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L'Évangile du Serpent

C'est pareil en pire, un peu, et ce « un peu » c'est pas rien. C'est demain (l'euro, la mondialisation encore plus mondiale, la loi du fric et compagnie, l'intégrisme, l'ultra-médiatisation), et c'est la merde. Mais voilà qu'un petit bout d'homme tout droit venu d'Amazonie va tout remettre en cause. Il est cool, écolo, prône le retour au nomadisme, l'abandon des possessions, et il soigne les gens à tout va. Il porte un nom bizarre, Vaï Ka'i, mais tout le monde l'appelle le Christ de l'Aubrac (ce qui est aussi assez bizarre, faut avouer).

Eux, ils sont quatre. L'un est tueur à gages, elle se met à poil sur le net, lui est journaliste pour un canard merdique, celui-là est le premier fidèle du Christ de l'Aubrac. Ils ne se connaissent pas mais on un point de convergence commun : le faiseur de miracles. Ils vont nous raconter leur histoire et, avec elle, l'effondrement de ce monde pourri qu'est le nôtre et l'avènement d'un nouveau mode de pensée. Alléluia !

On se doutait bien que Bordage était assez porté sur la spiritualité (qui a dit New Age ?) : désormais, on ne doute plus. On sait aussi que Bordage maîtrise certains procédés narratifs à la perfection, que multiplier les lignes de récit ne lui fait pas peur. De ce point de vue, L'Évangile du serpent est un modèle du genre : quatre personnages, quatre vies, quatre histoires, et autant d'intrigues qui, bien sûr, se trouveront réunies en fin de volume. Voilà qui a l'avantage de multiplier les chances d'identification du lecteur. Ce perso vous emmerde ? Pas de problème, vous en avez encore trois susceptibles de vous convenir. Et côté personnages, Bordage sait plutôt y faire. Sauf que là, si le projet de départ est séduisant (décrire dans nos sociétés modernes l'avènement d'un personnage — dieu ? — qui, à lui seul, va tout remettre en cause), le résultat final est décevant. D'abord, surtout, parce que l'auteur enfile les clichés comme d'autres des perles. Trop tissés d'évidences, les personnages en deviennent transparents. Tout cela fonctionne bien, trop bien, à tel point qu'on y croit plus. On ressort de L'Évangile du serpent en se disant que c'est une belle mécanique sans âme, un comble pour un nouvel Évangile… Et puis le discours de Vaï Ka'i et tellement convenu…

Si l'auteur n'a rien perdu de ses capacités narratives, de son empathie (il y a çà et là quelques vraies fulgurances de sensibilité), peut-être est-il devenu trop sûr de son talent, trop facile dans son écriture. Reste un livre qui se lit, certes, mais qui ne se vit pas.

La Liberté éternelle

Voici donc, un quart de siècle après, la suite de La Guerre éternelle, le plus célèbre ouvrage de son auteur, prix Hugo et Nebula.

La guerre contre les Taurans a pris fin ; William Mandella et Marvygay Potter sont désormais des anciens combattants et, en 1 500 ans, la société a évolué. L'humanité est devenue Homme ; un ensemble de clones identiques dont les consciences sont interconnectées en un gestalt unique quelque peu effrayant pour les fossiles que sont les soldats de la guerre éternelle. Aussi les a-t-on parqués sur Majeur, une planète subarctique de Mizar.

Mais nos anciens combattant ont la bougeotte et ne goûtent guère le rôle de réservoir génétique qui leur est dévolu au cas où Homme tournerait mal. Ils se voient bien partir pour une petite promenade de 10 000 années lumières et un plongeon de 40 000 ans dans l'avenir à bord du croiseur Distorsion Temporelle. Et c'est ce qu'ils font après quelques molles péripéties.

Mais d'inexplicables événements ne tardent pas à survenir. Les anciens combattants sont contraints d'abandonner l'astronef en perdition et s'en rentrent sur Majeur, la queue entre les jambes, une vingtaine d'années plus tard par la grâce des effets relativistes… Et trouvent la planète déserte. Après s'être sommairement réinstallés, ils envoient une expédition qui trouve la Terre dans le même état.

Vient le temps des explications à l'aune desquelles on va juger ce roman, lisible au demeurant, quoique mou et peu passionnant. On ne voit pas où Haldeman veut en venir. De la suite d'un roman de guerre, fut-il antimilitariste, on s'attend à un conflit, ou du moins une forte tension, entre les humains et Homme par exemple. C'est un peu ce que nous promet le début. Et rien ne vient. On bifurque soudain vers les mystères, la disparition d'Homme et de Tauran, sans pour autant dépasser trois de tension.

