Connexion

Actualités

La Nuit des Elfes

Voici donc ce second tome de la saga arthurienne revisitée par Jean-Louis Fetjaine, qui s'impose comme le nouvel orfèvre de la matière de Bretagne. Et prend ici de la hauteur. À la quête du Crépuscule des elfes, qui nous contait les pérégrinations d'un groupe restreint, succède ce roman où le background politique revient au premier plan.

L'armée du roi Pellehun et du sénéchal Gorlois, duc de Tintagel, a écrasé les forces naines pourtant déterminées à reprendre aux hommes leur talisman, l'épée Excalibur. Vaincus, les nains décident de se retirer du monde en enfouissant leur dernière cité. Si la victoire revient aux hommes, et avec elle l'or des nains, Pellehun y perd toutefois son chef, tranché pour le plus grand bonheur d'un Gorlois qui se fait roi. Machiavélique avant l'heure, le cynique sénéchal abuse le moine Illtud, feignant sa conversion au christianisme. Le moine convainc la jeune et pieuse reine Ygraine d'épouser Gorlois dans le double intérêt du royaume et du Seigneur. L'évêque Badwin bâcle le mariage duquel naît Morgause. Les nobles n'apprécient guère ce qu'en termes modernes il faut bien appeler l'opportuniste coup d'état du duc de Tintagel ; en particulier Léo De Grand De Carmélide, frère d'Ygraine. Le tournoi qui accompagne la célébration sera l'occasion choisie par Gorlois pour tenter de se débarrasser de ses ennemis…

Dans le même temps, Uter erre dans la campagne en compagnie de Merlin qui le guide vers Avalon. Avalon la mythique, la magique île des fées où s'est réfugiée Lliane, reine des elfes, après avoir donné le jour à Morgane (une fille qu'elle a eu d'Uter) et de fait avoir été rejetée par les siens. Malade de jalousie, Llandon, le roi des elfes, livre une guère odieuse aux hommes et tue le père d'Uter. Ce dernier, à son retour d'Avalon, habité par l'esprit de Lliane, devient le Pendragon et prend la tête d'une armée d'hommes, d'elfes et même de nains. Après avoir pris Lodh, Uter s'introduit dans Tintagel où Ygraine vient d'égorger Gorlois. Elle sauve la mise à Uter et ils conçoivent Arthur…

Cette Nuit des elfes est de toute aussi haute tenue que le premier volume et l'on est désormais entré de plein pied dans la légende arthurienne. La chrétienté — envers laquelle Fetjaine est plutôt critique — a pris le devant de la scène. Si Gorlois est maléfique, ce n'est cependant pas lui qui étendra la nuit sur les elfes, bien que ce soit là son rêve, mais Llandon qui dispute Lliane à Uter, et Uter lui-même car tiraillé entre deux reines, celle des elfes et celle des hommes, Lliane et Ygraine. Toute la tragédie est là. Où le racisme haineux de Gorlois, le mécréant assoiffé de pouvoir, ni païen ni chrétien, avait fait l'unanimité contre lui, l'amour et la jalousie ont entraîné la fin du monde. Ce sont les amours d'Uter et de Lliane qui ont engendré la rupture paradigmatique entre le paganisme celtique et la chrétienté, et ils devront en supporter la culpabilité. La tragédie toujours, comme dans le premier tome, est le moteur du récit ; mais ici, elle a la saveur d'un péché initial ouvrant à la chrétienté.

Fetjaine traduit à merveille la tristesse et la souffrance de ce monde qui glisse vers l'oubli, semble en souffrir lui-même et induit une empathie certaine avec les nains et surtout les elfes. Le pire, c'est-à-dire le meilleur de son art, tient dans la destinée qui conduit à cette fin de monde, dans son travail sur les personnages : des simples hommes — ou elfes — sur qui pèse le sort du monde. Un fardeau bien trop lourd pour des mortels, qui les plonge dans la tragédie tout en leur ouvrant les portes de la légende, les faisant entrer dans le mythe. Alors qu'Uter et Lliane ne souhaitent qu'éviter, qu'interrompre ce changement, leurs actes contribuent à le précipiter. La fantasy de Fetjaine n'est pas qu'histoires d'épées, d'elfes et de runes ; elle tire sa force de la tragédie, de cette exaltation des sentiments les plus nobles qui animent les passions humaines. Passions qui se retournent en faiblesses pour conduire les protagonistes à leur perte… Remarquable.

