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Mes Moires – un pont sur les étoiles

Qui est Jean-Pierre Dionnet et pourquoi lire son autobiographie ?

À la première question, nul doute que les lecteurs de Bifrost répondraient sans peine. Mais leurs réponses ne seraient peut-être pas identiques et évoqueraient la parabole des aveugles et de l’éléphant, tant les activités de notre homme sont diverses. Lecteur boulimique et curieux de tout, passionné dès son enfance par la bande dessinée, il découvre les comic-books en 1962, lorsqu’il vient faire ses études à Paris, et en acquiert très vite une connaissance encyclopédique. Il met celle-ci à profit pour rédiger des articles dans des fanzines, ce qui lui ouvre les portes de revues moins confidentielles. Dans les années 1970, on le voit écrire des scénarios pour Pilote et participer brièvement à L’Écho des savanes. Puis, après une tentative avortée, il lance en 1975 Métal hurlant avec Druillet, Mœbius et Jean-Pierre Farkas. C’est bientôt le succès, et l’apparition d’une nouvelle génération de dessinateurs et de journalistes qui va révolutionner la BD française. Mais notre homme est tenté par la télévision, et là aussi il joue le rôle de passeur qui lui est cher, faisant découvrir à un large public la musique et le cinéma qu’il aime. Hélas ! cette dispersion est fatale à sa revue chérie, qui disparaît en 1987, après avoir essaimé dans le monde entier — pas toujours selon les souhaits de son maître d’œuvre. Il revient alors au scénario de BD – ainsi qu’à de multiples autres activités – et il n’a pas fini de nous étonner.

Et pour revenir à la seconde question : ce livre est à lire parce que, non content de nous raconter sa vie – sans en omettre les périodes les plus noires –, Jean-Pierre Dionnet raconte aussi toute une période qui a vu les genres qui nous sont chers passer du statut de distractions pour débiles à celui de culture « geek ». Il suffit d’avoir vécu cette période, ne serait-ce qu’en simple lecteur, pour confirmer que les descriptions et les analyses de Dionnet sont parfaitement justes. Et comme il a fréquenté certains des acteurs les plus marquants de cette révolution, il en profite pour en brosser des portraits tantôt fouillés, tantôt esquissés, mais toujours sensibles et passionnants. Pour nous limiter aux membres de Notre Club, on croise ici Jacques Goimard, Jacques Sadoul – ses deux « Maîtres Jacques », comme il le dit –, Jacques Bergier, Michel Demuth, et même ce trublion de Harlan Ellison, avec qui ses relations finirent par devenir orageuses. Naturellement, ce sont ses amis et collaborateurs les plus proches qui ont droit à la part du lion, tant ils reviennent dans le récit de sa vie : Mœbius, Druillet et Philippe Manœuvre – on remarquera que leurs relations se sont distendues avec le temps.

Si le fond de l’ouvrage est passionnant, la forme, elle, est franchement louable. Respectant grosso modo une narration chronologique – mise en forme par son collaborateur, Christophe Quillien ? –, l’auteur travaille parfois « par sauts et gambades », évoquant telle personne ou tel événement décalé dans le temps à l’occasion d’une association d’idées. Et quant au style, il est vif, allègre, épicé d’humour mais aussi d’émotion. Seul regret en ce qui me concerne : l’absence d’un index, qui serait pourtant le bienvenu tant on croise dans ces pages des gens remarquables.

Jean-Pierre Dionnet termine en évoquant un vieux projet de roman sur lequel il a envie de revenir. On l’attend avec impatience, car notre homme prouve ici qu’il est un écrivain.

