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Frankenstein 1918

Imaginons un instant que la Prusse l’ait emporté. Que l’Europe, en cette première moitié du xxe siècle, vive sous sa coupe sans pitié. Que Winston Churchill, l’une des figures héroïques de nos manuels scolaires, sauveur de la Grande-Bretagne, ait disparu dans les couloirs anonymes du temps. Que l’expérience du docteur Frankenstein, figure de papier inventée par Mary Shelley, mais savant de chair et de sang ici, dans cette réalité, ait servi de modèle pour tenter de créer une armée de guerriers sans peur, à la force terrifiante, capables de renverser un ennemi plus efficace et mieux armé… hypothèse qu’un journal trouvé dans les ruines de Londres semble étayer, le récit poignant du premier des non-nés, ces créatures censées servir les Britanniques en lutte contre les Prussiens – et inverser le cours de la guerre…

Avec Frankenstein 1918, Johan Heliot revient une fois encore à ses vieilles amours, lui, l’ancien professeur d’histoire, pour bâtir une intrigue poignante dans un monde uchronique d’une grande richesse et d’un réalisme étonnant — l’une des forces indéniables du présent récit. Le roman est présenté comme le travail d’une chercheuse et de son époux, couple qui a découvert des textes précieux montrant une facette de l’histoire bien différente de celle proposée par les autorités. Les mémoires d’un certain Winston Churchill, d’abord, personnage oublié car sans intérêt historique. Où y on découvre le plan audacieux et quasi insensé de ce patriote, voix solitaire dans l’Angleterre rigide et constipée de l’époque, prêt à jouer avec les morts dans sa recherche d’une solution pour éviter les massacres à venir de ses compatriotes dans les tranchées. Il nous narre un épisode resté secret, car trop gênant pour le pouvoir. L’autre document capital exhumé est un fragment des mémoires de Victor, la première créature conçue par Churchill, le premier non-né : un amas de chairs cousues selon le procédé inventé par le docteur Frankenstein et amené à la vie par un savant dosage de chimie et d’électricité. Puis utilisé sans plus de vergogne que d’hésitation par son créateur afin de retourner le cours de l’histoire. Une opération qui, on l’apprend dès le début du récit, provoquera la destruction de Londres par une arme aux effets désastreux – un sort équivalent à nos Hiroshima et Nagasaki.

On l’a compris, l’ensemble du récit mélange habilement histoires etHistoire, avec pour brouet initial et essentiel le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley. L’alchimie fonctionne dès les premières pages : les solides connaissances historiques de l’auteur, son appétence pour l’exercice uchronique et ses talents de conteur font merveille. L’alternance des supports est une réussite : Heliot adapte son style au sage Victor, à l’impulsif Churchill et au courageux Edmond, et ce avec brio. Tout sauf une surprise, en somme, tant on le sait capable du meilleur (« La Trilogie de la Lune »), mais aussi, parfois, du moins bon (le bancale Françatome). Avec Frankenstein 1918, il propose en tout cas un roman hu-main et fort. Son ancrage dans l’histoire, sa puissance d’évocation et, surtout, le personnage émouvant et sans mièvrerie de Victor font mouche. Un excellent moment, en somme, et sans doute même un peu plus, en ces temps troublés où les nationalismes et la haine de l’autre reprennent du poil de la bête. Une leçon à méditer, encore et encore…

Le Sommeil des géants

[Critique commune à la trilogie « Les Dossiers Thémis » : Le Sommeil des géants, L'Éveil des dieux et Trop humains.]

Enfant, Rose Franklin tombe dans un fossé et atterrit sur une main gigantesque. La main d’un robot géant. Le reste de son corps a été réparti façon puzzle sur la Terre. Par qui ? Mystère. Devenue adulte, engagée par un homme mystérieux dont on ignore le nom et le rôle réel, elle part à la recherche des autres morceaux. Vu la taille de l’engin, difficile de rester discret. De nombreux pays se montrent intéressés par cette potentielle arme fantastique et apprécient moyennement la mainmise par les États-Unis. Les tensions se multiplient… et les questions restent nombreuses. Seule certitude, cet artefact est d’origine extraterrestre. Comme va le prouver le débarquement de certains d’entre eux sur Terre. Viennent-ils récupérer leur bien ? Ou punir l’arrogance humaine ?

Pour nous narrer ces aventures hors du commun (quoique…), Sylvain Neuvel a choisi une option radicale : du dialogue, du dialogue, rien que du dialogue. Sous forme de conversations ou d’enregistrements de journaux personnels. Autrement dit, une lecture au rythme rapide, des pages vite tournées, sans accroc, sans temps mort. Le procédé semble parfois artificiel, mais l’auteur maîtrise raisonnablement sa technique. Par contre, à la longue, cela lasse un brin. Ajoutez à cela un style fluide, passe-partout….voire inexistant. Sur ce plan-là, c’est sûr : en ce qui concerne le Nobel, c’est raté.

