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Les Lanciers de Peshawar

En 1878, une chute de météorites a créé sur Terre un hiver nucléaire provoquant une importante régression de l'humanité. Alors que l'Europe est retombée dans la sauvagerie et le cannibalisme, l'Angleterre s'est réfugiée dans ses colonies, créant un empire, l'Angrezi Raj, comprenant en 2025 l'Australie, l'Afrique du sud, l'Amérique du nord, la république batave, la Grande-Bretagne reconquise et surtout l'Inde, dont les diverses cultures ont énormément imprégné la civilisation britannique. La société, encore grandement rurale, dispose du téléphone et du cinématographe ainsi que d'un moyen de transport automobile et par dirigeable basé sur la technologie Stirling des moteurs à air chaud. John II projette de marier contre son gré sa fille Sita au prince hériter de la France d'outre-mer, Henri de Vascogne.

Mais cette alliance n'est pas du goût des indépendantistes du Cap ni de la grande puissance russe, en particulier Ignatieff, qui voue un culte satanique au Dieu Noir et désire anéantir non seulement l'Empire mais la Terre entière, en visant notamment deux représentants de l'Empire : Cassandra King, scientifique qui pourrait prédire à l'avenir une prochaine chute de météorites et son frère Athelstane, capitaine des Lanciers de Peshawar, susceptible d'empêcher l'assassinat de l'Empereur-Roi. Cruel et autoritaire, Ignatieff utilise des Rêveuses, ces femmes dont le don de précognition est renforcé par l'usage de drogues pouvant les mener à la folie quand elles se perdent dans le chemin des futurs possibles. L'une d'elles est au centre de cette intrigue où frère et sœur déjouent les tentatives d'assassinat des tueurs lancés à leurs trousses pour préserver la survie de l'Empire.

Cette uchronie, dont Stirling s'est fait une spécialité (Conquistador, Island in the sea of time) entre deux novellisations ou collaborations en fantasy avec Drake, McCaffrey, Pournelle, ne se limite pas à une formidable épopée digne des Trois Lanciers du Bengale : la reconstruction très fouillée de cet univers parallèle, avec une analyse historique très convaincante et une connaissance sans faille de l'Inde, est digne de tous les éloges. L'auteur a même poussé la minutie jusqu'à faire évoluer la langue, l'anglais impérial, dans sa prononciation et son vocabulaire, au contact des cultures étrangères — quelques annexes permettent de mesurer l'ampleur du travail accompli. Avec ce roman, passionnant à tous points de vue, Stirling est probablement la révélation de la rentrée. Du très bon.

Critique des genres

Après avoir abordé, dans ses recueils d'articles, la science-fiction, le fantastique et la fantasy, Jacques Goimard réunit ici divers écrits touchant à la critique des genres. La notion de genre est ici surtout abordée à travers le cinéma mais permet d'esquisser des propositions pour la constitution d'une taxinomie digne d'un intérêt scientifique, à l'image des travaux menés par Propp sur les contes. Considéré comme pauvre par rapport au reste de la littérature, leur classement typologique ou thématique des genres finit par révéler une épaisseur qu'on ne leur soupçonnait pas ou de considérer la question à partir de l'effet recherché. C'est essentiellement à une étude en même temps qu'une défense et illustration des genres populaires que se livre ici Goimard.

Sont successivement abordés le mélodrame, le roman feuilleton, le roman historique (Les Trois Mousquetaires de Dumas se taille la part du lion) et d'aventures (notamment avec Stevenson), la fiction policière et ses multiples visages. La science-fiction n'est présente qu'à travers deux brefs articles sur la nouvelle brève et les livres-univers (à propos de Laurent Genefort). Ces genres pris dans leur ordre d'apparition chronologique, opposés au roman réaliste, montrent une progression de la dilution du vraisemblable qui semble être le véritable territoire de lutte entre la culture classique et moderne.

Divers articles, regroupés dans une partie intitulée Sous-ensembles éphémères dans le flot de l'espace-temps regroupent des écrits plus datés dans le temps sur la production cinématographique concentrée à Hollywood, dispersée avec les cinéastes viennois, censurée à travers l'œuvre d'Oshima (L'Empire des sens) et sur la BD francophone, autre genre populaire multiforme. On y voit Goimard s'insurger contre les décisions de la commission paritaire qui menaçaient à l'époque les revues comme Pilote et À suivre.

