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Lapsus Clavis

Même après avoir accompagné La Mort pour un dernier voyage, la poule aux œufs d’or Pratchett continue de susciter des publications. Lapsus clavis est un recueil de « non-fictions » : des articles, des discours, et cetera, remontant éventuellement aux années 1960, et s’arrêtant en 2011. On peut craindre, en pareil cas, le syndrome de la liste de courses, et, dans la petite soixantaine de textes ici rassemblés (du vivant de l’auteur et avec ses commentaires), il en est qui ne valent guère plus. D’autres justifient amplement cette publication, même globalement d’un intérêt variable.

L’atout majeur de l’ouvrage permet d’envisager Pratchett d’un autre œil — et la préface de l’ami Neil Gaiman, pour une fois, s’avère véritablement précieuse : un joyeux drille, le créateur de Rincevent, etc. ? Non – un homme en colère… Ce qui, tour à tour, le rend particulièrement sympathique et un tantinet agaçant. Humain, en somme.

L’humour est certes toujours présent dans ce recueil, mais sans constituer son point fort. La notoriété de l’auteur et son succès mondial débouchent sur des textes qui se ressemblent, où les mêmes thèmes et les mêmes effets rhétoriques reviennent sans cesse. À vrai dire, la longue première partie est probablement la moins intéressante, consacrée à Pratchett en tant qu’auteur à succès, et d’abord du Disque-Monde (les œuvres indépendantes ne sont que rarement mentionnées, avec une exception pour Nation) : sa production prolifique (pas de pause entre deux romans, quatre cents mots à écrire chaque jour) comme ses épuisantes tournées de dédicaces (avec une prédilection marquée pour l’Australie – casse pas la tête)… Les articles les plus récents peuvent d’ailleurs produire un effet similaire à celui des derniers romans du Disque-Monde, quand il devenait tristement flagrant que quelque chose ne fonctionnait plus…

On en retiendra surtout sa défense de la fantasy, l’évasion pas seulement « d’un endroit » mais surtout « vers » un autre, et qui offre en même temps un regard critique sur le monde ; Chesterton, Tolkien et quelques autres, y compris les lassants « produits de fantasy extrudés » qu’il s’agissait de railler, avec un dictionnaire Brewer non loin, ce sont les fondements du Disque-Monde – jusque dans cet article très lucide expliquant pourquoi Gandalf ne s’est jamais marié – ; en découle la création de Mémé Ciredutemps et de ses consœurs, et, pour le coup, voir l’œuvre en gestation est fascinant ; il en va de même pour l’amorce des Petits Dieux, avec une tortue et quelques Grecs, etc.

Mais Pratchett l’homme est probablement davantage intéressant, ici. Ses réminiscences autobiographiques éparses, parfois étonnantes, parfois touchantes, sont souvent drôles (mais pas toujours). L’école pénible, la découverte des revues de SF dans une libraire porno (dont la tenancière était une aimable vieille dame lui offrant le thé), le journaliste local qui assiste à des autopsies, le chargé de relations publiques d’une centrale nucléaire… Un Pratchett avant Pratchett, qui nourrira l’auteur en temps utile.

Le grand moment se situe cependant à la fin – quand Pratchett se fait militant, et, suite à la découverte de sa forme très particulière d’Alzheimer, s’engage en faveur de la mort assistée pour les patients qui ne peuvent plus espérer de rémission. Dans ce rôle incongru, l’auteur a suscité un écho marqué en Angleterre, bien au-delà du cercle pourtant étendu de ses lecteurs, et il a pu contribuer à faire évoluer les choses — en tout cas à initier un mouvement, peut-on espérer.

Si l’ensemble du recueil ne parlera sans doute qu’aux fans, ces ultimes développements ont une portée tout autre – et suffisent à justifier, peut-on supposer, cette publication.