Rosewater : Insurrection

Bonne nouvelle : moins de six mois après la parution de l’un des meilleurs romans de l’année, J’ai Lu en publie sa suite, Rosewater : Insurrection. L’action reprend moins d’un an après les événements et les révélations du premier tome (cf. le Bifrost 95), mais du point de vue littéraire, la forme a changé. Exit son narrateur unique, Kaaro, qui, s’il ne disparait pas tout à fait du récit, y tient un rôle secondaire pendant sa majeure partie. À la place, Tade Thompson adopte à tour de rôle le point de vue de différents personnages, dont certains sont déjà connus des lecteurs. Il y a d’abord Aminat, la compagne de Kaaro, chargée par les services secrets nigérians d’évaluer l’ampleur de la contamination des humains par le biodôme alien ; Alyssa, une jeune femme qui se réveille un matin sans aucun souvenir, au côté d’un homme qui prétend être son mari ; Anthony, l’une des incarnations de l’intelligence extraterrestre, qui découvre que sa mission et son existence même sont menacées ; sans oublier Jack Jacques, le maire de Rosewater, dont les manœuvres politiciennes vont précipiter sa ville dans le chaos.

Et effectivement, passés les premiers chapitres qui font le point sur la situation dans ce coin d’Afrique et rappellent l’importance cruciale de ce qui s’y joue, le récit s’embarque très vite dans une course ininterrompue où chaque protagoniste tente de mener à bien ses propres objectifs tout en essayant de survivre aux bombardements massifs, aux émeutes, aux attaques de zombies ou de créatures extraterrestres devenues omniprésentes. Dans ce contexte, les alliances se font et se défont au fil des circonstances, et les retournements de situation se multiplient.

Si Rosewater souffrait parfois d’un trop-plein d’informations et se perdait à l’occasion dans ses incessants allers-retours temporels, son successeur s’avère moins dense et, à quelques exceptions près, abandonne les flashbacks au profit d’un récit plus linéaire. Tade Thompson laisse même de côté des pans entiers de l’univers qu’il a mis en place pour se focaliser sur les seuls éléments qui servent la présente intrigue. Le résultat parait plus maîtrisé, plus efficace également. On y retrouve aussi son goût pour une horreur viscérale, laquelle surgit généralement sans prévenir et sous les formes les plus baroques.

Plus fascinant que jamais, l’univers de Rosewater continue de se révéler comme l’une des œuvres de science-fiction les plus originales et les plus importantes de ces dernières années. On attend avec impatience son ultime volet.

Mémoires d’outre-mort

Les vampires sont des pauvres types comme les autres. C’est la conclusion qui ressort à la lecture du nouveau roman de Christopher Buehlman (après Ceux de l’autre rive, qu’on avait plutôt apprécié dans les pages bifrostiennes de notre 73e livraison, et Entre ciel et enfer, qui avait bien moins convaincu – in Bifrost 81). L’écrivain nous amène à New York, en 1978, sur les pas de Joey Peacock, transformé en vampire au début des années 30, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent. Un demi-siècle plus tard, l’éternel gamin traine dans les bas-fonds de Manhattan, passant ses journées à dormir dans quelque recoin du métro et ses nuits à chasser. Comme ses congénères, Joey évite de tuer ses proies et se contente de leur prélever juste assez de sang pour se nourrir, avant de les hypnotiser afin qu’ils oublient tout de leur rencontre. Son seul objectif semble être de ne pas éveiller la suspicion de ses contemporains et de poursuivre éternellement sa petite routine vampirique.

Loin de l’image de prédateur que la littérature et le cinéma fantastique ont imposée au fil des décennies, le vampire selon Buehlman serait plutôt un nuisible, quelque part entre le cafard et le moustique. Un être médiocre et assez pitoyable, ce qui finirait par le rendre presque sympathique, surtout lorsque débarquent en ville de nouveaux arrivants, aux mœurs nettement plus bestiales, et qui vont réduire Joey et ses comparses au rang de proies.

Dans l’ensemble, les personnages de Mémoires d’outre-tombe sont assez bien campés, et on se plait à suivre la communauté qu’ils constituent dans leurs pérégrinations nocturnes. Malheureusement, le roman n’est pas pour autant exempt de défauts. À commencer par un démarrage poussif, qui s’étire sur plus d’une centaine de pages. Autant les séquences qui détaillent le quotidien de Joey servent à donner de l’épaisseur au personnage, autant le long flashback qui revient en détail sur sa transformation n’apporte pas grand-chose. Par la suite, le roman gagne un peu en rythme, mais il faut attendre son dernier quart pour le voir enfin s’emballer.

