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La Nuit du Faune

Entreprendre de définir La Nuit du faune pourrait tenir de la gageure, mais on peut donner une idée de ses aspirations en résumant la trame, au demeurant fort simple. Dans un futur très très lointain, le faune Polémas, rejeton d’une branche de l’évolution retournée à une vie superstitieuse et primitive, fraternise avec une étrange fillette nommée Astrée, aux pouvoirs quasi-divins. Le faune aspire à la connaissance ; Astrée voudrait retrouver des yeux d’enfant face à l’immensité de l’univers que son savoir a désenchanté, vidé de tout mystère et de toute beauté. Tous deux vont alors se lancer dans une traversée cosmique jusqu’aux confins de l’espace et du temps, où le faune verra peut-être sa conscience s’éveiller et Astrée connaître une dernière épiphanie.

Dans Latium, son premier roman (critique in Bifrost 86), l’auteur revisitait le space opera sous la forme d’un récit syncrétique, au croisement de l’uchronie, de la tragédie antique et de la philosophie de Leibniz. Tout comme Dan Simmons, l’un de ses principaux modèles, il aime à inscrire ses récits dans une filiation littéraire « classique ». La Nuit du faune renvoie à la tradition des voyages extraordinaires, au sens où, comme les ouvrages de Voltaire ou Cyrano cités par l’éditeur dans sa présentation, il se veut représentatif, tant dans la forme que dans le contenu, d’un certain esprit des Lumières, concentrant des réflexions de critique sociale, religieuse, morale, philosophique, et des éléments de réflexion sur le vivant, sans oublier – bien sûr – l’aspect scientifique. Lorsque l’on aura ajouté que le livre transpose dans l’espace, entre autres références littéraires, quelques motifs de La Divine Comédie ou d’un roman pastoral du XVIIe (L’Astrée, d’Honoré d’Urfé), que chacune de ces facettes, en apparence contraires, parviennent à s’entretisser en un récit unique, kaléidoscopique et compact de 250 pages, on aura à peine esquissé la silhouette du monstre enfanté par Romain Lucazeau.

Monstrueux, inhumain, le roman l’est aussi par la sidération qu’il provoque en levant le voile sur des régions insoupçonnées de l’univers, des technologies défiant l’entendement, des civilisations et des êtres radicalement autres (mention spéciale aux habitants des trous noirs). Rarement un roman de science-fiction de langue française n’aura offert de visions aussi puissantes, n’aura été aussi loin dans le vertige et le sense of wonder. Cette splendeur sidérale, presque terrifiante, a évidemment son revers. Elle ne surgit que par accident, en de brefs moments de grâce perdus dans une éternité de désolation. Carbone, silicium ou matière exotique, l’auteur ne cesse de nous marteler que le destin de toute forme de vie se résume à une lutte éternelle et désespérée pour la perpétuation et l’affranchissement. La grande affaire de l’univers est en définitive la guerre de tous contre tous décrite par Hobbes ; guerre contre la mort aussi, contre l’entropie.

Il est difficile de ne pas frissonner devant ce constat glaçant. Mais rien n’empêche de laisser la philosophie à sa place, de même que les leçons sur l’usage du savoir, sur la finitude, le libre-arbitre et les vertus de l’inaction, pour admirer plutôt le culot avec lequel l’auteur empoigne les grandes matrices de la culture, acceptée dans ses incarnations classiques et populaires. Sous son agrégat, le livre redessine une forme postmoderne et très hybride de la SF et de la mythologie. Tout comme L’Astrée se voulait une synthèse des mythes fondateurs européens, La Nuit du faune organise la synthèse des mythes fondateurs de la SF. Malgré ses méandres et mélanges inédits, il voudrait organiser le chaos de la création sur une même ligne harmonique, dérouler l’étoffe sans couture d’un échiquier intemporel, donner un sens grandiose à la vie.

C’est toute la gloire un peu mégalo et adolescente du roman. Il ne mégote pas, il ose. Et parce qu’il ose, on lui pardonne ce qu’il réussit moins bien. Les bégaiements de sa structure narrative, loin des tissages savants de ses modèles anglo-saxons, et d’où l’émotion a parfois du mal à émerger. Des personnages qui peinent à dépasser leur fonction pour exister par eux-mêmes, souvent réduits à être simples spectateurs du drame qui se joue autour d’eux. On peut lui reprocher enfin de flirter avec un certain pompiérisme ; mais on peut de même lui trouver un vrai aplomb lyrique, ce formalisme visionnaire et profus déjà à l’œuvre dans Latium.