Kwaidan

Kwaidan est un livre important : à l’aube du XXe siècle, le petit recueil de l’écrivain bourlingueur Lafcadio Hearn, qui avait enfin trouvé « son » pays où s’arrêter, faisant face au soleil levant, a fait office de passeur, initiant un Occident curieux de ce mystérieux pays qu’était le Japon à une tradition fantastique originale et dont il ne savait rien. Pour autant, le livre n’a pas laissé les Japonais eux-mêmes indifférents, qui ont parfois redécouvert ainsi des légendes plus ou moins fixées ou oubliées selon les cas (« Yuki-Onna », notamment, l’histoire de « la femme des neiges »), dès lors gravées dans le marbre par la magie de l’écrit. Une référence qui perdurerait là-bas, ainsi qu’en témoigne le très beau film Kwaidan de Masaki Kobayashi, dont le segment « Mimi-Nashi-Hôichi », notamment, rend à merveille la pureté, l’élégance et la force du texte original.

Au-delà, le recueil contient autant de saisissantes (et brèves) histoires de fantômes japonais, qui peuvent tour à tour susciter l’effroi ou le rire, ou encore la mélancolie. Et pourtant, de « Rokuro-Kubi » ou« Mujina », têtes volantes ou créatures sans visage, au « Rêve d’Akinosuké », errance parmi les insectes à l’occasion d’une bienheureuse sieste, et autant de variations sur les amours impossibles ou le sens de l’amitié, le recueil conserve une certaine cohérence, que la passion visible de l’auteur, et son profond respect pour son sujet, suscitent et entretiennent.

Ce qui ne lui interdit pas des approches différentes sur le tard – ainsi avec la parabole « Hôrai », ou, surtout, ses longues « Études sur des insectes », qui concluent le recueil : papillons, fourmis – même ces satanés moustiques – y acquièrent des traits délicatement mythologiques et moralement édifiants.

Aujourd’hui comme alors, Kwaidan est une invitation au voyage et à la découverte, au prisme du fantastique. Mais dans quelles conditions ? Le recueil a été traduit il y a longtemps de cela (mais le texte est toujours aisément disponible) en français par Marc Logé – qui a réalisé un travail admirable, dans une langue très élégante, mais a semble-t-il opéré çà et là quelques « coupes » (outre l’étonnante absence de « Hi-Mawari », très belle réminiscence enfantine, exceptionnellement non japonaise, qui réintègre ici le recueil). Ce qui pouvait légitimer une nouvelle traduction ? Sans doute…

Hélas, le travail de Jacques Finné est au mieux… contestable. Sa langue est moins élégante que celle de Marc Logé, globalement, mais le vrai problème est ailleurs : cette nouvelle traduction est percluse de grossières erreurs, et ce dès « Mimi-Nashi-Hôichi », qui ouvre le recueil – un contresens que rien n’explique, et qui n’incite pas à la confiance pour la suite, non exempte de semblables boulettes.

Mais il y a pire – car le paratexte de Jacques Finné est tout bonnement affligeant, tout particulièrement cette postface traitant des « fantômes extrême-orientaux » qui, sur la base d’un corpus ridiculement mince, multiplie les généralisations abusives fourrant Chine, Japon et Vietnam dans un même panier essentialiste, en perpétuant de vieux mythes datant du « péril jaune » ; autant d’illustrations de la totale inculture du postfacier en la matière, qui n’entame en rien son aplomb de vieux sage à qui on ne la fait pas. Ses propos bornés sur les femmes (ce qui inclut les Femen, parfaitement !) en rajoutent encore, mais à vrai dire la coupe est pleine depuis longtemps déjà, à ce stade.

Kwaidan est un livre splendide – mais ne le lisez pas dans cette édition ; elle est peu ou prou criminelle.

Le Serpent Ourobouros

[Critique commune à Le Khan blanc, Les Centaures et Le Serpent Ourobouros.]

L’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy » livre sa deuxième salve : au programme, trois livres précieux, chacun dans son registre.