Cent mille images

Pour fêter ses vingt ans de carrière, Pierre Stolze se voit enfin offrir les honneurs de la réédition, dans la collection doyenne de la S-F française qui plus est. Cent mille images, qui obtint le prix Rosny-Aîné en 91 à Montfort-sur-Argens, ne mérite pas moins.

L'ouvrage de Pierre Stolze cadre à merveille avec la nouvelle orientation de « Présence du Futur » vers une fantasy de haut niveau. Au vu de la richesse et de la qualité de Cent mille Images, qui chemine sur la ligne de crête séparant S-F de fantasy, là où les vaisseaux spatiaux se posent sur les pieds de Vishnu, comment pouvait-on ne pas le rééditer ?

Dans un futur lointain, un univers de space opera, la Terre, meurtrie et délaissée, se remet lentement de la catastrophe écologique. Dans les régions les moins ravagées, telle le Taklimakan, la vie sait même se montrer douce et agréable. C'est là, près de Turfan, au milieu des vignes, que vit Karim Ka lorsque débarquent chez lui les trois reines-mages (une jaune, une Blanche et une Noire, ainsi qu'il se doit) à la recherche d'un bébé ou, à défaut, de la reine Xi Wang Mou. Peu après leur départ, le vieil homme trouve une petite fille qu'il appelle Radda, du nom de la jeune bergère séduite par Krishna, le huitième avatar de Vishnu. Plus que précoce physiquement, surdouée et plus belle que belle, ne serait-elle pas un tolkou, la réincarnation d'un grand esprit bouddhique ?

Pierre Stolze se révèle un auteur malicieux au possible, qui joue avec ses lecteurs, s'amuse à les prendre à contre-pied, inscrit son humour en filigrane, se rit du sérieux des docteurs de la foi technologique ou musulmane, se paie de private jokes (une seule à dire vrai : pas d'abus).

Il faut, pour son contexte, rapprocher ce Cent mille images du Seigneur de lumière de feu Roger Zelazny auquel il n'a rien à envier. Si les éléments soufflent en rafales et si les retournements abondent pour notre plus grande joie, on ne saurait parler de rythme trépidant. Et pourtant, la narration est si compacte qu'il n'y a pas l'ombre d'un temps mort. De plus, Stolze ne recourt qu'à un minimum de violence. L'auteur ne donne pas dans la non-violence militante et ne se gargarise pas d'un beau discours à son propos ; il l'écarte de son fait romanesque, tout simplement.

Stolze fait flamboyer l'Histoire à travers cette histoire flamboyante. il nous immerge dans une culture étrangère — celle de l'Asie des mythes — grâce à des personnages érudits qui font référence à leur univers historique, qui citent des livres, des contes… Il est également du dernier pervers dans l'art de créer l'humour par un décalage subtil, quand, par exemple, au fin fond d'une Chine de space opera, il évoque une école primaire (à Turfan). Il ne jongle avec le rapprochement que pour mieux exprimer l'éloignement et réciproquement. Il exprime aussi bien, sinon mieux, qu'un Jack Vance une culture étrangère, mais ne fait pas fonctionner la société qui se dresse à l'arrière-plan de Cent mille images, préférant nous entraîner dans ses soubassements mythologiques. Stolze nous dit qu'il y a, ici et maintenant, sur Terre, des cultures bien plus différentes que ne saurait l'être une projection de la vision occidentale du monde. Du coup, il se retrouve à écrire une fantasy et une S-F à nulle autre pareille. Car après tout, que connaît-on de la vie sociale et spirituelle au Tatarstan ?