La lumière des galaxies et l’abîme du ciel enténébré baignent les plus belles pages du roman. C’est en définitive ce que l’on souhaite en retenir : sa démesure, son insolente et pourtant exaltante ambition cosmique.

Le Chien du forgeron

Camille Leboulanger, jeune auteur à l’œuvre éclectique, s’attaque ici au genre du biopic. Soit la vie du guerrier celte Cuchulainn, figure centrale du cycle d’Ulster, un ensemble de textes du moyen-âge consacré à l’antiquité irlandaise mais relevant plus de la mythologie que de l’histoire véritable.

Caution littéraire, reconstitution acceptable (sinon crédible) de l’Irlande à l’âge du fer au sein de la noblesse guerrière et religieuse, travellings onctueux le long d’une vie mouvementée et loin d’être exemplaire – on peut tout d’abord s’interroger sur la finalité d’un projet qui ne se semble guère, à la vue de l’emballage, se démarquer des études plus ou moins romancées qui fleurissent périodiquement sur le personnage.

Derrière la dimension hagiographique perce toutefois d’autres ambitions, Leboulanger s’attachant à déconstruire le mythe en lui injectant un peu d’humanité. Il fait ainsi de Cuchulainn un héros ambigu, dominé voire rendu incontrôlable par la riastrad (un accès de fureur aveugle), infirme à sa façon, qui ne peut exister que dans un constant rapport de domination avec les autres. Tantôt célébré par le peuple comme le plus grand défenseur du royaume, ses proches, divisés, ne savent que faire de cette encombrante force de la nature. Cuchulainn est une pierre qui roule sur une pente qui va s’accentuant. Conscient dès l’enfance de son destin, il ne cherchera jamais à l’esquiver mais à l’accomplir, écrasant tout devant lui, ennemis, amis, hommes, femmes, parents, enfant. Le propos anti-viriliste est assez lourdement appuyé, d’autant qu’il s’articule autour d’une vision hasardeuse des relations hommes-femmes, et plus généralement de la figure de la femme, dans l’Irlande pré-chrétienne. L’auteur a pris le parti de rejeter la thèse d’une société matrifocale (pourtant défendue – si ma mémoire est bonne – dans certains des travaux de spécialistes cités en fin de livre) comme motif purement littéraire, au profit d’une réalité sociale où le deuxième sexe, privé de droits et soumis à la loi d’airain du père ou de l’époux (sauf exception notable des femmes de l’île de Skye), est renvoyé à une faiblesse caricaturale. Comme il le rappelle en postface, Leboulanger ne prétend pas à une fidèle réalité historique. Seuls les coupeurs de cheveux en quatre discuteront donc son interprétation, qui n’empêche pas le récit de fonctionner et d’aller son train jusqu’à la conclusion attendue. Ce qui constitue peut-être le principal écueil d’une réécriture qui jamais ne surprend, finalement bien plus sage que moderne au regard des canons actuels de la fantasy.

Tout cela se trouve contrebalancé par une habile stratégie de narration. Car si l’image de Cuchulainn est faussée, écornée, c’est qu’elle est passée au filtre du discours d’un personnage complètement fictif, un conteur, sorte de double, de frère d’ombre du héros, par lequel Leboulanger choisit de nous rapporter son histoire. Ce conteur, ivrogne et peut-être menteur, brouille le dessin à gros traits de Cuchulainn et de sa destinée. Le champion de l’Ulster, que tout le monde croit connaître, est pris ainsi dans la relation ambivalente qui le lie à ce narrateur non fiable. Le livre en profite pour explorer en filigrane le thème de la transmission, et ce qu’elle implique de manipulation. Ce qu’il produit de plus intéressant est l’idée que l’on peut avoir trop à léguer à ses enfants, au risque de les paralyser. C’est une piste seulement à moitié explorée par Le Chien du forgeron, mais qui lui donne ses meilleurs moments.

