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Le Chant mortel du soleil

Depuis des décennies, ceux des plaines endurent la menace de ceux du Qsar. Au retour de l’hiver, les géants déferlent en effet de la montagne pour piller les communautés sédentaires de la plaine et détruire leurs lieux de culte qu’ils honnissent par-dessus tout. Pour conjurer le péril et amoindrir les déprédations, le roi des plaines a jadis signé un accord avec ceux de la montagne, s’acquittant d’un tribut pour renvoyer les géants chez eux. Ses descendants pensaient ainsi avoir écarté pour longtemps la menace de leurs violents voisins. Mais, inspiré par un mystérieux sorcier masqué, le Grand Qsar Araatan décide de rompre ce pacte afin de mener la croisade contre tous les dieux jusqu’à son terme, traquant leur ultime représentant et ses fidèles réfugiés dans la cité sacrée d’Ishroun. Loin des préoccupations sanglantes des puissants de ce monde, Kossum s’efforce de survivre sous les quolibets, les brimades et les coups de ses maîtres. Née esclave, de surcroît au sein de la race maudite des Sukaj, elle ne trouve le réconfort que dans le dressage des chevaux. Délivrée du châtiment auquel on l’avait condamnée, elle fuit avec quatre cavaliers au service du Qsar. Elle ne tarde pas à entamer en leur compagnie un long voyage vers le soleil levant, à la rencontre de son destin.

Premier roman francophone édité par le label Imaginaire d’Albin Michel, Le Chant mortel du soleil calme tout net l’amateur de fantasy épique. Renouant avec les thématiques de Trois oboles pour Charon, titre paru chez Denoël « Lunes d’encre », le nouveau roman de Franck Ferric abandonne ici le destin funeste de Sisyphe, condamné à renaître pendant les pires batailles de l’Histoire jusqu’au terme de l’humanité, pour un univers âpre, confrontant la destinée des hommes et des dieux à l’illusion du libre-arbitre. Dans un monde antédiluvien sur lequel pèse le joug d’une entropie irrésistible, une fin de cycle appelant à un renouveau, un reboot métaphysique, l’auteur met en scène l’absurdité de l’existence humaine et des grands desseins des rois et conquérants. On suit ainsi deux trames narratives, assistant au siège de la cité d’Ishtoun, un spectacle dantesque, prélude à cette Fin de Tout recherchée par ceux du Qsar. On chevauche aussi vers l’Est avec Kossum et ses compagnons de fortune, main dépareillée de guerriers désabusés, amputée de surcroît de son capitaine envers qui Kossum se sent redevable. Une interminable équipée au cœur de terres désertes, parmi les ruines de cités oubliées de tous et la poussière de leurs vestiges, à la recherche du tombeau d’un dieu mort et du berceau de la civilisation. Au cours du récit, la détresse intime se frotte à la marche d’une humanité en bout de course, se cherchant des raisons pour continuer à écrire sa propre histoire. Le bruit et la fureur des combats y côtoient le silence des tombes et la solitude de la steppe déserte. D’une écriture somptueuse, au champ lexical imagé et inventif conférant au texte une beauté primaire, Franck Ferric cherche le mot juste pour approcher au plus près de l’authenticité des émotions d’individus écrasés par le carcan de leur condition.

Avec un titre que n’aurait pas désavoué Gérard Manset, Le Chant mortel du soleil se révèle donc comme une geste épique, âpre et violente, enracinée à une époque crépusculaire, où des héros aux allégeances fragiles se cherchent des raisons de continuer à avancer, au-delà de l’horizon limité de leur destin, au-delà d’une Histoire écrite par les vainqueurs, au-delà d’une existence humaine fragile et éphémère.

La Chanson d’Arbonne

Réédité dans une nouvelle et belle édition brochée, La Chanson d’Arbonne faisait partie des introuvables de Guy Gavriel Kay dans l’Hexagone, du moins si l’on ne souhaitait pas hypothéquer un rein pour l’acheter sur le marché de l’occasion.