Les articles appartenant trop nettement à une période historique donnée ne représentent pas un problème en soi : ils permettent au contraire de suivre l'évolution d'un genre à travers le temps ; mais le déséquilibre entre les diverses parties, trop ou pas assez développées, donne de l'ensemble une image plus disparate. On aurait aimé que cette réflexion qui se poursuit sur plusieurs décennies et à travers maints sujets fût plus structurée. À noter cependant un important index et un début de constitution de l'imposante bibliographie de Jacques Goimard, dispersée dans d'innombrables supports.

Transparences

Ann X.

« Jeune femme sans type défini utilisant une arme blanche ou détournant de sa fonction usuelle un objet quelconque, réagissant à ce qu'elle considère comme une agression à connotation sexuelle ou à une atteinte à sa liberté. L'acte violent est toujours spontané, bref et extrêmement performant. Elle disparaît ensuite sans laisser de trace. Les témoignages sont toujours contradictoires, personne n'est capable d'en faire une description précise, il n'y a jamais ni empreinte, ni cheveu et aucun enregistrement audio ou vidéo exploitable. » (Extrait de la page 95, reproduit en quatrième de couverture).

Transparences, que son éditrice, Marion Mazauric, compare à Kill Bill et au Nom de la Rose — ce qui, dans la catégorie reine du grand écart culturel, est plutôt osé — est le récit, extrêmement détaillé, d'une quête : celle de Stephen, criminologue à Interpol et gauchiste bon teint d'origine québécoise, qui, en cherchant à retrouver la trace d'Ann X, va comprendre en grande partie les règles du monde dans lequel il vit (et si Gorbatchev avait été un pion de la CIA ? Et si la CIA avait sciemment laissé naître le 11 septembre tel qu'on croit le connaître ?). Très vite, l'horizon d'attente est posé : où, quand et comment Stephen va-t-il rencontrer Ann X ? Corollaire : que peut engendrer un tel carambolage, la conflagration de deux existences aussi éloignées l'une de l'autre ? L'Amour ?

Le moins que je puisse confesser, c'est que j'ai abordé cette lecture avec un léger a priori négatif, malgré les louanges entendues çà et là — notamment celles de François Angelier, qui a pourtant bon goût — ; en effet, les deux derniers Ayerdhal sur lesquels je m'étais penché m'avaient soit ennuyé (Parleur ou les chroniques d'un rêve enclavé — tentative, loupée à mon sens, de fantasy ravachole — soit excédé — Étoiles mourantes, en collaboration avec Jean-Claude Dunyach ; critique/polémique dans Bifrost n°15 — gros space opera prétentieux, surécrit, boursouflé de scènes d'exposition et menant au final à pas grand chose). Transparences, qui m'a surtout fait penser au Dossier 51 de Michel Deville (film français injustement méconnu) et à Identification d'une femme de Michelangelo Antonioni (chef-d'œuvre cinématographique datant de 1982 et qu'il convient de posséder dans sa vidéothèque), m'a passionné de la première à la dernière page, malgré ses défauts qui tiennent du nez au milieu de la figure. Certes, Ayerdhal prend son temps, mais sans vraiment ennuyer, tout simplement parce qu'il a réussi à créer, à « mythologiser » un personnage féminin digne, je le concède aisément, de La Mariée de Q&U (et donc du diptyque Kill Bill de Quentin Tarantino), mais aussi du Crying Freeman de Kazuo Koike et Ryoichi Ikegami.

Pour ce qui est des défauts, soyons clairs, c'est du Ayerdhal, et plutôt plus que moins, l'aboutissement logique, à mon sens, du quadruple travail de brouillon que constitue la médiocre série Cybione. Dans Transparences, tout ou presque (comme dans les films de Tarantino, d'ailleurs) passe par le dialogue, la joute verbale, l'affrontement des armées de mots. On peut trouver le procédé exténuant, surtout quand les clodos se mettent à disserter comme un agrégé de philo, mais force est de constater que cela fonctionne, et plutôt bien. Sur le simple plan du style, c'est aussi du Ayerdhal : c'est donc plutôt mal écrit, inutilement emberlificoté et bourré de fautes de grammaire (ils ont pas de correcteurs en enfer-Vauvert ?). En un mot comme en cent, ça n'a pas été suffisamment relu, coupé, densifié (et je vois là davantage la culpabilité de l'auteur que de son éditrice, qui a dû à moitié suffoquer en voyant arriver le pavé). Mais néanmoins, Transparences fonctionne et se dévore. Et n'est-ce pas là le plus important ?