Les Aventures de Setnê

Figure incontournable du Paris littéraire, Rosny aîné appartient à cette génération d’auteur qui popularisa, au tournant du XXe siècle, le roman merveilleux-scientifique. Le temps d’un court récit, et bien avant Howard et Dunsany, il s’aventura également sur les rives de ce qu’on n’appelait pas encore l’heroic fantasy.

Le personnage de Setnê apparaît dans deux contes égyptiens datés du IIIe siècle avant notre ère, sous les traits d’un scribe et magicien. Rosny en fait un chef guerrier proche de Conan, vassal de Thoutmôsis III (Thoutmès dans le roman), qui régna sur la XVIIIe dynastie, aux alentours de -1500 avant JC. Surnommé le « Napoléon de l’Égypte antique », ce pharaon mena une politique de conquête qui porta le Nouvel empire à son apogée. D’une campagne menée contre Ninive, l’auteur tire un épisode plein du bruit et de la fureur des temps antiques. Pour prendre l’ennemi à revers, Thoutmôsis envoie Setnê et ses soldats intercepter une caravane ennemie et s’emparer d’un défilé. Le plus court chemin passe par une forêt sacrée puis des contrées hautement hostiles. Ils endurent la fournaise du désert des Dragons, traversent la forêt des tigres géants mangeurs d’homme, longent les marécages des Hommes de l’Eau menés par leur reine « avec ses cheveux d’hyacinthe, sa peau bleue, ses immenses yeux de flamme fumeuse. »

Rosny dépeint l’aventure humaine autant que l’épopée de la survie, la façon dont se révèlent les tempéraments au fil des épreuves. Pourquoi certains résistent, et certains succombent ? Qu’est-ce qui peut mouvoir les corps épuisés et les esprits éperdus ? Nombre des soldats puisent leur énergie dans la bravoure de leur chef. D’une force égale au célèbre Cimmérien, Setnê s’en distingue par sa capacité de meneur. Dans le feu du combat, les fils de l’Égypte sont des frères et se doivent une fidélité réciproque et absolue.

Le récit déroule tranquillement cette fantasy prototypale, sans trop d’excès, avec un classicisme presque provocant. Rosny fait du bon boulot, la narration est efficace, servie par un style ciselé, aux envolées parfois poétiques. L’ouvrage est par ailleurs aux standards habituels des éditions Callidor : beau papier, illustrations de qualité, couverture à rabats, préface éclairante. À noter que le titre n’est pas vendu seul mais offert pour l’achat de deux ouvrages du catalogue.

Lisière du Pacifique

Longtemps resté inédit dans nos contrées, Lisière du Pacifique achève le cycle « Orange County » dont on a pu lire jadis les deux précédents volets chez J’ai lu. Première œuvre d’importance de Kim Stanley Robinson, dont chaque volet se lit de manière indépendante, le présent ouvrage forme avec Le Rivage oublié et La Côte dorée un ensemble thématique centré sur le Comté d’Orange permettant à l’auteur américain de fourbir ses arguments à l’aune du roman post-apocalyptique, de la dystopie et de l’écotopie. De quoi envisager le monde et la Californie sous l’angle du pire comme du meilleur, mais dans une perspective résolument politique et spéculative. Kim Stanley Robinson a également bien retenu les leçons de John Dos Passos et John Brunner. Le macrocosme sud californien se dessine ainsi progressivement par le truchement d’un patchwork de destins individuels, mais aussi via le personnage de Tom Barnard, dont les apparitions récurrentes font office de fil directeur.

Chez Kim Stanley Robinson, la science-fiction est éminemment politique. Littérature d’idées, elle offre un ban d’essai aux spéculations et débats enracinés dans le présent. Lisière du Pacifique ne dément pas cette acception du genre, puisqu’on s’immerge directement au cœur d’une petite communauté confrontée à un dilemme social et politique dont le point focal se situe sur les pentes de l’ultime colline « naturelle » de la petite ville d’El Modena. L’homme étant un animal politique, son avenir d’être vivant et celui de son environnement résultent de son engagement dans une voie de développement ou une autre. L’auteur imagine ici une Californie future plus soucieuse d’écologie et de social, confrontant cette écotopie socialiste à la résurgence d’un capitalisme toujours intéressé par le profit et la rentabilité à court terme.