Après Le Loup des steppes, nous retrouvons Khlit le Cosaque, personnage fétiche de Harold Lamb, dans Le Khan blanc. Il ne s’agit toujours pas de fantasy à proprement parler, mais l’influence de cette œuvre sur certains pionniers du genre, au premier chef Robert E. Howard, saute aux yeux. Dans ces trois novellas, le vieux Khlit devient le grand khan des Tatars, ce qui n’a rien d’une paisible retraite : aux confins de l’Asie, nous le voyons lutter contre un général chinois avide de vengeance, ou faire les frais des manigances des chamans de son peuple d’adoption aussi bien que des sbires du dalaï-lama. Le héros vieillissant, chrétien dissimulé, ne pourra triompher de cette adversité qu’en faisant appel à la ruse, car les capacités martiales ne suffisent pas. Lamb est un maître de l’aventure pulp ; on le sent prendre beaucoup de plaisir à user de ce cadre exotique qui le passionne. Trois récits hauts en couleurs et palpitants, dans des registres variés, qui séduiront sans peine les amateurs de Conan et compagnie ; en fait, répétons-le : c’est probablement bien meilleur…

De ces nouveaux titres, le plus inattendu est Les Centaures, roman français de 1904 – rétrospectivement un des premiers du genre. L’auteur, André Lichtenberger, n’est pas un inconnu, mais ce roman avait été oublié après une ultime réédition de 1924, illustrée par Victor Prouvé (dont le travail est ici reproduit). L’auteur y décrit un univers préhistorique fantasmé, où trois races nobles empruntées à la mythologie grecque, les centaures, puis les faunes et les tritons, voient leur monde bucolique s’écrouler sous les assauts des « impurs » que sont les humains, qui volent leur fourrure aux autres animaux et inventent de bien curieuses machines… Mais notre point de vue est bien celui des centaures engagés sur la voie de l’extinction. La préface de l’auteur (datant de la réédition après 14-18…) effraie un peu, avec son leitmotiv « famille, race, patrie », et il y a bien quelque chose de réactionnaire dans l’utopie des centaures. Néanmoins, le roman s’avère en fait bien plus subtil qu’il n’en a l’air, et bénéficie d’un souffle admirable, se déployant en tableaux majestueux, ceux d’une nature luxuriante comme ceux du destin apocalyptique des centaures. Une très étonnante et très convaincante redécouverte.

Ultime ouvrage de cette fournée, et sans doute le plus attendu : le premier volume (hélas, le roman a dû être coupé…) du Serpent Ouroboros, un classique datant de 1922, à l’influence remarquable, et qui, pour quelque raison étrange, n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française. Nous sommes sur la planète Mercure, déchirée par la guerre qui oppose la Démonie et la Sorcerie (des humains en définitive). La fourberie des Sorciers accule les Démons à leur perte, après avoir fait disparaître par magie un de leurs plus fameux éléments, par ailleurs le frère du roi Juss – lequel abandonne son pays aux abois pour accomplir la quête épique qui lui permettra de retrouver son compagnon de toujours… « Objectivement », c’est bourré de défauts. Dans la construction de monde, c’est aux antipodes de Tolkien, avec bien trop de rappels à notre propre Terre, et en même temps un exotisme un peu je-m’en-foutiste (dans les noms propres) ; la trame générale, classique et d’inspiration nordique, avec de nombreuses ellipses, souffre de la même sensation de patchwork ; les personnages sont autant de brutes épaisses, une simple pique concernant leur bravoure suffit à les pousser aux pires sottises (sauf l’excellent Gro, qui anticipe peut-être Tyrion Lannister) ; le style erre souvent, l’archaïsme de l’original ne ressortant guère du texte français, mais on n’en oscille pas moins entre des dialogues nerveux et jubilatoires, et des descriptions bien lourdes à force d’omniprésentes pierres précieuses qui semblent orner le moindre objet sur Mercure… Et pourtant, ça marche. Très bien, même. C’est clairement une aventure qui fait appel à la passion – la raison, qui pointe trop de défauts, est hors-concours, c’est enthousiasmant, c’est palpitant, et on a vraiment hâte de lire le volume II ! En espérant qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps…

Callidor est une bénédiction, pour ne pas dire un miracle. Ces trois nouveautés, toujours illustrées (très beau travail pour le Lichtenberger et le Eddison, moins pour le Lamb, s’il y a eu des progrès par rapport au premier tome), sont toutes très bonnes, et l’on ne peut que saluer, aussi bien l’exhumation de ces Centaures injustement oubliés, que la traduction, enfin, du classique Serpent Ouroboros.