Autre réflexion… et, en ce qui me concerne, elle est prégnante, Transparences ne fonctionne à aucun moment comme une série B mêlant thriller, espionnage et éléments de science-fiction (tel « Le Cycle des Pouvoirs » de John Farris, par exemple) ; on est bien dans le registre du thriller de haut-vol, érudit, quelque part entre Une enquête philosophique de Philip Kerr et La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak. Evidemment, l'ambition de « réalisme permanent » mise en place par l'auteur engendre quelques écueils, notamment dans les « scènes québécoises », opérettes familiales qui avancent sur le fil du rasoir, toujours à deux doigts du ridicule le plus consommé. Et puis, force est de constater que le réalisme à l'européenne porte en lui ses limites, notamment lors des « scènes américaines », this is the end, my friend, où Ayerdhal nous ressert l'Amérique d'Independence Day à peu de choses près.

D'un point de vue purement littéraire, Ayerdhal vient de franchir, avec Transparences, ce qu'on pourrait appeler un « palier de Darwin », passant non pas à la vitesse supérieure mais sublimant totalement la boîte de vitesses ; à lui de thésauriser sur cette victoire, dès son prochain roman, en coupant court à sa logorrhée légendaire et en se concentrant sur ses micro-structures (phrases, éléments digressifs, dialogues) qui, après quinze romans, laissent encore à désirer alors que ses macro-structures (construction, chapitrage, dosage des scènes d'action) tutoient la perfection.

Rares sont les livres qui transcendent leurs défauts — j'en citerai deux chers à mes souvenirs de lecteur : Les Racines du mal de Maurice G. Dantec et Ça de Stephen King — , en voilà un troisième.

Le Mandala de Sherlock Holmes

« Sans rien divulguer sur sa véritable identité, ni sur la nature exacte de l'organisation criminelle cachée derrière ce crime, Sherlock Holmes raconta l'histoire de la lampe-éléphant de cuivre et de la sangsue tueuse géante. Même ainsi remanié, le récit restait passionnant. Asterman était captivé. Je remarquai que M. Holmes prenait bien soin de donner à la police tout le mérite de la résolution de l'affaire et de s'attribuer le rôle de la victime déroutée. » (page 211)

Tout le monde ou presque se souvient que Sherlock Holmes trouva la mort dans les chutes du Reichenbach en affrontant le Professeur Moriarty dans Le Problème final et qu'il reparut deux ans plus tard pour L'Aventure de la maison vide. Qu'a-t-il fait durant ces deux années de mort simulée ? Eh bien, notre brave enquêteur cocaïnomane et violoniste se trouvait en Inde et au Tibet, où, secondé par Hurree Chunder Mookerjee, il se livra à la plus secrète de ses enquêtes et sauva fort probablement la vie du Dalaï-Lama.

Livre sans doute réservé aux fans de Rudyard Kipling (Mookerjee est un personnage de Kipling, il apparaît dans Kim) et de Sir Arthur Conan Doyle, Le Mandala de Sherlock Holmes n'en demeure pas moins l'une des meilleures enquêtes apocryphes publiées ces dernières années, une aventure qui ne rechigne pas à verser allégrement dans les sciences occultes et sur la fin dans la science-fiction (d'inspiration jungienne, mais je n'en dirai pas plus).

Tout comme son pair français, René Reouven, Jamyang Norbu a une sacré plume et un culot comparable à celui d'Umberto Eco lorsque ce dernier baptise son enquêteur franciscain Guillaume de Baskerville (in Le Nom de la rose). Ce livre s'impose donc comme un petit bijou qui nous fait juste regretter l'indisponibilité en librairie de deux des meilleurs pastiches holmésiens : La Solution à 7% de Nicholas Meyer et La Vie privée de Sherlock Holmes de Michael & Molly Hardwick.

On regrettera aussi les maladresses de traduction et la couverture… qui évoque autant le Tibet, un mandala ou Sherlock Holmes qu'un nu full frontal de Margaret Thatcher.