Une fois qu'on a lu Cent mille images, on comprend pourquoi il peut se permettre des critiques acerbes d'un roman comme Étoiles mourantes, lourd, sentencieux, voire prétentieux et grandiloquent. Très exactement ce que n'est pas Cent mille images. C'est au contraire léger, plaisant, guilleret mais sage et riche. Riche de verbe. Outre le vocabulaire spécifique à la culture qu'il dépeint, Stolze sait choisir ses mots pour ciseler son roman comme un bijou. Baroque et brillante, raffinée, l'oeuvre de Pierre Stolze, l'une des plus originales de la S-F conviendra aussi à ceux qui ne sont pas des lecteurs exclusifs de science-fiction.

Enfin, une bonne nouvelle ne venant jamais seule, Marilyn Monroe et les samouraïs du Père Noël (1986), toujours du même Stolze, vient d'être réédité chez Hors Commerce. À ne pas rater non plus !

La Belle Ténébreuse

Un Resnick de plus ?

Le premier à ne point paraître chez Denoël mais toujours sous la tutelle d'un Jacques Chambon dont on a parfois peine à comprendre pourquoi il s'est entiché de l'auteur.

Une fois encore, Resnick nous ramène dans la société galactique qui sert de background à la plupart de ses livres. Malgré une banque de données globale et omnisciente ou presque, des astronefs et des extraterrestres à foison, la galaxie de l'Oligarchie ressemble à la Terre actuelle autant que faire se peut ; les humains y tenant le rôle des « étatsuniens ».

De la même manière que l'establishment a du mal à accepter qu'un nègre soit expert en art renaissant, une part influente de la société galactique n'accepte pas ce même rôle pour l'extraterrestre qui est le principal protagoniste de cette histoire. La métaphore est passablement lourdingue… Resnick nous entraîne donc dans l'univers des marchands d'art, des galeries, des tableaux, des collectionneurs et des voleurs. Là encore, les millénaires n'ont rien changé, pas même le marteau du commissaire-priseur.

Leonardo — non, ce n'est pas un joueur de foot ! — est un ET expert en art humain travaillant pour la galerie Taï Chong dans le cadre d'un échange culturel. Lors d'une vente, les enchères montent de stupéfiante façon pour le portrait d'une mystérieuse femme en noir, œuvre d'un quasi inconnu, du fait de l'acharnement de Reuben Venzia et Malcolm Abercrombie. De par sa connaissance d'autres tableaux représentant le même modèle, Leonardo passe au service de ce parangon de racisme primaire qu'est Abercrombie, lequel les collectionne. À la recherche d'une autre toile, de récente facture, il rencontre Valentin Heath, aristocrate et voleur. Devant échapper à la police, Heath entraîne notre pauvre Leonardo dans sa fuite. ils gagnent Achéron où vivait feu l'artiste, un chasseur de prime que l'on eut guère pensé porté sur le pinceau et qui a entretemps été abattu. La Belle Ténébreuse a, depuis 8000 ans, toujours été portraiturée par des artistes d'occasion mais tous des têtes brûlées. Elle est encore sur Achéron, attendant que le truand qui a tué son peintre revienne en ville se faire trucider à son tour… Elle est pleine de mystère, immortelle et dangereuse, et s'évapore du vaisseau de Heath en plein vol. Leonardo, Heath et Reuben Venzia, qui rêve d'immortalité, se lancent à la poursuite de cette femme qui n'apparaît qu'à des hommes qui bravent la mort constamment…

À la fin du roman, Mike Resnick n'aura pas livré d'explication à l'existence de la Belle Ténébreuse. Elle est un archétype incarné, la mort faite femme sans que cela entre dans l'ordre naturel des choses de l'univers de Resnick — comme du fantastique enchâssé dans un space opera. Le livre, dont l'ambiance n'a rien de gothique, finit en queue de poisson. Le mystère reste entier, ou presque.