Quant à l'apothéose, c'est vraiment le chapeau ! Non seulement il y a des Omnis qui vivent parmi nous depuis la nuit des temps et même avant sous forme de dryades, de taxis (sûrement celui de Taxi 2, ça expliquerait bien des choses !) ou d'hommes célèbres, mais en matière de deus ex machina on a droit a un must. C'est en effet dieu qui est responsable de tout ce cirque, qui remet tout en place et s'en va non sans avoir un peu changé la vitesse de la lumière. Heureusement qu'il ne l'a pas éteinte…

J'avouerai ne pas comprendre le but d'un tel ouvrage. Je connais quantité de livres écrits par des croyants pour inculquer la foi au lecteur et plus encore d'ouvrages anticléricaux incitant à la laïcité, voire à l'agnosticisme ou à l'athéisme. Pourtant, il ne semble pas qu'Haldeman ait viré crapaud de bénitier ni qu'il ait le moindre message derrière cette parodie de matérialisme mystique. De fait, j'ai l'impression d'une boutade pas drôle, d'une pitrerie mal amenée qui tombe à plat. À moins que…

La Guerre éternelle était un « one shot » et le reste. À la fin, certains romans sont finis et il serait bon qu'ils le demeurent. Qu'on se le dise. Haldeman nous l'a dit en se payant notre tête ; qu'on lui foute une paix éternelle avec ça. Cette Liberté n'apporte rien, sinon de la thune. Il n'y a pas de miracle, dieu fait un flop ! C'est un navet. Navrant.

Les Hommes dénaturés

Même si « Imagine » a quelque peu amélioré sa maquette de couverture, l'illustration reste ici toujours et encore un véritable chasse-lecteurs. Il ne faut pas avoir peur pour lire un livre aussi laid. Ceux — espérons-les malgré tout nombreux — qui passeront cette épreuve, s'en verront bien récompensés.

Pour ce roman, Nancy Kress spécule que la baisse de la fertilité masculine qui s'observe actuellement en Occident va continuer de s'aggraver jusqu'à une stérilité quasi-totale à l'horizon 2035. Parmi les diverses explications avancées — mise en cause des bains chauds et des sous-vêtements trop serrés, réaction psychosomatique de castration induite par l'évolution du rapport sociétal entre les sexes, ou réponse tendant à faire baisser le stress proxémique généré par la surpopulation —, Nancy Kress retient celle de polluants chimiques perturbant le système endocrinien.

es gosses sont donc devenus rares et chers au sein d'une population riche ou pauvre mais toujours vieille. De plus, tous sont loin d'être en bon état… Animaux de compagnies et tamagochis ne suffisent plus à pallier le déficit affectif mais l'ingénierie biomédicale peut beaucoup pour vous sous réserve que vous — et votre compte en banque — puissiez beaucoup pour elle.

Mais l'Amérique est toujours aussi confite en morale qu'aujourd'hui. Les politiciens dont la façade éthique se doit d'avoir la pureté du diamant ont interdit la génétique humaine en fonction d'une opinion publique qu'ils ont façonnée. Côté cour, dans les hangars, on s'active clandestinement, tandis qu'en haut, on couvre et on renvoie l'ascenseur. Quelle importance si ça fait des dégâts chez les gens ordinaires… Ils ne valent quand même pas que l'on remette en cause l'ordre du fric !

C'est dans ce lourd contexte social que s'entrecroiseront Shana Walders qui voulait s'engager dans l'armée, le docteur Nick Clementi qui siège à une obscure commission du congrès et le danseur homo Cameron Atuli. Walders doit témoigner devant la commission où siège Clementi pour avoir vu des chimpanzés avec le visage d'Atuli. Comme le témoignage est gênant, et le président de la commission trempé jusqu'aux cheveux dans l'affaire, il est décidé de refuser à Walders de s'engager dans l'armée à la fin de son service. On en comprend mal la raison mais ça fait avancer l'intrigue sur les chapeaux de roue. Partie ratonner l'homo avec des copines de régiment, elle reconnaît sur Cameron Atuli le visage des chimpanzés. Elle aura ensuite bien du mal à approcher de ce jeune danseur dont la mémoire a été effacée ainsi que l'horreur qu'il a subie. Clementi, pour faire avancer ses vues, considérant les perturbateurs endocriniens issus de l'industrie chimique comme responsable de la crise démographique, va aider Walders.