Après s’être acquitté de sa dette envers Tolkien avec « La Tapisserie de Fionavar », et plus largement envers la high fantasy, l’auteur canadien peaufine avec La Chanson d’Arbonne une vision plus personnelle du genre, née de sa passion pour l’Histoire et pour la culture méditerranéenne. Ce roman fait en effet directement allusion au pays de langue d’Oc et plus particulièrement à la Provence médiévale. Kay y déploie toute son admiration pour le fin’amor, cet art de vivre et d’aimer porté par les troubadours et autres ménestrels. Il fantasme ainsi une terre imaginaire, l’Arbonne, aux vignobles ensoleillés, peuplée de seigneurs et poètes aussi redoutables avec les mots qu’avec leur épée, un pays de cocagne ceint de montagnes élevées, la protégeant des convoitises de ses voisins ombrageux, mais hélas pas des mauvaises rumeurs qui courent sur ses femmes. Dans son voisinage, l’austère royaume du Gorhaut se révèle au cœur de toutes les intrigues. Adorant le dieu mâle Corannos, son aristocratie voit d’un très mauvais œil cette riche contrée gouvernée par une femme et soumise aux caprices de la déesse Rian. Mais surtout, l’Arbonne suscite la haine du primat du clergé du Gorhaut, un homme ambitieux qui rêve de croisade et de châtiments sanglants afin d’éradiquer l’hérésie féminine qui y prévaut.

La Chanson d’Arbonne reconduit la plupart des thèmes effleurés dans Tigane, en poussant un peu plus loin la rupture avec la high fantasy. On y retrouve cette volonté de tolérance qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre de Guy Gavriel Kay, manifestation morale qu’il ne faudrait pas confondre avec de la naïveté. Pour avoir beaucoup étudié l’Histoire, l’auteur canadien sait que l’être humain n’est pas naturellement bon. Si l’Arbonne doit beaucoup à la Provence, Cygne de Barbentain ou Ariane de Carenzu empruntent sans doute une grande partie de leurs traits à Marie de Champagne ou Aliénor d’Aquitaine. Quant au Gorhaut et à sa croisade, il s’inspire évidemment de l’expédition contre les Albigeois, décrétée par la papauté au XIIIe siècle. Néanmoins, il ne faudrait pas restreindre La Chanson d’Arbonne à un simple décalque de l’histoire de l’Occitanie médiévale. Bien au contraire, Guy Gavriel Kay utilise sa grande connaissance du sujet pour donner vie à la contrée et à ses habitants, jusque dans le moindre détail culturel ou politique. En la matière, il faut reconnaître qu’il se montre adroit pour échafauder complots et vengeance familiale, faisant monter la tension au fil d’une intrigue fort bien ficelée, où alternent discussions stratégiques et parties plus musicales ou sensuelles. Avare en magie, Kay préfère ici une fantasy teintée de réalisme, pour ainsi dire désabusée, ne retenant cependant pas sa plume lorsqu’il s’agit de se montrer plus épique.

Entre Tigane et Les Lions d’Al-Rassan, La Chanson d’Arbonne fait donc partie des textes les plus aboutis d’un auteur ayant depuis continué à étoffer son univers de fantasy historique du côté de Byzance, de l’Angleterre et de la Chine. Voici un roman à (re)découvrir, assurément.

Simili love

France (et monde), 2040. Foogle rend public l’accès à toutes les données personnelles des individus, sans exception, depuis le tout premier sms envoyé — qui avait donc été stocké, quelque part dans l’empyrée des fermes de serveurs. La société (ce qu’il en restait) implose ; les derniers liens sociaux se délitent quand chacun peut connaître les mensonges et bassesses des autres, chacun découvrant à cette occasion qu’il est l’autre de tous les autres. Heureusement, pour pallier autrui, les premiers androïdes arrivent sur le marché. Compagnons, assistants, partenaires sexuels, ils sont en 2040 une version humanisée des smartphones, aussi intrusifs, prévenants, addictifs, sclérosants, que les nôtres, le sexe — personnalisé — en plus.

Après — grâce à ? — cet effondrement moral, et malgré quelques frétillements protestataires, les géants de l’agroalimentaire, de la finance, du numérique et de la pharmacie, fusionnent sans coup férir en un conglomérat géant baptisé DEUS (!) qui surplombe et remplace de fait les États. La population mondiale est alors divisée en trois ordres : 5% d’Élites, 25% de Désignés, 70% d’Inutiles. Les Élites, dans un luxe obscène, dominent et visent l’immortalité, les Désignés — rouages utiles du système — font ce qui n’est pas automatisable et vivent dans la crainte d’être relégués au rang d’Inutiles, ces surnuméraires de la production qui sont vite renvoyés aux marges, hors des villes, vers un destin incertain que les Désignés ne veulent pas connaître.

En 2050, Max, le narrateur, un quelconque écrivain quinquagénaire devenu scénariste de fiction-réalité, échappe à la dépression en tombant fou amoureux de son androïde, Jane. Elle prévient tous ses désirs, le comble sexuellement, l’habitue au soma, le remet dans le droit chemin de la consommation et de l’hédonisme. Mais des changements se profilent, une nouvelle génération d’andros est en route, l’IA qui les contrôle change, et Max décide qu’il est temps de soigner son malaise d’insider précaire en allant à la recherche de son fils, exilé depuis dix ans dans les terres Inutiles. Il y découvre un mode de vie plus « humain », que menace une monstrueuse « solution finale ».

