016 chez Mü éditions. Le présent ouvrage comporte aussi en annexe une courte nouvelle et une bibliographie poil à gratter assez réjouissante, sans oublier une lettre de Pierre Bellemare (authentique). Augustin Petit y incarne l’archétype du dictateur, plus vrai que nature. La paranoïa, la folie et le charisme du bonhomme évoquent en effet quelques-uns des plus célèbres tyrans du XXe siècle dont Pierre Léauté dresse en creux un portrait décalé et vachard. Je n’aime pas les grands joue ainsi avec les ressorts de l’uchronie pour dérouler un propos railleur tenant davantage de la fable politique grinçante. Toute simple, la divergence s’appuie sur une inversion de perspective où la France se retrouve dans la position du vaincu de la Première Guerre mondiale, déclinant ensuite un récit contre-factuel limpide, dénué des scories qui viendraient entacher sa vraisemblance ou rendre le propos illisible. Mêlant les éléments familiers de notre histoire aux extrapolations de son imagination, Pierre Léauté se permet également des allusions plus contemporaines qui, en dépit de leur caractère anachronique, prennent un sens cocasse contribuant à enrichir la mécanique absurde de l’intrigue. Décalé, caustique et définitivement sans scrupules, Je n’aime pas les grands ausculte enfin les mécanismes du populisme et de la lâcheté humaine, démontrant s’il est encore besoin de le faire que la bêtise et la démagogie demeurent plus que jamais les moteurs d’un processus vieux comme le monde, pour le plus grand profit de l’émotion et du ressentiment.

Petit livre malin et rigolard, Je n’aime pas les grands ne s’embarrasse donc pas de précautions oratoires, plongeant immédiatement le lecteur dans un récit référencé qui flirte avec la veine satirique. Et si le texte n’est pas exempt de clins d’œil un tantinet trop appuyés, Pierre Léauté y révèle cependant qu’il a assurément tout d’un grand (le fourbe).

Djinn City

Oubliez tout ce que vous croyez savoir ! Le Big bang, le plan de Dieu, la théorie de l’évolution, le sens de l’Histoire, rien ne peut égaler la magie des Djinns. Depuis des éons, ils cohabitent avec les humains, colocataires encombrants et un brin ombrageux dont il convient de se méfier. On dit même qu’ils ont précédé l’aube de l’humanité, qu’ils sont à l’origine de bien des inventions et révolutions technologiques. Mais tant de choses ont été dites et écrites sur eux que la réalité a fini par se muer en contes et légendes. Après l’ultime bataille ayant mis fin à leur empire, ils ont choisi la discrétion, s’effaçant devant l’humanité conquérante et n’entretenant des relations avec elle que par l’intermédiaire de quelques clans triés sur le volet. Des intermédiaires, voire des ambassadeurs, dont ils ont favorisé la fortune et la réussite car rien n’est gratuit en ce bas monde. Ni la magie, ni la dignitas sur laquelle se fonde l’auctoritas des plus puissants Djinns et pas davantage la richesse vulgaire dont use l’engeance humaine pour asseoir sa puissance. En ce début de xxi e siècle, le statu quo semble pourtant sur le point de s’achever. Parmi les Djinns, les plus vindicatifs fourbissent leurs armes et affûtent leurs arguments juridiques, prêts à faire table rase des hommes, en commençant par la baie du Bengale.

Djinn City marque le retour de Saad Z. Hossain sous nos longitudes, après le fort drôle et désenchanté Bagdad, la grande évasion ! Dans un registre semblable, sorte de fantastique oriental mâtiné d’une bonne dose de nonsense et d’ironie, l’auteur bengali déroule un récit vigoureux et inventif, puisant son inspiration dans l’imaginaire musulman. À la manière d’un conteur des Milles et une nuits, Saad Z. Hossain passe avec aisance du passé mythique au présent le plus prosaïque, mêlant physique quantique et magie primordiale pour abuser de notre suspension d’incrédulité. Il décline ainsi une intrigue centrée sur trois personnages – un père, un fils et son cousin – poussés bien malgré eux en première ligne. Entre la capitale de l’empire des Djinns et la cité tentaculaire de Dacca, via les tréfonds vicieux d’une fosse à meurtre, on s’attache à déchiffrer progressivement les enjeux d’un conflit cosmique enraciné à une époque antédiluvienne, tout en s’amusant beaucoup du choc des civilisations et du ton pétillant de l’auteur bengalis. À bien des égards brillant et atypique, du moins aux yeux d’un lecteur n’étant pas familier de la culture islamique, le roman de Saad Z. Hossain s’achève toutefois sur la fâcheuse impression d’un dénouement un tantinet bâclé qui, à défaut de convaincre pleinement, laisse poindre un sentiment d’incomplétude. Mais tout ceci appelle-t-il peut-être une suite ? L’avenir nous dira. En attendant une réponse plus sûre, Djinn City reste quand même un roman original, vif et divertissant, dont on peut louer les qualités et affirmer sans crainte qu’il ne suscite à aucun moment l’ennui.

Borne

Rachel vit à l’ombre des Falaises à Balcons, non loin d’une rivière chargée en effluents toxiques. Longtemps, elle a fui les dangers d’un monde irrémédiablement souillé, retombé en jachère après son effondrement, trouvant refuge auprès de Wick, un transfuge de la Compagnie. Sur le qui-vive, à l’affût de Mord, l’ours titanesque lévitant comme une épée de Damoclès au-dessus des ruines de la ville, mais aussi des séides hargneux et armés de la Sorcière, le couple s’est aménagé un cocon pour survivre, comptant sur les pièges de Rachel et sur la biotech venimeuse de son amant pour écarter les menaces. De cette cohabitation est née une relation quasi-incestueuse, Rachel nourrissant pour Wick une passion presque maternelle. L’arrivée de Borne, retrouvé dans les poils de la fourrure de Mord, vient fragiliser l’équilibre délicat de leur relation. De sexe et de nature indéterminés, la créature polymorphe ne tarde pas à grandir et à faire l’apprentissage de la vie, occupant une place de plus en plus importante dans l’existence de Rachel. Mais pour autant, Borne peut-il être considéré comme une personne ? Ne représente-t-il pas lui-même un péril encore plus grand ?

