De la Terre à la Lune
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C’est sur fond de guerre de Sécession que Verne ouvre son diptyque lunaire. Avec une ironie voltairienne, les premières pages de De la Terre à la Lune en soulignent notamment la destructrice modernité : « Au combat de Gettysburg, un projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent soixante-treize confédérés, et au passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment meilleur. » De fatales prouesses que l’on doit aux membres du Gun-Club de Baltimore, une société savante réunissant des balisticiens émérites dont « chacun […] avait tué […] une “moyenne” de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction. » Mais ces « Anges exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde » se trouvent fort dépourvus quand le conflit vient à cesser… Jusqu’à ce que Barbicane (président du Gun-Club, au patronyme logiquement guerrier) leur propose de tourner leurs insatiables canons vers une nouvelle cible : la Lune. Y envoyer un projectile lui apparaît comme l’unique défi à la hauteur du club en ce temps de « paix inféconde ».
Le projet soulève l’enthousiasme du Gun-Club puis des États-Unis tout entier. Enfin, c’est au tour du monde de s’enflammer, grâce à une campagne de presse planétaire. Ainsi informé, le Français Ardan se joint au projet. Digne exemple de cette furia francese promise par son vigoureux patronyme, Ardan suggère de transformer le boulet en nef spatiale, afin d’explorer le sol lunaire. Peut-être même, de le coloniser ! Emportant l’adhésion de Barbicane, le charismatique Français l’embarque avec lui ainsi que Nicholl — ex-militaire et fabriquant d’armes de son état — dans l’obus dûment aménagé. Se joignent à eux une chienne et quelques poules, seules représentantes du sexe féminin dans cette très mâle odyssée. Expulsé de la Terre par le plus énorme canon jamais construit, le projectile emmène bientôt ses passagers Autour de la Lune.
Objet intégral du second volet du diptyque, leur voyage interstellaire tourne court. Empêchés d’alunir par une rencontre imprévue avec une météorite, les trois astronautes doivent se contenter de survoler la Lune — d’assez près, cependant, pour permettre de « contrôler les diverses théories admises au sujet du satellite terrestre ». Puis l’obus reprend la direction de la Terre, y déposant ses occupants sains et saufs. Pourtant semi-victorieux, ils effectueront une tournée triomphale à travers les États-Unis, que l’ultime page d’Autour de la Lune dépeint ainsi : « L’apothéose était digne de ces trois héros que la Fable eût mis au rang de demi-dieux. »
Les « Voyages extraordinaires » doivent leur réussite à un équilibre entre envolées imaginaires et apports documentaires. C’est dans De la Terre à la Lune que Verne combine au mieux ces deux ingrédients, s’y montrant par ailleurs le plus remarquablement visionnaire. En imaginant une expédition lunaire plongeant ses racines dans la chose militaire, l’écrivain préfigure la place essentielle de celle-ci dans la future conquête de l’espace. Rappelons le rôle joué par von Braun (concepteur du V2) dans le programme Apollo, conçu par les USA comme une arme dans la guerre froide les opposant à l’URSS. Visionnaire, Verne l’est encore en faisant de la presse mondiale une actrice clef de son odyssée lunaire des années 1860 — comme le seront un siècle plus tard les médias modernes, érigeant le premier alunissage en retentissant événement planétaire.
Autour de la Lune séduit quant à lui beaucoup moins, faute d’un souffle narratif suffisant. Prisonnier de son souci de vraisemblance — la science de son temps ne lui propose aucune solution satisfaisante quant à un alunissage —, Verne décide de refuser la Lune à ses personnages. Un choix transformant Autour de la Lune en « un huis-clos, tenu dans un espace plus confiné encore que ne le sera celui du Nautilus », comme l’écrit Dahan dans sa notice. Dès lors, réduits à l’état de spectateurs, Barbicane, Nicholl et Ardan se contentent de vérifier à travers un hublot la conformité de leurs cartes lunaires avec le paysage s’offrant à eux. Le tout en des descriptions abondant en détails topographiques… Dès lors, le romanesque croule inexorablement sous la charge documentaire. Et Verne ne se révèle pas meilleur visionnaire que raconteur dans ce second volume. Autour de la Lune n’offre qu’un maigre lot d’intuitions science-fictionnelles. Tout au plus on retiendra la chute en mer de l’astronef, semblable à celle des capsules Apollo.
C’est un diptyque lunaire somme toute paradoxal qu’a imaginé Verne, car bien plus convaincant sur Terre que dans l’espace. D’une force science-fictionnelle inentamée, De la Terre à la Lune affirme que la conquête spatiale est une continuation de la guerre par d’autres moyens…