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Un peu de ton sang

Si Theodore Sturgeon est avant tout connu en tant qu’écrivain de fantastique et de SF, il a pu s’essayer à d’autres genres, par goût ou par opportunisme. Un peu de ton sang en est un bon exemple : si le titre, entre autres, laisse entendre qu’il s’agit d’une variation sur le vampirisme (empruntant d’ailleurs peut-être sa structure épistolaire au Dracula de Bram Stoker, comme le fait remarquer Steve Rasnic Tem dans sa postface), il ne s’agit pas d’un roman fantastique pour autant, car son approche est « réaliste » (annonçant l’excellent film Martin de George A. Romero). Et, s’il est parfois qualifié de « roman d’horreur », il relève probablement davantage du thriller psychologique, qui connaissait alors une certaine vogue – on peut noter que Psychose, de Robert Bloch, avait été publié deux ans seulement auparavant, et adapté au cinéma par Hitchcock l’année précédente  ; en France, le court roman de Sturgeon a d’ailleurs été initialement publié dans une anthologie « Alfred Hitchcock présente »…

Un peu de ton sang prend la forme d’échanges de lettres et de documents entre deux psychiatres militaires, évoquant le cas troublant de « George Smith », un troufion dont le comportement violent a suscité quelques interrogations devant aboutir à sa réforme. Mais l’un de ces psychiatres est convaincu qu’il y a quelque chose de bien plus étrange, et même inquiétant, tout au fond de la psyché tourmentée du jeune homme un peu simplet, en tout cas lourdaud, et visiblement guère à l’aise en société. Il incite « George Smith » à lui raconter sa vie, sous la forme d’un « récit » qui s’insère dans les échanges entres les deux médecins ; une pièce considérable du dossier, et qui achève de convaincre l’aliéniste zélé que son patient lui cache, peut-être malgré lui, un élément déterminant de sa personnalité – un élément qu’il suppose de nature sexuelle.

« George Smith » est le vrai héros d’Un peu de ton sang : un être plus complexe qu’il n’en a l’air, dont l’enfance rude et l’inaptitude à s’intégrer parmi ses semblables ne manquent pas de rappeler d’autres personnages de Theodore Sturgeon. Il contribue énormément à la réussite de ce court roman, en lui conférant une certaine ambiguïté confinant au malaise : on devine en effet que le bonhomme est dangereux, et même criminel – mais l’approche dépassionnée (ou amicale ?) du psychiatre, en évacuant comme non pertinente toute notion de culpabilité, contribue à renforcer l’empathie du lecteur pour cette figure torturée, mais qui n’en est que plus humaine. « George Smith » inquiète, oui, mais il touche, il émeut, bien plus qu’il n’horrifie. Ici, Un peu de ton sang affiche d’autant plus sa singularité – et l’on perçoit combien les qualificatifs de « roman d’horreur » ou même de « thriller » sont trop réducteurs, voire mensongers ; le suspense ou a fortiori l’épouvante ne sont guère de mise dans ce cas clinique envisagé « après coup ». Sa force réside dans des émotions d’un autre ordre, que l’auteur manie avec habileté, ce qui lui permet de compenser quelques faiblesses du procédé épistolaire plus ou moins maîtrisé.

L’édition française ne permet peut-être pas d’apprécier au mieux ce texte, hélas : la traduction originelle d’Odette Ferry a été conservée telle quelle dans la putassière réédition chez Télémaque, reprise ensuite en poche – et elle est tristement plate.

Le volume y associe une nouvelle, « Je répare tout », que l’on connaissait déjà en français sous le titre « Parcelle brillante ». Accoler les deux textes est pertinent, la nouvelle, plus ancienne, étant elle aussi dénuée de tout élément imaginaire, et mettant en scène un bonhomme lourdaud qui suscite tout à la fois une extrême empathie et une inquiétude grandissante. Si Un peu de ton sang est un bon texte, « Je répare tout » est un chef-d’œuvre, un des plus… brillants textes de Sturgeon – mais, là encore, la traduction, bien qu’inédite cette fois, n’est pas à la hauteur de ce récit bouleversant et terrible.

On devine malgré tout, derrière, la qualité de ces textes un peu à part dans la carrière de Sturgeon – à commencer par la plus notable, son merveilleux sens de l’empathie, bien entendu, un trait constitutif d’une œuvre, et ce bien au-delà des pénibles frontières entre les genres.

Vénus plus X

Contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là, des romans de Theodore Sturgeon, Vénus plus X est celui qui ne mérite pas la qualification de chef-d’œuvre.