Borne relève à la fois du conte post-apocalyptique et du roman d’apprentissage. Un conte profondément chaleureux et optimiste, mais surtout guidé par l’esprit weird cher à Jeff VanderMeer. L’univers de Rachel est en effet hanté par les horreurs du monde d’avant où prévalait la guerre de tous contre tous. Sillonnée par des récupérateurs à la recherche de nourriture, d’un toit ou de biotech, la cité n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, offrant le spectacle mortifère de l’affrontement entre Mord et la Sorcière. Au cœur de ce conflit, Rachel vit dans un no man’s land affectif, oscillant entre les exigences de l’instinct de survie, la culpabilité de Wick et les remords issus de son passé. En dépit de la méfiance et de la jalousie de son compagnon, elle trouve en Borne des raisons d’aimer et de se projeter dans l’avenir, se réjouissant des progrès de la créature et s’inquiétant de sa naïveté face à la dureté du monde. Borne réenchante littéralement sa vie, lui faisant appréhender la décrépitude de son univers avec un autre regard. À son contact, la carcasse pourrissante de la ville se transforme en royaume enchanté et l’atmosphère délétère des lieux se mue en vision poétique. Elle ne parvient pourtant pas à se départir d’un sentiment de frayeur qui éclate au grand jour lorsque la créature finit par s’affranchir de sa tutelle. En adoptant son point de vue, Jeff VanderMeer nous immerge dans ses doutes, dans son quotidien périlleux, nous faisant toucher du doigt les instants de bonheur et de malheur qui constituent son ordinaire. Il nous fait percevoir également la difficulté d’être parent, de guider une autre existence sur le chemin de la conscience de soi et des autres. En apprenant à devenir une personne auprès de Rachel, Borne semble contrebalancer son être profond, bricolage génétique malveillant. Il tente d’infléchir sa condition par la force de sa volonté et avec le secret espoir de plaire à sa mère. Mais est-ce suffisant ? Libre à chacun de tirer ses propres conclusions, cependant Jeff VanderMeer a très clairement l’art et la manière de susciter le dilemme, parvenant à rendre attachant une créature résolument étrangère.

Conte absurde, bizarre et troublant, mais profondément humain, Borne se révèle une grande réussite dont il serait dommage d’ignorer le charme weird et sans complexe.

Esther

Dans un monde futuriste pas si éloigné du nôtre, les robots occupent une place de plus en plus grande et tout spécialement les lovebots féminins dont la dernière génération assure aux possesseurs une expérience en tout point semblable, physiquement du moins, à celle qu’ils auraient pu avoir avec une véritable femme, tout en laissant libre cours à leurs moindres pulsions. Les fantasmes ne se heurtent plus au réel ni au respect qui conditionne les relations humaines, et rapidement les lovebots deviennent — parfois — des esclaves sexuels soumis aux pires tortures. C’est le cas d’Esther, qui finit par tuer son propriétaire. Une enquête est ouverte pour homicide et Esther est recherchée par la police, mais aussi par la firme qui l’a créée, Synthetic Industries. Anton et Maxine vont la découvrir, presque hors d’usage, dans une rue sombre. Cette découverte va bouleverser la vie de ce couple moyen, mal dans sa peau et dans sa relation amoureuse, puis celle de leur fils, adolescent standard, en délicatesse avec les filles de son âge et le réel de manière générale. La relation qui va se nouer peu à peu entre ces personnages amènera Esther à prendre conscience (?) de la nécessité de percer le secret de ses origines. Elle se met en quête du patron de Synthetic Industries, Franck Yalda.

Esther met en scène le passage à la singularité tant redoutée, le moment où la vie artificielle s’élèvera au niveau de la conscience humaine. Olivier Bruneau fait le choix de traiter cette problématique au prisme d’un des plus grands moteurs de consommation — notamment numérique — de notre époque : la sexualité. Il en fait la source de la transformation de la société, et en quelque sorte le facteur de l’avènement de cette singularité, puisque c’est dans l’intime de la relation amoureuse que se posent les questions fondamentales de notre condition humaine : quelle place accorder à l’autre ? comment s’accorder à lui ? qu’apprendre sur soi grâce à et par lui ?

Dans Une machine comme moi (cf. Bifrost n° 99), tout en s’interrogeant davantage et plus profondément sur la question des interactions entre savoir et conscience, Ian McEwan met en scène le même questionnement et arrive à une même réponse, dans une certaine mesure : la vie de ces nouvelles consciences est intenable. Olivier Bruneau livre, quant à lui, un récit plus facile d’accès, scandé par de larges dialogues tirés du quotidien et ponctué de quelques scènes érotiques bien menées mais très marquées, elles aussi, du sceau du même quotidien. Plus encore qu’une réflexion sur la naissance d’une conscience et ses affres, l’auteur dessine ici le portrait de notre société, peinant à penser son rapport au vivant et à l’autre, et malade d’un désir mal pensé, avec des hommes souvent brutaux, aveuglés par la pulsion et donc ignorants du consentement. Esther sauvera néanmoins le couple d’Anton et Maxine. On aurait pu souhaiter qu’elle le fasse avec un peu plus de chair et de concision.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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