Ce roman n'est pas totalement exempt de petits défauts mais ils contribuent à « booster » l'action et, de ce fait, correspondent à un choix, le bon. Nancy Kress tient la gageure de dépeindre en profondeur un contexte social dans un livre de 260 pages qu'elle mène tambour battant. Les Hommes dénaturés peut sans rougir prendre sa place au côté du Feu sacré de Bruce Sterling dans toute belle bibliothèque de S-F. Chapeau bas.

Un procès pour les étoiles

Suite à une avarie survenue près de la Terre, les Tosoks demandent aux Terriens de concevoir les pièces nécessaires à la réparation de leur vaisseau en échange de secrets technologiques. On est, au départ, un peu surpris par la désinvolture avec laquelle s'établit ce « premier contact », Franck Nobilio, le conseiller scientifique du président des États-Unis n'hésitant pas, dans la demi-heure suivante, à effectuer une balade dans la navette des extraterrestres pour visiter le vaisseau spatial en orbite. En fait, Sawyer se hâte d'évacuer les préliminaires, car son propos est ailleurs, dans les minutes d'un procès aussi inhabituel qu'absurde dans le respect de ses procédures.

En effet, un membre de l'équipe scientifique accompagnant les Tosoks est sauvagement assassiné. Tout désigne l'un des extraterrestres. Pourtant, les Tosoks ne mentent jamais et leur civilisation est si pacifique que le meurtre est inconnu sur leur monde. La narration semble s'orienter vers l'enquête qui déterminerait ou non la culpabilité du suspect, et, si elle est avérée, fournirait une explication au meurtre, éventuellement liée aux us et coutumes de l'espèce, qu'on connaît encore mal.

Cette voie est effectivement exploitée, mais par le biais d'un procès que le caractère inédit rend encore plus spectaculaire. Les efforts de diplomatie, les problèmes de procédure engendrés par cette situation sont des morceaux d'anthologie. Comment, par exemple, défendre équitablement un extraterrestre quand tous les membres du jury sont humains ? Comment instruire le procès d'un individu non seulement ignorant des lois mais qui n'en relève pas, ne serait-ce que parce qu'il n'existe aucune juridiction terrestre susceptible de justifier de son identité ?

Bien entendu, l'enjeu du procès ne se limite pas au verdict concernant l'accusé. Il est planétaire dans la mesure où les conséquences risquent de mettre la Terre en difficulté, doublement même puisqu'il va permettre la révélation d'une vérité engageant la survie de l'humanité entière.

On sait les Américains friands de thrillers juridiques. Celui-ci en est un, original et rondement mené. Tour à tour drôle, inquiétant, haletant et bourré de coups de théâtre, ce roman a la vigueur d'un bon polar et l'intelligence d'une S-F de qualité : de quoi nous réconcilier avec un auteur dont on ne garde pas que de bons souvenirs.

Les cinq derniers contrats de Daemone Eraser

Le nom transparent de Daemone Eraser est lié à son activité de combattant des arènes, domaine où il excelle, peut-être parce qu'il n'attend plus rien de la vie depuis que son épouse repose dans un caisson d'animation suspendue. C'est alors qu'un Alèphe, créature qui maîtrise le temps, lui propose de vivre à nouveau avec sa compagne en échange de cinq meurtres. Des individus qui, l'Alèphe le garantit, méritent la mort… Eraser n'hésite pas longtemps. Avec Kimoko, la garde du corps qui l'aime en vain, et l'homme-chat Gilrein, également à son service, il se rend sur les planètes où l'attendent ses « contrats ».

Ceux qui supposent que cette trame très linéaire ne sert que de prétexte à de spectaculaires combats seront surpris de voir avec quelle habileté Thomas Day en fait le support de propos plus ambitieux exposés par petites touches très adroites. Existe-t-il une peine, si grande soit-elle, qui justifie qu'on s'interdise de vivre ? Peut-on fonder un amour, même absolu, sur des meurtres, fussent-ils légitimes ? Le sont-ils justement, alors qu'il s'agit de personnes paumées ou qu'une erreur a transformé en monstres, et en sachant que tant que quelqu'un a un souffle de vie il lui reste une chance de se racheter ? L'art d'aimer est le plus difficile ; cette philosophie de la vie que Thomas Day expose sans prétention est en réalité la trame cachée de ce roman qui marie intelligemment aventure et réflexion.