Les Centaures

[Critique commune à Le Khan blanc, Les Centaures et Le Serpent Ourobouros.]

L’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy » livre sa deuxième salve : au programme, trois livres précieux, chacun dans son registre.

Après Le Loup des steppes, nous retrouvons Khlit le Cosaque, personnage fétiche de Harold Lamb, dans Le Khan blanc. Il ne s’agit toujours pas de fantasy à proprement parler, mais l’influence de cette œuvre sur certains pionniers du genre, au premier chef Robert E. Howard, saute aux yeux. Dans ces trois novellas, le vieux Khlit devient le grand khan des Tatars, ce qui n’a rien d’une paisible retraite : aux confins de l’Asie, nous le voyons lutter contre un général chinois avide de vengeance, ou faire les frais des manigances des chamans de son peuple d’adoption aussi bien que des sbires du dalaï-lama. Le héros vieillissant, chrétien dissimulé, ne pourra triompher de cette adversité qu’en faisant appel à la ruse, car les capacités martiales ne suffisent pas. Lamb est un maître de l’aventure pulp ; on le sent prendre beaucoup de plaisir à user de ce cadre exotique qui le passionne. Trois récits hauts en couleurs et palpitants, dans des registres variés, qui séduiront sans peine les amateurs de Conan et compagnie ; en fait, répétons-le : c’est probablement bien meilleur…

De ces nouveaux titres, le plus inattendu est Les Centaures, roman français de 1904 – rétrospectivement un des premiers du genre. L’auteur, André Lichtenberger, n’est pas un inconnu, mais ce roman avait été oublié après une ultime réédition de 1924, illustrée par Victor Prouvé (dont le travail est ici reproduit). L’auteur y décrit un univers préhistorique fantasmé, où trois races nobles empruntées à la mythologie grecque, les centaures, puis les faunes et les tritons, voient leur monde bucolique s’écrouler sous les assauts des « impurs » que sont les humains, qui volent leur fourrure aux autres animaux et inventent de bien curieuses machines… Mais notre point de vue est bien celui des centaures engagés sur la voie de l’extinction. La préface de l’auteur (datant de la réédition après 14-18…) effraie un peu, avec son leitmotiv « famille, race, patrie », et il y a bien quelque chose de réactionnaire dans l’utopie des centaures. Néanmoins, le roman s’avère en fait bien plus subtil qu’il n’en a l’air, et bénéficie d’un souffle admirable, se déployant en tableaux majestueux, ceux d’une nature luxuriante comme ceux du destin apocalyptique des centaures. Une très étonnante et très convaincante redécouverte.

Ultime ouvrage de cette fournée, et sans doute le plus attendu : le premier volume (hélas, le roman a dû être coupé…) du Serpent Ouroboros, un classique datant de 1922, à l’influence remarquable, et qui, pour quelque raison étrange, n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française. Nous sommes sur la planète Mercure, déchirée par la guerre qui oppose la Démonie et la Sorcerie (des humains en définitive). La fourberie des Sorciers accule les Démons à leur perte, après avoir fait disparaître par magie un de leurs plus fameux éléments, par ailleurs le frère du roi Juss – lequel abandonne son pays aux abois pour accomplir la quête épique qui lui permettra de retrouver son compagnon de toujours… « Objectivement », c’est bourré de défauts. Dans la construction de monde, c’est aux antipodes de Tolkien, avec bien trop de rappels à notre propre Terre, et en même temps un exotisme un peu je-m’en-foutiste (dans les noms propres) ; la trame générale, classique et d’inspiration nordique, avec de nombreuses ellipses, souffre de la même sensation de patchwork ; les personnages sont autant de brutes épaisses, une simple pique concernant leur bravoure suffit à les pousser aux pires sottises (sauf l’excellent Gro, qui anticipe peut-être Tyrion Lannister) ; le style erre souvent, l’archaïsme de l’original ne ressortant guère du texte français, mais on n’en oscille pas moins entre des dialogues nerveux et jubilatoires, et des descriptions bien lourdes à force d’omniprésentes pierres précieuses qui semblent orner le moindre objet sur Mercure… Et pourtant, ça marche. Très bien, même. C’est clairement une aventure qui fait appel à la passion – la raison, qui pointe trop de défauts, est hors-concours, c’est enthousiasmant, c’est palpitant, et on a vraiment hâte de lire le volume II ! En espérant qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps…