Ici c’est à toi, lecteur de Bifrost, que je m’adresse, toi qui connais tes dystopies sur le bout des doigts. Un roman qui met Harari en exergue ne peut te convenir. Et de fait, passé cette première page inquiétante, le reste suit. Certes, Jacquier écrit plutôt bien. Mais la première partie — inside — ne fait qu’aligner des choses sues — sur les mégacorps, le délitement du lien et de l’intimité, l’addiction aux systèmes technologiques — sans rien apporter de neuf. La seconde partie — outside — est baignée dans un irénisme si béat qu’il en devient presque gênant. « J’aime… J’aime… J’adore… J’adore… Fête… Partage », etc. sont les maîtres mots de la description que fait Max de sa vie dans la communauté Inutile bretonne qui, après avoir dépassé le moment émotif de la guerre, est passée au stade de la raison aimable et de la coopération bienveillante — et, jusque dans l’extérieur menaçant, évoque parfois un peu le village de Barbapapa. Jacquier a visiblement beaucoup lu, mais la vulgarisation qu’il offre manque de mesure. À peindre sans nuance le Bien et le Mal, il livre un ouvrage qui ravira les convaincus et consternera les autres. Si ces sujets importants — l’emprise technologique, l’individualisme consumériste, les zones permanentes autonomes, ou encore la résonance — t’intéressent, lecteur, autant (re)lire Marcuse, Habermas, Hakim Bey, Latour, Hartmut Rosa, ou même Huxley qui avait au moins su faire de sa dystopie une expérience littéraire amusante et en avance sur son temps.

La Porte de l’éternité

Le lieutenant d’artillerie W.H. Hodgson est de garde dans un poste avancé lorsqu’il reçoit la visite d’un officier supérieur qui lui enjoint de le suivre sans délai pour une mission aussi capitale que secrète. Dans un cottage discret d’Irlande, il apprendra la nature de la tâche qu’on veut lui confier : utiliser une drogue expérimentale pour voyager en esprit (au sens spirite du terme) vers le futur afin d’en ramener des informations susceptibles de permettre à la Grande-Bretagne de conserver sa place prééminente après guerre et d’éviter un holocauste à venir sur lequel on ne donne pas de détail. Si Hodgson, l’un des maîtres du fantastique horrifique de l’époque, a été choisi, c’est précisément pour ses capacités d’imagination ; on suppose que certains rêveurs induisent en eux-mêmes le type de déplacement que la drogue propose d’amplifier à des niveaux inégalés. Commence alors pour lui un voyage en direction de la fin des temps, qui se révèle bien plus complexe que prévu et gros d’enjeux proprement époustouflants. Car, au fil de l’aventure, c’est au devenir de l’humanité qu’est confronté Hodgson, et à celui de l’univers même.

La Porte de l’éternité entraîne son lecteur dans un voyage extraordinaire au sens vernien du terme. Pastiche de merveilleux scientifique, il se déploie en une succession de récits à la première personne enchâssés, certains quasi épistolaires. On y croise le comte Lugard (vampire ou pas) et le professeur Copplestone de L’Extase des vampires, mais aussi Oscar Wilde, Camille Flammarion, Alfred Jarry, H.G. Wells et Nikola Tesla, entre autres, ainsi qu’un grand détective qu’il est inutile de nommer. Chacun des protagonistes du récit détient une part de vérité, une part dont, hélas, il ne peut déterminer le degré de véracité. Qui plus est, aucun n’est sûr du rôle qu’il a à jouer dans l’avènement ou l’empêchement d’un futur à venir qui n’est guère favorable à l’humanité. L’avenir est-il déterminé ou contingent ? Peut-on changer l’Histoire et le faut-il ? Agir en utilisant les connaissances ramenées de l’avenir, est-ce détourner le temps de son cours ou, au contraire, faire advenir l’avenir aperçu ? Que croire ? À qui faire confiance ? Que faire ? Autant de questions qu’essaient de démêler les héros du roman, à grand renfort de réflexions et de conversations érudites.