On apprécie également l'artifice de mise en page de la double conclusion, qui offre au héros d'explorer les existences entre lesquelles il a toujours balancé ; il revient au lecteur, également partagé entre ces deux solutions, de trancher, selon son tempérament.

Les Rêves de guerre, ce péché de jeunesse publié dans le même intervalle (chez Mnémos), permet de mesurer le parcours de Thomas Day, du récit d'aventures à la violence gratuite vers plus de psychologie et de maturité. Un bon texte.

Au tréfond du ciel

L'Étoile Marche-Arrêt présente la particularité de ne briller que trente-cinq ans puis de s'éteindre pendant deux cent quinze ans. Pourtant, une vie intelligente, arachnide, s'est développée sur son unique planète. À l'époque où débute le roman, elle a inventé la radio. Sherkaner Underhill est le Thomas Edison de cette civilisation qui suit une évolution plus ou moins parallèle à la nôtre (transports aériens, télévision) : grâce à ses réalisations technologiques, il transforme en profondeur une société attachée à ses traditions. C'est ainsi qu'il se permet d'avoir des enfants en-dehors des périodes autorisées. Mais celles-ci étaient imposées par l'hibernation forcée des Faucheux, qui a cessé d'être nécessaire depuis que le génial touche-à-tout a trouvé le moyen de subsister pendant l'extinction du soleil, malgré le gel de l'air et la disparition des ressources vitales à la surface de la planète. Ces avancées ne sont pas au goût des pays rivaux, ni des pouvoirs religieux qui, voyant leur autorité s'effriter, complotent contre Underhill, son épouse la générale Victory Smith, et ses enfants.

Parallèlement à cette intrigue déroulée sur l'espace d'une vie, deux autres civilisations sont explorées dans le détail : attirés par ses signaux radio, orbitent autour Marche-Arrêt le peuple Queng Ho, des marchands qui vendent des informations technologiques d'une planète à l'autre, et les Emergents, une société violente et sadique que seul le pouvoir motive. Thomas Nau, le chef des Emergents, a vite fait de se rendre maître de la flotte marchande qu'il convainc d'autant plus facilement de collaborer avec lui qu'une brève révolte a drastiquement réduit la flotte interstellaire au point de devoir attendre les progrès technologiques des Faucheux pour pouvoir réparer leurs vaisseaux et rentrer. Ezr Vinh, promu responsable à la tête des Queng Ho rescapés, fait figure de traître ; il complote pourtant avec un personnage légendaire vieux de mille ans, qu'on croyait disparu : Pham Nuwen, dissimulé à bord du vaisseau sous une fausse identité.

Queng Ho et Émergents assistent, des années durant, à l'essor d'Arachnia. Ils ont réussi à traduire leur langue avec les moyens barbares des Emergents : une bonne partie des Queng Ho ont été transformés en Focalisés, capables de se concentrer sur une tâche unique au détriment de tout autre préoccupation, y compris leur hygiène et leur alimentation. Créativité que Thomas Nau détourne à ses propres fins.

D'autres idées science-fictives sont exploitées avec un sens certain de la dramatisation ; ainsi, Trixia, jeune fille manipulée par Nau dont elle est la maîtresse, a le cerveau régulièrement purgé dès qu'elle perce le monstre à jour. Ailleurs, Vinge rend définitivement caduque toute unité de l'espèce compte tenu des distances interstellaires et de la précarité des civilisations. Grâce au projet de Pham Nuwen, les Queng Ho, éternels errants, deviennent du coup les garants d'une permanence ; en mettant leurs connaissances en réseau, autour de standards stables, ce qui n'était qu'un commerce devient une culture. Les civilisations naîtront et mourront, car il est impossible de les sauver toutes, mais ce qu'elles auront imaginé pour le progrès de tous sera préservé par les Queng Ho.

Si certaines naïvetés ou quelques ficelles narratives apparaissent ça et là, le roman est suffisamment volumineux pour que chacun trouve un ou plusieurs passages à son goût. Vinge a l'art de retomber sur ses pieds, avec légèreté et humour, au point de vite faire oublier les incohérences de son récit. Ces huit cents pages sont un vrai régal.