Callidor est une bénédiction, pour ne pas dire un miracle. Ces trois nouveautés, toujours illustrées (très beau travail pour le Lichtenberger et le Eddison, moins pour le Lamb, s’il y a eu des progrès par rapport au premier tome), sont toutes très bonnes, et l’on ne peut que saluer, aussi bien l’exhumation de ces Centaures injustement oubliés, que la traduction, enfin, du classique Serpent Ouroboros.

Le Khan blanc

[Critique commune à Le Khan blanc, Les Centaures et Le Serpent Ourobouros.]

L’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy » livre sa deuxième salve : au programme, trois livres précieux, chacun dans son registre.

Après Le Loup des steppes, nous retrouvons Khlit le Cosaque, personnage fétiche de Harold Lamb, dans Le Khan blanc. Il ne s’agit toujours pas de fantasy à proprement parler, mais l’influence de cette œuvre sur certains pionniers du genre, au premier chef Robert E. Howard, saute aux yeux. Dans ces trois novellas, le vieux Khlit devient le grand khan des Tatars, ce qui n’a rien d’une paisible retraite : aux confins de l’Asie, nous le voyons lutter contre un général chinois avide de vengeance, ou faire les frais des manigances des chamans de son peuple d’adoption aussi bien que des sbires du dalaï-lama. Le héros vieillissant, chrétien dissimulé, ne pourra triompher de cette adversité qu’en faisant appel à la ruse, car les capacités martiales ne suffisent pas. Lamb est un maître de l’aventure pulp ; on le sent prendre beaucoup de plaisir à user de ce cadre exotique qui le passionne. Trois récits hauts en couleurs et palpitants, dans des registres variés, qui séduiront sans peine les amateurs de Conan et compagnie ; en fait, répétons-le : c’est probablement bien meilleur…

De ces nouveaux titres, le plus inattendu est Les Centaures, roman français de 1904 – rétrospectivement un des premiers du genre. L’auteur, André Lichtenberger, n’est pas un inconnu, mais ce roman avait été oublié après une ultime réédition de 1924, illustrée par Victor Prouvé (dont le travail est ici reproduit). L’auteur y décrit un univers préhistorique fantasmé, où trois races nobles empruntées à la mythologie grecque, les centaures, puis les faunes et les tritons, voient leur monde bucolique s’écrouler sous les assauts des « impurs » que sont les humains, qui volent leur fourrure aux autres animaux et inventent de bien curieuses machines… Mais notre point de vue est bien celui des centaures engagés sur la voie de l’extinction. La préface de l’auteur (datant de la réédition après 14-18…) effraie un peu, avec son leitmotiv « famille, race, patrie », et il y a bien quelque chose de réactionnaire dans l’utopie des centaures. Néanmoins, le roman s’avère en fait bien plus subtil qu’il n’en a l’air, et bénéficie d’un souffle admirable, se déployant en tableaux majestueux, ceux d’une nature luxuriante comme ceux du destin apocalyptique des centaures. Une très étonnante et très convaincante redécouverte.