Ceci mis à part, La Belle Ténébreuse, écrit tout en dialogues, est d'une lecture alerte et facile, qui vaut davantage par la mise en scène du personnage de Leonardo, issu d'une culture matriarcale et parangon de moralisme suintant qui fait pendant à Abercrombie et surtout au cynique Valentin Heath. Heath, Abercrombie et Venzia, malgré leurs défauts, ressortent favorablement du roman parce que plus humains — et pour cause — face à la morale obséquieuse de Leonardo. Derrière les hôtels et restaurants pour ET., la première classe, les expositions, et même les planètes interdites aux E.T., Resnick satirise l'apartheid. C'est toujours ça.

Certes, La Belle Ténébreuse n'est pas le plus médiocre ouvrage de Resnick, mais on s'extrait à peine du tout-venant… Reste qu'en fin de compte, on en a pas pour 104 FF Le déferlement de grands formats destinés à taper dans la poche du lecteur conduit à publier cher des livres qui ne le méritent pas. Outre la qualité, il va falloir désormais s'attacher au rapport qualité/prix de ce qui nous est donné à lire.

L'Abîme

Le monde est soutenu par un pilier qui plonge dans l'Abîme et, autour de ce pilier, est lové le Léviathan. Une telle cosmogonie pourrait être à la base d'une fantasy drôle et loufoque — suivez mon regard — mais il n'en est rien. Cette cosmogonie-là est à prendre au pied de la lettre. Telle que. Et sur ce monde des plus bizarres arrive un homme qui n'en est pas un, un androïde qui n'a ni nom ni mémoire…

Croisement de thèmes rebattus depuis des lustres ? Peut-être. Mais certainement jamais interprétés de la sorte. Sous les atours familiers du roman se cache un conte, voire un poème. Ce monde en forme de table d'échecs voit s'affronter Rouges et Noirs depuis des temps immémoriaux et résonne davantage comme un théâtre toujours vide où les acteurs répéteraient sans fin. Théâtral. C'est le mot. Sous ce monde-plateau, sous l'œil mort comme une caméra de quelque démiurge absent ou endormi, distant surtout, se réitère le drame, shakespearien dans la tragique ampleur de son éternel recommencement. Shakespearien aussi dans ses fantômes pitoyables et ses trahisons, dans ses luttes fratricides et triviales, dans la folie qui habite les puissants. Tragique à l'instar de ces pièces que l'on redresse sur l'échiquier aux côtés des rois pour y mourir à nouveau et encore… en proie à une fatalité déraisonnable et maligne, tapie au balcon, qui se gausse.

Une fatalité qui triche ; introduisant ses propres pièces, ce Visiteur, ces justes et leur Pistolet. En dernier lieu, John Crowley rompra le cycle de la tragédie et Nod, nouveau Prométhée, lancera ce monde sur sa tangente pour le meilleur et pour le pire.

L'auteur reste on ne peut plus circonspect sur la question ; mais, au moins, le sort des hommes, bon ou mauvais, sera-t-il désormais entre leurs mains.

Cette œuvre étonnante, ce poème de sang et de fureur, est sans équivalent dans la science-fiction moderne, ainsi que le proclame la quatrième de couverture. C'est un bon livre, peut-être trop, que l'on peut détester. Ce sera aussi un livre difficile même si on l'adore, l'exact opposé d'une littérature de divertissement facile, un exercice intellectuel et un hommage puissant au maître elizabethain nourri d'une plume racée, et peut-être néanmoins un livre détestable. C'est bien sûr un livre qu'au risque de l'abhorrer, il faut lire. Le critique ne pouvant être ici que d'un piètre secours. Et même si, en dernier lieu, vous détestez L'Abîme, ce livre ne vous laissera pas moins l'impression d'en avoir eu pour votre argent.

