Ann X.
« Jeune femme sans type défini utilisant une arme blanche ou détournant de sa fonction usuelle un objet quelconque, réagissant à ce qu'elle considère comme une agression à connotation sexuelle ou à une atteinte à sa liberté. L'acte violent est toujours spontané, bref et extrêmement performant. Elle disparaît ensuite sans laisser de trace. Les témoignages sont toujours contradictoires, personne n'est capable d'en faire une description précise, il n'y a jamais ni empreinte, ni cheveu et aucun enregistrement audio ou vidéo exploitable. » (Extrait de la page 95, reproduit en quatrième de couverture).
Transparences, que son éditrice, Marion Mazauric, compare à Kill Bill et au Nom de la Rose — ce qui, dans la catégorie reine du grand écart culturel, est plutôt osé — est le récit, extrêmement détaillé, d'une quête : celle de Stephen, criminologue à Interpol et gauchiste bon teint d'origine québécoise, qui, en cherchant à retrouver la trace d'Ann X, va comprendre en grande partie les règles du monde dans lequel il vit (et si Gorbatchev avait été un pion de la CIA ? Et si la CIA avait sciemment laissé naître le 11 septembre tel qu'on croit le connaître ?). Très vite, l'horizon d'attente est posé : où, quand et comment Stephen va-t-il rencontrer Ann X ? Corollaire : que peut engendrer un tel carambolage, la conflagration de deux existences aussi éloignées l'une de l'autre ? L'Amour ?
Le moins que je puisse confesser, c'est que j'ai abordé cette lecture avec un léger a priori négatif, malgré les louanges entendues çà et là — notamment celles de François Angelier, qui a pourtant bon goût — ; en effet, les deux derniers Ayerdhal sur lesquels je m'étais penché m'avaient soit ennuyé (Parleur ou les chroniques d'un rêve enclavé — tentative, loupée à mon sens, de fantasy ravachole — soit excédé — Étoiles mourantes, en collaboration avec Jean-Claude Dunyach ; critique/polémique dans Bifrost n°15 — gros space opera prétentieux, surécrit, boursouflé de scènes d'exposition et menant au final à pas grand chose). Transparences, qui m'a surtout fait penser au Dossier 51 de Michel Deville (film français injustement méconnu) et à Identification d'une femme de Michelangelo Antonioni (chef-d'œuvre cinématographique datant de 1982 et qu'il convient de posséder dans sa vidéothèque), m'a passionné de la première à la dernière page, malgré ses défauts qui tiennent du nez au milieu de la figure. Certes, Ayerdhal prend son temps, mais sans vraiment ennuyer, tout simplement parce qu'il a réussi à créer, à « mythologiser » un personnage féminin digne, je le concède aisément, de La Mariée de Q&U (et donc du diptyque Kill Bill de Quentin Tarantino), mais aussi du Crying Freeman de Kazuo Koike et Ryoichi Ikegami.
Pour ce qui est des défauts, soyons clairs, c'est du Ayerdhal, et plutôt plus que moins, l'aboutissement logique, à mon sens, du quadruple travail de brouillon que constitue la médiocre série Cybione. Dans Transparences, tout ou presque (comme dans les films de Tarantino, d'ailleurs) passe par le dialogue, la joute verbale, l'affrontement des armées de mots. On peut trouver le procédé exténuant, surtout quand les clodos se mettent à disserter comme un agrégé de philo, mais force est de constater que cela fonctionne, et plutôt bien. Sur le simple plan du style, c'est aussi du Ayerdhal : c'est donc plutôt mal écrit, inutilement emberlificoté et bourré de fautes de grammaire (ils ont pas de correcteurs en enfer-Vauvert ?). En un mot comme en cent, ça n'a pas été suffisamment relu, coupé, densifié (et je vois là davantage la culpabilité de l'auteur que de son éditrice, qui a dû à moitié suffoquer en voyant arriver le pavé). Mais néanmoins, Transparences fonctionne et se dévore. Et n'est-ce pas là le plus important ?
Autre réflexion… et, en ce qui me concerne, elle est prégnante, Transparences ne fonctionne à aucun moment comme une série B mêlant thriller, espionnage et éléments de science-fiction (tel « Le Cycle des Pouvoirs » de John Farris, par exemple) ; on est bien dans le registre du thriller de haut-vol, érudit, quelque part entre Une enquête philosophique de Philip Kerr et La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak. Evidemment, l'ambition de « réalisme permanent » mise en place par l'auteur engendre quelques écueils, notamment dans les « scènes québécoises », opérettes familiales qui avancent sur le fil du rasoir, toujours à deux doigts du ridicule le plus consommé. Et puis, force est de constater que le réalisme à l'européenne porte en lui ses limites, notamment lors des « scènes américaines », this is the end, my friend, où Ayerdhal nous ressert l'Amérique d'Independence Day à peu de choses près.
D'un point de vue purement littéraire, Ayerdhal vient de franchir, avec Transparences, ce qu'on pourrait appeler un « palier de Darwin », passant non pas à la vitesse supérieure mais sublimant totalement la boîte de vitesses ; à lui de thésauriser sur cette victoire, dès son prochain roman, en coupant court à sa logorrhée légendaire et en se concentrant sur ses micro-structures (phrases, éléments digressifs, dialogues) qui, après quinze romans, laissent encore à désirer alors que ses macro-structures (construction, chapitrage, dosage des scènes d'action) tutoient la perfection.
Rares sont les livres qui transcendent leurs défauts — j'en citerai deux chers à mes souvenirs de lecteur : Les Racines du mal de Maurice G. Dantec et Ça de Stephen King — , en voilà un troisième.