L’histoire, alors ? Efficace à défaut d’être originale. Les robots géants, ça attire toujours les foules — qu’on songe à Goldorak, la série animée inspirée de Go Nagai, par exemple, pour la version vintage, ou, plus récemment, en 1999, au Géant de fer, très chouette long-métrage, lui aussi animé, de Brad Bird, voire encore, en 2013, à Pacific Rim, le blockbuster de Guillermo del Toro, et ses combats de titans en plein milieu des fourmilières humaines… Sylvain Neuvel s’en sort honorablement : ses grosses machines de métal intriguent au début, puis fascinent. D’autant que leur pilotage nécessite des qualités difficiles à réunir. Pour enrober tout cela, l’intrigue tient bien la route sur le premier tome. Sauf qu’elle s’émousse, perd de son tranchant, et finit par décevoir dans l’ultime volume. Le mystère des débuts enthousiasmait. Sa résolution (comme souvent) déçoit. Restent les personnages. Mais là encore, le tiède l’emporte : si certains d’entre eux peuvent se montrer attachants, leur côté caricatural ou déjà-vu finit par agacer. Le mystérieux commanditaire du Sommeil des géants, par exemple, fait irrémédiablement penser à l’homme à la cigarette de la tétralogie de Stéphane Przybylski. Les histoires d’amour sentent plus le réchauffé que la grande passion. Bref, un peu trop de maladresse pour réellement toucher le lecteur.

« Les Dossiers Thémis » constituent donc une trilogie sympatoche (un adjectif qui en dit long sur l’âge du rédacteur de cette critique…), facile à lire et au scénario suffisamment dynamique et simpliste pour faire un succès à l’écran (car, bien sûr, un réalisateur travaille dessus… depuis 2015). Vite lu. Vite oublié. Ni plus ni moins.

Variations sur l'histoire de l'humanité

En quatorze textes choisis et commentés par autant de scientifiques et auteurs, Variations sur l’histoire de l’humanité propose un arc de réflexion sur l’origine et le devenir de l’humain, allant de la tradition à la spéculation en passant par la raison. Cet ouvrage collectif, préfacé avec enthousiasme par Yves Coppens, se décline en quatre grands chapitres : les variations mythologiques, fondatrices, modernes et libres. Jean-Loïc Le Quellec dresse un arbre phylogénétique des mythes des origines, et on relira le mythe de Prométhée ou celui du Golem dans la Kabbale. La seconde partie consiste en une relecture critique de trois textes fondateurs de Lamarck, Darwin et Boule. Les contributeurs modernes s’appliquent à montrer que les sciences de l’homme sont conscientes d’elles-mêmes et de leurs origines, et n’hésitent pas à écorner leurs idoles. La troisième partie est consacrée aux études modernes à travers un choix de textes très pédagogique. On y trouve notamment le très beau « Race et culture » de Claude Levi-Strauss, « La mal-mesure de l’homme » dans lequel Stephen Jay Gould règle son compte à la sociobiologie, et une mise à jour des connaissances sur l’hérédité par Luca et Francesco Cavalli-Sforza. Les commentaires constituent évidemment la valeur ajoutée du recueil. Si le troisième chapitre est le plus technique, la qualité de l’accompagnement rend l’ensemble très abordable et passionnant.

Enfin, les variations libres s’ouvrent à l’imagination débridée des auteurs de fiction. Quatre textes sont proposés. « L’Ours » de William Faulkner (1940) peine à défendre sa place dans le livre. « Les Animaux dénaturés » de Vercors (1952), à l’inverse, est un texte séduisant et plein d’humour qui reprend l’idée de la Controverse de Valladolid et décrit le procès qui doit décider si une nouvelle espèce primitive mais bien vivante découverte par des paléontologues en Nouvelle-Guinée se verra attribuer le statut d’humain ou de bête. Les arguments des deux bords fusent et la chute est délicieusement grinçante. Je suis moins enthousiaste sur le troisième texte, «  Humanité et demi » de T.J. Bass (1971), proposé par Laurent Genefort. Tiré du roman du même nom, il livre une dystopie totale où en 2350, toute espèce autre que l’humanité a disparu, celle-ci est réduite à l’état de fourmilière dirigée par un ordinateur, et la surface de la Terre est entièrement couverte de champs de céréales subvenant aux besoins alimentaires de base de trois mille milliards de posthumains. Pour moi, ce genre de SF ne sert pas à penser l’avenir, juste à booster les ventes d’antidépresseurs. Avec le dernier texte, «  L’Appel de la nébuleuse » de Claude Ecken (2002), sélectionné par Roland Lehoucq, on touche au sublime. Ecken livre un superbe texte de hard SF, à la Stephen Baxter, qui est à la fois poétique, scientifique et prophétique. Une mission scientifique terrestre voyage jusqu’à une nébuleuse, espérant en vain y découvrir une vie naissante. La désillusion s’accompagnera d’un sentiment de solitude sidérale, et mènera à une décision radicale. Jouant sur l’hypothèse panspermique, Ecken imagine que la vie a besoin d’un petit coup de pouce pour émerger. Un texte brillant qui avait été publié dans Bifrost n°31.