La Mort du nécromant

Une brique de 500 pages n'a rien d'anodin. Un tel mastodonte ne devrait paraître normal qu'à un public de la fantasy dont on sait qu'il a boudé toutes les évolutions du roman depuis le milieu du XIXe siècle, au point d'avoir cette année récompensé d'un prix Hugo du meilleur roman de science-fiction un opuscule de la série Harry Potter, Ubu du genre épique qui nous convie aux funérailles de Dick et Herbert

Martha Wells a par conséquent le souci de la description exhaustive. Bien que Pérec, dans sa description d'un lieu parisien, ait démontré l'inanité de la maniaquerie balzacienne, quantité de détails, dépourvus de lien avec l'action, épaississent la narration. Elle n'épargne pas non plus à son lecteur de belles tautologies, des « balcon à ciel ouvert » et autres « grotte caverneuse », que le traducteur — quitte à persévérer dans l'habile malhonnêteté — aurait dû corriger. La légèreté du récit convenait au format court, à une série d'épisodes dans la tradition du feuilleton Belle Époque, très rythmée, or, la naïveté de son enthousiasme lui ayant fait perdre toute mesure, nous obtenons la pagination d'une fresque.

Toutefois, Martha Wells se distingue du gros de la production par un syncrétisme mêlant Dumas et Arsène Lupin, fantastique lovecraftien et sorcellerie à la Lord Darcy. Afin que la sauce prenne, elle a créé une Vienne imaginaire, fusion des Paris et Londres du roman gothique ; un cadre malléable conservant toutefois un parfum. Au fond, elle n'a fait qu'appliquer à une époque postérieure au Moyen Âge une vieille recette de la fantasy, alors que dès l'invention de la poudre à canon des auteurs tels que Card avec Alvin le Faiseur ou Keyes dans Les Démons du Roi Soleil préfèrent s'en tenir à la ligne historique.

On ne peut pas considérer ce roman comme un chef-d'œuvre, loin de là. Il plaira cependant aux amateurs de fantasy hors normes, de même qu'aux esthètes nostalgiques d'une certaine littérature populaire. Ceux qui réunissent ces deux qualités éprouveront une bibliophagie aiguë. Bref un bon livre !

Dérapages

[Critique commune à La Machine aux yeux bleus et Dérapages.]

Pour le lecteur français, connaître un tant soit peu l'œuvre d'Ellison exige d'être « vieux » ou chineur. Après divers ouvrages — les récits de jeunesse chez Marabout, les textes de la maturité aux Humanoïdes Associés — sortis au cours des années 70, le silence s'est fait.

Or, l'enfant terrible de la SF US continuait d'écrire, de remporter des prix, de cracher sa colère à la face du système. Mais les nouvellistes ont, paraît-il, du mal à s'imposer dans notre pays, et Ellison n'a guère publié de romans, hormis de médiocres « Ace Books » au début de sa carrière, quelques incursions hors genre et une collaboration. Maigres perspectives, par ces temps de séries à rallonge pour culturistes en mal d'haltères.

Saluons donc l'initiative de Jacques Chambon, déjà responsable des parutions aux Humanos, qui propose coup sur coup deux recueils de l'auteur dont son ami Isaac Asimov se délectait à souligner la petite taille… et le grand talent.

La machine aux yeux bleus se veut un peu le Livre d'Or auquel Harlan Ellison n'a jamais eu droit. Cette anthologie présente en effet une sélection, effectuée en collaboration avec l'auteur, qui court sur vingt ans (de 1964 à 1984) et remet pas mal de pendules à l'heure. Certains des textes sont crûs, et percutants (« Mal de solitude », « La plainte des chiens battus », « Le prix de la sueur », « Vengeance aveugle »), d'autres plus introspectifs au point d'évoquer un Bradbury qui serait resté moderne, et acide (« Jefty a cinq ans », un authentique chef d'œuvre, « Écoute l'horloge sonner le temps », « Toute ma vie n'est qu'un mensonge »), mais tous puisent dans la vie de l'écrivain, une vie gauchie par un effet de miroir grossissant : en ne parlant jamais que de soi, au fond, il atteint ainsi à l'universel. Kafka ne procédait guère autrement.

Dérapages, par contre, est la traduction d'un ouvrage américain, le dernier en date d'Ellison (1997) et couvre essentiellement la décennie précédente. Institutionnalisé (« Le marin qui déposa Christophe Colomb à terre », un tour de force d'une intensité juvénile et un texte fantastique sans ambiguïté, a eu le rare honneur d'une reprise dans un prestigieux recueil des meilleurs récits de… littérature générale pour l'année de sa parution), diminué par de graves problèmes de santé, enfin heureux en mariage, l'écrivain aurait pu s'assagir. Il n'en est rien.