Par ailleurs, on peut s’étonner que l’écrivain ait choisi de situer son action en 1978 alors qu’il n’en tire quasiment aucun profit. Hormis quelques scènes anecdotiques (l’évocation d’un concert de Led Zeppelin, un rapide passage au Studio 54, quelques références culturelles ici ou là), le roman aurait pu sans mal se dérouler vingt ans plus tôt ou trente ans plus tard.

Au final, on ressort de cette lecture un poil frustré, avec l’impression que Christopher Buehlman n’a pas su concrétiser les quelques bonnes idées qu’il tenait. Pas désagréable, mais au bout du compte décevant.

La Conquête de la Sphère

Après deux premiers tomes parfaitement réussis, on attendait de voir comment Johan Heliot allait conclure sa trilogie «  Grand Siècle » et sceller le destin de Louis XIV, de l’intelligence artificielle d’origine extraterrestre qui a pris possession de son esprit, et de la famille Caron.

Pour ces derniers, la situation n’a jamais été aussi calamiteuse que lorsque s’ouvre La Conquête de la Sphère : Jeanne et Pierre ont dû fuir la France et vivent chichement en Bohème, Estienne est enfermé à la Bastille et Marie, ne pouvant subvenir aux besoins matériels de sa fille, s’est résignée à la confier à la Marquise de Sévigné. Seul Martin, à bord du Soleil, le vaisseau spatial qui s’apprête à quitter l’orbite terrestre en direction de Mars, semble échapper à la malédiction qui frappe sa famille. Jusqu’à ce que, dans un accès de colère, il tue un sous-officier et soit envoyé dans les soutes du navire !

Pendant ce temps, alors que les progrès technologiques ont transformé en profondeur le royaume de France, le XVIIe siècle semble devoir s’achever dans un déferlement de violence. L’armée menée par le frère de Louis XIV multiplie les massacres des populations conquises, au moment où une coalition menée par le pape s’apprête à lui faire face. Et à Paris, la situation se tend à mesure que les effets de la guerre se font ressentir chaque jour davantage.

Johan Heliot continue de dérouler son uchronie avec la même aisance et réécrit l’Histoire avec jubilation, tout en veillant à rester dans les limites de la vraisemblance. Il use à l’occasion de quelques hasards bien pratiques pour placer ses héros en position d’acteurs ou de témoins privilégiés des événements en cours, mais le récit n’en souffre pas.

La partie la plus originale du roman concerne le voyage du Soleil vers Mars, raconté du point de vue de personnages incapables d’appréhender pleinement leur situation. L’occasion surtout pour l’auteur de signer un proto space opera aussi improbable et haut en couleurs que réjouissant, qui aborde avec délectation toutes les figures imposées du genre. De quoi finir de nous convaincre de ranger «  Grand Siècle » parmi les meilleures œuvres de son auteur, juste à côté de la « Trilogie de la Lune  »

Genocidal Organ

Si la science-fiction est omniprésente dans les mangas et animes, la SF littéraire japonaise ne s’exporte pas vraiment. Rares sont les auteurs dont plusieurs œuvres ont été traduites en français (Yasutaka Tsutsui ?). Mais, après le très intéressant Harmonie, il y a quelques années, c’est Genocidal Organ, le premier roman de Project Itoh, auteur prometteur hélas décédé prématurément, qui a droit aujourd’hui à une traduction française – chez Pika, éditeur surtout connu pour publier des mangas (et qui en a d’ailleurs sorti parallèlement l’adaptation BD, re-hélas, au mieux médiocre).