Tandis que les confrères de notre auteur y allaient de leurs grandes envolées lyriques sur l’irrésistible marche en avant du progrès, Sturgeon s’intéressait, dès ses débuts en écriture, à ses personnages avant tout. Des gens un peu à côté de la plaque, quelque part en marge et surtout en souffrance, plutôt enclin à regarder filer sans eux l’express du progrès qu’à y monter – l’avant-scène étant toujours occupée par des gens trop sensibles qui vacillent au bord d’un monde qui n’est pas fait pour eux, davantage portés à l’entraide et à l’assistance mutuelle qu’à la féroce compétition du monde moderne. La place prépondérante qu’il accorde à ses personnages tend à rapprocher l’œuvre de Sturgeon du fantastique, de la littérature générale et du vent de renouveau qui soufflait sur la SF des early sixties. Mais si la littérature bourgeoise, conservatrice par essence, n’a que faire du progrès, elle éprouve encore bien moins d’intérêt pour des personnages tels que Sturgeon les affectionne. Nombre de ses textes ressortissent au fantastique, qui n’est pas vraiment (pour ne pas dire vraiment pas) la littérature du progrès. S’il faut lui chercher une postérité, on la trouvera du côté d’auteurs tels que Graham Joyce ou Jonathan Carroll plutôt que de celui d’Egan, Baxter, Watts ou Stephenson. Les préoccupations de Sturgeon l’avaient placé à l’avant-garde bien avant l’heure.

Quand paraît Vénus plus X en 1960, soit quinze ans après Hiroshima, la SF est en pleine (r)évolution, tant thématique que stylistique, et Sturgeon va ici s’y essayer, forçant une nature qui était la sienne. Pour ce roman pauvre en péripéties, Theodore Sturgeon a recours à un procédé des plus archaïques consistant à projeter dans un univers « À venir » un point de vue contemporain. En contrepoint, il inclut des vignettes de scène quotidienne issues de la vie d’un couple d’Américains moyens, illustrant le machisme d’homo sapiens comme un miroir tendu au personnage principal, Charlie Johns ; la relation entre ces deux arcs ne s’établissant que dans l’intellection du lecteur selon les innovations stylistiques de l’époque.

D’un point de vue narratif, il n’y avait là matière à ne produire qu’une nouvelle, rien de plus. Le récit n’est qu’une longue digression où l’on frôle l’essai féministe perclus de contradictions. Les personnages n’en sont pas vraiment, juste des têtes parlantes glosant encore et encore… Charlie Johns semble, dans un premier temps, avoir été choisi avant qu’on nous révèle que ce n’est que par accident qu’il est parvenu à Ledom, à l’instar de Hugh Conway à Shangri-La dans le roman de James Hilton ayant fondé le mythe de cette utopie tibétaine. Ledom, donc, qui n’est point outre-temps, mais dissimulé dans le monde des hommes (qui aurait été détruit). Johns sera donc une expérience afin de déterminer ce qu’Homo sapiens penserait de Ledom. Vénus plus X souffre ainsi de nombreuses contradictions. Homo Sap(iens) y est présenté comme un fléau – ce qui bien sûr peut faire débat –, en proie à un irrépressible besoin de domination conduisant aux société que l’on connaît, et dont la Femme serait la victime désignée, comme si elle n’était pas, elle aussi, ce même homo sapiens assoiffé de domination – mais que l’on nous dit aussi en proie à un besoin incoercible d’adorer… Puis on nous déclare que les sociétés dominées par la figure du père produisent des institutions rigides et malveillantes, intolérantes, conservatrices et répressives, opposées aux sociétés dominées par la mère qui serait progressives, libérales, permissives… La féminité serait le bien et la masculinité le mal, toujours triomphant. Mais le roman repose sur l’idée qu’il y aurait des exceptions — que rien ne justifie –, telle celle sur laquelle repose Ledom, paradis artificiel où tous les habitants sont hermaphrodites, cultivant un lien avec la terre et à la recherche d’expériences mystiques en dépit d’une haute technicité. Un Éden hippie typique de l’époque, pour le moins naïf, voire niais, et que Sturgeon justifie en minorant les différences culturelles entre les sexes ; ses arguments ne font que nous rappeler que la culture est à l’humanité ce que la peinture est à la voiture. Il omet que les humains, à l’instar des autres êtres vivants, sont soumis aux process biologiques – le déterminant premier des comportements. Aux femelles, la reproduction quantitative de l’espèce, aux mâles la reproduction qualitative : l’amélioration chevaline de la race humaine par la sélection du plus apte. Cette sélection n’aurait plus lieu d’être et, en conséquence, l’homme non plus – ainsi qu’y aspirent les féministes ou comme le déplorent des auteurs de droite tels que Niven et Pournelle…

En somme, Vénus plus X est bien davantage un mauvais roman qu’un mauvais livre. Riche en problématiques, l’ouvrage reste loin de manquer d’intérêt et mérite que l’on s’y attarde.

Les plus qu'humains

Les Plus qu’humains est le plus célèbre roman de Theodore Sturgeon avec Cristal qui songe. Son titre (a fortiori en français ?) semble l’inscrire dans la vague des romans décrivant des personnages mutants constituant une nouvelle étape dans l’évolution de l’humanité, mais l’approche de l’auteur s’avère bien vite autrement subtile et complexe, bien éloignée des Slans de Van Vogt, par exemple. Il s’agit par ailleurs d’une science-fiction du présent, et (presque) sans boulons.