Territoire à l’avant-garde des stratégies de conversion, le Comté d’Orange esquisse un avenir plus soutenable et viable pour l’humanité, sans pour autant renoncer au progrès. Un futur auquel Kim Stanley Robinson s’efforce de donner corps d’une manière raisonnée. L’autopie et les suburbs de La Côte dorée s’effacent ainsi au profit du vélo et d’un mode de vie collectif jusque dans les pratiques politiques et l’habitat. Les maisons sont conçues comme des organismes dotés d’une domotique permettant de réduire au maximum leur impact sur l’environnement, notamment grâce au poétique gel-nuage, sans nuire pour autant au confort de leurs habitants. Sur les océans, les porte-conteneurs ont disparu, remplacés par des voiliers aux gréements composites et automatisés. Le Rivage oublié et son paysage cauchemardesque disparaissent aussi, repoussés grâce à une réglementation plus stricte, notamment pour l’usage de l’eau, qui favorise également le dépeuplement du territoire afin d’en restaurer peu-à-peu les ressources.

Bref, Lisière du Pacifique donne des raisons d’espérer, démontrant s’il est nécessaire de le faire encore, que la science-fiction reste plus que jamais la littérature des possibles. Trente et un ans après sa parution, à l’heure des sécheresses et incendies à répétition en Californie, il serait peut-être temps d’en explorer les pistes de toute urgence.

La Course aux étoiles

Sixième opus des aventures du Capitaine Futur, La Course aux étoiles apparaît comme l’incarnation de cet esprit pulp dont Pierre-Paul Durastanti se veut le héraut et traducteur au Bélial’. La recette est désormais connue. Prenez un héros aux qualités surhumaines, résolu à combattre la malveillance d’où qu’elle provienne. Associez-le à une équipe de compagnons dévoués, à la fois mentors et faire-valoir. Confrontez-les à une menace, un mystère à élucider ou à un adversaire retors. Puis, laissez se dérouler l’aventure, de préférence à un rythme trépidant, d’un cliffhanger à un coup de théâtre, sans trop réfléchir, en optant pour une forme de récit juvénile et vitaliste plutôt que pour l’introspection. Capitaine Futur est tout cela et bien davantage. Un morceau d’histoire de la Science-fiction américaine, lorgnant vers les ressorts du comics. Un space opera suranné, un tantinet routinier dans son développement, mais ne renonçant jamais au bigger than life. Un récit d’aventures jalonné de gimmicks, d’humour, de désinvolture et de décontraction, gouailleur et imperturbable face à l’adversité, confortable comme une paire de chaussons que l’on se plaît à enfiler après une journée au chagrin.

Alors, qu’importe la menace. Les astronefs peuvent disparaître mystérieusement, semant la panique et le doute jusque dans le cœur des fuséologues téméraires. Le système solaire peut se dérouler comme un tapis de jeu pour sales gosses. Les extraterrestres inquiétants et autres monstres affamés ou créatures mécaniques bornées par une programmation funeste peuvent redoubler d’effort et de malice pour nuire à la civilisation. Les cyclotrons surchauffés peuvent cracher les radiations jusqu’à la fusion ultime de leur gravium et les tuyères exploser en chapelets colorés, histoire d’égayer l’espace. Grag et Otho peuvent continuer à se chamailler, Simon Wright goûter à l’indépendance d’une mobilité retrouvée et Joan Randall flirter avec le beau capitaine imperméable à ses tentatives de séduction. Seul compte un émerveillement, certes daté, mais sans cesse renouvelé par les découvertes. Seul importe l’envie de se frotter à l’étoffe des héros, de goûter au plaisir régressif des aventures du colosse à la chevelure flamboyante, ce sorcier de la science, cet homme de demain voué à sauver la Terre et toutes les créatures intelligentes du système solaire. Ad astra et au-delà !