Ultime ouvrage de cette fournée, et sans doute le plus attendu : le premier volume (hélas, le roman a dû être coupé…) du Serpent Ouroboros, un classique datant de 1922, à l’influence remarquable, et qui, pour quelque raison étrange, n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française. Nous sommes sur la planète Mercure, déchirée par la guerre qui oppose la Démonie et la Sorcerie (des humains en définitive). La fourberie des Sorciers accule les Démons à leur perte, après avoir fait disparaître par magie un de leurs plus fameux éléments, par ailleurs le frère du roi Juss – lequel abandonne son pays aux abois pour accomplir la quête épique qui lui permettra de retrouver son compagnon de toujours… « Objectivement », c’est bourré de défauts. Dans la construction de monde, c’est aux antipodes de Tolkien, avec bien trop de rappels à notre propre Terre, et en même temps un exotisme un peu je-m’en-foutiste (dans les noms propres) ; la trame générale, classique et d’inspiration nordique, avec de nombreuses ellipses, souffre de la même sensation de patchwork ; les personnages sont autant de brutes épaisses, une simple pique concernant leur bravoure suffit à les pousser aux pires sottises (sauf l’excellent Gro, qui anticipe peut-être Tyrion Lannister) ; le style erre souvent, l’archaïsme de l’original ne ressortant guère du texte français, mais on n’en oscille pas moins entre des dialogues nerveux et jubilatoires, et des descriptions bien lourdes à force d’omniprésentes pierres précieuses qui semblent orner le moindre objet sur Mercure… Et pourtant, ça marche. Très bien, même. C’est clairement une aventure qui fait appel à la passion – la raison, qui pointe trop de défauts, est hors-concours, c’est enthousiasmant, c’est palpitant, et on a vraiment hâte de lire le volume II ! En espérant qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps…

Callidor est une bénédiction, pour ne pas dire un miracle. Ces trois nouveautés, toujours illustrées (très beau travail pour le Lichtenberger et le Eddison, moins pour le Lamb, s’il y a eu des progrès par rapport au premier tome), sont toutes très bonnes, et l’on ne peut que saluer, aussi bien l’exhumation de ces Centaures injustement oubliés, que la traduction, enfin, du classique Serpent Ouroboros.

Dark Net

Amis geeks et autres nerds qui connaissaient par cœur ce qu’est le dark net, ce livre est-il pour vous ? Mais commençons par un petit rappel qui ne vous est pas destiné : le dark net, c’est le web que l’on ne fréquente pas mais dont on entend parfois parler pour ses aspects les plus ignobles – il n’est pas question ici de sa nature militante, que ce soit en terme d’accès à l’information ou de lutte pour plus de liberté politique. Nous sommes dans un roman, aussi est-il bien question du web anonyme, celui qui se cache de Google et des gouvernements, celui qui sert de repère aux trafiquants, aux pédophiles et aux terroristes, celui-là et pas un autre. On y trouve de tout. On peut tout y acheter – oui, tout. Ça c’est son côté obscur, menaçant et glauque. Mais l’est-il vraiment ?

Et s’il était utilisé par de vraies forces du mal… ou plutôt du Mal ? Et si, dans les profondeurs de ce web, se cachaient des puissances démoniaques qui ne demandent qu’à triompher enfin de ceux qui luttent désespérément contre elles ? Autrement dit, et si le dark net était vraiment dark ?

Tel est le postulat du roman de Benjamin Percy. Et, ma foi, il n’y aurait pas de quoi dépasser le scénario d’un téléfilm de W9 de deuxième partie de soirée si l’auteur n’avait eu une excellente idée et une très bonne formation. Cette dernière est évidente : le rythme est prenant, l’intrigue vivement menée, l’action sans temps mort. Franchement, c’est du beau travail.