Dans le futur qui sert de cadre au roman, le traumatisme du 11 Septembre a été accentué par un autre attentat de masse : une bombe nucléaire artisanale qui a anéanti Sarajevo. Afin de prévenir ces massacres, les pays développés se sont transformés en sociétés de surveillance, où tout est traçable.

Seulement, des massacres, il y en a d’autres – ailleurs, dans les pays en voie de développement : le XXIe siècle a vu une recrudescence des conflits ethniques, et on ne compte plus les génocides, qui ne constituent guère qu’un bruit de fond pour les Occidentaux.

Qui interviennent pourtant dans ces guerres, déléguant beaucoup à des sociétés militaires privées – mais dans l’ombre, des commandos sont à l’œuvre. Ainsi de l’équipe emmenée par Clavis Shepherd, notre narrateur : ses supérieurs dans les services de renseignement américains lui désignent des cibles coupables de crimes de génocide, à charge pour lui de les éliminer – on peut tourner les choses comme on veut, c’est un assassin.

Bien sûr, en tant que soldat américain, il fait partie des « gentils », et les cibles qu’on lui désigne sont des « méchants », des monstres avec du sang sur les mains. Et pourtant, depuis le décès de sa mère, dont il se sent responsable, Clavis commence à douter…

Et son tourment s’accentue quand on lui ordonne d’éliminer un citoyen américain, John Paul – un bonhomme insaisissable, mais qui semble toujours être dans le coin quand éclate un conflit génocidaire. Serait-il responsable de cette épidémie de massacres de par le monde ? Mais comment un homme seul aurait-il un tel pouvoir ? Enfin, Clavis, le tueur psychologiquement et chimiquement modelé pour ne pas hésiter à abattre un enfant soldat, est-il seulement en mesure de « juger » cet homme ?

Genocidal Organ est un roman riche, au sujet fascinant et terrifiant, et à la narration prenante. Il développe nombre de bonnes idées de SF, de la linguistique à la technologie militaire de pointe. Le roman ne manque pas d’images fortes, et le constat des génocides, dès les terribles premières pages, produit des séquences atroces qui nouent le ventre. Le personnage de Clavis Shepherd est plus complexe qu’il n’en a l’air : un jeune homme intelligent et cultivé, qui en impose et qui pourtant doute.

Ce qui ne signifie pas que le récit soit exempt de défauts : il tend à se montrer pontifiant, surtout – et parfois de manière naïve, cocktail fâcheux (l’effet est sans doute rendu plus sensible par une traduction qu’on qualifiera de « perfectible »). Son caractère très référentiel pourra aussi irriter, encore qu’on appréciera le tour de force d’avoir rendu les Monty Python sinistres…

Ces défauts sont regrettables, mais Genocidal Organ demeure un bon roman, prenant et fascinant. On a toutes les raisons de se féliciter de cette traduction – et déplorer que l’auteur ait eu une vie et une carrière aussi courtes.

Feu et Sang T2

Six mois après la première partie (parce que Pygmalion), nous avons enfin droit à la seconde partie… du premier tome de Feu et sang, soit la chronique des trois siècles durant lesquels la dynastie Targaryen a régné sur Westeros. Rassurez-vous cependant, ou désespérez, le tome 2 ne sortira pas de sitôt, George R.R. Martin ayant affirmé qu’il voulait conclure la saga principale du « Trône de Fer » avant de revenir sur cette « préquelle ». On a donc de la marge.

Reste que cette « seconde partie », même publiée indépendamment, n’est jamais que la deuxième moitié d’un livre unique. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les mêmes qualités et les mêmes défauts valent pour les deux volumes. Au premier chef, cette seconde partie est, comme la première, le cul entre deux chaises : ni vraiment roman, ni vraiment chronique, une tentative de solution intermédiaire qui ne convainc jamais totalement, les qualités des deux registres étant souvent absorbées par leurs inconvénients respectifs. Formellement, Martin ne s’applique guère, de toute façon, et on ne lira pas Feu et sang pour la joliesse de l’expression.