Comme souvent, le roman trouve son origine dans une nouvelle – assez longue, « Bébé a trois ans » –, laquelle avait suscité un certain écho. Il s’agit d’y adjoindre deux autres récits de longueur équivalente, et qui l’entourent. Les Plus qu’humains est donc une sorte de fix-up qui procède en trois temps – chaque récit étant séparé des autres par plusieurs années, et ayant ses caractéristiques propres, y compris stylistiques et narratives.

Le premier récit introduit divers personnages, mais l’un d’entre eux attire plus particulièrement l’attention, « L’Idiot de la fable » pour en reprendre le titre : Tousseul, un simple d’esprit qui s’avère peut-être pas si bête. Et qui dispose en tout cas d’étonnantes facultés psychiques (télépathie et suggestion), dont il n’ose pas toujours faire usage. Sa vie est essentiellement solitaire, excepté ce bref moment durant lequel il trouve asile auprès des Prodd, de sympathiques fermiers en mal d’enfant ; c’est que sa condition ne lui permet pas vraiment de s’intégrer dans la société « normale ».

Et il va être amené à rencontrer d’autres de ces parias, des enfants dotés de facultés différentes des siennes mais non moins étonnantes : Janie la télékinésiste, les jumelles (noires) Bonnie et Beanie, qui maîtrisent la téléportation, enfin « Bébé », nourrisson dit « mongolien » et condamné à ne jamais grandir, mais dont le cerveau possède en fait l’efficacité d’un ordinateur extrêmement puissant. Ensemble, dans la cabane construite par Tousseul au milieu des bois, ces êtres, incapables de s’intégrer à un monde qui ne les comprend pas et qu’ils ne comprennent pas davantage, découvrent que leur association relève d’une forme de symbiose qui « gomme » leurs défauts individuels pour constituer un tout supérieur à la somme des parties ; ce n’est pas individuellement qu’ils sont « plus qu’humains » (ils seraient même plutôt « moins qu’humains »), mais seulement dans leur association – ils sont alors « l’homo Gestalt », unique pour l’heure, et d’autant plus fragile, mais éventuellement appelé à succéder à l’homo sapiens.

L’utopie de ce Walden mutant est cependant menacée : la mort de Tousseul affecte littéralement l’homo Gestalt comme la perte d’un organe. Gerry, que Tous-seul avait emmené à la cabane et désigné pour lui succéder (il dispose de facultés télépathiques proches des siennes), est un garçon assez rude – le résultat d’une enfance cauchemardesque, dans des institutions qui lui ont fait subir mille maux sans jamais véritablement tenter de le socialiser. Un drame l’amène à consulter un psychiatre – et la séance, très dense, révélera au lecteur, sinon à Gerry, qu’il manque quelque chose à l’homo Gestalt. La troisième et dernière partie du roman montrera comment cette ultime dimension, très différente, via un dernier personnage (fou ?) du nom de Hip Barrows, permettra enfin au groupe des parias de se sublimer, d’atteindre à une véritable plénitude – celle de l’individu en société.

Les Plus qu’humains s’inscrit tout naturellement dans la bibliographie de Sturgeon, en développant des thèmes que l’on croise souvent dans d’autres récits : la solitude, notamment, mais aussi, en contrepoint, la vie en société, la morale et les interdits, etc. – outre des personnages d’enfants très réussis dans les deux premières parties. Le roman a cependant, en définitive du moins, quelque chose de positif, d’enthousiasmant – qui ne coule peut-être pas autant de source ? À voir… Sturgeon sait émouvoir, par ailleurs – la relation de Tousseul avec les Prodd, notamment, produit de très belles pages, très délicates. La vague dimension « technologique » du roman convainc sans doute bien moins, comme un greffon un peu trop… artificiel, mais l’ensemble demeure avant tout subtil et beau.

Ou du moins est-ce le cas en version originale ? La traduction française de Michel Chrestien, sans cesse reprise depuis 1957, est hélas parfaitement affreuse… Semble-t-il lacunaire, en tout cas lourde et confuse, elle dessert considérablement le roman de Sturgeon, au point, finalement, d’en rendre la lecture un peu pénible – voire plus que ça. « Bébé a trois ans  », avec sa structure alambiquée, contient en français des séquences à la limite de l’incompréhensible. Pire encore, le traducteur ne semble en fait pas comprendre ce qu’il traduit, à plusieurs reprises – et Les Plus qu’humains n’est pas avare de notions plus complexes qu’elles n’en ont l’air, concernant la nature même de l’homo Gestalt, ou, dans la troisième et dernière partie, le discours sur la morale et l’éthique. La lourdeur de l’expression est patente et achève d’agacer le lecteur. On devine, derrière les maladresses et le je-m’en-foutisme, le génie de Sturgeon, mais on n’en souffre que davantage à la lecture de cette version française au rabais. Lire Les Plus qu’humains s’impose – mais en anglais ou dans une vraie traduction française : c’est semble-t-il prévu, et sous la houlette de Pierre-Paul Durastanti, qui plus est, enfin !

Cristal qui songe

Heureux qui n’a pas encore lu Cristal qui songe : il découvrira avec ravissement une histoire qui, sous des propos adultes, possède la force des contes d’enfant.