Difficile d'effectuer un choix parmi la bonne vingtaine de nouvelles ici rassemblées, marquées par une belle liberté et une grande diversité de ton, mais on signalera tout de même la superbe fantaisie écrite en collaboration avec le complice de toujours, Robert Silverberg (« Le dragon sur l'étagère »), un conte arabisant, noir, presque lovecraftien (« Ténèbres voilant la face du gouffre »), une vignette glaçante sur une alternative à la peine de mort (« Perpétuité plus un jour »), mais aussi « Le marin… » déjà cité, ou encore l'étrange « Minuit dans la cathédrale engloutie », et enfin le plat de résistance, le court roman « Un Méphisto en onyx », un mélange de fantastique et de polar dont les retournements de situation laissent pantois.

En tout, dans ces deux volumes, trente-trois voyages au court cours, dont on ne revient pas intact. C'est voulu, c'est superbe, c'est Ellison, tel qu'en lui-même il demeure.

La Machine aux yeux bleus

[Critique commune à La Machine aux yeux bleus et Dérapages.]

Pour le lecteur français, connaître un tant soit peu l'œuvre d'Ellison exige d'être « vieux » ou chineur. Après divers ouvrages — les récits de jeunesse chez Marabout, les textes de la maturité aux Humanoïdes Associés — sortis au cours des années 70, le silence s'est fait.

Or, l'enfant terrible de la SF US continuait d'écrire, de remporter des prix, de cracher sa colère à la face du système. Mais les nouvellistes ont, paraît-il, du mal à s'imposer dans notre pays, et Ellison n'a guère publié de romans, hormis de médiocres « Ace Books » au début de sa carrière, quelques incursions hors genre et une collaboration. Maigres perspectives, par ces temps de séries à rallonge pour culturistes en mal d'haltères.

Saluons donc l'initiative de Jacques Chambon, déjà responsable des parutions aux Humanos, qui propose coup sur coup deux recueils de l'auteur dont son ami Isaac Asimov se délectait à souligner la petite taille… et le grand talent.

La machine aux yeux bleus se veut un peu le Livre d'Or auquel Harlan Ellison n'a jamais eu droit. Cette anthologie présente en effet une sélection, effectuée en collaboration avec l'auteur, qui court sur vingt ans (de 1964 à 1984) et remet pas mal de pendules à l'heure. Certains des textes sont crûs, et percutants (« Mal de solitude », « La plainte des chiens battus », « Le prix de la sueur », « Vengeance aveugle »), d'autres plus introspectifs au point d'évoquer un Bradbury qui serait resté moderne, et acide (« Jefty a cinq ans », un authentique chef d'œuvre, « Écoute l'horloge sonner le temps », « Toute ma vie n'est qu'un mensonge »), mais tous puisent dans la vie de l'écrivain, une vie gauchie par un effet de miroir grossissant : en ne parlant jamais que de soi, au fond, il atteint ainsi à l'universel. Kafka ne procédait guère autrement.

Dérapages, par contre, est la traduction d'un ouvrage américain, le dernier en date d'Ellison (1997) et couvre essentiellement la décennie précédente. Institutionnalisé (« Le marin qui déposa Christophe Colomb à terre », un tour de force d'une intensité juvénile et un texte fantastique sans ambiguïté, a eu le rare honneur d'une reprise dans un prestigieux recueil des meilleurs récits de… littérature générale pour l'année de sa parution), diminué par de graves problèmes de santé, enfin heureux en mariage, l'écrivain aurait pu s'assagir. Il n'en est rien.

Difficile d'effectuer un choix parmi la bonne vingtaine de nouvelles ici rassemblées, marquées par une belle liberté et une grande diversité de ton, mais on signalera tout de même la superbe fantaisie écrite en collaboration avec le complice de toujours, Robert Silverberg (« Le dragon sur l'étagère »), un conte arabisant, noir, presque lovecraftien (« Ténèbres voilant la face du gouffre »), une vignette glaçante sur une alternative à la peine de mort (« Perpétuité plus un jour »), mais aussi « Le marin… » déjà cité, ou encore l'étrange « Minuit dans la cathédrale engloutie », et enfin le plat de résistance, le court roman « Un Méphisto en onyx », un mélange de fantastique et de polar dont les retournements de situation laissent pantois.

En tout, dans ces deux volumes, trente-trois voyages au court cours, dont on ne revient pas intact. C'est voulu, c'est superbe, c'est Ellison, tel qu'en lui-même il demeure.

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