Mais qu’importe : l’histoire qui nous est narrée est toujours aussi prenante, et le récit est plus dense et plus vif que dans les romans du « Trône de Fer », et tout spécialement les derniers (le rendu des dialogues y est pour beaucoup). Pourtant, elle n’a probablement pas grand-chose d’original, puisant à tour de bras dans l’histoire notamment européenne, avec toujours, de manière très marquée, ce côté « Les Rois Maudits », associant haute et basse politiques, guerre et crime.

Si le premier volume s’était achevé au crépuscule d’un règne long, prospère et (relativement) paisible, la crise est au cœur de celui-ci : une inévitable querelle successorale, où le machisme a sans surprise sa part, précipite les Sept Couronnes dans la guerre civile. Les alliances se font et se défont au gré des caprices et des intérêts particuliers, les monarques éphémères se succèdent à toute vitesse sur le Trône de Fer, et cette « Danse des Dragons », comme on l’appelle, bien ironiquement, marque surtout l’avènement d’une ère maudite, où les glorieuses en même temps que terribles créatures si intimement associées aux Targaryen brillent désormais par leur absence. Au plan symbolique ou très prosaïquement, tout cela donne la conviction d’un lamentable gâchis – comme il se doit. Et quand bien même à l’occasion tel noble seigneur exceptionnellement intègre, tel amiral intrépide multipliant les odyssées maritimes, cherchent à nous rappeler que, dans cet univers sordide, il existe bel et bien des héros. Rassurez-vous, les crapules brutales et cruelles sont bien plus nombreuses…

Un bon point pour cette seconde partie : même sans parvenir tout à fait à donner véritablement le sentiment que l’on lit une chronique, George R.R. Martin use d’un expédient pertinent, et plus marqué que dans le premier tome, qui est la confrontation de sources contradictoires. Car il est bien des manières de conter les événements de la « Danse des Dragons » ; avouons que les récits obscènes du truculent Champignon, fou et sage, auront sans doute la préférence du lecteur… comme du mestre narrateur qui prétend s’en offusquer.

La très brusque « conclusion » du récit laisse cependant un goût amer en bouche – l’histoire, de toute évidence, se poursuit au-delà, jusqu’au Roi Fou et à la révolte de Robert Baratheon… Ce sera pour un autre volume, et clairement pas tout de suite.

Même bilan, en somme, que pour la première partie : un livre formellement perfectible, un projet plus ou moins assuré, mais une histoire qui passionne et enthousiasme, en éclairant par ses thèmes la saga principale. On n’en demandait au fond pas beaucoup plus.

L'Enfance attribuée

L’Enfance attribuée a une place à part dans la collection « Une heure-lumière » : celle du premier texte réédité plutôt qu’inédit, ce dernier ayant été initialement publié il y a vingt ans par Le Bélial’. Vu sa qualité, on ne peut que se réjouir du fait que l’éditeur le remette à la disposition du plus grand nombre, dans une traduction révisée qui plus est.

Il s’ouvre sur une bonne nouvelle pour un couple de 2092, autorisé à retro-concevoir un enfant. Autorisation rarissime, car dans cette Amérique future où la nanotechnologie rend les gens immortels et capables de rajeunir à volonté, il n’en est délivré que 1200 par an. Après cette courte introduction, le premier tiers sert à présenter le monde (dystopique, entre rigidité du contrôle gouvernemental, pestes nanotech forçant les villes à se terrer sous une canopée défensive, robots s’assurant en permanence que vous n’êtes ni un criminel, ni contaminé, et grossesses illégales punies de la plus effroyable des façons) ainsi que la façon dont Sam et Eleanor se sont rencontrés. Ce n’est qu’au début du second tiers que le twist dans l’intrigue va se mettre en place (il se voit venir d’assez loin et rappelle un roman de Frederik Pohl), avant qu’on n’examine ses conséquences (à la fois terribles et touchantes) jusqu’à la fin.