Renvoyé de son école pour avoir mangé des fourmis, Horty est une fois de trop martyrisé par son père adoptif. Blessé, il quitte le domicile avec pour seul bien la tête de polichinelle aux yeux sertis de cristaux que son tortionnaire vient d’écraser. Il est recueilli par les nains d’une compagnie de cirque ambulante : La Havane, Bunny et surtout Zena qui le prend sous son aile, ayant repéré chez lui les dispositions qui font de lui un enfant particulier. Pour le faire accepter par l’ombrageux Pierre Ganneval, surnommé le Cannibale, qui fuit ses semblables et ne s’embarrasse guère de bouches inutiles, elle le déguise en fille et compte sur ses qualités de chanteur pour mettre au point un numéro. Horty apprend vite et s’intègre aisément à la troupe. Le cirque cache cependant des secrets : Ganneval se préoccupe davantage de sa collection de cristaux que de la troupe… Dans sa haine de l’humanité, il trame d’obscurs projets dont Zena semble avoir connaissance, elle qui a compris que le jeune Horty n’est pas un enfant comme les autres.

En dire davantage déflorerait ce roman exceptionnel. Près de soixante-dix ans plus tard, il n’a pas pris une ride. Plutôt court, il se lit rapidement, et, derrière la simplicité de sa trame, aborde avec une apparente légèreté des thèmes d’une profonde humanité – la marque de fabrique de son auteur.

Autobiographique par bien des aspects, il traite de la souffrance et plus particulièrement de la maltraitance : les sévices qu’inflige le père adoptif de Horty sont proches de ceux que l’auteur subit dans son enfance, racontés dans Argyll (mémoires publiées en France en 2005 au sein de Sturgeon, romans & nouvelles, chez Omnibus - édition épuisée). À la souffrance physique s’ajoute celle, psychologique, liée au rejet et au mépris dont sont victimes ceux qui ne se fondent pas dans le moule.

Tout Sturgeon est déjà là : le plaidoyer pour la tolérance face à la différence, la nécessité de s’écouter et se comprendre. Différence physique, au travers des freaks de la troupe, ici avant tout considérés sous l’angle humain ; différence de comportement au travers de personnages originaux et dans le fait que les motivations des extraterrestres du récit nous échappent ; différence sexuelle, également, dans la mesure où la nudité n’est pas honteuse ni un tabou dans la troupe, et dans le fait que Horty devienne une fille. Faut-il rappeler que Sturgeon est l’un des premiers à avoir abordé en science-fiction les thèmes de l’homosexualité (« Un monde bien perdu », 1953) ou de l’égalité sexuelle par l’androgynie (Vénus plus X, 1960) ?

On reconnaît sa pédagogie à base d’analogies et de comparaisons éloquentes  : « Va-t’en expliquer à une chenille la structure d’une symphonie… et le rêve d’où elle est sortie  » est un éloquent résumé sur la difficulté de comprendre autrui. Son empathie évite la surenchère dramatique : les personnages agissent davantage qu’ils ne se plaignent. L’émotion est malgré tout présente, comme lorsque Zena exprime sa solitude, affective et sexuelle liée à son nanisme, mais Sturgeon cherche avant tout à expliquer le parcours de chaque protagoniste, qui justifie son comportement. « On ne sait pas soi-même ce qu’on pense tant qu’on n’en a pas parlé à autrui  » résume parfaitement la nécessité d’échanger pour exister et se construire. Lire Sturgeon revient à dialoguer avec un ami cher.

La traduction révisée permet de constater combien l’ancienne édition avait connu des coupes, on pense notamment aux lectures de Horty, où Sturgeon cite les livres, de science-fiction et autres, qui l’ont marqué.

Le récit, lui, va à l’essentiel sans fioritures, avec une mécanique parfaitement huilée. Ce roman, qui figure avec Les Plus qu’humains au rang de chef-d’œuvre incontournable, est un bonheur de lecture à chaque fois renouvelé.

Killdozer / Le viol cosmique

Ce recueil réunit deux textes qui, individuellement et du fait de leur longueur, auraient eu du mal à trouver une opportunité de publication hexagonale : la novella « Killdozer » et le court roman Le Viol cosmique. Les deux abordent une thématique commune, à savoir l’affrontement de l’humanité avec des créatures autres.