Mais le plus épatant est cette idée toute simple que l’œuvre entière de Stephen King illustre : ce qui tient l’ensemble, ce sont les personnages. Le roman passe ainsi, de chapitre en chapitre, de l’un à l’autre de ses protagonistes, les suivant alors qu’ils approchent chacun à leur façon de la vérité, révélant au passage bien des choses sur qui ils sont : des anti-héros, des déclassés. Nous avons Mike, un ex-évangéliste, Hannah, une enfant aveugle équipée de prothèses qui lui rendent la vue, Lela, une journaliste techno-phobique, et Derek, un hacker activiste. Cette équipe de bras-cassés n’a pas l’héroïsme chevillé au corps, mais ils vont se retrouver ensemble au pire endroit et au pire moment. Que demander de plus ?

L’alliance entre la technologie et le surnaturel, si elle n’est pas nouvelle en soi, trouve ici une plaisante – et souvent sanglante – variation.

Susto

« Il faut se figurer Susto, utopie universaliste fondée en Antarctique par les réfugiés climatiques de tous horizons, comme un éventail de trente kilomètres de côté, se dépliant du cap Crozier au mont Bird, dont l’anse se situe au pied septentrional du mont Erebus et dont chaque lamelle – ou épingle – est numérotée de 1 à 11. »

Imaginez, d’un point de vue très large, cette métropole où se côtoient et se mélangent les ethnies survivantes, quelques instants dans un futur proche. Maintenant, penchez-vous sur cette masse mouvante où gronde la révolte, sur ce grouillement accroché au pied d’un volcan au bord de l’éruption, sur ces quelques battements d’ailes de mouche et

)))) BAM ((((

Voilà, vous comprenez ce que peut ressentir un lecteur égaré dans cet OVNI.

Polymorphe, l’histoire est difficile d’accès, et ne se laisse dévoiler que par bribes, et encore, difficilement, à travers les respirations de plusieurs personnages. Qu’on le lise linéairement ou en suivant les nombres des têtes de chapitre (cailloux blancs dans une forêt obscure ?) au sein de chaque partie, qu’on y revienne de façon plus méthodique ou plus bordélique, ce livre ne se laisse pas deviner. Chaque fragment de texte expose son style, toujours soigné, toujours méticuleusement calibré, à la recherche du mot juste, du signe exact, de la bonne typographie, à l’endroit parfait. Certes, c’est dépaysant, un temps, agréable, aussi, au point d’admirer quelques phrases, quelques effets visuels et sonores, et de vouloir se gargariser des bonnes tournures. Mais… qui s’y frotte, s’y pique et s’y perd. Car « Entre réalisme magique et fantastique réel », le sens s’égare souvent, le plaisir de la lecture aussi, malheureusement. Et même si la curiosité résiste, le lecteur-grimpeur en permanence au bord de la chute ne sait plus à quoi s’accrocher. Dommage, la montagne volcanique est belle, mais peut-être trop parsemée de cendres et de voies/x détournées, inaccessibles pour les non initiés. Le support n’était peut-être pas le meilleur : une adaptation en pièce de théâtre serait formidable.

Avis donc aux amateurs de lectures escarpées et dangereuses, aux aficionados de poésie et de théâtre. Pour les autres… oubliez.

R.R.étrospective

Attention, bible !

Surfant de nouveau sur la marée du succès « Game of Thrones », Pygmalion propose un recueil des textes courts (et moins courts) de George R. R. Martin. Et pas n’importe lesquels ! Ceux exhumés du bazar du grenier, ceux d’avant la série télévisée, ceux d’avant le succès populaire international. Pour les fans, un trésor. Pour les autres, une découverte de poids, dense et savante.

En effet, contrairement à ce que peut croire le lecteur qui a découvert l’écrivain avec la saga du « Trône de Fer » (sans parler de ceux qui ne l’ont découvert que grâce à la série télévisée), le sieur Martin sévit depuis des décennies dans le domaine des littératures de l’Imaginaire, accompagné depuis le début d’une reconnaissance des critiques. Comme le montrait déjà le Bifrost n°67, Martin est un touche-à-tout prolifique qui s’amuse aussi bien avec la fantasy qu’avec l’horreur ou la SF.