La science fait son cinéma

Fort du succès de Faire des sciences avec Star Wars de Roland Lehoucq et des dossiers « Scientifiction » dans la revue Bifrost, le Bélial’ se tisse un habit de vulgarisateur de science et lance une nouvelle collection dédiée à la transmission du savoir, « Parallaxe », dotée d’une identité visuelle forte et belle, conçue par Cédric Bucaille. Ainsi, deux fois l’an, Olivier Girard (son fringant éditeur) et Roland Lehoucq (son savant directeur) se lanceront cheveux au vent à l’assaut des ombres de l’ignorance. « Parallaxe », c’est une question de point de vue, celui de la science-fiction sur le monde et de la science sur la fiction. Deux titres en assurent l’ouverture  : La Science fait son cinéma de Roland Lehoucq (astrophysicien) et Jean-Sébastien Steyer (paléontologue), et Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin (linguiste). Pour aborder des sujets aussi distincts que la relativité en physique ou l’hypothèse de Sapir-Whorf en linguistique, les deux titres adoptent des approches différentes.

La Science fait son cinéma reprend, avec quelques retouches cosmétiques, quatorze articles publiés précédemment dans Bifrost, et les organise thématiquement pour tisser un lien. Le principe est efficace, les auteurs choisissent un film pour illustrer une thématique dont ils discutent du traitement en regard des connaissances scientifiques actuelles. L’accent est mis sur les disciplines de la physique et de la biologie. Ils y abordent aussi bien les surprises qui attendraient Paul Rudd dans le monde réel lorsqu’il revêt le costume d’Ant Man et les sévices que le trou noir Gargantua réserverait à Matthew McConaughey dans Interstellar , que la crédibilité des espèces extraterrestres en SF, ou les menaces qui pèsent sur les héros hollywoodiens dans l’espace. Le sérieux du fond s’orne d’humour et de bienveillance, même quand ça tape fort, comme sur Prometheus ou Pacific Rim.

[…]

Ces deux ouvrages s’adressent essentiellement aux lecteurs de science-fiction. Les références à des œuvres plus ou moins connues y sont nombreuses, et il est utile de s’y entendre pour apprécier pleinement le propos. Cela étant, les deux titres réussissent magnifiquement l’exercice délicat de la vulgarisation scientifique. Notons enfin que la collection accomplit un pas de titan en traitant de la science-fiction non plus simplement en tant qu’objet, mais aussi en tant que source de savoir. Chapeau !

La mort immortelle

Publié en Chine en 2010, traduit en anglais par Ken Liu sous le titre Death’s End en 2016 (qui est la version lue pour cette critique – précision de taille, puisque nous n’avons pas ici jeté le moindre regard sur la VF), le roman de Cixin Liu devient La Mort immortelle chez Actes Sud et conclut la trilogie des « Trois Corps », après Le Problème à trois corps (2016) et La Forêt sombre (2017). Le moins qu’on puisse dire est qu’il est conclusif, et on peut affirmer avec certitude qu’il n’y aura pas de suite. Il conclut non seulement la trilogie, mais aussi tous les livres. Liu offre un roman de hard SF d’une très rare ampleur qui, avec ses qualités et ses défauts, constitue à mon avis le meilleur opus de la trilogie. Foncièrement pessimiste, la trilogie des «  Trois Corps » peut être lue comme un exercice de déconstruction de la civilisation et des espoirs qu’elle porte. Avec le cynisme de ceux qui aiment trop la vie pour soutenir l’humanité, Liu écrit sa démonstration depuis les années 60, jusqu’à la mort thermique de l’univers. Cela prend du temps, 2000 pages pour les trois tomes.