La novella « Killdozer » fut publiée dans Astounding en novembre 1944, puis révisée en 1959 ; la version de 1944 a néanmoins perduré bien après 1959 côté anglo-saxon, et c’est elle qui a servi de base à la présente traduction. Il convient de noter que, du fait de sa situation personnelle à l’époque, Sturgeon avait arrêté d’écrire entre juin 1941 et avril 1944, période qui s’achève avec l’écriture de cette novella en avril 1944, rédigée en neuf jours seulement ! Après un court prologue, qui nous apprend l’existence d’une race immémoriale aux pouvoirs exceptionnels ayant existé avant l’humanité, nous voilà plongés dans le chantier de construction d’une piste d’aéroport. Or, lors de la phase de préparation du terrain, l’un des engins de chantier, un bulldozer, justement, rase un vestige de la race en question, vestige récipiendaire de ces fameux pouvoirs. Lesquels se transmettent au bulldozer, qui devient alors comme possédé, et n’a de cesse, dans un mécanisme de réaction, de chasser et exterminer les hommes qui ont voulu lui nuire. La suspension d’incrédulité est ici nécessaire, tant imaginer un engin de chantier, machine surpuissante, prendre vie, est a priori inconcevable. Néanmoins, Sturgeon y parvient parfaitement, se gardant de personnifier le « killdozer  » : celui-ci se comporte comme s’il était conscient, mais tout est vu par les yeux des ouvriers qui croient affronter un être maléfique là où il ne s’agit peut-être que d’un engin déréglé. La gestion de la confrontation est extrêmement efficace : Sturgeon, ancien conducteur d’engins, décrit minutieusement les machines utilisées et mène à merveille le suspense. Les personnages sont eux aussi décrits avec finesse, l’atmosphère propre à un chantier de construction est rendue avec véracité, notamment à travers les interactions entre les différents protagonistes, où le racisme (l’un des ouvriers étant portoricain) n’est d’ailleurs pas exclu. Sans doute pas le plus personnel des textes de l’auteur, mais diablement efficace, « Killdozer » en est aussi l’un des plus connus, qui plut énormément au rédacteur en chef d’Astounding, John W. Campbell, et rapporta à Sturgeon plus de cinq cents dollars, de loin son plus gros cachet pour une nouvelle à l’époque. Le texte est aussi suffisamment connu hors du public SF pour que le terme « killdozer » ait été attribué à un bulldozer de la mort, un Komatsu blindé par un Américain, Marvin Heemeyer, qui entreprit en 2004 de détruire sa ville de Granby, dans le Colorado, avant de se suicider. Cette novella fut adaptée à la télévision en 1974 par Jerry London, Sturgeon collaborant au script : une production caractérisée par une absence de moyens et des acteurs peu crédibles, mais qui reste malgré tout assez fidèle au texte en dépit de personnages à l’épaisseur de carton, le film se concentrant sur la lutte contre le killdozer.

Le Viol cosmique parut en 1958, en même temps qu’une version abrégée (a priori par le rédacteur en chef) en nouvelle, « Le Choix de la Méduse » , au sommaire de la revue Galaxy datée août 1958. Gurlick, mi-paumé mi-petite frappe, mord dans un hamburger entamé trouvé dans une poubelle ; pas de chance pour lui, une entité extraterrestre, Méduse, attendait patiemment dans le burger que quelqu’un l’ingère. Cet alien arrive en effet sur Terre en quête d’une conscience collective – à l’image de la sienne – susceptible de l’abriter. Sauf qu’il n’avait pas prévu l’individualisme de l’humanité, ni non plus de tomber sur un paumé alcoolique et obsédé tel que Gurlick… Le texte entrecoupe le développement de l’intrigue liée à Gurlick de scènes du quotidien un peu partout à la surface du globe. Sans lien au début, ces instantanés prendront sens dans la deuxième partie du roman. Ce sont là des condensés d’humanité comme seul un auteur empathique tel que Sturgeon peut en écrire, avec une véritable finesse psychologique. Et qui contrastent d’autant avec les passages sur Gurlick, où rejaillit le penchant sarcastique de Sturgeon – mais toujours empreint d’une bienveillance envers son prochain. L’auteur brode ici sur ses thèmes favoris : la conscience, la notion d’humanité, la solitude et l’accomplissement, rejoignant ici certains aspects liés à la gestalt des Plus qu’humains. Tout en tordant le cou (rappelons que le texte date de 1958) à une certaine idée de ce qu’est une invasion extraterrestre. Un exemple parfait de l’écriture et des thématiques de Theodore Sturgeon, en somme.

Le Chant du coucou

Dans le folklore européen, le changelin (ou changeling en anglais) est un leurre laissé par le Petit Peuple (elfes, fées, trolls…) en lieu et place d’un nouveau-né humain. Une légende balisée, en somme, que Frances Hardinge reprend à son compte, mixant les diverses versions existantes (britanniques, scandinaves, normandes…) pour livrer sa propre vision des choses. Encore peu connue sous nos latitudes, l’auteure anglaise est ici traduite pour la seconde fois. Après L’île aux mensonges (Gallimard Jeunesse), ce sont donc les éditions L’Atalante qui nous proposent le présent Chant du coucou, un roman dont l’orientation restera peu claire du début jusqu’à la fin. S’agit-il d’un roman jeunesse lorgnant vers la littérature adulte ou l’inverse ?