Les Six Lendemains

Tout commence de façon plutôt banale, avec un thème rebattu, celui des pouvoirs psy Danny perd son emploi pour avoir confondu les faits avec ce qu'il a acquis par une forme de prescience qu'il n'a jamais cherché à exploiter. Désireux d'en savoir plus, ù parvient d'une part à développer ses pouvoirs et à déjouer d'autre part le complot d'une confrérie Psi désireuse d'asseoir sa domination…

L'intrigue oscille entre le roman policier et le récit de science-fiction. Assez datée en elle-même, par le mode de narration et certains personnages stéréotypés, elle atteint cependant des sommets dans ses délirants développements spéculatifs, la maîtrise des pouvoirs psi offrant la possibilité d'explorer les univers parallèles, grâce à la séquence sygma. Pour donner des assises scientifiques à ses hypothèses, Blish en appelle au principe d'incertitude d'Heisenberg, à la constante de Planck, à la théorie quantique en général, ce qui, pour un roman écrit en 49, donne une idée de la curiosité scientifique de ce jeune homme de 28 ans.

Blish s'est toujours intéressé à la parapsychologle, à la magie, à l'occultisme, qu'il a cherché à traiter de façon rationnelle ou à mêler à la science-fiction (Pâques noires, Le Lendemain du jugement dernier). Avec Les Six Lendemains (anciennement Séquence Sigma) nous ne tenons pas un grand roman sur le plan narratif ou même de l'écriture, mais voilà néanmoins un livre fort réussi au niveau des idées qu'il agite, voire audacieux.

Flatland

Classique inclassable, longtemps ignoré en France1, Flatland séduit par sa logique mathématique qui, elle seule , autorise la prouesse de décrire la société d'un univers à deux dimensions, plat, sans haut ni bas, peuplé de figures géométriques ayant leurs mœurs, leur religion, leurs classes sociales. On y apprend ainsi que les Triangles, obtus militaires, sont moins irréfléchis lorsqu'ils se rapprochent de l'isocèle, que la hiérarchie sociale est affaire de segmentation : les formes les plus segmentées se rapprochent toujours plus du cercle, modèle inaccessible de perfection.

Discret pamphlet de l'époque victorienne, ce récit d'un Carré (pas très haut dans l'échelle sociale, donc) appréhendant la troisième dimension, acquiert de fait une dimension universelle quand il s'en prend aux esprits étroits qui refusent d'imaginer quelle perception ils auraient d'un univers doté d'une dimension supplémentaire, autrement dit qui refusent les jeux spéculatifs tels qu'en propose la science-fiction. Message de tolérance, plaidoyer pour l'ouverture d'esprit et la liberté d'opinion, la leçon d'Abbott conserve, plus d'un siècle après, toute son actualité. Mais l'œuvre était indubitablement en avance sur son temps : la façon dont un habitant d'un monde à deux dimensions appréhenderait un être venu de la troisième développe des concepts qu'on ne retrouvera que trente ans plus tard, dans la théorie de la Relativité.

Comme son confrère Lewis Carroll, né six ans avant lui, Abbott est un clergyman qui a développé dans sa littérature un délire basé sur la logique.

Pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture, il est déconseillé de commencer par la préface de Manganelli, qui paraphrase plus qu'il ne commente l'œuvre. Lisez-la ensuite si ça vous chante, mais ne manquez surtout pas ce petit bijou fascinant qu'est Flatland. Toute l'essence de la S-F est là et, dans la description d'un univers à deux dimensions, on n'a encore jamais fait mieux !

Notes :

1. L'ouvrage, paru en 1884, ne fut publié en France qu'en 1968 dans la collection « Présence du Futur » chez Denoël, traduit par Elisabeth Gille.