Ainsi, cet énorme recueil regroupe de façon ordonnée et intelligente les textes écrits avant 2003, souvent déjà traduits et publiés, ici et là, dans des magazines et divers autres recueils de nouvelles. Comment présenter un tel ouvrage ? Il est si hétéroclite et balaie un champ si large, à l’image de la puissance créatrice de son auteur, qu’on y trouve vraiment de tout et pour tous les goûts. Chaque partie (neuf en tout, sans compter les annexes) est introduite par quelques pages de Martin retraçant et commentant son passionnant parcours. Et vient ensuite le temps de se plonger avec curiosité (et souvent plaisir) dans les nouvelles et autres écrits. On y découvre les premiers prix (Hugo, Nebula, entre autres), les scénarios, les jeux de mots… Bref, un éventail représentatif de ce conteur prolixe, caméléon habitué à tisser les histoires pour le simple plaisir de raconter, de partager, peu importe le genre.

Quelques illustrations de Michael Wm. Kaluta procurent des respirations bienvenues au milieu de ces pages si remplies. Et, afin d’éviter l’indigestion, il est recommandé de laisser le pav… livre à portée de mains, pour y revenir souvent, pendant plusieurs semaines (voire mois). Et surtout de l’ouvrir à portée de table, l’objet faisant plus de deux kilos (d’un papier fin se déchirant si facilement…). À se demander pourquoi les éditions Pygmalion n’ont pas coupé (pour une fois, de façon justifiée) le tout en plusieurs tomes thématiques. Avis aux éditions J’ai Lu pour la reprise poche, filon à creuser…

L'Ascension de la Maison Aubépine

Paris, peu après la chute de la Maison aux Flèches d’Argent. Pendant que celle-ci se redresse péniblement, se reconstruisant sur les ruines de ce qu’elle fut, quelques-uns de ses anciens habitants (volontaires ou non) poursuivent leur périple dans une capitale scindée en multiples quartiers et factions, sous l’ombre toujours plus menaçante de la Maison Aubépine.

Car cette dernière semble s’épanouir et se gorger du chaos provoqué par le déséquilibre des forces. Dirigée par Asmodée, ce Déchu cruel et inconsolable après le meurtre de son dernier amant, Aubépine se prépare à conclure de nouvelles alliances. Et si l’avenir de la Maison résidait dans une union avec les dragons, dont le royaume en perdition, caché dans le fleuve qui traverse la ville, semble dissimuler un pouvoir inconnu ?

Aliette de Bodard retrouve dans ce deuxième tome son univers post-apocalyptique angélique, où les terres et les fleuves meurent doucement, pollués par la magie céleste et les anciens sorts invoqués pendant la Grande Guerre. L’histoire reprend quelques battements d’ailes à peine après la fin du premier récit. Là aussi, les intrigues se nouent, les complots se dénouent, le sang angélique (et surtout mortel) coule. Tandis que la déchéance s’accentue, que le pouvoir semble être l’unique but des puissants de ce monde, les plus humbles essaient tant bien que mal de survivre.

Même si la lecture du premier opus est nécessaire avant de lire ce deuxième volet, on se replonge avec plaisir dans cette fantaisie urbaine. La décadence y est de nouveau bien racontée, les personnages, anciens ou nouveaux, toujours aussi complexes. Ce qui nourrit malheureusement une certaine frustration, tant l’impression de seulement effleurer quelque chose d’essentiel, de précieux, se fait sentir. La richesse de cet univers, les possibilités qu’il laisse entrevoir sont malheureusement sous-exploitées, comme s’il était plus simple pour le texte de rester dans les jeux de miroirs. À l’image de ses marionnettes qui, sortant enfin des huis clos dans lesquels elles étaient enfermés, retombent dans des royaumes tout aussi étriqués, où les mêmes luttes et jeux de pouvoirs se déroulent. Comme s’il était impossible de s’affranchir d’une féodalité, impossible de se libérer, même par la mort. Comme si ce tome, n’était qu’une transition vers un dénouement flamboyant qu’on attend encore. Un troisième livre serait-il prévu ? À surveiller…

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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