Le récit s’intéresse au destin d’une petite fille du nom de Triss, qui, suite à une chute dans une rivière – Le Sinistre –, en ressort plus malade qu’elle ne l’était déjà depuis la mort de son grand frère, Sebastian, enseveli par l’horreur de la Première Guerre mondiale. Rapidement, Triss trouve le comportement de Pen, sa sœur, plus suspect encore qu’à l’accoutumé : celle-ci refuse en effet de l’approcher et demande à ses parents de se méfier d’elle comme de la peste. Pire, Triss souffre de fringales terrifiantes qui lui font engloutir des repas entiers en quelques minutes. Alors qu’elle retrouve des feuilles mortes dans ses cheveux en se réveillant et qu’elle aperçoit ses poupées bouger du coin de l’œil, la fillette commence à croire qu’elle n’est plus tout à fait elle-même…

On l’a dit, Frances Hardinge (re)crée avec Le Chant du coucou une histoire fantastique basée sur le mythe du changelin. D’emblée, le roman surprend par son style travaillé, raffiné, tranchant avec la production jeunesse habituelle. Ici, les descriptions fleurissent et s’épanouissent, laissant le lecteur se perdre dans une Angleterre sous le coup des horreurs de la guerre. La britannique explore les cicatrices encore toutes fraîches d’une société et d’une famille meurtries ; au-delà de l’aventure de Triss et la découverte de l’affreux complot se tramant derrière la façade trop propre de la maison Crescent, le récit étonne par sa capacité à aborder le terme de la perte avec une habilité maîtrisée de bout en bout. Mieux encore, le roman s’attache à ses trois héroïnes et leur donne une épaisseur inattendue qui fini par émouvoir, notamment à travers la relation entre Pen et Triss, deux sœurs qui se détestent d’amour. Il se cache ici de subtiles nuances émotionnelles qui ne sont pas sans rappeler celles que l’on pourrait trouver chez un certain Neil Gaiman. L’étrangeté du récit tient cependant beaucoup au fait que, en dépit d’un développement assez classique émaillé de révélations, il adopte le point de vue d’une petite fille avec l’accessibilité que le parti pris sous-tend… tout en proposant des images parfois très noires et dérangeantes où l’on engloutit des poupées gémissantes et où l’on tente de brûler des petites filles sous le regard complice des parents – un numéro d’équilibriste on ne peut plus maîtrisé entre littérature jeunesse et littérature adulte. Au regard de ses qualités, limiter le roman de Frances Hardinge à l’un ou l’autre public serait toutefois stupide. Voilà un beau roman fantastique qui dissèque le chagrin, la peur, la rancune dans le cadre difficile de l’après Première Guerre mondiale ; un livre touchant, surprenant et attachant.

Hors des décombres du monde

À chaque époque ses troubles. En ce début de XXIe siècle, il s’agit essentiellement de l’urgence écologique assortie de probables effondrements (environnementaux comme civilisationnels) susceptibles de survenir dans un avenir plus ou moins proche… voire très proche. Avec ses petites mains, ses pelleteuses et ses usines, l’humanité a même fait entrer la planète Terre dans une nouvelle ère géologique, ce que d’aucuns nomment l’anthropocène, et il n’y a pas de quoi pavoiser. Bref, l’avenir, ça tombe bien, cela fait des décennies que la science-fiction s’y consacre – que ce soit sous forme littéraire ou cinématographique. Maître de conférences en science politique à l’université de Nice dont les travaux s’appuient bien souvent sur les mauvais genres qui nous intéressent en Bifrosty, Yannick Rumpala entreprend avec le présent essai de dresser un panorama de la SF sous l’angle écologique et environnemental. Car la science-fiction, on le sait, constitue un formidable laboratoire pour imaginer les futurs, en poussant à chaque fois les curseurs un peu plus loin. Et si ? Et après ? Son but n’est pas seulement de prévenir mais aussi d’envisager les suites et conséquences.

Dans la première partie de Hors des décombres du monde, Rumpala s’attache à passer en revue les œuvres « Éprouvant l’habitabilité des mondes », tant du côté des désastres écologiques que des solutions pour les régler (quitte à changer drastiquement la nature, environnement ou humain, pour ne pas avoir à changer de modèle économique). La distinction utopie/dystopie fait l’objet de la deuxième partie, et il en résulte que les choses s’avèrent assez peu binaires : au-delà du pessimisme du post-apo et de l’optimisme béat du technofuturisme, la SF peut servir d’outil de réflexion pour proposer des «  lignes de fuite », auxquelles se consacre la troisième partie de l’essai. Lignes de fuite qui ne sont pas forcément des modèles à suivre à la lettre, mais qui, de la frugalité autogérée des Dépossédés d’Ursula K. Le Guin à l’abondance automatisée du cycle de la « Culture » de Iain M. Banks en passant par plusieurs autres modalités, proposent à tout le moins des orientations pertinentes pour un avenir où nous autres humains n’avons pas provoqué l’inhabitabilité de ce monde (et, au passage, notre disparition).

La situation n’a rien de ravissant mais cet essai – qu’on se gardera de picorer tant sa prose est dense – invite à garder espoir. Yannick Rumpala le rappelle dans sa conclusion : les changements sociaux interviennent par la culture, élément auquel la SF, « poétique des devenirs », appartient de plein droit. La science-fiction sauvera-t-elle le monde ?