Electric

Alors qu’au début de l’été 2004, je me trouvais chez un libraire ami et que nous nous demandions, consternés, comment un livre aussi mauvais que Da Vinci Code avait pu se vendre à plus de trois cents mille exemplaires alors que tant de thrillers formidables ne dépassaient jamais la barre des mille, cet ami de la bonne littérature alternative me mit Electric dans les mains en me disant que les critiques littéraires de France et de Navarre auraient été bien plus avisés de s’intéresser à cet ovni néo-zélandais, second roman du surdoué Chad Taylor, plutôt qu’au navet de Dan Brown.

Electric commence comme un roman de J. G. Ballard, sur une rupture en forme de crash ! Samuel Usher, statisticien et grand consommateur de substances prohibées, est sur le point de se faire larguer par sa petite amie, le docteur Alice Mills, quand il a un terrible accident de voiture. Voulant prévenir la jeune femme de l’état de son concubin — elle ne répond pas au téléphone —, un de ses collègues de travail se rend chez elle et la trouve défoncée, dans un état semi-comateux, entourée par une bonne partie des jolis comprimés et poudres qu’elle dérobe régulièrement à l’hôpital. Ayant perdu chacun leur emploi, Samuel et Alice se séparent. Après avoir réappris à marcher, Samuel utilise son assurance-chômage pour sombrer dans l’alcool et les substances prohibées. Alors qu’il a retrouvé du travail comme récupérateur de données informatiques, il rencontre Jules et Candy, deux mathématiciens pour le moins atteints. Une amitié à la Truffaut se noue entre les trois toxicomanes, mais Jules trouve la mort dans une agression, non sans avoir laissé à Sam un message sibyllin composé d’une suite de chiffres et de mots. Dans un Auckland privé d’électricité (d’où le titre), Sam — définitivement attiré par Candy — mènera son enquête, passera de l’autre côté du miroir et ira jusqu’au bout de lui-même.

D’un point de vue « marketing et étiquettes », tout comme Ecrits fantômes de David Mitchell, Electric se situe quasiment nulle part, en l’occurrence entre le thriller métaphysique, la fiction sur la science (ici la statistique, la cryptographie et les mathématiques) et la critique sociale tranchante à la Hubert Selby Jr (Retour à Brooklyn) ou à la J. G. Ballard, déjà cité. Voilà un livre formidable, d’une densité exemplaire, qui devrait combler les fans du Blue Velvet de David Lynch et du Pi de Darren Aronofsky, et qui risque grandement d’ulcérer ceux qui veulent TOUT comprendre dans un roman. Mais Chad Taylor a raison : l’art en général et la littérature en particulier sont semblables à l’existence, on ne peut pas toujours tout comprendre.

Écrits fantômes

Voilà un roman difficile, voire impossible, à résumer sans livrer ses secrets et notamment celui qui lie ses dix parties a priori distinctes mais se révélant, au fil de la lecture, toutes interconnectées. Sachez néanmoins qu'on suit dans ces Ecrits Fantômes les destinées — souvent hors du commun — de neuf personnages entre la Seconde guerre mondiale et un futur relativement proche où le passage d'une comète menace la Terre. Il y a dans le lot un terroriste japonais appartenant à une secte, une entité non humaine capable de passer de corps en corps, un trader à Hong Kong, une trafiquante russe d'œuvres d'art, une physicienne spécialiste des mécanismes quantiques, un animateur de radio new-yorkais… Le lecteur attentif remarquera aussi que ce livre est un périple de l'Extrême-Orient vers l'Occident : on part d'Okinawa pour suivre une ligne pointilliste passant par Hong Kong, la Mongolie, Saint-Pétersbourg, Londres, l'Irlande et enfin New York.