L’Enfance attribuée , écrit en 1995, est un texte incroyable, mêlant de façon magistrale une vision des promesses des technologies futures (nanotech, IA, génétique, téléprésence par holographie, etc.) et surtout de leurs (dystopiques) conséquences sociales. Il montre le délitement du lien social quand la majorité des rencontres se font par holos interposés ou quand les IA ou les clones sont plus humains que les congénères du héros ; celui de l’instinct paternel/maternel quand il doit être renforcé par des médicaments ; celui de la société quand il y a des « immortels » et des humains de base (le fait de condamner les premiers au statut des seconds étant d’ailleurs une sentence pour les criminels ou les gens contaminés par les pestes nanotech) ; celui des libertés individuelles, y compris celle, fondamentale, de concevoir à volonté, quand le gouvernement se fait totalitaire et son contrôle absolu, particulièrement face à celui qui n’entre pas dans la norme sociale ou sanitaire ou celle qui conçoit illégalement. Et un texte où le sense of wonder (un mariage auquel six millions de personnes assistent au premier rang dans l’église) côtoie l’horreur la plus absolue (la signification exacte du terme retro-conception).

Bref, voilà un court roman visionnaire, du Greg Egan avant l’heure, un mélange harmonieux entre SF scientifique et sociale, entre utopie technique et dystopie sociétale, entre sense of wonder et sense of dread, à lire absolument par tout amateur du genre qui se respecte.

Aurora

Dans la bibliographie de Kim Stanley Robinson (KSR), Aurora, publié en VO en 2015, se place entre 2312, au solide univers mais incapable de raconter une histoire, et Red Moon, qui en narrait plus ou moins correctement une mais péchait au niveau d’un contexte lunaire décevant. Se pose donc la question de savoir comment ce roman va se situer, et les interrogations augmentent encore à la lecture de la quatrième de couverture, où le résumé ne fait que quelques phrases. Et pour cause…

En effet, si le point de départ est clair (un vaisseau générationnel est dans la phase finale de son approche de Tau Ceti et de ses planètes), et si, pendant un bon tiers, le roman suit la partition qu’on imagine, l’auteur va ensuite lui faire prendre un tournant complètement inattendu qui en occupera les deux tiers suivants et qui explique la discrétion de la quatrième. Qui mentionne aussi une citation du Guardian selon laquelle il s’agirait du meilleur livre de KSR depuis la « Trilogie martienne », voire de son meilleur tout court. On se calme ! Volume unique, narration plus maîtrisée que dans 2312, univers plus abouti que dans Red Moon, rythme et intérêt constants quasiment d’un bout à l’autre et profondeur des thématiques traitées, Aurora a tout pour plaire, oui, surtout à celui qui ne connaît pas la prose de KSR ou n’y adhère guère d’habitude. Mais non, il n’éclipsera pas la «Trilogie martienne », monument du planet opera à la richesse hors-norme.

On peut découper l’intrigue en plusieurs phases : la première montre le vaisseau en transit vers Tau Ceti, parle d’écologie et de sociologie ; la seconde concerne l’arrivée, bascule dans le planet op’, montre que KSR est aussi à l’aise pour décrire un monde extrasolaire fictif que lorsqu’il parle de Mars ; la troisième revient sur l’aspect sociologique, fait émerger une vraie IA (qui, d’ailleurs, est supposée être l’autrice du récit, ce qui mène à un savoureux jeu avec le lecteur : par la voix de ses personnages, KSR critique son propre roman !), nous fait vivre la fascinante introspection d’une conscience artificielle (et propose un livre aussi anti- « Singularité = fin du monde » que possible) ; la quatrième est un festival de Hard SF, avec un basculement de la thématique du vaisseau-arche et une utilisation de la mécanique orbitale qui aurait donné un orgasme à Arthur Clarke ; enfin, l’ultime partie nous reparle d’écologie, mais sous une forme différente. L’ensemble est passionnant de bout en bout (ou quasi), sous quelque aspect (SF, sociologique, scientifique, écologique, etc.) que ce soit, pour peu qu’on oublie les quelques dizaines de pages de fin, sans intérêt.