[Anatèm]

« J’aimerais proposer une Horloge mécanique géante […]. Elle avance d’un cran une fois par an, sonne une fois par siècle et le coucou en sort une fois par millénaire . » Au mitan des années 80, voilà ce que suggérait Danny Hillis, scientifique américain cité par Steward Brand dans son ouvrage L’Horloge du long maintenant (Tris-tram, 1999). Aborder le temps long, garder à l’esprit que notre civilisation n’est pas éternelle : la Fondation d’Asimov n’est vraiment pas loin, d’autant que ce projet s’appuie également sur une bibliothèque recensant les connaissances de l’humanité… Cette idée d’horloge du temps long a impliqué des individus aussi divers que le musicien Brian Eno ou que Neal Stephenson, dont le roman [Anatèm] propose rien de moins qu’une illustration. Publié voici dix ans aux USA, couronné par un Locus en 2009, supposé paraître un temps chez Bragelonne, ce roman énorme arrive enfin en France pour inaugurer la toute nouvelle collection « Imaginaire » des éditions Albin Michel, aux côtés d’American Elsewhere de Robert Jackson Bennet et Mage de bataille de Peter Flannery.

Nous voici sur la planète Arbre, 3689 ans après la Reconstitution et près de sept mille ans après l’existence d’un individu dont la pensée et ses interprétations ont façonné la civilisation arbrienne – nominalisme vs platonisme, pour faire simple. Fraa Erasmas est un phyte, jeune avôt à la math décénarienne du mynstère de saunt Edhar, dont l’aperte décennale approche… Vous êtes largué ? Garder en tête cette « horloge du long maintenant » aide à s’y retrouver, car le mynstère (sorte de monastère mais mixte) de saint/savant Edhar n’est autre qu’une telle construction, dont les avôts (moines se consacrant pour l’essentiel à la philosophie et aux mathématiques) se répartissent en plusieurs maths (congrégations) ; celles-ci ne se mélangent guère, chacune vivant à son rythme. De fait, le mynstère vit en autarcie, imperméables aux affaires sæculières, sauf à des occasions particulières : les apertes (sortes de journées portes ouvertes), qui ont lieu à des intervalles réguliers (un an pour la math unétarienne, dix ans pour la math décénarienne ; vous avez l’idée pour la centénarienne et la millénarienne). Quand le roman débute, l’aperte est double, les portails de l’an et de la décennie devant s’ouvrir. C’est l’occasion pour Erasmas de gagner l’extérieur et de retrouver ce qu’il reste de sa famille. De retour au mynstère, sa vie bien réglée reprend son cours cahin-caha… mais le jeune homme pressent qu’il se trame quelque chose qui pourrait avoir trait à l’astrohenge (l’observatoire), confiné sans raison apparente. Quand fraa Orolo, le mentor d’Erasmas, est frappé d’anathymne et, banni, doit quitter le mynstère, Erasmas est loin de se douter que sa vie et son monde vont vite être chamboulés de fond en comble.

À ce stade-là, trop en divulguer serait dommage, tant une grande part de l’intérêt du roman provient de la découverte et de la compréhension d’un monde à la fois familier et totalement étranger. Une expérience de xénopensée à deux niveaux : comprendre, dans un premier temps, la société dans laquelle évolue le jeune Erasmas, puis comprendre par ses yeux le monde extérieur. La note introductive a beau donner quelques précisions utiles et les chapitres être introduits par les extraits d’un dictionnaire (sans oublier l’indispensable glossaire à la fin du tome 2), le roman nécessite un effort conséquent d’adaptation. Néologismes à foison, discussions parfois abstruses (chapeau bas au traducteur), action lente (il s’écoule bon nombre de pages avant que l’on comprenne que l’intrigue a très discrètement commencé depuis le premier chapitre), [Anatèm] ne facilite guère la vie du lecteur. Pourtant, passé les cent cinquante premières pages du premier tome, le roman finit par fasciner, et s’avère impossible à lâcher dès lors que les enjeux se dessinent toujours plus clairement. L’amateur de science-fiction ne sera pas déçu : plusieurs tropes majeurs du genre sont explorés et détournés de façon rusée. À travers le parcours d’Erasmas, on en vient à comprendre peu à peu la nature de la planète Arbre, ses philosophies (pas éloignées de celles que nous connaissons sur Terre), ses religions et écoles de pensées. Fascinant dans ses aspects spéculatifs et philosophiques, riche ensense of wonder, twists retors et morceaux de bravoure, [Anatèm] est un récit aussi brillant que puissant et érudit. Sa parution en français a tout d’une injustice enfin réparée, tant on tient là un roman majeur, tous genres confondus.

La nuit je vole

Les éditions Aux Forges de Vulcain, dirigées par le sémillant David Meulemans, ont un catalogue partagé entre la littérature générale et l’Imaginaire (citons Williams Morris et Edward Bellamy pour les classiques, Jonathan Carroll pour les modernes, et Alex Burrett et Charles Yu pour les auteurs récents). Rien d’étonnant donc à ce que, sur certains titres, les deux se rejoignent, comme Contretemps de Charles Marie, et La Nuit je vole de Michèle Astrud : un premier roman (publié de manière confidentielle en 2009) qui emprunte délibérément aux genres sans tomber dedans totalement, et un livre d’une auteure qui publie depuis une vingtaine d’années et saute ici à pieds joints dans une thématique genrée tout en utilisant le prisme de la blanche.