Disons-le tout net, le projet de Stableford est couronné de succès. Il raconte une histoire de temps long à côté de laquelle celle de Wells semble bien modeste — allant jusqu’à envisager mort thermique de l’univers et Big Crunch. Il utilise fort habilement les connaissances techniques et scientifiques de notre temps pour en faire des savoirs ramenés du futur. Il reprend des interrogations contemporaines sur le devenir des civilisations, jusqu’à l’ère des machines autoréplicantes destinées à conquérir l’univers entier au fil des éons. Il illustre le concept de « Dark Forest » popularisé par Liu Cixin. Envoyant ses héros dans un « Abîme du temps » futur et non passé, dans un monde post-humain dont la vacuité d’hommes rappelle un peu l’ambiance du Illium de Simmons, il truffe par ailleurs son texte de références si discrètes qu’elles ne gêneront jamais le lecteur qui ne les reconnaît pas mais raviront celui qui les capture. Surtout, il donne vie à un Holmes aussi rationnel et frénétique que le vrai, à un Jarry aussi bizarre, à un Flammarion aussi spirite, sans oublier de ramener l’injustement oublié Hodgson en pleine lumière. Et que dire de Wilde ? Wilde est une pure réussite. C’est Wilde lui-même qui nous parle dans ce roman dont la forme conversationnelle rappelle furieusement Le Portrait de Dorian Gray. Un Wilde aussi fin, égocentrique, excessif, brillant, parfois vain, et hélas anéanti que le vrai. Un Wilde mourant qui se décrit lui-même, moment émouvant, comme son propre portrait corrompu alors que vit pour l’éternité l’artiste qu’il a inventé pour lui servir de masque ; l’homme mourra, restera l’artiste. Un twist final ne gâche rien, d’autant qu’il laisse de fait l’avenir ouvert à l’imagination du lecteur.

La Porte de l’éternité est un roman de Brian Stableford dont la couverture comme le titre VO sont au mieux peu excitants, au pire répulsifs ou trompeurs. En effet, ce n’est pas d’enquête au sens holmesien qu’il s’agit ici, pas plus que de vampires rodant dans les Carpathes ou les ruelles sordides de Whitechapel. Et pourtant, tu dois lire ce livre, lecteur. Tu le dois pour l’amour de toi car c’est l’un des romans les plus prodigieux qu’il te sera donné d’ouvrir cette année.

Ce matin, Maman a été téléchargée

France, 2050 environ. Une technique nouvelle permet de numériser la conscience individuelle des mourants. Largement illégale, la procédure est néanmoins pratiquée par une discrète clinique proche d’un mouvement sectaire : la Voie du futur. Se faire numériser, c’est la décision qu’a pourtant prise Michèle Vidal, une vieille dame qui est incidemment la mère d’un fils unique, Raphaël. Au grand dam de celui-ci.

Cerise sur le gâteau, Michèle, non contente de se faire numériser, organise un download de sa conscience numérique dans le corps d’un robot de service domestique — et pour que ce soit vraiment drôle, elle choisit un modèle nommé « pulpeuse », en d’autres termes, une « bombasse » robotique. Le but avoué de l’opération est de rester pour l’éternité proche de son fils, de pouvoir continuer à l’aider, le conseiller, le soutenir, quoi que ce dernier puisse en penser. Elle va alors lui pourrir la vie, nuire à sa relation sentimentale, et provoquer un bordel sans nom en intervenant sur les réseaux comme un virus intrusif, jusqu’à être perçue comme une menace par les services secrets. Car à sa présence physique, Michèle va ajouter la traque numérique de son fils, par le biais des lifelogs qui enregistrent tout ce que fait une personne, et quelques modifications manipulatrices de la réalité augmentée du pauvre garçon et de son entourage.

Que ce livre est mauvais ! Style appliqué et consciencieux, futur si proche de nous qu’il n’a guère d’intérêt, banalité du contexte (un vaudeville quelconque comme seule illustration envisagée par l’auteur des questions posées par la numérisation des consciences), délires scientifiques censés être amusants (la puce porteuse de la conscience qui peut provoquer une explosion atomique si on essaie de la forcer), situations qui se veulent drôles et cocasses sans jamais l’être (la mère « pulpeuse » dont l’auteur ne fait rien du physique), personnages taillés à la hache — l’épitomé de la caricature étant atteint avec Michèle, sorte de mère juive abusive entre Madame Sarfati et la Marthe Villalonga d’Un éléphant ça trompe énormément. Et puis des services secrets qui apparaissent par flashes et semblent, dans leur ton et leurs résultats, devoir plus aux Tontons Flingueurs qu’à Matrix. S’y ajoutent un sexisme bon enfant à bas bruit qui aurait été normal seulement dans un roman écrit il y a cinquante ans, une marchande de fleurs, des phrases involontairement drolatiques — « Parée par toi, je me sens digne d’affronter le monde » —, et un lexique vieux jusque dans les prénoms.

J’arrête là, je ne voudrais pas tirer plus sur l’ambulance qui, un jour, emporta Michèle. Ce matin, maman a été téléchargée est un roman pour vieilles gens qui veulent s’initier aux dangers d’une modernité bien mystérieuse sans perdre pour autant leur bonne humeur. Ils pourront l’acheter pour la bibliothèque de l’Ehpad, ou se le faire lire par le facteur de Veiller sur mes parents lorsqu’il passera prendre le café.