Ecrits fantômes, tout comme Habitus de James Flint, La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, Babylon Babies de Maurice G. Dantec, ou — plus anciennement — L'Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, appartient à ces romans inclassables qui puisent leur force évocatrice dans des expériences de pensée ou des paradigmes d'habitude réservés aux littératures de genre. Ce premier roman vertigineux utilise avec aplomb des principes moteurs appartenant au fantastique (fantômes, superstitions, coïncidences pour le moins improbables), à la science-fiction (intelligence artificielle en pleine prise de conscience, mise au point de logiciels de guidage pour les missiles utilisant la mécanique quantique) et même à l'espionnage (tendance John le Carré). David Mitchell semble nous dire, au fil de son récit éclaté, que le monde est surnaturel ET rationnel, que l'Extrême-Orient et l'Occident sont les deux faces de la même pièce, continents et cultures condamnés à vivre ensemble mais incapables de se regarder droit dans les yeux. Servi par une écriture lumineuse, ce roman, d'une profonde humanité mais trop acide pour être vraiment humaniste, est le parfait exemple de ce que sera la littérature du XXIe siècle, globale, tissée d'informations et de motifs pluriculturels, tout comme le monde dans lequel elle prend sa source. Entre la description de la cavale, physique et mentale, d'un terroriste sectaire paranoïaque, en passant par une vision hallucinée de la Mongolie et le compte-rendu contemplatif d'une autre cavale, sur une petite île irlandaise ce coup-ci, David Mitchell ne faiblit pas ou peu (l'épisode londonien est de loin le moins intéressant même s'il reste nécessaire). Résultat, mais cet avis n'engage que moi, Ecrits fantômes est le livre de l'année ; une œuvre éclairante qui, comme Super-Cannes de J. G. Ballard, a pour ambition inavouable de rendre ses lecteurs plus intelligents. En deux mots, remarquable et passionnant. Tout amateur de vraie science-fiction aurait tort de rater ce livre sous prétexte qu'il est sorti dans une (excellente) collection de littérature générale.

La Maison du vampire

« Reginald Clarke, écrivain célèbre, esthète, mécène et homme du monde, aime à s'entourer de jeunes artistes talentueux qu'il dit vouloir aider. Mais que penser de tous ceux qui ont déjà croisé sa route et qui ont tout perdu : inspiration, talent, et jusqu'au goût de vivre ? »

Si je reproduis infra le début du quatrième de couverture de ce petit livre, c'est parce que ce texte promotionnel pose le sujet du livre jusqu'à le déflorer complètement. Ceci dit, même sans lire ce quatrième de couverture in extenso, la nature de Reginald Clarke ne fait aucun doute une fois passée la page 30 du récit : c'est un vampire, un vampire psychique qui se nourrit du talent de ses victimes et les laisse artistiquement exsangues. Si on en croit la préface de Jean Marigny, fort éclairante au demeurant, Reginald est le premier vampire psychique de l'histoire de la littérature. Ignorant tout du sujet, j'acquiesce, mais là où je ne suis plus le spécialiste Marigny, c'est quand il met en parallèle le Dracula de Bram Stoker et La Maison du vampire de Viereck. À mes yeux, c'est mettre sur un pied d'égalité une sympathique Fiat 500 et une squalesque Ferrari… Après lecture des deux ouvrages (manque de bol pour l'équipe de La clef d'argent, je venais de relire Dracula), il est clair que le Bram Stoker reste encore aujourd'hui le mètre-étalonde la littérature vampirique ; même des œuvres de très haute tenue comme L'Aube écarlate de Lucius Shepard, La Vierge de glace de Marc Behm ou Les Morsures de l'aube de Tonino Benacquista, ne sont que des enjolivures post-modernes des bases jetées par Stoker. Quant au vampirisme psychique, c'est bel et bien L'Echiquier du mal de Dan Simmons qui s'impose comme LA référence.

Malgré une traduction experte de Jean Marigny, La Maison du vampire est une curiosité désuète, en rien scandaleuse, mais qui n'a malheureusement pas les qualités littéraires du Dracula de Stoker, du Carmilla de Le Fanu et qui, surtout, échoue à posséder un centième de la verve du Portrait de Dorian Gray vers lequel il louche sans cesse. Pour acheter ce livre non disponible en librairie, le plus simple est encore de consulter le site de l'éditeur, site sur lequel vous trouverez quelques raretés tout à fait dignes d'intérêt, dont du Clark Ashton Smith.