Baba Yaga a pondu un œuf

La narratrice, une universitaire, a une mère vieillissante et victime de la maladie d’Alzheimer. Elle l’accompagne au quotidien du mieux qu’elle peut, entre le tragique de la situation et son côté comique, quand un mot chasse l’autre et génère quiproquos et malentendus. Elle voudrait bien se rapprocher d’elle mais cette mère, repliée sur son quotidien, ne lui laisse guère de place. Cette dernière semble bien plus en affinités avec la jeune étudiante Aba Bagay, qui s’est entichée, elle, de la narratrice. Voilà pour la première partie. La seconde s’ouvre sur les aventures de trois vieilles femmes, Beba, Kukla et Pupa en villégiature dans un spa tchèque. L’une est petite et emportée par le poids de ses énormes seins ; l’autre est longue et sèche, montée sur de grands pieds ; la dernière, enfin, est racornie comme une chouette hors d’âge et enfoncée dans une unique botte où elle réchauffe ses vieilles jambes. Que viennent-elles chercher dans cet hôtel spa, digne d’un Wes Anderson avec sa galerie de personnages truculents ? Aspirent-elles vraiment à retrouver un peu de leur fraîcheur perdue ? D’où vient l’aura de mystère qui entoure ces femmes qui ont bien souffert de ce que le monde paternaliste leur a infligé ? Les deux premières parties du roman seront éclairées par une troisième, rédigée par la jeune Aba Bagay, et qui consiste en une sorte d’essai aux allures universitaires sur la figure mythique de Baba Yaga, la sorcière bien connue dans la culture d’Europe centrale.

La vieillesse est fantastique. Si, si. L’auteur croate Dubravka Ugresic, figure de la littérature paneuropéenne, vous en convaincra dans ce roman à la composition subtile comme un œuf de Fabergé. Jadis, on a usé de cette métaphore pour décrire le roman Feu pâle de Nabokov, dont le fil narratif repose sur un poème de plus de mille vers et sur son exégèse par un narrateur qui joue un rôle central dans le propre récit qu’il délivre. Ugresic, exilée tout comme Nabokov, marche dans les pas du maître russe, à sa façon. La composition hétéroclite du roman intrigue : quels rapports ont les narrations entre elles, sinon cette réflexion fine et drolatique sur la vieillesse ? La troisième partie intrigue assurément : livrant les sources de nombreuses scènes et caractéristiques des personnages, elle explique la présence de motifs récurrents en exposant leur origine et leur fortune au fil des siècles. Mais, alors que cette partie devrait avoir un peu la platitude du discours explicatif (dont l’exactitude est toute scientifique) et dégonfler la magie de ce qu’on a lu précédemment, elle renforce au contraire l’impression d’étrangeté de l’ensemble.

Le Bifrostien n’y trouvera guère de paranormal ou de fantastique sinon celui de l’étrangeté inhérente à chacune de nos existences et que rien ne saurait mieux rendre que la vieille figure d’une sorcière, Baba Yaga, qui a traversé les civilisations d’Europe centrale. Dubravka Ugresic use avec bonheur des puissances de l’écriture fantastique sans jamais s’y abandonner complètement, et s’en sert comme d’une loupe penchée sur notre vieillesse et le sort que nos sociétés ont fait aux femmes.

Au nord du monde

Shérif d’un bourg désolé dans le Nord de la Sibérie, Makepeace y vit dans la plus complète solitude. Après sa patrouille, colt au côté, Makepeace récupère les livres abandonnés, bien que la lecture lui donne mal à la tête. Quand on est seul à ce point-là, et plongé dans l’absurde d’un monde qui s’est effondré, tout comme l’utopie qui devait permettre de sortir de cet effondrement, ça ne fait pas grande différence d’être shérif ou non, d’être un homme ou une femme, mort ou vivant. Pourtant Makepeace est une femme, vivante, et ça changera tout. L’arrivée de Ping, qui s’est échappée d’un convoi d’esclaves, lui redonne un peu d’humanité. La robinsonnade ne durera pas longtemps, hélas, la vie se donne et se perd vite. Makepeace plongera dans le désespoir, avant qu’un avion ne s’écrase près de son village au moment où elle voulait en finir. Cette rareté technologique, symbole du monde disparu, lui fait comprendre qu’une certaine humanité a pu être préservée, quelque part. Makepeace va seller son cheval et se mettre en quête. Elle trouvera des camps, des tortionnaires, des zones mortifères, et la vie, malgré tout.