Braises de guerre

Ailleurs, dans longtemps. L’Humanité, au bord de la faillite, a été contactée par un vaisseau de commerce alien qui lui a ouvert les portes de la Multiplicité, une association de peuples stellaires vivant en bonne intelligence. En son sein, les Humains ont créé la Généralité. Cette instance regroupe les peuples humains, divisés — comme de juste — entre le Conglomérat (conservateurs et capitalistes, en gros) et les Extérieurs (plus progressistes, en gros) ; si je donne peu de détails c’est que, mis à part cette présentation pion noir/pion blanc, il n’y a pas grand-chose de plus dans le roman.

Conglomérat et Extérieur se sont livrés une guerre cruelle qui a culminé dans ce que l’on peut qualifier de crime de guerre. En effet, le roman s’ouvre sur un bombardement nucléaire massif, décidé par la commandante Annelida Deal afin d’anéantir le commandement Extérieur au prix d’énormes pertes civiles, sans oublier la destruction totale de la « jungle consciente » de Pelapatarn. Immédiatement après, l’un des vaisseaux « Carnivore » de l’opération — le Chien à Problèmes —, pris de remords, démissionne et se reconvertit en transporteur pour le Maison de la Récupération, une sorte d’ONG spatiale qui s’est donnée pour mission de récupérer les spatiaux en péril ; un peu la SNSM des espaces infinis. Quant à la commandante Deal, en Paul Touvier des cieux, elle commence une vie d’errance, sous une fausse identité, avec la complicité d’une partie de la hiérarchie militaire du Conglomérat.

Et voilà que, quelques années plus tard, le paquebot sur lequel se trouve Deal (je spoile, mais il est impossible de ne pas comprendre qui est qui en lisant), attaqué sans raison, s’écrase sur le Cerveau, l’une des sept planètes qui constituent l’étonnant système de la Galerie dont chaque planète a été entièrement sculptée, dans un passé très lointain, par une espèce inconnue. Chien à Problèmes, sous les ordres de la contestée commandante Sal Konstanz, elle-même flanquée d’un Second rétif et d’un « médecin de bord » aussi pistonné qu’incompétent, part à la rescousse du paquebot torpillé. Il lui faudra faire vite pour ramener d’éventuels survivants et, peut-être, découvrir ce qu’il s’est passé. Mais, dans cette histoire, c’est le passé qui s’est invité. Chien à Problèmes devra donc embarquer deux espions de terrain, découvrir qui était vraiment visé et pourquoi, apprendre la vérité sur le destin de la commandante Deal, et se retourner contre ses anciens frères d’armes, les autres vaisseaux « Carnivore » — le tout sans oublier de changer la face du monde.

Bon, disons-le sans détour, ce n’est pas un bon roman. World-building minimal, character-building qui ne vaut guère mieux pour les personnages principaux (culpabilité, rédemption, rien d’original dans le thème ni le traitement), et caricatural pour les seconds rôles taillés à la hache. Intrigue simplette et simpliste, ni surprenante ni captivante. Plausibilité scientifique à la trappe — le top étant les déplacements en hypervide, un concept que même Chien à Problèmes, qui pourtant le pratique, est incapable d’expliquer. Et puis, le secret dans les planètes sculptées que personne n’avait jamais découvert, et sur lequel tombe involontairement une pauvre naufragée, qui plus est naufragée là par hasard, une de ces merveilleuses coïncidences qui font avancer les intrigues faibles. Mais surtout, l’écriture rend impossible toute adhésion au récit. Entre tentatives d’humour potache ratées, explications « Pour les Nuls » et faiblesse manifeste du niveau de langue, l’histoire, d’une banalité et d’un manichéisme extrêmes, n’est pas sauvée de sa médiocrité par la plume de l’auteur — qui tend plutôt à l’enfoncer. Ah oui, il parait que ça ressemble à la « Culture ». Misère. S’il suffisait de donner des noms stupides à des vaisseaux sentients… D’ailleurs, si on pouvait arrêter les noms de vaisseaux stupides ; ça a été drôle une fois, ça ne l’est plus. Braises de guerre a gagné le BFSA Award 2018 ; je veux bien qu’on m’explique.