Le dernier voyage d’Horatio II

Horatio II, capitaine d'un vaisseau pénitentiaire lancé sans eau potable, ni vivres, ni cosmétiques vers une destination inconnue, doit tant bien que mal survivre dans son petit univers animé par des sous-fifres manipulateurs, un médecin grec trafiquant d'alcool et de substances toxiques, des criminels en liberté, un garde du corps déguisé en Alsacienne, des grabataires spécialisés dans l'artillerie obsolète, et des péripatéticiennes mal confinées dans leurs quartiers. De station spatiale à la dangerosité légendaire en station spatiale spécialisée dans l'organisation de festivals artistiques, le chant du cygne d'Horatio II ne se fera guère attendre, d'autant plus facilement que ce pauvre crétin, manipulé, falot et peureux, est tombé amoureux de la machiavélique mademoiselle Corde, par ailleurs courtisée par tous les autres mâles embarqués dans cette galère.

Présenté sous forme de journal de bord du capitaine (un peu à la Star Trek mais sans les pyjamas et les oreilles pointues), Le Dernier voyage d'Horatio II n'est en rien une œuvre sérieuse, réaliste, scientifiquement rigoureuse. C'est en fait tout le contraire ; les amateurs de hard science et de vraie science-fiction — pleine de mots qu'on ne comprend pas et que d'ailleurs on ne trouve pas dans le Littré — feraient mieux de passer leur chemin. Pour les autres, voilà un livre d'une rare densité, plein de suspense. En sus du sens comique permanent (comique des situations amplifié par l'usage d'une rhétorique officielle), on mettra au crédit d'Eduardo Mendoza une plume tout simplement magnifique (merci monsieur le traducteur pour votre travail remarquable) et une pertinence psychologique qui nous ramène loin en arrière, à la satire voltairienne et, plus proche de nous, à la réjouissante cruauté d'un Frederik Pohl ou d'un Robert Sheckley en grande forme.

Et comme dirait ce cher Horatio II : conformément à la nomenclature en vigueur, cet ouvrage drolatique de 228 pages massicoté sur trois côtés, dos carré-collé, couverture quatre couleurs imitation pop art mâtiné de Flash Gordon, est à répertorier un degré au-dessus de « très bon » et deux degrés en dessous de « chef-d'œuvre ».

L'Escadron Guillotine

Nous sommes en 1914 au Mexique. Le président-dictateur Porfirio Diaz a été renversé en 1911 et divers groupes révolutionnaires tentent de s’emparer du pays ; il y a celui de Francisco Villa dit « Pancho Villa » (aussi surnommé le Centaure du Nord), celui du Général Zapata, celui de Carranza. Dans ce chaos qui sent l’alcool à flots, la poudre noire, la poussière et les filles à soldats, un licencié en droit propose son invention à Pancho Villa. Il s’appelle Feliciano Velasco Borbolla de la Fuente (un nom très courant, précise l’auteur) et il a perfectionné la guillotine si chère à la révolution française. Après une série de tests grandeur nature (une des meilleures scènes du livre), Villa, conquis, fonde un escadron guillotine dont ce petit livre de 176 pages narre les splendeurs et l’inévitable chute.

L’Escadron guillotine fait partie des meilleurs livres que j’ai lu cette année, et de loin : un summum de la littérature burlesque, un peu comme si Terry Pratchett s’était amusé à raconter SA révolution mexicaine. On y meurt avec facilité (attention aux périodes de tests de la guillotine) ; on y vit avec difficulté. La fête et la mort n’y font souvent qu’un (ce qui est très courant dans la culture mexicaine — Viva la muerte !). Quant aux lecteurs de Bifrost, à condition d’être amateurs de Grand Guignol, ils devraient plutôt y trouver leur compte, car Guillermo Arriaga — scénariste du génialissime 21 grammes — s’amuse comme un fou, nous expliquant ce qui est réellement arrivé à Ambrose Bierce, nous présentant une galerie de personnages plus fous les uns que les autres, tels les treize frères Trujillo, mais aussi la sauvage et féministe Belem, amatrice de poèmes de pacotille et bourreau expérimenté de la junte porfiriste. Voilà une anti-uchronie, une aventure imaginaire palpitante, où Arriaga redessine la révolution mexicaine tout en prenant bien soin de retomber sur ses pieds en rassemblant tous les points de divergence de son récit pour mieux les annihiler par un coup de théâtre final d’une grande logique. L’escadron guillotine ne fut jamais… n’hésitez pas à plonger dans ses sanglantes et terribles aventures (et méfiez-vous tout particulièrement des licenciés en droit).

Carpe Jugulum

 [Chronique commune aux Tribulations d'un mage en aurient et à Carpe Jugulum.]