Far North, tel est le titre anglais de ce roman enfin réédité, et ça en dit autrement que sa traduction. Le Far North en lieu et place d’un Far West. Et il s’agit bien d’un roman d’aventure, de trappeurs, d’Indiens, de chevauchées, de lutte contre la mort dans une nature extrême qui oscille entre un hiver long et redoutable et un été court et éprouvant. Ne serait-ce que cela, c’est déjà suffisamment bien fait pour en mériter la lecture. Mais la traduction du titre donne intelligemment à penser tout au long de la lecture : le nord, lieu de l’action, le grand nord même, mais aussi le point cardinal de référence, celui qui oriente toute notre représentation du monde, celui du bon sens et du pragmatisme qui « ne perdent jamais le nord ». Le dérèglement climatique a eu raison de notre civilisation et quelques colons sont partis au nord du monde pour trouver un peu de fraîcheur, d’espaces vierges, et fonder une nouvelle société, libérée des lois sinon de celle de Dieu. Il y fallait oublier tout ce qu’on a connu et repartir à zéro. À sa façon, Theroux nous fait revenir aux aspirations premières des colons américains qui, comme l’analysait Tocqueville, voulaient combiner esprit de religion et esprit de liberté, et une certaine ignorance qu’ils pensaient salvatrices, autant d’aspirations qu’on retrouve aujourd’hui en de multiples points du globe. Mais la question lancinante que nous pose le roman est la suivante : est-il raisonnable de croire qu’on peut survivre seul et dans l’oubli ? Cela fait-il sens, comme le nord sur une carte ? Aussi mortifère soit notre civilisation, doit-on la balayer d’un revers de main ? Ses savoirs et ses technologies nous rendent bien peu aptes à survivre dans une nature avec laquelle nous avons perdu contact. Pour autant, nous portons notre histoire et notre humanité, il faut l’élucider sans cesse car elle ne cesse de prendre chair : Makepeace, elle, le saura mieux que quiconque.

On pense bien sûr à Volodine, à Gouzel Iakhina, à Dans la forêt de Jean Hegland, ou bien encore, évidemment, à La Route de Mac Carthy. La narration est claire, menée avec simplicité et efficacité. Privilégiant la complexité du réel et de nos urgences à toute posture militante, ce livre fait réfléchir. Dans sa postface, Murakami le résume très intelligemment : « Jamais auparavant je n’avais lu de livre qui m’ait autant donné envie de demander aux gens ce qu’ils en pensaient. »

L'Effet Coccinelle

L’Effet Coccinelle est le deuxième roman de Yann Bécu, à qui l’on doit déjà le très drôle Les Bras de Morphée (critique in Bifrost n° 96). Ambiance bien différente ici, mais le même mélange d’excès toujours contrôlé et de délire souvent drôlatique. Qu’on en juge !

Eyaël, Raphaël et Mitraillette (ex-Gabriel) sont trois « Boueux » du service Maintenance du vaisseau panspermique M828. Tout en bas de l’échelle hiérarchique, ils sont envoyés sur le terrain (d’où leur surnom) en s’incarnant dans des corps locaux afin de nudger les créations de M828 dans la bonne direction (celle d’une société en paix). Ils descendent aussi lorsqu’il faut réparer d’urgence un dysfonctionnement dans le programme. Et là, sur la Terre, avec les sapiens qui ne le sont pas tant que ça, ça vient de merder grave. Déjà, les sapiens (issus d’un blueprint de piètre qualité) sont nuls pour atteindre le ratio de paix de cinquante pour cent qui est la condition pour pouvoir considérer le chantier comme terminé. Mais là, ils se surpassent. Voilà qu’un d’entre eux va prochainement publier une preuve définitive de l’existence de Dieu. D’où intervention en cata car cette « preuve » plongera à coup sûr le monde dans le chaos ; en effet si Dieu existe, reste à savoir le Dieu de qui et à imposer que c’est le sien – alors que nous savons, nous, que Dieu est M828 et ses services de design.