KSR imagine les libertés qu’il faudra sacrifier pour qu’un vaisseau à générations fonctionne (celle de choisir quel métier exercer, où habiter, quand et si faire un enfant), les mesures à adopter si la mission déraille (et dans les deux cas, ce qui est acceptable ou non), les dangers biologiques du syndrome d’insularité, le fait que le débarquement est aussi délicat que le voyage, mais que le vrai danger ne vient pas d’une phase planifiée difficile, mais bel et bien de ce qui arrive quand l’imprévisible surgit. Comment faire si l’option A est caduque mais qu’il n’y a pas de consensus sur la B ? Que faire si cela menace de déclencher une guerre civile ?

Au final, cette parabole écologique, qui, en parlant d’un vaisseau-monde (thème SF où ce roman s’impose désormais comme une référence), crie l’urgence de respecter le nôtre, montre que l’humain est inadapté à l’univers et quantité négligeable face à la puissance de la vie… microbienne (résolvant ainsi d’une étonnante façon le paradoxe de Fermi). Sans oublier de dénoncer l’idiotie, presque le crime, d’une génération narcissique qui, lançant des vaisseaux vers d’autres étoiles, condamne à la souffrance leurs descendants, les animaux et les astronefs eux-mêmes. Paradoxalement, Aurora constitue ainsi autant une ode à l’astronautique qu’un violent réquisitoire contre son utilisation à la légère. Et replace le crucial au centre du jeu : le bien-être de l’humain et de son environnement. Essentiel.

Acadie

Acadie est le premier texte traduit en français du britannique Dave Hutchinson, auteur prolifique, éclectique (il exerce aussi bien dans la forme courte que la longue, n’hésitant pas à mélanger les genres) et atypique (journaliste de profession, il est resté vingt ans sans publier de fiction). Duke est Président de la Colonie, habitat spatial fondé par une généticienne de génie ayant fui un demi-millénaire plus tôt une Amérique livrée à un régime théocratique et d’alt-right aux lois bioéthiques draconiennes. Depuis, la Colonie se cache des innombrables sondes de l’Agence terrienne gérant la colonisation dans des systèmes extrasolaires précisément choisis parce qu’ils sont peu propices aux activités minières ou au peuplement. Lorsque le récit commence, la chance de la petite utopie, où un anarchisme bon enfant se couple à d’extravagantes modifications génétiques – Iain Banks n’est pas loin —, vient de tourner : une sonde a franchi, sans qu’on comprenne comment, les considérables défenses et systèmes de détection de la Colonie. Et le pire, c’est qu’on ne sait pas depuis combien de temps, ni si l’Agence n’est pas déjà en route. Une seule solution : évacuer. Le récit va s’articuler selon deux axes : les événements dans le présent, et les analepses expliquant les circonstances de la fondation de la Colonie et comment Duke a rejoint ses rangs.

Entre New Space Opera aux échos transhumanistes (ingénierie génétique, hyperpropulseurs, communication par intrication quantique, etc) sérieux centré sur la bioéthique, et humour décalé (on donne le pouvoir précisément à ceux qui n’en veulent pas, les noms de vaisseaux sont désopilants, le ton caustique du narrateur est savoureux, le Conseil de la Colonie, constitué de gens transformés par la génétique en elfes, hobbits, Klingons ou même Toons, est un pur délire de geek), on se dit qu’on tient là un roman intelligent, sympa, mais somme toute mineur. Et là, dans le dernier quart, a lieu LE retournement de situation qui remet absolument tout, l’humour y compris, en perspective. S’il peut éventuellement se voir venir, selon la culture SF du lecteur, cela n’en gâche pas pour autant son impact vertigineux, et si la thématique mise en jeu peut paraître, de prime abord, du rabâché, ayant été lourdement exploitée, en autre au cinéma, ces vingt-cinq dernières années, ce serait négliger le fait que l’auteur lui fait subir un twist très intéressant.