Dans Le Problème à trois corps, l’auteur plaçait l’humanité face à elle-même, ce qui se termine souvent mal. Ye Wenjie, astrophysicienne légèrement échaudée par la révolution culturelle, livrait la Terre aux Trisolariens, une race extraterrestre qui a des soucis domestiques d’ordre cosmologique. Dans La Forêt sombre, l’humanité se trouvait ainsi confrontée à l’arrivée imminente – 400 ans — d’extraterrestres hostiles et technologiquement supérieurs, ce qui se termine souvent mal. Une solution fut trouvée par Luo Ji, un des quatre sauveurs désignés par l’humanité, sous une variante de la guerre froide imposée par la promesse d’une annihilation commune. Liu y inventait le concept élégant de forêt sombre : pour survivre dans l’univers, il faut vivre caché. Dans La Mort immortelle, donc, l’humanité se trouve confrontée à l’univers tout entier, ce qui se termine souvent mal. Cheng Xin est désignée pour prendre la suite de Luo Ji et préserver la paix. Trop idéaliste, elle ne sera jamais capable de le faire, quelles que soient les opportunités qui lui seront données, précipitant l’humanité vers un destin funeste. Cixin Liu invite cette dernière à se réinventer, à dépasser ses préconceptions de l’univers et sa place dans celui-ci. Mais l’humanité en est-elle capable ? Liu explore les systèmes sociétaux, politiques, religieux, moraux, et les abat un à un. On ne saurait identifier chez l’auteur un positionnement politique ou philosophique, si ce n’est peut-être un nihilisme radical. Son avis est sans appel : nos agitations morales ou intellectuelles sont vaines. Liu se projette dans l’espace et le temps. On pense aux « Xeelee » de Stephen Baxter ou à Tau Zero de Poul Anderson, pour l’énormité des propositions, mais Liu va plus loin encore.

La Mort immortelle a ses défauts : sa longueur, la faiblesse des personnages. Cheng Xin ne s’élève jamais à la hauteur du policier Shi Quiang dans Le Problème à trois corps, ou de Luo Ji dans La Forêt sombre. À toujours faire les mauvais choix, elle agace, même si c’est là sa raison d’être. Roman de hard SF, on pourrait aussi lui reprocher de jouer avec les lois de la physique, mais tellement moins que nombre d’autres romans et tellement mieux. Rien ne saurait pour autant faire oublier son ampleur phénoménale. En repoussant les limites de la démesure par une imagination hors norme, La Mort immortelle est un livre comme vous n’en avez jamais lu. Il faut le lire.

Comment parler à un alien ?

Fort du succès de Faire des sciences avec Star Wars de Roland Lehoucq et des dossiers « Scientifiction » dans la revue Bifrost, le Bélial’ se tisse un habit de vulgarisateur de science et lance une nouvelle collection dédiée à la transmission du savoir, « Parallaxe », dotée d’une identité visuelle forte et belle, conçue par Cédric Bucaille. Ainsi, deux fois l’an, Olivier Girard (son fringant éditeur) et Roland Lehoucq (son savant directeur) se lanceront cheveux au vent à l’assaut des ombres de l’ignorance. « Parallaxe », c’est une question de point de vue, celui de la science-fiction sur le monde et de la science sur la fiction. Deux titres en assurent l’ouverture  : La Science fait son cinéma de Roland Lehoucq (astrophysicien) et Jean-Sébastien Steyer (paléontologue), et Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin (linguiste). Pour aborder des sujets aussi distincts que la relativité en physique ou l’hypothèse de Sapir-Whorf en linguistique, les deux titres adoptent des approches différentes.

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Comment parler à un alien ? prend lui la forme d’un exposé sur les recherches actuelles en linguistique, plus cohérent dans sa structure, et focalisé dans son propos. Le livre s’intéresse à deux théories qui ont motivé plus particulièrement les auteurs de SF : celle de la grammaire universelle de Chomsky et celle de Sapir-Whorf sur l’influence du langage sur notre perception du monde. À travers l’étude de linguistique-fictions emblématiques, de L’Enchâssement (le Bélial’) de Ian Watson à « L’Histoire de ta vie » de Ted Chiang (dans le recueil La Tour de Babylone - « Folio SF »), et de nombreuses autres encore, l’auteur introduit progressivement le lecteur au vocabulaire et aux concepts de la linguistique moderne, jusqu’à les lui rendre familiers. Il raconte l’évolution des langues naturelles, celles que l’on parle, puis celle des langues synthétiques, celles que l’on crée, pour aboutir finalement à la question de la communication avec une espèce autre, aussi différente que pourrait l’être un extra-terrestre, et de toutes les difficultés qu’elle implique. Frédéric Landragin livre un texte passionnant, pointu dans ses concepts, qui reste accessible au béotien.