C’est sur ce début aussi débridé que spectaculaire que s’ouvre L’Effet Coccinelle (no spoil). De là, le lecteur suit sur trois cents pages les aventures délirantes d’un trio d’agents de terrain un peu nazes, dont la tête, Mitraillette, est de surcroît plus proche de Bérurier que de l’archange chargé de l’Annonciation – et tellement peu fin qu’il croit que l’effet papillon s’appelle effet coccinelle. Pour mesurer la difficulté dans laquelle se trouvent les trois (et les autres équipes sur le terrain en d’autres lieux ou à d’autres époques), il faut savoir que, non contents d’être lancés dans une mission au long cours équipés seulement de leurs discutables capacités et de leur moralité négociable, ils subissent aussi la menace constante d’être repérés par l’inspection de M828 car, nous ne l’avons pas encore dit, leur mission, organisée en catastrophe par leur hiérarchie directe, est tout sauf officielle. Ce qui devait arriver arrive : objectifs plus ou moins loupés, détection des anomalies temporelles par le Service des fraudes, exil sur Terre dans des corps qui se clochardisent peu à peu. Alors que le monde s’enfonce dans une boiteuse recherche de vérité spirituelle qui contient les ferments de guerres de religion à venir, nos trois Stooges n’ont plus qu’un but : trouver les trente-cinq millions d’euros qui leur permettront d’acheter le californium dont ils ont besoin pour assembler la balise Omega susceptible de les ramener chez eux.

Avec L’Effet Coccinelle, Bécu signe un deuxième roman aussi drôle et barré que le précédent. Mettant le lecteur dans la tête de témoins extérieurs à l’humanité, capables de surcroît de lire les pensées, l’auteur en profite pour pointer les vilenies et bassesses humaines, guère différentes de celles de ses anti-héros ; de fait, le seul personnage décent est le gendarme Jaouen (qui traque les trois en off), pas le couteau le plus aiguisé du tiroir mais un sapiens déterminé et juste. Dans un style qui oscille entre le familier et l’hommage à Baudelaire, l’auteur parvient tant à amuser (jusqu’à de vrais éclats de rire) qu’à soutenir l’intérêt tout au long d’une histoire improbable qui tient de bout en bout en équilibre sans jamais tomber. Si le premier roman de Bécu évoquait Vian, celui-ci lorgne souvent du côté de San Antonio et c’est plutôt réussi. C’est drôle, vif, érudit, excitant, ça se lit en moins de temps qu’un transfert de corps.

La Comète

Ici et maintenant. Une comète de huit kilomètres de diamètre fonçant droit sur la Terre est découverte par des astronomes. Extinction level event, donc branle-bas de combat. Une équipe internationale est réunie à Kourou afin de construire un intercepteur porteur de charges nucléaires dans un délai intenable ; la base deviendra au fil des mois une sorte de bagne géant à ciel ouvert pour des milliers de scientifiques et de militaires poussés aux limites de leur résistance physique par une échéance impérative. Ailleurs, sur un brise-glace arctique, un photographe de guerre et une biologiste se rapprochent et découvrent l’amour alors que leur petit monde isolé se délite au même rythme que la planète entière. Car dans le reste du monde c’est l’effondrement. Pannes, pillages, violences, pénurie, famine, cannibalisme et compagnie, même la base de Kourou doit être protégée de l’extérieur ; la comète, encore dans l’espace, tue déjà des millions d’êtres humains (tout ceci étant traité largement off stage).

Premier roman de Claire Holroyde, La Comète est présenté comme un page turner. Il l’est au début — c’est sa seule qualité perceptible — avant de cesser de l’être par excès de digressions. Centré sur deux fils principaux, le roman crée, de par son enjeu, une tension certaine au moins sur le fil Kourou. Le second, plus intimiste, éloigne du sujet principal sans apporter d’élément intéressant ou vraiment utile, et ce n’est qu’un des problèmes du texte.

Clairement conçu comme un ouvrage formaté par un atelier d’écriture, La Comète utilise des recettes qui se voient toutes. On y aborde — car on a une ambition intellectuelle — tous les sujets du moment, du changement climatique à la Syrie en passant par le sort des Indiens d’Amazonie… par l’anecdote. On y construit des backgrounds par flashbacks successifs qui semblent chacun être l’infodump d’une fiche bio. On y place l’inévitable histoire d’amour romantique entre amants blessés par la vie. On tente de choquer sans être trop graphique, etc.