Elle qui chevauche les tempêtes

Il y a longtemps que l'humanité a débarqué sur cette planète morcelée en îles battues par des vents incessants. La société féodale qui s'y est développée depuis se partage entre les Rampants et les Aériens. Ces derniers, messagers à la neutralité proverbiale, volent d'une île à l'autre pour assurer la communication entre les cités. ils disposent pour cela d'ailes mécaniques fabriquées à partir des derniers vestiges de la colonisation — des voiles solaires argentées, imputrescibles et très légères, qui équipaient les vaisseaux humains lors de l'époque mythique des vols spatiaux…

Elle qui chevauche les tempêtes se compose de trois longues nouvelles encadrées de deux autres, plus courtes (« Prologue » et « Épilogue »), présentant l'enfance et la vieillesse du personnage central, Mariss, à la personnalité et au charisme édifiants.

Devenue la fille adoptive de Russ, un Aérien qui n'avait pas de descendance à qui léguer ses ailes, la jeune Rampante découvre l'ivresse du vol, plaisir auquel elle ne saurait renoncer quand, contre toute attente, naît un fils dans la famille. Elle lui faut donc, au nom de la tradition, céder ses ailes à son frère Coll, un poète qui rêve de devenir musicien et qui, comble ultime, n'a que faire des ailes. Entêtée, Mariss n'hésite pas à braver les lois des aériens pour une société plus équitable où le mérite l'emporterait sur le droit de naissance, esquissant ainsi les bases d'une société nouvelle, apparemment plus égalitaire.

Pour l'emporter, elle doit combattre les préjugés et les antagonismes latents entre Rampants et Aériens, prêcher pour davantage d'ouverture vers l'autre. Ce récit un peu facile (Mariss, seule contre tous, parvenant à convaincre un par un ses opposants avec ses nobles sentiments pourtant dictés par le désir égoïste de conserver ses ailes…) emporte l'adhésion car on sait combien George R. R. Martin et Lisa Tuttle excellent à faire vibrer les cordes sensibles — au moins aussi bien que cet autre conteur qu'est Orson Scott Card.

Plus ambigu et plus profond est le second texte, « Une-Aile », centré sur la personnalité complexe de Val, personnage cynique qui fait tout pour se rendre haïssable. Désormais les ailes ne sont plus la propriété d'une famille d'Aériens mais de celui qui sait s'en rendre digne en gagnant des épreuves annuelles. La chance donnée à tous a conduit à la création d'écoles de vol, Mariss étant formatrice. Ce système n'efface pas les vieilles rancœurs et favorise de vilaines pratiques… peu sportives. Le combat de Mariss est cette fois basé sur la tolérance et sur le pardon. Le fait qu'il doit également être mené contre elle-même n'est pas étranger à l'excellence de ce texte, probablement le meilleur du recueil.

Le troisième récit, « La Chute », raconte un nouveau combat d'une Mariss maintenant vieillissante, forcée d'abandonner le vol suite à un accident. Alors qu'elle se cherche une nouvelle identité, elle se voit obligée de défendre le statut des Aériens vis-à-vis des Rampants. Ici les victoires décisives et les lendemains qui chantent sont immédiatement suivis par l'apparition de problèmes compliquant le tableau. Il est à chaque fois question de choix à effectuer, entravé par des situations personnelles qui rendent la décision conflictuelle, situations aisément transposables dans le quotidien du lecteur, ce qui ne peut que l'impliquer davantage…

Des personnages vrais, des intrigues magistralement orchestrées mêlant destins individuels et enjeux collectifs, le tout associé à un art consommé de la narration, font, au total, de ces récits généreux et humanistes de véritables leçons de vie.

Elle qui chevauche les tempêtes s'impose comme un véritable chef-d’œuvre et on ne peut que s'étonner de la vingtaine d'année qu'il nous aura fallu patienter pour le voir enfin traduit en français. Un grand merci à l'éditeur.

La Rose blanche

Après La compagnie noire et Le château noir, voici donc le troisième tome de la saga de Glen Cook, chronique d'une armée de mercenaires.

À la suite de la défaite infligée au Dominateur à Génépi, dans le Nord, la Compagnie Noire a fui pour échapper à la Dame, son ancien employeur, un être presque divin par sa puissance et sa maîtrise de la magie qui règne sur un Empire aux dimensions d'un continent. Plutôt que celui de la Dame (le pouvoir en place) ou du Dominateur (le pouvoir ancien), la Compagnie a choisi le camp de la Rébellion emmenée par la Rose Blanche, qui s'est réincarnée en Chérie, une jeune muette.