Ces deux ouvrages s’adressent essentiellement aux lecteurs de science-fiction. Les références à des œuvres plus ou moins connues y sont nombreuses, et il est utile de s’y entendre pour apprécier pleinement le propos. Cela étant, les deux titres réussissent magnifiquement l’exercice délicat de la vulgarisation scientifique. Notons enfin que la collection accomplit un pas de titan en traitant de la science-fiction non plus simplement en tant qu’objet, mais aussi en tant que source de savoir. Chapeau !

Un souvenir de Loti

Voyageurs impénitents, amoureux l’un de l’autre comme au premier jour, Loti et Marjorie jettent leur dévolu sur Nopal, paradisiaque planète artificielle où ils comptent finir leurs jours, si l’utopie qui la qualifie n’est pas un mensonge. Là, les accueillent des femmes niges dotées d’ailes, dépourvues de pilosité jusqu’à la poitrine et dont le duvet s’achève en buissonnante touffe de plumes au niveau du visage. La sexualité est libre et la nudité va de soi ; on se nourrit également à travers l’épiderme pour éprouver des orgasmes alimentaires. Des androïdes affables satisfont tous les désirs, tandis que la société s’épanouit à travers les plaisirs des sens, les créations artistiques et le savoir. Nul commerce, mais des échanges proportionnés, qui peuvent s’avérer problématiques lorsqu’il s’agit de se défaire d’un mot. La communication télépathique permet de dépasser les écueils du langage.

Bien que le lieu de transit soit très fréquenté par la Ligue, peu de gens choisissent de devenir Nopalais en raison de la difficulté des démarches : la félicité se mérite au prix d’une transformation spirituelle et corporelle visant à unifier le conscient et l’inconscient des individus en une seule entité. Les Nopalais, seules créatures à s’être imaginées elles-mêmes, à exister avant de s’incarner, expliquent qu’il faut faire abstraction de son corps pour mieux se recréer.

Observateurs attentifs et ouverts aux expériences, Loti et Marjorie cherchent les failles du système, tout en s’acclimatant à la société. Pour les y aider, Sévy, le sartre, originaire du Centaure, se fait guide : il explique au couple les usages en cours, se servant pour cela du Dire, une forme d’enseignement infra-oral, expression et fragment d’un Tout, tandis que Vélanivolévi, le freud, les prépare au passage en traquant les refoulements et les blocages culturels qui freinent leur épanouissement. On voit sur quels concepts s’appuient les Nopalais pour édifier leur utopie. Est-ce suffisant ?

Un temps, le couple croit identifier une faille avec la survivance d’un sentiment religieux ; cependant, même si la société s’appuie sur une entité mythique ironiquement nommée Mandrake, il s’agit davantage d’un support philosophique pour aider à exprimer la notion de mutation («Le savoir n’a pas de fin : tout est mouvement, changement. ») et le détachement des biens terrestres que formalise une communauté basée sur le partage. La question d’une forme de capitalisme basée sur l’exploitation des androïdes est également évacuée en cantonnant les machines, même évoluées, à des objets. C’est finalement davantage en soi qu’autour de soi qu’il convient de chercher les résistances à l’utopie. Et c’est dans l’ouverture à l’autre, dans cette fusion des êtres, qu’il est possible de la trouver, plus que dans l’insertion dans une société, si idyllique qu’elle puisse être. Reste à savoir, comme le suggère l’anagramme en fin de récit, si l’utopie est bien l’objet de désir que se fixe l’humanité ou s’il ne s’agit pas d’un leurre visant, derrière l’idée de perfection, à refuser ou ignorer l’ultime imperfection, celle de la mort, qui prive tout un chacun de la présence de l’autre.

Ce récit baigné d’une douce sensualité, souvent érotique, riche de descriptions d’un exotisme exubérant encore rehaussé d’images surréalistes, est innervé par une même profusion d’idées autour de la quête existentielle du bonheur et de l’accomplissement de soi, et de questions métaphysiques autour de la mort, qui amène à conclure que durant notre brève existence, « Nous ne sommes en tant qu’être qu’une réflexion de l’univers sur sa condition d’univers.  »

Initialement publiée dans l’anthologie de Gérard Klein, Utopies 75, sous le titre « Un Souvenir de Pierre Loti », la novella a été revue et augmentée pour la présente édition. Outre des modifications cosmétiques de vocabulaire (le macabe redevient un macchabée), on trouve une mise à jour des concepts scientifiques et des considérations sur le xxie siècle et le mensonge du trans-humanisme. Mais la plus éclairante modification, d’une pudique discrétion, qui justifie la reprise de ce titre dans la nouvelle collection « Eutopia » des éditions La Volte, est la dédicace, mise en exergue de cette fuite du temps venu superposer la fiction à la réalité, « À Anne » étant devenu « À Anne pour toujours ». Ce chant à l’être aimé ne suscite, derrière la profonde réflexion, que davantage d’émotion.