Puis, après avoir déjà beaucoup digressé, Holroyde change son fusil d’épaule. La destruction de la comète (rendue possible par un incroyable deus ex machina) passe au second plan alors que se multiplient les pas de côté et les considérations sur l’après (où Holroyde place la chaleur de la communauté retrouvée, oubliant que l’une des activités principales des communautés est l’extermination des communautés proches — relire Girard). Un roman fabriqué, donc, mais qui ne sait pas de quoi il veut vraiment parler, mis à part quelques considérations banales sur l’humanité qui ferait mieux de se reprendre et de repartir sur de bonnes bases — la comète comme nouveau départ.

Sur le plan de l’écriture c’est quelconque, dans un style parfois familier voulu qui fait surtout racoleur ou bas de gamme. Et ça devient risible lorsqu’il s’agit de la relation amoureuse.

Reste un roman de plage pour lecteurs de blanche peu regardants.

La Citadelle de la peur

La Citadelle de la peur est un roman dont la propre histoire est originale. Publié à l’origine en feuilleton dans la revue pulp The Argosy entre le 14 septembre et le 26 octobre 1918, le texte ne connaîtra d’édition définitive sous une couverture unique qu’en 1942. Autre particularité plus notable, il est l’œuvre de Gertrude Barrows Bennett, une sténographe qui commença à écrire des nouvelles à l’âge de 17 ans — son premier texte, « The Curious Experience of Thomas Dunbar », fut accepté par Argosy et publié en 1904. Beaucoup d’autres suivront, dont The Citadel of Fear traduit ici pour la première fois en français et souvent considéré comme son meilleur roman. On notera que Bennett, après avoir publié sous son nom au début de sa carrière, publia la plus grande part de ses textes, à sa demande, sous pseudo, Francis Stevens en l’occurrence. Sous un nom ou l’autre, Bennett, première américaine à trouver un large public pour ses textes de fantasy et de SF, est, dit-on, « la femme qui inventa la dark fantasy ».

La Citadelle de la peur se divise en deux parties consécutives. D’abord, le désert du Mexique, parcouru par deux aventuriers en quête de fortune, Colin O’Hara et Archer Kennedy. Les deux hommes y tombent par hasard sur une plantation non répertoriée occupée par d’étranges habitants. De fil en aiguille, ils se trouvent emprisonnés dans la cité cachée de Tlapallan, un lieu de terreur et de beauté aussi dans laquelle « vivent » les dieux anciens, gardés et adorés par d’antiques guildes concurrentes. De combats en péripéties, O’Hara parviendra à fuir alors que Kennedy connaîtra un destin funeste. Seconde partie, quinze ans plus tard, en Nouvelle-Angleterre : O’Hara, qui a largement enfoui cette histoire au fond de sa mémoire, est rattrapé par elle quand Cliona, sa sœur chérie, est attaquée et traumatisée par une créature qui prend la fuite après que la jeune femme lui a vidé un chargeur dessus. Devant l’incrédulité de la police, O’Hara prend l’affaire en main et découvre, non loin, une maison coloniale qui abrite d’innommables horreurs. Propriétaire inquiétant, répugnantes créatures, et aussi une femme d’une beauté à couper le souffle dont O’Hara tombe instantanément amoureux. Sauver la femme, sauver sa sœur : il faudra à O’Hara et ses quelques alliés beaucoup de courage et de force pour vaincre une terreur venue d’Amérique du Sud.

Écrit en 1918, La Citadelle de la peur rappelle les textes de Robert E. Howard pour ses hommes. Même héros volcanique issu du Nord de l’Europe, même virilisme amusant par son excès, même mépris d’O’Hara pour « l’intellectuel » Kennedy jugé tortueux et peu courageux, même certitude qu’on peut et doit à résoudre les problèmes par la force. Elle rappelle Merritt pour ses femmes, des êtres fragiles à aimer et à protéger — sur ce point, Cliona détrompera son frère.

Du point de vue de l’archéologie littéraire, lire ce roman est intéressant ; beaucoup de l’habitus de l’époque y transparaît, et, entre Howard et Merritt, Bennett participe à un genre naissant. Néanmoins, les personnages trop monolithiques, la narration trop linéaire, la simplicité de l’intrigue, les sentiments trop naïvement exprimés et la candeur parfois confondante d’O’Hara font qu’on se situe bien en-dessous de ce qui s’écrira par la suite.

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