Avec Acadie, Hutchinson fait une entrée fracassante dans la SF accessible aux francophones, signant un (court) roman aussi intelligent (dans sa façon d’alerter sur les dangers de certaines technologies) que vertigineux (via un retournement de situation radical au moment où le lecteur s’y attend le moins). Un must-read, sans nul doute.

Péripériques

Aux États-Unis, dans un milieu rural, Burton Fisher, vétéran de guerre pensionné, charge sa sœur de le remplacer sur la surveillance d’un immeuble. Elle assiste à un meurtre qui déclenche une horde de tueurs contre sa famille. Autour d’elle, des amis et connaissances s’associent pour la défendre, dont Conner, autre vétéran sévèrement mutilé qu se promène sur sa moto à trois roues ou Tommy Constantine, shérif adjoint qui compose ou compense face aux trafics orchestrés par le mafieux local.

À Londres, Wilf Netherton, alcoolique, est l’attaché de presse d’un mannequin, Daedra West, aux performances artistiques extrêmes, dont la sœur Aelita a été assassinée après qu’il lui a offert un étrange cadeau, un polt, un individu décédé coincé dans un fragment de passé auquel on peut se connecter. Bienvenue en kleptocratie, société post-apocalyptique où néo-monarchies corrompues, oligarchies, entreprises véreuses et zoneurs se déchirent pour contrôler le monde par l’argent. La nanotechnologie est omniprésente et les protagonistes évoluent beaucoup par téléprésence, par drones, exo-squelettes et clones décérébrés servant de périphériques, au milieu d’un arsenal robotique de la même veine, avec par exemple des michikoïdes, poupées de porcelaine domestiques. L’enquête d’Ainsley Lowbeer auprès de Netherton, de son riche ami Lev Zubov, rejeton d’une famille de klepts, et de son personnel, Ossian, majordome et ancien voyou, et Ash, une femme avec deux pupilles à chaque œil, permet d’explorer cette société située soixante-dix ans dans le futur de la première intrigue.

Les deux trames temporelles évoluent en alternance et finissent par se rejoindre selon un artifice science-fictif qui sera progressivement élucidé. C’est le reproche qu’on peut faire à ce roman : une rétention d’informations de façon à générer une attente artificielle masquant une intrigue policière convenue. Ainsi, le jackpot évoqué dès le début est défini à la page 400. Le tout est un catalogue pour geek exposé avec parcimonie, un élément dans chacun des 123 chapitres qui saucissonne le roman. La narration, laconique et elliptique, joue la carte de l’immersion où rien n’est explicité ni montré, autre procédé de masquage qui impose une lecture attentive, avec force retours en arrière.

Ce refus de clarification de l’intrigue, occultée au profit d’une vitrine technologique, explique le fort ancrage dans le quotidien, à même de présenter les objets usuels ou les coquetteries de demain, de la trousse à pharmacie futuriste aux copeaux remplaçant la chasse d’eau dans les toilettes en passant par les tatouages mobiles. Rien qui n’ait déjà été vu ailleurs, mais l’accumulation finit par brosser un panorama convaincant, même si aucune réflexion ne vient orienter le propos. Gibson, en revanche, est passé maître dans la mise en situation : là où de nombreux auteurs exploitent les possibilités d’une technologie, dans la perspective d’une volonté de puissance au service de l’action, il met en évidence les failles et les difficultés d’usage au quotidien. Ainsi, deux combinaisons d’invisibilité face à face s’épuisent à se refléter mutuellement, et un périphérique peut être surpris de voir son visage dans la glace ou être humilié, transféré dans la peau d’un koala. Là, le réalisme de Gibson se révèle bon, avec des touches d’humour discret.

L’ensemble, au final, n’est pas inintéressant, et se révèle même passionnant dans le dernier tiers, lorsque tout a fini par se décanter et que le récit prend enfin ses marques, avec quelques scènes mouvementées. Reste à savoir si pareille compilation technologique justifiait un roman.

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