Rétrofictions

Attention, ouvrage indispensable !

Voici une encyclopédie à la présentation aussi soignée que son contenu est riche. Deux volumes fortement illustrés, au texte réparti sur deux colonnes, sur plus de 2400 pages, à l’impression et au papier irréprochables, le tout présenté dans un magnifique coffret : il n’en fallait pas moins pour recenser l’ensemble de la conjecture romanesque francophone. La production s’étale sur 420 ans, depuis Pantagruel de Rabelais jusqu’à 1951, soit le début de la période moderne avec la création de deux collections emblématiques, « Anticipation » au Fleuve Noir et « Le Rayon fantastique » coédité par Hachette et Gallimard.

11 000 titres, 4 000 auteurs, 5 000 entrées, plus de 1 000 illustrations… Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Outre les romans et les feuilletons, la bande dessinée et les illustrations, les longs et courts métrages et les films d’animation, on trouvera les images et les bons points, les jeux et jouets, les opéras et les pièces radiophoniques, les partitions musicales, les assiettes décorées (sur pas moins de six pages) et les éventails, les calendriers, etc… jusqu’aux buvards !

Les entrées sont classées par ordre alphabétique d’auteur, auxquels s’ajoutent les principaux titres de revues et journaux, ainsi que les différents types de supports. L’énorme avantage réside, en fin du second volume, sur près de 300 pages, dans un index alphabétique des titres et un index chronologique : il est donc possible de retrouver une référence par titre, par auteur ou par date, mais aussi par thème. Ceux-ci sont suffisamment détaillés pour proposer six listes concernant les extraterrestres (invasions, monstre, mœurs, origine, etc.) et cinq sur Mars, six sur l’invisibilité, une quinzaine sur les ondes et les rayons (désintégrant, hypnotiques, réfrigérants, etc.), autant sur les religions et sectes. Un dernier tableau recense le nombre de titres publiés par année, qui permet de constater leur lente augmentation jusqu’au milieu du xixe siècle, la croissance plus rapide en fin de siècle jusqu’à l’inflation du début du xxe, où ils dépassent la centaine.

Il sera difficile, désormais, d’attribuer à un auteur la paternité d’un thème ou l’originalité d’un sujet : l’ignorance n’est plus de mise grâce à cette entreprise titanesque. Tout y est, ou presque. Seuls les auteurs de cet ouvrage sont en mesure de pointer quelques rares lacunes qu’ils répareront dans une prochaine édition.

C’est le travail d’une vie (enfin, de plusieurs) qui se trouve condensé là. On imagine ce qu’il a fallu d’investissement, de patience, pour relever, répertorier et ordonner une telle quantité de données. Et pour les lire, car les récits sont résumés, ou, pour les plus secondaires, identifiés par leurs thèmes ou leurs caractéristiques.

Parlons un peu du contenu. Chaque entrée est rédigée de façon précise, avec les men-tions biobibliographiques nécessaires. Les résumés sont clairs et concis, plus détaillés pour les textes d’importance, augmentés de commentaires sur la portée de l’œuvre, son originalité, de façon plutôt objective, avec quelques remarques ironiques ou étonnées. Les classiques sont abondamment présentés. On ne trouve pas moins de seize pages sur les frères Rosny, neuf sur Jules Verne et six sur Jacques Spitz. Jean Giraudoux dispose également de son entrée pour un humoristique « Supplément au voyage de Cook ». On découvre des curiosités à chaque page. Par exemple, un étonnant récit d’André Barre daté de 1901, « La Phalloculture », d’un individu propulsé au xxxe siècle, dans une société féminine où l’homme est devenu, à la suite de sélections génétiques, un objet sexuel le dotant de lèvres lippues, d’une langue et d’un sexe hypertrophiés, le reste étant réduit à l’insignifiance. On découvrira de même une étonnante illustration de Cuyck représentant un homme ouvrant sa chemise et dévoilant les rouages de son anatomie, pour un roman d’Alex Pasquier publié en 1913, Le Secret de ne jamais mourir, autre titre éloquent d’un transhumanisme avant la lettre !

Il suffit de feuilleter l’ouvrage pour se convaincre de l’exubérante imagination des pionniers de la littérature conjecturale ou apprécier des illustrations qui n’ont rien perdu de leur force, nombre d’entre elles s’avérant d’une étonnante modernité. Cette encyclopédie bruisse de milliers d’histoires qui donnent envie d’y aller voir de plus près, dans une bibliothèque ou sur Internet.