Il y a bien longtemps que nous n'avions pas critiqué un opus du « Disque-Monde », la dernière fois c'était dans le numéro 8 avec un papier sur l'excellent Le Faucheur (Annales du Disque-Monde T.11), ce qui ne nous rajeunit pas… Profitons donc de la sortie récente de Carpe Jugulum chez l'Atalante pour revenir sur l'un des meilleurs « Disque-Monde » traduit ces dernières années, Les Tribulations d'un mage en aurient — opus qui sera réédité en février prochain chez Pocket, à pas cher, donc.

En Chine, sur notre chère bonne vieille planète Terre, on entend parfois la malédiction suivante : « Puisses-tu vivre des moments passionnants ». Dans l'empire agatéen du Disque-Monde, cette même malédiction existe elle aussi, mais il y a plus : une grande muraille, des samouraïs, un empereur à l'article de la mort, cinq familles qui se préparent à prendre la place du vieux souverain, des complots (avec ou sans poison), des légendes au sujet d'un grand mage et d'une armée rouge… Parmi les cinq familles comploteuses et citées infra se trouve le seigneur Hong, qui fait tout à la perfection jusqu'à ce que l'idée lui vienne d'inviter Rincevent à participer à sa conspiration d'une fort grande originalité : « je veux être empereur à la place de l'empereur ». Erreur fatale ; là où Rincevent passe, le Bagage suit, les ennuis arrivent en avance et les catastrophes tombent du ciel, dans la soupe et les culottes, comme des abeilles traitées au Gaucho !

Pour ce 17e opus des Annales du Disque-Monde, tous les héros ou presque de la trilogie fondatrice (La Huitième couleur, Le Huitième sortilège et La Huitième fille) sont de retour : Rincevent et Deuxfleurs (le maje et le touriste), le Bagage mangeur de requins, Cohen le barbare (le seul barbare connu faisant moins d'un mètre cinquante), LA MORT (certifiée chromosomes XY, attention à ce que vous dites…) et les autres archétypes incarnés. Tout ça est fort réjouissant, souvent drôle, parfois hilarant. On regrettera, comme toujours chez Pratchett, des scènes un peu confuses, des ellipses assez mal maîtrisées, mais ne boudons pas notre plaisir, ce « Disque-Monde » est un grand cru, surtout pour ceux que l'Extrême-Orient passionne.

Avec Carpe Jugulum (ce qui doit vouloir dire « cueille la gorge » si mon latin ne me trahit pas !), 24e volume des Annales du Disque-Monde et dernier opus de la série paru par chez nous 1, Terry Pratchett s'intéresse aux vampires, les confrontant à ses récurrentes sorcières post-shakespeariennes : Mémé Ciredutemps, Nounou Ogg et Agnès Créttine. Si le récit situé dans le pays de Lancre met plus de cinquante pages à démarrer (début fastidieux qui rappelle celui, tout aussi fastidieux, des Zinzins d'Olive-Oued), après c'est du tout bon, ou presque : les vampires et surtout leur serviteur Igor sont à mourir de rire, l'hommage au Bal des Vampires de Polanski (lui aussi fasciné par Shakespeare, il n'y a qu'à voir son sanglant Macbeth) est permanent, et la lutte vampires progressistes (qui s'essayent au vin rouge) contre sorcières irascibles sur fond de monarchie miteuse se révèle délicieuse.

Outre le début fastidieux de Carpe Jugulum, une autre ombre vient noircir le tableau de cette lecture qui devrait être totalement réjouissante : celle de la traduction, qui visiblement aurait mérité d'être travaillée avec un peu plus d'énergie. Si elle est dans l'ensemble excellente sur Les Tribulations d'un mage en aurient (juste quelques pétouilles ça et là), elle est en revanche particulièrement peu inspirée sur Carpe Jugulum où nombre de phrases sont écrites dans un français approximatif ou lourdingue (surtout quand intervient Nounou Ogg). Ça fait des années que l'on m'explique que Terry Pratchett est très mal traduit selon les uns, très bien selon les autres ; n'ayant jamais eu les bouquins anglais sous la main, je ne peux vérifier de telles assertions, mais une chose est sûre, si Carpe Jugulum est très bien traduit, alors c'est que monsieur Pratchett l'a écrit avec un balai (de sorcière, cela va sans dire).

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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