Lorsque commence ce nouveau roman, la Compagnie – et Toubib, son médecin et le rédacteur de ses Annales – se morfond depuis deux ans dans la Plaine de la Peur, un désert à l'écart de tout, où les menhirs marchent et parlent, où les baleines volent et où la moindre griffure d'épine peut se révéler fatale. Protégés de la magie de la Dame et de ses Asservis par le champ nullificateur généré par Chérie, ses membres attendent ils ne savent trop quoi, tandis que la Rose Blanche, dans son rôle officiel, s'épuise à organiser la Rébellion, en vain, pour l'instant.

C'est alors que mystérieuses lettres anonymes et étranges visiteurs commencent d'affluer dans le désert. Les lettres décrivent la vie de Bomanz, un célèbre sorcier d'antan qui a passé son existence à étudier les Tumulus où était enfermée la Dame et où demeure enfoui, du moins peut-on l'espérer, son ancien mari. Les étrangers sont porteurs de terribles nouvelles – la Grande Comète annonçant le retour de l'ordre ancien serait en avance, le tyran mort essaierait de nouveau de s'évader de sa prison, et, cette fois-ci, la Dame ne serait plus capable de l'en empêcher.

Pas seule, du moins…

La rose blanche, qui clôt en beauté (noire) cette première trilogie, est un livre crépusculaire, éclaté entre deux époques et plusieurs narrateurs ; c'est aussi un roman de l'attente, de l'inquiétude, et du compromis nécessaire. Jamais, je crois, les notions de « bien » et de « mal » n'ont été aussi floues dans la fantasy. Jamais les protagonistes, tous dépeints en nuances de gris, n'ont été aussi complexes –contradictoires, parfois. Le style, également, mérite qu'on s'y arrêté : des dialogues enlevés, ponctués d'anachronismes langagiers, un argot omniprésent, des ellipses fulgurantes, le tout rendu à la perfection par le traducteur, Alain Robert.

Dans ma précédente chronique, j'évoquais pour qualifier cette œuvre les grands ancêtres Moorcock et Leiber, mais, à la réflexion, la noirceur de l'un est sublimée par le tragique, tandis que celle de l'autre est atténuée par l'humour. Ici, on a plutôt le sentiment d'assister à une farce cosmique, entre H.P. Lovecraft et Julien Gracq, qui laisse à l'âme une douce amertume, malgré une fin plutôt optimiste.

Oui, décidément, la série de la Compagnie Noire s'adresse à des lecteurs avertis. Voilà, vous êtes avertis : attention, chef d'œuvre.

 PS : Après cette première salve, l'Atalante va marquer une pause dans la publication de cette série (mais son directeur promet d'y revenir bientôt) pour livrer un des rares romans de SF (malgré son titre) signés par Glen Cook, Le dragon ne dort jamais. Miam.

L'Épreuve des îles

Après Longwor, l'archipel-monde, voici le deuxième tome de la saga de Denis Duclos. Dans le premier volume, on découvrait Longwor, un archipel de sept îles, voire de treize (« C'est le nombre de lunaisons. Ou celui des menstruations féminines. ») dans les Antilles, protégé de l'Outremonde (le nôtre) par un fort courant marin, le Grand Dragon, d'origine peut-être surnaturelle.