Le prix, à y bien regarder, est dérisoire : il représente cinq romans d’environ 300 pages à 23 euros, qui ne donneront pas forcément pleine satisfaction. Faites-vous le offrir à l’occasion d’une fête, mais ne passez pas à côté de ce trésor d’érudition.

La Planète aux statues

Au terme d’un voyage de cinq siècles, un vaisseau terrien reprend contact avec les colons de Margharetta, une planète d’Alpha du Centaure. La mission est scientifique : biologiste, géologue, sociologue, économiste, ainsi que la narratrice, une psychologue de vingt-cinq ans, viennent étudier l’évolution de la société. Les cités apparemment prospères sont paisibles, figées dans le conformisme d’une vie sans histoires : les femmes, très occupées à leurs tâches ménagères, ont de nombreux enfants. Pas de monnaie ici, mais un marché au troc où chacune présente ses productions artisanales  : confitures, parfums, couverts en bois. Pas de guerre ni de violence : il n’y eut en un siècle que quatre meurtres sur l’ensemble de la planète.

Un détail attire vite l’attention des observateurs : la présence de statues de jeunes filles au réalisme saisissant, enchaînées dans les jardins attenant aux maisons au moyen d’un cadenas. Seule celle qui a servi de modèle détient la clé et la cède à l’homme qui la lui fait sa demande en mariage. Les statues sont fournies par les monastères de chaque cité, forteresses inaccessibles hormis pour les cérémonies comme le mariage. Celui-ci semble obnubiler toute femme en âge de convoler : être l’objet d’une demande apparaît plus important que l’identité du prétendant.

La société que décrit Christine Renard est une métaphore de la femme au foyer, conçu pour la seule satisfaction de l’homme, sans que personne, du fait de l’éducation et du poids des traditions, n’en ait forcément conscience.

La situation n’est pas sans rappeler celle, au tournant du XIXe et du XXe siècle, où l’homme se rendait dans les maisons closes en laissant leurs épouses s’occuper des enfants et du foyer. La statue, garante de fidélité, est l’instrument qui masque partiellement cet asservissement ou du moins, le rend acceptable. Seuls les moines, détenteurs de la vérité, effectuent un contrôle en connaissance de cause. Pour avoir cherché à connaître la vérité le sociologue Valentin Vallauris perdra la vie.

La narratrice, qui a réussi à se faire accepter par la population, provoque, par sa seule présence, à une transformation des consciences propre à devenir le ferment d’un mouvement de libération de la femme. Elle est consciente de susciter de fortes résistances qui risquent de se retourner contre elle.

L’intrigue qui se joue sur une échelle réduite, adopte le ton du roman policier dans un premier temps, en se concentrant sur l’élucidation de morts suspectes et la révélation de secrets bien cachés. Elle s’élargit par la suite quand les changements au sein de la communauté prennent les contours d’une révolution féministe, section où les problèmes relatifs au statut de la femme sont clairement exprimés. La narration est rapide : on aurait aimé davantage de développements lors de la prise de conscience et de la transition sociale. Mais l’écriture très fluide de Christine Renard, qui sait très vite opérer l’identification du lecteur à son personnage, est d’une indéniable efficacité.

Initialement intitulé La Planète aux poupées, un titre que Christine Renard n’aimait pas – elle lui préférait celui de Tristes Poupées, qui lui donne une perspective plus anthropologique –, ce roman publié en 1972 n’avait pas pu rencontrer son public, l’éditeur ayant fait faillite peu de temps après. Il faut donc saluer Jean-Pierre Fontana pour avoir réédité ce roman dans sa nouvelle collection dédiée aux œuvres patrimoniales de l’imaginaire injustement négligées.

Si le présent roman semble avoir vieilli par certains côtés, il rend fidèlement compte de la condition féminine à l’époque de sa rédaction. Ce n’est pas un hasard si la même année Ira Levin, sur un sujet identique, publiait Les Femmes de Stepford, Les problèmes d’égalité entre homme femme ne sont plus exactement les mêmes, raison pour laquelle ce court roman mérite le détour : il permet de mesurer autant le chemin parcouru que celui qu’il reste à effectuer.

Reste que Christine Renard est trop subtile pour faire de ses personnages des caricatures. Sa narratrice refuse de jouer les icônes, ne serait-ce qu’en raison de son éthique de non intervention. Les failles qu’elle présente permettent d’entrevoir sa complexité. Et c’est sur une note bien plus ambiguë que s’achève ce récit à l’échelle de la société comme de sa principale protagoniste. Au final, un roman très vivant, au suspense soutenu, qui réhabilitera, il faut l’espérer, Christine Renard, autrice discrète au grand talent.

Dimension Technoscience @venir

Pour ses cinquante ans, le Laboratoire d’Analyse et d’architectures systèmes a choisi de présenter un recueil de nouvelles de science-fiction basé sur ses recherches en technosciences, de l’informatique à la communication, en passant par la robotique.

Les machines occupent une place de choix. Ainsi, Catherine Dufour démontre dans le très drôle « Sans Retour et sans nous », que les robots compagnons ne seraient pas seulement utiles aux personnes invalides et âgées, mais aussi aux individus désocialisés pour les aider à se reprendre en main : encore quelques réglages, et son prototype rendra bientôt Nao obsolète.

L’espace appartient déjà aux machines, comme le montre Jean-Louis Trudel avec « Semeuses d’amour en orbite instable » : moins sensibles que les humains aux rayons cosmiques, les femtosats, des satellites de très petite taille, sont plus efficaces pour coloniser la Lune et les astéroïdes. Au prix d’un désir d’indépendance ? Il reste aux deux intelligences à apprendre à coopérer…

La question de la conscience de la machine a été posée dès le départ, avec une belle ouverture d’esprit, par Xavier Mauméjean dans « La Science du cœur ». Autour d’une enquête sur un meurtre, il trace avec subtilité la frontière ténue entre intelligence biologique et artificielle.

À l’inverse, une machine consciente peut servir à mieux éprouver ce que ressent un humain. Dans « Pour le comprendre » d’Olivier Paquet, le seul membre de l’équipe à assister jusqu’au bout à la fin d’un robot qu’on voulait autonome, est son inventeur, hanté par le souvenir de son frère disparu.

Tout aussi touchant est « Changeling » de Lionel Davoust, qui met en scène un enfant solitaire fatigué de passer immuablement ses vacances chez ses grands-parents, à l’écart de tout. Surprotégé par ses parents, il se demande s’il est bien celui qu’il croit être.

Dans le récit de Mauméjean, on peut s’agréger temporairement à une intelligence collective favorisant la recherche de solutions. L’étape suivante pourrait être la télépathie. Sur ce thème, « Plénitude » de Silène Edgar, échoue à convaincre en raison de la naïveté et de la superficialité de son récit. Sa narratrice s’insurge contre la commercialisation d’un implant télépathique malgré les risques pour les 3 % de cerveaux mal constitués, ceux des psychotiques, des autistes, des génies et des surdoués. « Plus d’Einstein, de Hawking, de Turing » laisse entendre que l’humanité dépend de ces « handicaps », évacuant les débats entre inné et acquis, nature et culture.

Autour du thème de l’humain augmenté, Raphaël Granier de Cassagnac revient sur les circonstances qui ont mené Shin Hae-Wan, un des protagonistes de son roman Thinking Eternity, à réaliser la première greffe d’un œil artificiel. L’arrière-plan post-cataclysmique pourrait bien être la résultante des « Contaminations » de Sylvie Denis, excellent texte qui brosse sur trente ans la vie d’une communauté paysanne restant à l’écart du monde moderne, mais que les problèmes liés au changement climatique et aux cultures OGM à la longue inefficaces rattrapent néanmoins. Lucide, documenté, il est axé sur la nécessaire adaptation aux changements.

Le transhumanisme est, lui, frontalement abordé par Pierre Bordage avec « H+ », qui présente la progressive déshumanisation des individus augmentés ainsi que le fossé entre deux humanités.

Un article de Francis Saint-Martin situe la place de la SF par rapport aux avancées scientifiques, dissipant l’ancienne méprise voulant voir en Jules Verne et ses successeurs des prophètes plus que d’imaginatifs auteurs parlant d’avenir, tandis que dans sa postface Roland Lehoucq revient sur son rôle vis-à-vis de la science. Le tout est agrémenté d’illustrations de Barbara Quissolle.

Même si sont évoquées ici et là des dérives et des dangers, les auteurs se sont efforcés d’ouvrir des espaces de réflexion sur l’avenir des technosciences, et ses impacts selon les situations. L’anthologie, de très bonne tenue, est encore rehaussée par les commentaires en fin de récit, où les chercheurs du LAAS, avec un grand sens de la vulgarisation, font le point sur l’état actuel des recherches dans les domaines concernés. Pas d’optimisme béat ni de dénigrement pessimiste ici, mais un regard lucide et éclairé sur les technosciences. De quoi rêver et réfléchir !

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