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Changement de registre avec La Nuit je vole, de Michèle Astrud. Ici, une femme fait des rêves au cours desquels elle vole… et se réveille au petit matin ailleurs que dans le lit où elle s’est couchée ! Et pas n’importe où : au sommet d’une falaise, sur le toit d’une église… Stupeur, incompréhension, au début tout le monde doute de la réalité de ces déplacements aériens nocturnes – à commencer par la protagoniste elle-même. Qui se demande bien évidemment si elle devient folle, avant de se résigner suite à plusieurs expériences similaires. Sauf qu’après avoir accepté l’inacceptable, il va lui falloir convaincre les autres… à moins qu’elle ne puisse carrément en tirer profit ? C’est un roman intimiste que celui-ci ; tout, en effet, est vu au travers des yeux de la narratrice – Michèle, bien entendu – qui, devant l’inconcevable, intériorise beaucoup. On est en pleine littérature blanche – vous savez, du genre de celle qui réserve parfois des moments de pure relaxation à mesure que vous tournez les pages en pensant à tout autre chose que ce que vous avez sous les yeux, parce que vous risqueriez sinon de bailler à vous éclater les maxillaires –, de la littérature blanche, donc, avec force questionnements, mais Astrud évite l’écueil du pénible, tout d’abord parce que l’intrigue, bien que ténue, évolue significativement. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il y a une fin, ni que celle-ci soit totalement satisfaisante (le roman se terminant de manière un peu abrupte), mais Michèle, et son entourage avec elle, évolue. La voix de Michèle Astrud est également plaisante à entendre : toute en finesse, s’essayant régulièrement à des envolées poétiques, elle donne les clés de la compréhension de l’intimité d’une femme éprise de liberté, même si, parfois, elle croit trouver celle-ci dans des espaces qui se révèlent in fine autant de carcans. L’Imaginaire n’est ici qu’un artifice narratif, mais il a le mérite d’être tangible et de montrer qu’il imprègne désormais une frange toujours plus importante de la littérature du XXIe siècle.

Au final, ces deux romans, disparates dans la forme et le fond, se rejoignent dans leur volonté de rendre perméables les frontières entre Imaginaire et littérature blanche. Ce qui, en somme, correspond bien à l’ADN des Forges de Vulcain.

Contretemps

Les éditions Aux Forges de Vulcain, dirigées par le sémillant David Meulemans, ont un catalogue partagé entre la littérature générale et l’Imaginaire (citons Williams Morris et Edward Bellamy pour les classiques, Jonathan Carroll pour les modernes, et Alex Burrett et Charles Yu pour les auteurs récents). Rien d’étonnant donc à ce que, sur certains titres, les deux se rejoignent, comme Contretemps de Charles Marie, et La Nuit je vole de Michèle Astrud : un premier roman (publié de manière confidentielle en 2009) qui emprunte délibérément aux genres sans tomber dedans totalement, et un livre d’une auteure qui publie depuis une vingtaine d’années et saute ici à pieds joints dans une thématique genrée tout en utilisant le prisme de la blanche.

Dans Contretemps, Melvin Épineuse (quel nom !) se voit confier une enquête : retrouver Bruno Bar, un barjot qui passe son temps à baptiser les personnes qu’il rencontrent, surtout si elles professent une haine de tout ce qui touche à la religion. Problème : Melvin n’est pas réellement enquêteur, aussi va-t-il devoir faire confiance à sa chance, quitte à assister à des sauteries secrètes dans les catacombes au cours desquelles il se fera canarder, et à être l’objet d’une lutte de pouvoir entre plusieurs groupes de personnes, au péril de sa vie… La première chose que l’on remarque dans ce livre, c’est la langue de l’auteur ; précise, cinglante, elle ménage quelques fous rires au gré de dialogues ciselés aux petits oignons qui virent au n’importe quoi jouissif, et réserve des phrases alambiquées qui ne dévoilent leur itinéraire qu’à l’arrivée au point final. Bref : pour un premier roman, le monsieur a déjà un sacré style et en use à merveille, le faisant évoluer au cours du récit, selon la nature des scènes, essentiellement drolatiques au début, mais lorgnant de plus en plus vers des moments dramatiques ou inquiétants. Et c’est ici que le bât blesse (un poil). Même si l’on a toujours plaisir à lire la prose de Marie, l’intérêt s’émousse peu à peu. L’auteur, à trop vouloir déstabiliser son lecteur en partant dans tous les sens, et abandonner la farce pour une intrigue plus classique de conflit entre clans, ne convainc pas vraiment. Dommage, car la longueur du roman (moins de 200 pages) aurait pu permettre de garder la même dynamique. Il n’en reste pas moins que, par moments, l’auteur retrouve sa verve et nous donne à penser que, d’ici peu de temps, il devrait être capable de gommer ses imperfections et produire un roman qui satisfera de la première à la dernière page.

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Au final, ces deux romans, disparates dans la forme et le fond, se rejoignent dans leur volonté de rendre perméables les frontières entre Imaginaire et littérature blanche. Ce qui, en somme, correspond bien à l’ADN des Forges de Vulcain.

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