L'épreuve des îles poursuit le récit du périple d'Augustin Coriac, un aventurier français venu là dans les années 1880 pour trouver, semble-t-il, un passage vers un autre temps. Il va se trouver mêlé au jeu politique des îles, un jeu à tous les sens du terme, puisque le sommet de la hiérarchie locale est désigné par une série d'épreuves, les unes sportives, les autres plus mystiques. Il va aussi se trouver mêlé au jeu de l'amour, avec la belle Athiello, et à celui du hasard…

On retrouve ici toute la verve du premier roman, peut-être plus éclatante encore : l'invention langagière est incessante (chevirelles, musilets, crocosophes, pétacles et monucles, glône, choulcave, salge, etc.), le dialogue gouleyant. Et les descriptions, souvent « gratuites », chargées de poésie, et les énigmes complexes résolues par les personnages, et les courts poèmes ici ou là, tout, tout dans ce roman n'est qu'un prétexte à faire chanter la langue et s'exalter les sens.

Prétexte, certes, mais l'intérêt est aussi ailleurs : dans la critique sous-jacente d'une machination socio-économique qui consiste à appauvrir les pauvres au profit des riches et des puissants. Toute ressemblance… Ou dans la métaphore du jeu des partis, alliances, trahisons et non-dits. Là encore, ce n'est bien sûr qu'un conte, et toute ressemblance…

Quelque part entre Voltaire et Vance, Cendrars et Pratchett, Denis Duclos poursuit son bonhomme de chemin, créant une des œuvres les plus attachantes, les plus originales, les plus intelligentes et les plus accessibles à la fois de toute la fantasy mondiale.

Enivrez-vous de ses capiteux parfums ; on en revient l'esprit plus alerte, plus instruit et plus ludique. Est-ce si fréquent ?

Les Fables de l'Humpur

Après Serge Lehman et le duo Ayerdhal/Dunyach, c'est au tour de Pierre Bordage de faire son entrée dans la collection « Millénaires », avec ce que l'on nous présente comme son premier roman de fantasy. Mettons tout de suite les choses au point : si Les Fables de l'Humpur se déroulent bien dans un cadre féodal et empruntent une bonne partie de leur vocabulaire à l'ancien français, nous sommes bel et bien en présence d'un roman de science-fiction.

Dans un futur indéterminé, l'humanité n'existe plus, ayant cédé la place à diverses espèces hybrides, mi-hommes, mi-animaux : ils se nomment grognes (porcs), hurles (loups), ronges (rats) ou miaules (chats) et vouent un culte à l'ancienne race disparue.

Véhir est un grogne mal dans sa couenne, qui rejette les lois absurdes de son dan et qui, après avoir rencontré un autre paria de son peuple, détenteur d'un savoir séculaire, décide de partir à la recherche des anciens dieux. Pour cela, il n'aura d'autre choix que de s'allier à une hurle, sa prédatrice naturelle, elle aussi mise au ban de sa société. Au fil de leurs pérégrinations, les deux héros rencontreront leur content d'aventures, de nouveaux amis et de nouveaux ennemis.

Depuis bientôt dix ans, on a eu le temps de s'habituer au style Bordage, tant à ses qualités (un rythme soutenu et une lisibilité extrême) qu'à ses défauts (une absence presque totale d'originalité, une écriture et des personnages stéréotypés au possible).

Sauf qu'ici, la plupart de ces défauts sont quasiment imperceptibles. En puisant abondamment dans le lexique de l'ancien français, Bordage a créé une langue à la fois exotique et intelligible. Et si ses héros sont des caricatures d'humains, ce fait est justifié par leur nature même. À ce titre, la scène dans laquelle Véhir propose à ses compagnons de voyage de le dévorer pour qu'ils ne meurent pas de faim est tout à fait poignante. En outre, le romancier semble beaucoup plus à l'aise dans cet univers moyenâgeux que dans les mondes futuristes qu'il met habituellement en scène. Seul regret : la fin du roman est assez décevante, ne proposant qu'une mise en garde des plus éculées, genre « le progrès, des fois, eh ben ça donne pas que des choses bien, ma bonne dame, ahlala ». N'empêche, par rapport au Parleur d'Ayerdhal, réédité au même moment en « Millénaires », la comparaison est tout à l'avantage de Bordage, qui ne sacrifie jamais son récit à un discours politique aussi envahissant qu'infantile. Un très bon roman donc, certainement le meilleur de son auteur.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug