Frankenstein 1918
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Imaginons un instant que la Prusse l’ait emporté. Que l’Europe, en cette première moitié du xxe siècle, vive sous sa coupe sans pitié. Que Winston Churchill, l’une des figures héroïques de nos manuels scolaires, sauveur de la Grande-Bretagne, ait disparu dans les couloirs anonymes du temps. Que l’expérience du docteur Frankenstein, figure de papier inventée par Mary Shelley, mais savant de chair et de sang ici, dans cette réalité, ait servi de modèle pour tenter de créer une armée de guerriers sans peur, à la force terrifiante, capables de renverser un ennemi plus efficace et mieux armé… hypothèse qu’un journal trouvé dans les ruines de Londres semble étayer, le récit poignant du premier des non-nés, ces créatures censées servir les Britanniques en lutte contre les Prussiens – et inverser le cours de la guerre…
Avec Frankenstein 1918, Johan Heliot revient une fois encore à ses vieilles amours, lui, l’ancien professeur d’histoire, pour bâtir une intrigue poignante dans un monde uchronique d’une grande richesse et d’un réalisme étonnant — l’une des forces indéniables du présent récit. Le roman est présenté comme le travail d’une chercheuse et de son époux, couple qui a découvert des textes précieux montrant une facette de l’histoire bien différente de celle proposée par les autorités. Les mémoires d’un certain Winston Churchill, d’abord, personnage oublié car sans intérêt historique. Où y on découvre le plan audacieux et quasi insensé de ce patriote, voix solitaire dans l’Angleterre rigide et constipée de l’époque, prêt à jouer avec les morts dans sa recherche d’une solution pour éviter les massacres à venir de ses compatriotes dans les tranchées. Il nous narre un épisode resté secret, car trop gênant pour le pouvoir. L’autre document capital exhumé est un fragment des mémoires de Victor, la première créature conçue par Churchill, le premier non-né : un amas de chairs cousues selon le procédé inventé par le docteur Frankenstein et amené à la vie par un savant dosage de chimie et d’électricité. Puis utilisé sans plus de vergogne que d’hésitation par son créateur afin de retourner le cours de l’histoire. Une opération qui, on l’apprend dès le début du récit, provoquera la destruction de Londres par une arme aux effets désastreux – un sort équivalent à nos Hiroshima et Nagasaki.
On l’a compris, l’ensemble du récit mélange habilement histoires etHistoire, avec pour brouet initial et essentiel le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley. L’alchimie fonctionne dès les premières pages : les solides connaissances historiques de l’auteur, son appétence pour l’exercice uchronique et ses talents de conteur font merveille. L’alternance des supports est une réussite : Heliot adapte son style au sage Victor, à l’impulsif Churchill et au courageux Edmond, et ce avec brio. Tout sauf une surprise, en somme, tant on le sait capable du meilleur (« La Trilogie de la Lune »), mais aussi, parfois, du moins bon (le bancale Françatome). Avec Frankenstein 1918, il propose en tout cas un roman hu-main et fort. Son ancrage dans l’histoire, sa puissance d’évocation et, surtout, le personnage émouvant et sans mièvrerie de Victor font mouche. Un excellent moment, en somme, et sans doute même un peu plus, en ces temps troublés où les nationalismes et la haine de l’autre reprennent du poil de la bête. Une leçon à méditer, encore et encore…