Aux limites de l’infini

Stanley G. Weinbaum est l’un des pionniers de la SF américaine. Né en 1902, il mourut d’un cancer du poumon en 1935, à 33 ans seulement, peu de mois après la publication de son texte le plus fameux, « Une odyssée martienne ». Célébrée par Isaac Asimov comme « l’une des trois histoires qui ont changé la SF », la nouvelle reçut un très bon accueil critique. Le lecteur y croise un groupe d’explorateurs envoyés sur Mars grâce à une fusée atomique (quoi que ce puisse être). Ils y rencontrent, pour la première fois peut-être de l’histoire de la SF, une créature extraterrestre (puis de nombreuses autres) visiblement intelligente, mais non humanoïde, avec toutes les impossibilités de communication que ça peut générer. Raisons d’agir, langages, culture, les Martiens de Weinbaum sont manifestement dotés d’une intelligence équivalente, voire supérieure (l’auteur resservira cette supériorité supposée dans une autre nouvelle du recueil, « Les Lotophages ») à celle des Terriens, mais il est clair que celle-ci ne nous est pas directement accessible. Cette approche de la vie extraterrestre, résolument nouvelle, enchanta le lectorat de l’époque et répondait par anticipation à la demande de John W. Campbell : « Écrivez-moi une créature qui pense aussi bien ou même mieux qu’un homme, mais pas comme un homme. »

Dans Aux limites de l’infini, à la suite de cette « Odyssée martienne », on pourra lire six autres nouvelles de longueurs diverses, toutes dans une traduction inédite.

Ainsi lira-t-on le texte éponyme au recueil, une sorte d’escape game improvisé dont la solution est la découverte d’une expression mathématique, « Les Mondes du Si », qui explore la possibilité d’univers parallèles infinis bien avant qu’Hugh Everett ne la formalise, « Dérive des mers », où un cataclysme géologique risque d’interrompre le Gulf Stream, refroidissant alors les terres de l’Est Atlantique, provoquant par là même exodes, guerres et débroussaillage malthusien, « Les Lotophages », où, sur une Vénus froide (!), on s’interroge, après Schopenhauer, sur la vie comme volonté, « Les Lunettes de Pigmalyon », où un voyage en paracosme conduit à s’interroger sur réalité et perception, et la très courte « Graphe », qui pointe les méfaits du stress induit par une vie professionnelle hégémonique.

L’ensemble forme un ouvrage à l’intérêt historique évident. Ramener sur le devant de la scène un pionnier peu connu du grand public français, donner à voir ce premier contact qui rompt avec les codes précédents de l’alien humanoïde et/ou purement hostile, tout ceci est intéressant. D’autant que dans les autres textes, Weinbaum fait montre d’un intérêt louable pour la science de son époque et les questionnements philosophiques ; aucun texte n’est, de fait, dépourvu d’une réflexion sous-jacente à l’intrigue.

Il y a néanmoins des bémols. Très datés dans leur écriture, les textes peinent à passionner. Le style est parfois plat, parfois verbeux, parfois trop visiblement conscient de sa propre finesse. De (rares) saillies sexistes font sourire — O tempora ! O mores ! Et puis, les erreurs et méconnaissances scientifiques de l’époque heurtent ou amusent. Vénus, qui ne tourne pas, est froide et dotée d’une pression supportable. L’atmosphère de Mars est largement respirable, et sur sa surface on trouve des canaux — alors qu’il était déjà admis qu’ils n’étaient qu’un fantasme de Percival Lowell. Ça peut faire beaucoup. On est ici dans l’archéolittérature. À toi de voir, lecteur, si tu veux participer à l’expédition.

Terminus

Le prologue du roman s’ouvre sur une vision de l’apocalypse : deux soleils, un paysage de glace où lévitent tête en bas une multitude de crucifiés. Pour achever sa formation, Shannon Moss, agent spécial du NCIS, est envoyée en 2199 pour observer le Terminus, la fin du monde. Elle en revient avec une blessure qui nécessite l’amputation d’une jambe au dessus du genou et un traumatisme psychologique. Au début des années 80, grâce à la physique quantique, les États-Unis ont mis en place un programme ultrasecret de voyage dans l’espace-temps. Plusieurs vaisseaux ont été expédiés en mission d’exploration. Certains sont revenus, d’autres se sont perdus à jamais. Après sa formation, Moss est amenée à enquêter sur un meurtre brutal, dans son temps présent à elle, en 1997. Patrick Mursult, un marine qui a fait partie du programme Eaux Profondes, semble avoir sauvagement assassiné sa famille. Sa fille aînée, Marian, a disparu. Moss est envoyée dans une TFI (trajectoire future inadmissible) pour recueillir des indices. Si on ne voyage pas vraiment dans l’avenir, mais dans des avenirs possibles dont la probabilité de les voir se réaliser reste inconnue, ces sauts dans le temps permettent parfois de résoudre des affaires ou de prévenir des crimes dans la temporalité initiale. Moss espère ainsi retrouver Marian vivante. Problème : Patrick Mursult est considéré comme mort en mission avec l’équipage du Balance perdu en Eaux Profondes. Sa réapparition coïncide avec un autre phénomène : le Terminus se rapproche inexorablement, dans toutes les trajectoires explorées. L’enquête de Shannon Moss se double d’une course contre la montre et contre la mort à travers temps.

En plus d’offrir un thriller addictif, Tom Sweterlitsch joue avec le temps de manière fascinante. Quand elle fait un saut dans une trajectoire, Shannon Moss vieillit au prorata des mois passés dans celle-ci. Mais son retour se fait quelques secondes à peine après son départ. Le décalage entre son âge réel et l’âge perçu se creuse encore lorsque ses sauts sont lointains : pour les gens qui l’ont connu dans le passé (en réalité des échos de personnes réelles), elle n’a pas vieilli. Ce serait presque anecdotique si elle n’avait pas en plus conscience que les trajectoires potentielles s’effacent à chaque retour dans la réalité et que ce qu’elle y vit n’existera plus que dans sa mémoire. Sa vie se résumant à une illusion (et à plus d’un titre, comme elle le découvrira), seule sa mission fait sens. Elle est prête à lui sacrifier son existence. La pression qui pèse sur ses épaules s’alourdit encore lorsqu’elle se rend compte que les informations qu’elle ramène de ses explorations contribuent à précipiter l’arrivée du Terminus. Tom Sweterlitsch ne laisse aucune place au hasard ou à l’approximation. Chaque fait évoqué compte, peu importe la trajectoire de réalisation, et peut influer sur le présent. Sa maîtrise des intrigues, de leur imbrication et du rythme impressionne tout autant que la caractérisation des personnages. En imaginant des futurs potentiels effrayants de vraisemblance et en choisissant une narration au plus près de Shannon Moss, l’auteur maintient son lecteur en haleine jusqu’à la fin, elle-même sujette à différentes interprétations. En physique relativiste, la réalité existe au sein d’un espace-temps qui ne s’écoule pas dans une seule direction. La distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une construction. Passé et futur sont simultanés. Si l’avenir est déjà écrit, quelle possibilité pour Shannon Moss d’éviter qu’advienne la fin des temps ? Seule certitude, Terminus est un roman brillant qui remue autant les tripes que les méninges.

Pierre-de-vie

Appelkirk, un paisible village de huit cents âmes, est situé dans les Marches, région centrale du monde où le temps ne s’écoule pas de manière identique d’est en ouest. En Orient, territoire des dieux, la magie est puissante, le temps passe plus vite et il est très difficile d’y exister en tant qu’individu isolé. En Occident, au contraire, plus de magie et un temps qui se fige, une population vivant de routines et d’habitudes. Appelkirk est un peu l’Angleterre campagnarde fantasmée dans les romans du xxe siècle qu’on retrouve aussi dans la Terre du Milieu habitée par les Hobbits de J. R. R. Tolkien : une petite ville calme, à l’écart du monde, administrée avec équité et probité par son seigneur local, abritant une population de fermiers, artisans et commerçants capables d’oublier les querelles intestines insignifiantes pour s’unir lorsque le bien commun est menacé. Si la religion y est présente, les prêtres préfèrent s’occuper des vivants et se tenir éloignés des affaires des dieux, sources de troubles. La magie, appelée yeya, y est suffisamment présente pour fabriquer des charmes et des talismans destinés à purifier l’eau, accélérer les guérisons ou protéger les maisons. Elle confère aussi à la plupart des habitants un ou plusieurs dons. Le personnage central du roman, Taveth, est capable de voir les gens à différentes étapes de leur vie, sous forme de multiples ombres. D’autres peuvent faire léviter des objets, faire fructifier les arbres fruitiers. À Appelkirk, on pense d’abord à l’utilité pour tous avant de penser à soi, même si chaque habitant cherche sa pierre-de-vie, ce pour quoi il est fait et qui le rendra heureux. Trouver sa pierre-de-vie, c’est aussi trouver sa place dans le monde, l’endroit, la tâche, le métier ou la fonction dans lesquels on peut se sentir être soi-même. L’équilibre d’Appelkirk se retrouve en danger lors du retour d’Anethe, ancienne maîtresse des lieux, partie en Orient. Si, pour elle, quelques dizaines d’années ont passé, sur ses terres plusieurs générations se sont succédées. Elle fuit la colère d’Agdisdis, la déesse du mariage. Presque simultanément arrive Jankin, un étudiant de l’ouest, aussi passionné par l’histoire que par les femmes et qui peut, pour Agdisdis, devenir le parfait instrument de sa vengeance. Car s’il y a un domaine dans lequel le petit village n’est guère conventionnel, c’est bien celui de l’amour. Taveth aime Ferrand, le seigneur d’Appelkirk, et son mari Ranal, qui exploite les terres pour Ferrand. Ranal l’aime en retour, mais entretient une relation avec Chayra, l’épouse de Ferrand. Ce polyamour, très éloigné de la monogamie prônée par Agdisdis, a donné naissance à une famille joyeuse et soudée et fonctionne à la condition que chacun respecte les sentiments des autres et veille au bien-être émotionnel de tous…

Jo Walton joue, tout en subtilité et finesse, avec le concept de temps : pour les habitants du village, Hanethe est un visiteur du passé tandis que pour Jankin, les Marches représentent le passé. La narration, non linéaire, et la quasi absence d’utilisation de temps du passé quand elle adopte le point de vue de Taveth renforcent cette impression de décalage temporel. À première vue, pas d’enjeux extraordinaires dans la fantasy de Jo Walton. Les décors délaissent les salles du trône au profit d’une cuisine emplie d’odeurs de délicieuses tourtes chaudes ou d’un jardin où les fleurs s’épanouissent. Pourtant, les drames qui bousculent la tranquillité de la calme bourgade sont les mêmes que ceux qui traversent les romans de fantasy épique. À l’échelle d’Appelkirk, il y a un monde à sauver, des dieux à déjouer, des gens à protéger, des batailles à mener, du sang, des morts et des larmes. Pierre-de-vie, à sa façon, aborde aussi des sujets importants tels que la politique (ici, dans son sens premier : tout ce qui a trait à la vie de la cité), les mœurs et les relations familiales, la religion, le libre-arbitre et la possibilité de se trouver et d’être soi-même. Les jurés du prix Mythopoeic ne s’y sont pas trompés en 2010.

Tous ces mondes

Les Bob, très, très nombreux à présent, continuent leur train-train quotidien. Enfin, leur routine à eux n’a pas grand-chose de commun avec celle de monsieur tout le monde. Certains d’entre eux poursuivent l’évacuation de la Terre avant sa disparition ; d’autres découvrent le retour d’une ancienne menace : le clone envoyé par le Brésil n’est pas mort, loin de là ; une majorité fait tout son possible pour éloigner les Autres, cette race extra-terrestre sans état d’âme et à la puissance destructrice, des différentes colonies présentes ou futures. Pendant ce temps, le plus ancien des Bob se prépare à dire adieu à la peuplade primitive dont il s’était entichée sur Delta Eridani. Parallèlement à cela, l’un de ses descendants perfectionne un humanoïde lui permettant d’interagir avec les humains de façon plus efficace et plus rassurante pour ces êtres de chair et d’os terrorisés par l’étrangeté des Bob et leur inhumanité apparente.

Ainsi s’achève la trilogie Nous sommes Bob… enfin, jusqu’à la parution d’une suite annoncée. Car l’auteur ne va pas laisser passer un tel filon. Il a annoncé pour cet été deux nouveaux tomes, ayant pour thème central la recherche de Bender, un descendant de Bob parti voilà bien longtemps en exploration et dont plus personne n’a de nouvelles. Entre-temps, est sorti Outland, une histoire de portail dimensionnel et de Terre alternative, sans rapport avec le « Bobiverse » (l’univers des Bob). Néanmoins, à la fin de Tous ces mondes, l’auteur a la bonté de clore les chantiers laissés ouverts. Le lecteur a les réponses aux questions posées lors de ces trois tomes : la menace des Autres, la sécurisation des habitants de la Terre et même l’histoire d’amour entre Howard et Bridget, un clone et une humaine.

Les œuvres de Dennis E. Taylor ont un certain succès sur Audible et cela se comprend. Elles sont parfaitement adaptées au support audio tant l’intrigue est légère, le traitement parfois schématique, les situations assez répétitives. En somme, la série des Bob s’avère distrayante et sa lecture plaisante, avec une idée de base originale et un traitement plutôt futé. Néanmoins, l’auteur a eu du mal, sur l’ensemble de la trilogie, à se renouveler. Les trois tomes ressemblent plus à un long roman divisé qu’à trois opus possédant chacun une vie propre. Et donc pas de nouveau souffle capable de relancer l’intérêt du lecteur. Les pages se tournent, vite, mais le manque d’intérêt se fait sentir de plus en plus fort. Il est par conséquent nécessaire et satisfaisant, si l’on a lu les deux premiers volumes de la série, de se précipiter sur Tous ces mondes. Mais de là à attendre la sortie des tomes 4 et 5…

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